Urgences Ascenseur
Stéphane Rougeot
Œuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0
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Urgences ascenseurs
1. Sans pendre de gants
— On la perd ! On la perd !
L’ambulance des pompiers fonce à toute allure, gyrophares en
action et sirène hurlante. La circulation est relativement fluide. La nuit, bien que peu avancée, enveloppe déjà de sa profonde obscurité la petite ville de province. Une fine pluie a rendu la chaussée légèrement glissante.
La couleur caractéristique du véhicule a perdu de sa superbe depuis la disparition de l’astre des jours, pourtant les reflets de l’éclairage public et des devantures illuminées de mille éclats scintillent sur chacune des gouttelettes parsemant la carrosserie.
Vous serez d’accord avec moi : comme le bolide est lancé à toute vitesse, ce genre de détail n’interpelle personne. Mais on m’a demandé de poser l’ambiance dès les premières lignes, alors je m’exécute du mieux que je peux, sans prendre de gants.
Devant lui, tout le monde tente de s’écarter précipitamment de sa trajectoire, non pour lui faciliter le passage, mais pour éviter une mort certaine. D’ailleurs, ça serait plus simple de le faire suivre par un corbillard qui ramasserait, à l’image d’une voiture-balai, les corps des vaincus au fur et à mesure qu’ils s’écroulent.
À l’intérieur, le personnel est au complet.
Un petit chauffeur trapu aux cheveux grisonnants manie d’une main experte le volant. Le crissement des pneus ponctue la course effrénée. Parfois, il grimace en percutant d’autres véhicules plus ou moins violemment, mais sans occasionner de dégâts critiques. Son
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silence n’a d’égal que la concentration dont il fait preuve, malgré l’échec de faire tomber toutes les quilles qui parsèment son chemin. Son regard est rapide, repérant chaque obstacle potentiel. Ses mains fermes tournent le volant à des moments et dans des amplitudes qui surprendraient la plupart des conducteurs amateurs. Ses pieds jouent des pédales avec la précision de Lars Ulrich. Il ne regrette qu’une chose : les services publics se contentent d’acheter les gros veaux de série sans y apporter la moindre amélioration pouvant accroître ne serait-ce que d’une infime once le plaisir de les piloter.
Mario, un pompier, grand brun à la carrure d’athlète comme vous pouvez l’imaginer dans vos fantasmes les plus fous, mesdames, spécialiste de ce type d’intervention, s’acharne sur des appareils émettant divers bruits, ainsi que des informations numériques qu’il semble être le seul à pouvoir interpréter. Ses gestes sont adroits, et font montre d’un savoir-faire et de nerfs à toute épreuve. Sa rapidité n’enlève rien à sa maîtrise. On pourrait croire qu’il actionne les boutons ou les interrupteurs au hasard, juste pour faire semblant, tel un acteur chevronné. D’ailleurs, je me demande si c’est pas le cas, tellement il le fait bien. Son visage sérieux ne laisse paraître aucun soupçon de ses sentiments ni du sort qu’il envisage pour ses clients. Bien qu’il se fasse un devoir de les sauver, il préfère garder un certain détachement et les considérer comme des clients – lui octroyant une obligation de résultat – plutôt que des anonymes dont il va bouleverser le destin, terrassant la faucheuse ou facilitant son œuvre, en fonction des cas. Il ne prend jamais le temps d’enfiler la blouse blanche ou les gants en latex qui font pourtant partie de la procédure officielle, aussi son uniforme noir ne laisse aucun doute sur son statut de combattant du feu et contribue bien malgré lui – mais à sa grande satisfaction – à s’attirer l’attention de la gent féminine.
Justement, Élodie, une assistante, dont la fraîcheur de la jeunesse n’a d’égal que son ignorance et sa naïveté, tente de suivre aussi précisément que possible les protocoles en pareille circonstance. Elle non plus ne perd pas pied – du moins en apparence – pourtant le rythme imposé ne lui convient décidément pas. S’en suit un décalage flagrant entre les deux personnes qui se disputent le faible espace
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disponible à l’arrière. Sa blouse courte et étroite contient difficilement ses vêtements civils, au corsage largement échancré que vient encadrer une longue chevelure blonde, auquel personne ne prête la moindre attention pour l’instant, à son grand dam, car elle a fait énormément d’efforts pour le rendre attrayant. Ses mollets fins et galbés surplombent une paire de chaussettes de sports blanche ainsi que des baskets au confort sans égal, mais totalement dépareillées du reste de sa tenue. Cela ne l’empêche pas d’écraser les orteils de son partenaire à plusieurs reprises, sans qu’il n’en montre rien tellement la jeune femme est légère.
La patiente, quant à elle, repose sur le brancard, aussi inanimée qu’elle puisse l’être, en proie au tangage, au roulis ainsi qu’au lacet auxquels est soumis l’ensemble du véhicule. Quand un mouvement plus important que les autres menace de la faire basculer au sol, il se trouve toujours un bastingage ou bien une main, pour la retenir et lui faire retrouver sa position initiale. Sans réaction depuis qu’elle a été découverte par l’équipe, son état est au centre de toutes les préoccupations, à l’exception de quelques lecteurs qui ont déjà décroché, mais qui vont vite nous rattraper si je glisse le mot sexe dans une phrase.
— On est sur le point de la perdre ! Dépêchez-vous, bon sang ! Le pompier, loin de céder à la panique, tente néanmoins
d’instaurer une atmosphère brûlante dans le but avoué de maintenir un niveau d’adrénaline élevé auprès de ses collègues. Il sait par expérience que le calme n’apporte que relâchement et dérapages – surtout à lui-même. Sous pression, les gens donnent plus aisément le meilleur. Avec l’absence de réflexion, la flemme est dans l’incapacité de s’installer, car seuls les réflexes interviennent. À condition d’en avoir de bons, bien sûr.
Depuis son siège, le chauffeur scrute le rétroviseur intérieur, puis crie, pour se faire entendre malgré le vacarme assourdissant de la sirène :
— Quoi ? Vous l’avez perdue ? Cherchez bien, elle a pas pu aller très loin. Mon ambulance est pas si grande !
— Mais non, bon sang ! On la perd ! Ça veut dire qu’elle est sur le
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point de nous claquer entre les pattes !
— Ah, OK. M’en voulez pas, je suis qu’un bête chauffeur de rallye, vous savez. J’ai pas l’habitude de votre vocabulaire spécifique.
Le conducteur ajoute, en cherchant la patiente dans le bout de miroir accroché au centre du pare-brise, tout en gardant malgré tout un œil sur la route :
— Tiens bon, ma p’tite dame ! T’en as plus pour très longtemps… Euh… Avant qu’on arrive…
— Dépêchez-vous ! Je vous dis qu’on la perd !
— Hé ! Ho ! Pas d’excitation, je fais de mon mieux. Mais j’ai pas eu le temps de réparer les freins avant de partir, alors je peux pas aller trop vite, sinon les autres voitures vont plus nous ralentir assez et on va perdre le peu d’adhérence qu’il nous reste.
Mario ouvre de grands yeux :
— Les autres voitures ?
— Oui, quand on les frotte ou qu’on les percute.
— Ah, c’est donc ça, les secousses ?
— Sûrement, sinon ça peut être les virages que je prends des fois un peu trop vite. C’est mouillé, ça glisse, par endroits.
— Dans ce cas, ralentissez, faudrait pas aggraver la situation de la patiente !
Suite à un appui prolongé sur la pédale du frein, le fourgon ralentit fortement. Lorsqu’il se rend compte de leur vitesse devenue exagérément faible, le pompier s’exclame :
— Mais faudrait quand même arriver avant l’an prochain…
En effet, ce soir a lieu le réveillon de la Saint-Sylvestre. Là, vous faites le rapprochement avec les devantures qui se reflètent sur la carrosserie, n’est-ce pas ? Réputé pour précéder généralement une nouvelle année, il l’est également pour constituer l’une des pires gardes de tous les services d’urgences du monde entier. Comme si tout un chacun attendait pile ce soir-là pour attraper des maladies, avoir des accidents ou faire des malaises. D’ailleurs, il serait risqué d’aborder le sujet des fausses alertes devant ces professionnels si l’on ne souhaite pas les énerver. Contentons-nous de les observer
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discrètement.
Le chauffeur s’éclate tout seul dans son coin :
— C’est trop marrant, on se croirait sur un circuit ! J’adore faire du kart, je vous ai jamais raconté ? C’est un peu différent du rallye, mais c’est bien plus…
Lorsqu’il jette un coup d’œil à l’arrière, il se rend compte qu’il ne reconnaît pas ses partenaires d’une balade :
— Ah, non, je crois pas qu’on a déjà fait équipe ensemble, jusque là. Des fois, on se lance des défis, comme jamais freiner, jamais lâcher l’accélérateur, toujours doubler du même côté, ce genre de trucs débiles. Ça apprend beaucoup plus de choses qu’on imagine. On s’améliore, on découvre des techniques efficaces en fonction des circonstances. Et surtout ça met du piment dans les courses.
La fille étant plongée dans une concentration intense pour ne pas se laisser submerger, c’est le pompier qui participe à la conversation :
— Vous faites des courses avec des ambulances ?
— Hé ! Non ! Enfin, sauf quand je suis en plein boulot et que je tombe sur un féru de conduite sportive qui essaie de rivaliser avec moi…
— Et si je vous lançais le défi qu’on arrive tous en vie, en un seul morceau, et autant que possible indemnes ? Y compris celle du brancard ?
— Ça serait une première pour moi cette semaine, je vous le cache pas. Mais j’accepte le challenge ! On met quoi en jeu ?
Le pompier ne voit pas où le conducteur veut en venir :
— En jeu ?
— Ben oui, faut motiver les participants. Une récompense, un gage, ce que vous voulez.
Après une courte réflexion, l’homme à l’uniforme noir lance :
— Tant que c’est pas fini, je vous parle technique.
Cette fois, c’est au tour du pilote de ne pas comprendre :
— C’est-à-dire ?
— Tension faible. Perte des réflexes myotatiques. Aucune réaction suite à…
— OK, c’est bon, j’ai compris.
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— D’accord, alors c’est parti. Aucune réaction suite à l’injection de 5 cc de HETG 46. Faible sursaut de l’activité…
Le pompier est interrompu par l’assistante, figée comme si elle essayait de réfléchir pour une fois – ce n’est pas de l’humour primaire anti-blondes, si elle avait été brune ou rousse, j’aurais eu la même remarque – le regard plongé sur la patiente :
— Mais qu’est-ce qui lui a pris de faire ça ? En plus, elle était bourrée !
— C’est peut-être la cause, non ?
La fille observe des marques flagrantes de liens à plusieurs endroits. Sa main vient couvrir ses narines tellement les vapeurs d’alcool l’écœurent.
Mario continue :
— Elle a mis toutes les chances de son côté pour pas se louper.
— Oui, c’est pas la première fois, d’ailleurs. Regardez ici.
Elle pointe du doigt d’autres traces, plus anciennes, avant de demander :
— C’était quoi, à votre avis ?
— Sûrement une section de l’alimentation des organes vitraux.
— Vitraux ?
Le pompier ignore la remarque et poursuit :
— Elle a déjà été sauvée de justesse l’autre fois, c’est une méthode habituellement très efficace. Elle a un bol inouï d’être encore en vie. Enfin, si on arrive bientôt, parce que nos moyens sont limités, ici.
— Aujourd’hui encore, c’était moins une. Heureusement qu’on nous a appelés à temps.
— J’aurais pas ton optimisme, ma petite. Elle n’est pas encore tirée d’affaire ! Tu voudrais pas reprendre tes soins, s’il te plaît ? Juste histoire d’augmenter un peu ses chances ?
La fille se remet à l’ouvrage, mais maintenant qu’elle est lancée, elle ne s’arrête plus de parler :
— Oui, mais bon. Ça doit cacher quelque chose de grave. Elle sait comment faire pour pas se louper, elle recommence… Un mal-être ? De la maltraitance ? Voire pire ?
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— Tu veux dire qu’elle va recommencer jusqu’à réussir ? Il y a des chances, oui. C’est loin d’être une ado qui ne cherche qu’à attirer l’attention sur elle.
— Mais alors… À quoi ça sert qu’on s’évertue à la sauver ? On ferait pas mieux de lui accorder sa victoire ?
— Je suis pompier, moi, pas psy ou politicien. Mon boulot c’est pas de réfléchir, mais de sauver. Euh… De sauver sans trop réfléchir
autre chose que sauver, parce que faut quand même un peu réfléchir pour pas aggraver la situation. Alors j’essaie de pas réfléchir, comme d’habitude, comme je sais le faire. Je fais ce que je peux pour la sauver. Et tu ferais mieux de m’aider un peu mieux que ça et de pas réfléchir, toi non plus ! Sinon t’auras pas une bonne appréciation pour l’intervention et ça risque de porter préjudice à ton stage.
Si même ce Mario qui n’est pas du tout un complice, je le jure, se met à chambrer la blonde, je n’ai plus de raison de me justifier.
Bientôt, les sirènes résonnent fortement avant d’être brutalement coupées, lorsque le fourgon entre dans le box de stationnement situé devant l’entrée des urgences.
Le pompier ouvre les portes arrière d’un geste vigoureux sans chercher à les retenir. Elles se bloquent automatiquement une fois en bout de course. Il saute lestement sur le ciment, puis commence à tirer le brancard en s’assurant que les pieds à roulettes se mettent bien en place.
L’assistante porte un appareil relié à la patiente ainsi que quelques instruments, ce qui la contraint à suivre le cortège de très près dans une position inconfortable, bras tendus et trottinant aussi vite que ses mollets le lui permettent.
Cette attitude n’est pas très sensuelle, j’en conviens, mais je ne fais que raconter. Si vous cherchez du sexe à toutes les pages, je peux vous conseiller d’autres lectures, c’est pas du tout le genre de la maison, même si parfois ça rendrait mon boulot moins monotone.
Le sas s’ouvre automatiquement à leur passage, et ils débouchent alors dans une grande salle en pleine effervescence.
Tout de suite à gauche, le bureau d’accueil est occupé par une
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femme entre deux âges, les cheveux roux et bouclés. Sa corpulence témoigne de longues années de sédentarité, lui octroyant une expérience bien moins remplaçable que sa minceur à jamais perdue. Elle regarde distraitement le cortège qui débarque. Il est difficile de dire si elle parle machinalement en sourdine dans le micro-casque téléphonique accroché sur sa tête ou bien si elle mâche un chewing-gum au goût de menthe depuis longtemps disparu. À moins que ce ne soit les deux en même temps. Sur le guichet, un petit aquarium en forme de boule contient un unique poisson rouge qui, heureusement pour lui, ne dispose pas de suffisamment de mémoire pour s’ennuyer des deux brins de plantes vertes qui ondulent au rythme de ses nageoires.
Sur la droite, un emplacement de lit vide semble attendre la prochaine âme en détresse dont le corps est sur le point de lâcher. Un rideau permettant de s’isoler à des fins de consultation est grand ouvert, et du matériel technique, constitué d’appareils autant que d’outils inquiétants, traîne sur une paillasse.
Pour être totalement honnête, les outils n’ont absolument rien d’inquiétant, mais l’ambiance générale qu’on me demande de retranscrire impose cette petite digression.
Un peu plus loin, un autre rideau dissimule cette fois ce qui se passe derrière. Une certaine agitation, combinée à des bruits de métal et de liquide, semble indiquer une situation critique. Parfois, un coude ou une autre partie du corps d’un des membres du personnel vient marquer de manière tout à fait éphémère une bosse sur la toile de plastique.
Au centre, des employés travaillent dans un petit open-space, ignorant totalement les nouveaux venus, habitués qu’ils doivent être à une agitation permanente. Ils ont depuis longtemps appris à relativiser les urgences, laissant à ceux dont c’est la tâche, le soin de s’en occuper.
Pour terminer, tout au fond, plusieurs bureaux sont alignés contre le mur, décoré de quelques photos personnelles ou dessins d’enfants, côtoyant des calendriers pour adultes. Des tonnes de paperasse y sont entassées, dissimulant à la vue les quelques personnes qui y travaillent, que ce soit pour répondre aux appels de détresse ou
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remplir des dossiers.
De longs néons traversent le plafond assez haut, jetant une lumière bleutée et scintillante sur la scène et empêchant de distinguer des tôles ondulées du plus mauvais effet.
Il semblerait que de l’aide soit requise à l’entrée.
Mario lance à la cantonade :
— On a besoin d’aide, par ici !
Ah, c’est exactement ce que je viens de dire. Je sens qu’un climat de confiance s’instaure entre nous.
Josiane, une jeune femme préposée à la réception des ambulances, débouche de nulle part et s’approche du cortège en trottinant :
— Qu’est-ce qu’on a ?
Tout en poussant le brancard dans la direction du box disponible que la nouvelle venue lui indique, il procède à un rapide résumé :
— Tentative de suicide par pendaison.
— Combien de temps elle est restée pendue ? Le pompier hésite :
— D’après le peu de signes de réactivité, sûrement trop longtemps.
— Et qu’est-ce que vous lui avez injecté ?
— Un peu de produits aqueux et lipidiques, beaucoup de courant par impulsions, mais sans grand résultat, et un calmant en comprimé
avaler sans eau.
Josiane fronce les sourcils, visiblement surprise :
— Un calmant ? Pourquoi pas en intra ? Elle a été consciente durant le transport ?
— Consciente, non. Mais complètement bourrée, ça oui !
Élodie reste en retrait, comme intimidée par le lieu. C’est la première fois qu’elle se trouve là. D’habitude, elle va dans le centre de la grande ville plus au nord, bien mieux équipé et nettement plus fréquenté. Elle aurait presque l’impression de déranger un service de bureaucrates, si ce n’était le réveillon, je vous le rappelle.
Josiane demande de l’aide en haussant la voix :
— Quentin ? Tu peux venir, s’il te plaît ? On a sérieusement
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besoin de tes compétences à l’entrée !
En attendant, elle branche d’autres appareils sur la patiente.
Un grand gaillard assez mince, les cheveux en bataille et une barbiche entourant le menton et la bouche, se lève de sa chaise, au fond de la salle, faisant dépasser sa tête au-dessus d’une énorme pile de dossiers. Il observe attentivement les nouveaux arrivés avant de s’approcher, d’un pas nonchalant. Sa voix est assez haut perchée :
— Vous avez dit bourrée ?
Alors que le pompier acquiesce d’un hochement de tête, le grand cogne sur la paroi d’une phalange, provoquant un son sourd.
Immédiatement, quelqu’un lui répond à l’identique.
— Ah, oui, elle a bien l’air bourrée.
— C’est pour ça que j’ai glissé le comprimé par une fente, j’avais pas d’autre moyen. L’intraveineuse, c’était hors de question.
Cette fois, c’est Quentin qui hausse le ton :
— J’ai besoin d’un coup de main pour une ouverture forcée, les gars !
Une voix surgit de partout à la fois, résonnant sur tous les murs :
— Tu veux qui ?
— C’est un gros modèle, venez tous les deux, ça sera pas du luxe !
L’assistante blonde et décolletée sort de sa léthargie :
— Vous… Vous allez pas essayer de la sauver ? Quentin prend un sourire condescendant :
— Les humains passent avant tout, ma petite. Si on peut, on la sauvera, mais uniquement dans un second temps.
— Si elle a tenté de mettre fin à ses jours, ça doit être grave, non ? Le grand mince secoue la tête :
— Pour l’aspect psychologique, c’est pas de notre ressort, je regrette. On passera la relève à un autre service, si besoin.
Deux hommes, le premier de taille moyenne, et le second relativement ras du sol, se placent à côté de Quentin, façon frères Dalton, ce qui fait sourire le pompier malgré la gravité de la situation.
Celui du milieu croise les bras :
— Alors c’est ça ?
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Le petit enfile ses mains dans ses poches :
— Tu veux qu’on procède selon quelle méthode ?
Quentin fait le tour du brancard en contrôlant plusieurs points, puis revient vers ses collègues :
— On va tenter en « T » !
Tandis qu’Élodie et son esprit juvénile s’imagine un fantôme sortant de la cabine, le pompier est curieux :
— C’est quoi ? Vous prenez des feuilles de thé ? C’est pour la méthode ou pour le jeu de mots ? Ou bien vous voulez boire avant de commencer ?
Quentin secoue la tête :
— Non. « T » comme toit. On va ouvrir le toit, c’est la paroi la plus fragile sur ce type de cabine. Et faut pas qu’on traîne si on veut pouvoir sauver tout le monde. Ils ont déjà pas mal morflé.
Avec des gestes calmes, il fait signe à ses hommes d’empoigner des pieds de biche, tandis qu’il attrape et enfile une paire de gants au cuir fatigué, témoignage d’une longue et intense carrière.
Ils mettent moins d’une minute pour forcer la fine cloison qui occupe l’extrémité haute de la patiente. Pourtant, l’opération est délicate, en raison de fils électriques, de lampes, d’un haut-parleur diffusant une musique d’ambiance en sourdine – ressemblant étrangement à du Maître Gims, une véritable torture pour les tympans, vous pouvez pas imaginer – enfermés dans la paroi, ainsi que divers petits objets qui ont dû tomber dans la gaine depuis un certain temps et qui sont coincés dans l’armature : un briquet, un reste de kebab moisi, mais encore croustillant, un billet de 150 € froissé, un squelette d’orteil humain que personne n’a jamais réclamé ainsi qu’un caniche squelettique, mais vivant.
Dès que c’est chose faite, des acclamations de soulagement fusent de l’intérieur, alors que des mains dépassent de l’ouverture en s’agitant.
Trois personnes sont extraites.
Un homme porte un costume de Tigrou et saute de joie autour du brancard.
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Ensuite vient une femme en CatWoman qui ronronne de bonheur. Pour terminer, une fillette d’une dizaine d’années est habillée en princesse toute en blanc et en dorures. Collée à sa mère, elle reste calme, certainement impressionnée par l’expérience qu’elle vient de
vivre, mais également par tout ce monde.
Le premier prend la parole :
— Ah, merci beaucoup ! On étouffait, là-dedans.
En effet, ils transpirent tous abondamment, et leurs costumes humides ont perdu de leur superbe. Ils dégagent également une odeur âcre désagréable – quoiqu’un tantinet excitante – mais personne ne le leur reproche.
— On partait à une fête déguisée.
Remarque totalement inutile de la part de la mère qui n’a rien trouvé de mieux pour manifester son retour à l’air libre.
Quentin, le visage barré par un sourire satisfait de celui qui a fait son taf, l’écoute avec condescendance :
— Ah bon ? On n’avait pas deviné.
La fillette observe la cabine éventrée de la tête :
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Elle avait une migraine ? L’homme de taille moyenne s’approche d’elle, s’accroupit et
prononce délicatement :
— La gentille cabine a tenté de mettre fin à ses jours, vraisemblablement suite à une dépression. Elle travaillait sûrement beaucoup trop de la tête.
— Tu veux dire quoi, monsieur ? Qu’elle a voulu se faire sauter la cervelle ?
— Euh… Oui, on peut le formuler comme ça. Même si techniquement c’est pas trop sa cervelle qu’elle visait.
La gamine, vraisemblablement très éveillée, demande :
— Et nous avec ?
— Ce n’était sûrement pas prémédité, mais oui, vous avec. Désolé, petite. Elle était sûrement très méchante de vouloir faire ça.
— Pourtant je l’aimais bien, moi. Elle m’évitait de monter les escaliers à pieds.
Quentin se tourne alors vers le pompier :
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— Vous devriez les conduire à l’hôpital, pour s’assurer qu’ils vont bien. Physiquement, d’abord, mais aussi mentalement. C’est souvent éprouvant, comme expérience.
La femme-chat se défend :
— Ah, mais on va bien, je vous assure. Et on doit se dépêcher pour arriver avant que la fête se termine ! Moi, j’ai pas envie d’avoir enfilé ce put…
Elle s’interrompt avec un coup d’œil à sa fille avant de reprendre :
— Ce « putruc » pour rien !
L’homme se penche dans la cabine et attrape un sac en plastique contenant un cadeau bien emballé et avec un beau ruban bleu.
Quentin est intraitable :
— C’est ce qu’ils disent tous.
Il lance dans la direction du bureau d’accueil à l’entrée :
— Lily, tu préviens Saint-Jacques qu’ils arrivent, s’il te plaît ? La réponse lui parvient instantanément de la rousse :
— Tout de suite !
Il sourit à la femme féline :
— Vous voyez ? Plus le choix, maintenant.
Le couple soupire. La gamine, quant à elle, se réjouit :
— M’en fiche, de toute façon, je l’aime pas, Zoé, moi. Son père la gronde gentiment :
— Voyons, Mélanie, c’est pas bien, de dire ça !
— Mais elle fait rien qu’à m’embêter à l’école ! C’est vous qui insistez pour y aller. Soi-disant que vous aimez bien ses parents pour les déguisements et tous les jeux… J’ai toujours trouvé ça louche, moi, que mes parents aiment jouer avec d’autres parents. C’est quoi, comme jeux ? Pourquoi vous allez toujours vous enfermer dans leur chambre pour jouer ?
Embarrassés, le tigre et la chatte cherchent à changer de sujet :
— Euh… On y va ?
— Oui, faudrait se dépêcher, on a encore de la route, nous.
— Dis « au revoir », Mel.
Le pompier rassemble sa petite troupe, assistante comprise, mais
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ne peut s’empêcher de poser une dernière question, en regardant la cabine :
— Vous… Vous allez la sauver, n’est-ce pas ?
Quentin est déjà à l’ouvrage, en branchant un gros appareil sur sa dernière patiente. Il tourne la tête vers Mario, et siffle entre ses dents :
— On va la sauver, vous en faites pas. Faudra qu’elle passe en service psy, aucun doute là-dessus, mais elle est hors de danger, maintenant.
Le petit technicien observe la paroi qui est maintenant appuyée contre le brancard et prend un ton rassurant :
— Elle sera indemne. Extérieurement, en tout cas. Sauf quelques cicatrices, bien sûr. Un petit souvenir.
Le pompier ajoute :
— Merci, les gars ! Merci !
Avant de sortir, il essuie un œil devenu trop humide.
2. Veni, vidi, vicié
Francis a toujours été considéré comme un peu étourdi. En vérité, il est dans son monde, à part du réel. Cela ne l’empêche pas d’être efficace dans son travail. Par contre, sa vie privée est loin de l’image que l’on pourrait se faire de ce gaillard aux premiers abords.
Il ne paie pas de mine. Son mètre soixante-quinze le fait passer inaperçu, mais sa corpulence – il oscille entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix kilos – lui donne une certaine présence. Son comportement est plutôt effacé, sauf quand son travail le contraint à s’imposer, ce qu’il appréhende au plus haut point. Pour tout dire, il est nécessaire de l’observer un moment pour comprendre qu’il n’est pas tout à fait comme les autres. Le premier regard ne suffit pas à distinguer ses subtilités.
Pour l’heure, il zigzague entre les flaques d’eau sur un trottoir désert. À presque vingt-et-une heures, en ce réveillon, tout le monde est autour d’une bonne table, ou sur le point de finaliser un apéritif festif.
Depuis longtemps, déjà, il consacre Noël à la famille, et le Jour de
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l’An aux amis. Ce dernier point l’a poussé à se porter volontaire pour travailler cette nuit, car il n’a reçu aucune invitation de la part d’amis qu’il n’a pas. Son côté bourru et solitaire est un frein important à toute vie sociale. À trente-cinq ans passés, il n’a jamais eu de proches, même parmi sa famille qui s’occupe pourtant un minimum de lui. En rien gêné par ce vide, qu’il comble dans sa tête par des moyens aussi complexes que personnels, Francis demeure un solitaire perpétuel, mais parfaitement heureux de l’être.
Les devantures des magasins luisent de mille lumières, espérant attirer les regards des passants à dépenser les maigres économies ici plutôt qu’ailleurs. Bien sûr, à cette heure, tout est fermé, à l’exception des restaurants dont les réservations sont complètes depuis une durée proportionnelle à la réputation de l’établissement.
Soudain, Francis s’arrête, les mains bien au chaud dans les poches. Sa tête se tourne en arrière, avant qu’il n’effectue un demi-tour qu’aucun militaire consciencieux ne renierait. Il ne faut pas se fier à la réflexion dans laquelle il semble plongé puisque c’est son visage naturel. Il s’agit simplement de son monde à lui, qui se reflète dans ses expressions. C’est là qu’il est immergé en permanence, et c’est là qu’il faut l’accepter ou l’ignorer.
Il regarde ses chaussures, dessus et dessous, puis observe le sol, le ciel et enfin jette un œil à sa montre.
Réalisant qu’il est juste à l’heure pour le début de son travail, il reprend sa marche dans le bon sens, allongeant le pas ou faisant des écarts pour ne pas mettre les pieds dans l’eau.
Contrarié de n’avoir pas eu le bon réflexe quand il est sorti de chez lui, l’homme espère ne pas regretter son erreur. Pour l’instant, la seule chose à faire est de poursuivre. Pour demain, il sera temps de considérer la météo quand la garde sera terminée.
Francis sent, tout au fond de lui, qu’il va se passer quelque chose cette nuit. Quelque chose d’inhabituel, de remarquable, peut-être d’effroyable. Aussi, il doit rester vigilant.
À l’approche d’un carrefour, il s’engage sur le passage protégé
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sans même consulter le feu ou la venue d’éventuels véhicules.
Une voiture manque de peu de le percuter et le contourne en klaxonnant, ce qui masque les injures du conducteur, mais n’a pas l’heur d’émouvoir le piéton.
D’ailleurs, il s’arrête à nouveau en plein milieu de la chaussée en marmonnant :
— 23… 24… 25 !
Un sourire illumine son visage qu’il tourne vers un lampadaire diffusant une lumière orange. Après une petite tape sur son bonnet, il poursuit sa route, obligeant un S.U.V. sombre à piler dans un crissement de pneus strident et une nouvelle salve de noms d’oiseaux.
Francis ne remarque rien de ces perturbations qu’il cause sur son environnement. Pour lui, le critère d’importance n’est absolument pas comparable à celui des autres personnes.
Ce qui se passe dans son cerveau est tout ce qui compte. Et Dieu sait qu’il s’en passe, des choses, à cet endroit. Lui seul peut les comprendre. Personne n’aurait intérêt à y mettre le nez, sous peine de perdre la raison.
Une fois de retour sur le trottoir sécurisant pour le commun des mortels, il sort une main tenant un téléphone, et augmente le volume parce qu’il apprécie particulièrement la chanson qui débute. Ses oreillettes sans fil fichées dans ses conduits auditifs diffusent une musique rock, très rythmée, en parfaite inadéquation avec son attitude zen.
Il adore ce son de batterie violente, et de guitares endiablées. Cela l’apaise et lui permet de se concentrer. C’est probablement pour cette raison qu’il n’entend pas les véhicules. Pourtant, jusque là, il n’a jamais été victime du moindre accident, comme si une bonne fée veillait sur lui en permanence, essoufflée d’avoir autant de travail et sûrement au bord du burn-out.
Trois jeunes déjà bien éméchés malgré l’heure arrivent à sa rencontre. Ils ne peuvent se retenir de lui lancer sans la moindre
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méchanceté :
— Hé ! Bonne année !
— Ouais, bon réveillon, plutôt !
— Enfin, bon ce que tu voudras. Ha ! Ha !
— Même si c’que tu veux c’est t’envoyer en l’air aux douze coups de minuit !
Ce à quoi Francis répond, la tête ailleurs :
— Baille… Baille…
L’incompréhension règne entre le groupe et l’individu sans qu’aucun ne s’en émeuve.
— Ouais, c’est ça, bye-bye !
— Faudrait faire attention à pas trop boire, mon gars, t’as l’air déjà bien atteint !
— Atteint ou éteint ?
— Euh… Les deux, en fait. Ha ! Ha !
Ils poursuivent leur route bruyante et titubante sans plus faire attention à lui.
Francis, à nouveau seul, continue :
— Baille… Baille…
Il a des notions d’anglais proches du néant absolu, aussi le titre de Queen « Another one bite the dust » résonne pour lui comme « la nanana baille la peste », ce qui n’a de sens que pour lui, et encore. La musicalité retient surtout son attention et lui procure un plaisir intense.
Il chantonne toujours au moment de s’engager sur le pont enjambant la rivière qui sépare sa ville de résidence de celle où il est amené à travailler occasionnellement.
Une ambulance le dépasse à vive allure, sirènes hurlantes, sans pour autant le perturber.
Sa promenade est encore longue, et il ne cesse de compter.
— 31… 32…
Il s’arrête et se penche vers l’eau gris-noir.
— 45… 46… 47…
Sur l’autre rive, il avance avec toujours la même régularité.
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Ne me regardez pas avec cet air interrogateur, j’ignore tout autant que vous ce qu’il compte de la sorte. Je ne suis qu’un narrateur, et je me contente de vous relater les faits qui me sont transmis. L’auteur ne me tient pas au courant de toutes les subtilités qu’il concocte. Peut-être a-t-il peur que je ne dévoile des éléments cruciaux avant le moment opportun ?
Un bon quart d’heure plus tard, Francis parvient en vue de l’édifice où il va passer la nuit. Si la plupart des fenêtres sont éteintes, le parking quasiment désert, ainsi que le rez-de-chaussée de l’aile ouest sont illuminés, signe d’une activité nocturne régulière. Le reste est aussi sombre que si la mort l’habitait déjà.
Alors qu’il pénètre dans le premier halo orangeâtre, il se fait rattraper par deux jeunes femmes qu’il n’avait pas remarquées. Si lui ne leur prête pas une grande attention, elles, par contre, le dévisagent, plus par souci de sécurité que par réelle curiosité, du moins dans un premier temps.
Sarah, la plus petite, est fluette, mais semble être celle qui a le plus d’assurance, ce qui n’est certainement pas dû au parapluie presque aussi long qu’elle accroché à son bras.
Latifa, l’autre, pourrait paraître légèrement enrobée, pourtant, compte tenu de son activité physique, elle dispose en fait d’une carrure sportive, ce qui lui vaut d’avoir son poste d’assistante dans un véhicule d’intervention. Si leur teint à toutes les deux est indiscernable, entre la lumière qui fausse les couleurs, et les ombres qui leur donnent des traits effrayants, elles sont typées maghrébines comme un certain pourcentage du personnel de l’établissement.
Plus prompte, la gringalette reconnaît l’homme qu’elles dépassent. Après avoir soufflé quelques mots dans l’oreille de sa comparse, avec un sourire aux lèvres, elle lance à Francis :
— Tiens, bonsoir, docteur Enstein. Alors, on est de garde pour le réveillon ?
La deuxième demande à voix haute :
— Pourquoi Enstein ? C’est son nom ?
Je reconnais que sur ce coup, moi non plus je ne comprends pas
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vraiment où elle veut en venir. Laissons-lui la parole :
— C’est pas ma faute s’il s’appelle pas Franck, mais j’ai pas trouvé d’autre blague à lui faire.
Elles éclatent de rire sans chercher à s’en cacher.
Autant les blagues sur les blondes sont parfois exagérées et très dégradantes, autant là, c’est vraiment pas terrible. Il leur en faut peu pour s’amuser.
— Il est vraiment bizarre.
— Alors pourquoi ils continuent à faire appel à lui ?
— Je crois qu’ils ont du mal à trouver des intérimaires. Ils prennent un peu ce qui se présente.
— C’est quand même dommage.
— Pourquoi tu dis ça ? Paraît qu’il est plutôt compétent dans ce qu’il fait.
— Non, dommage qu’il y a si peu d’intérimaires. Sinon je me mettrais à mon compte, et je choisirais où et quand je veux bosser, et en prenant des tarifs exorbitants. Ça serait pas cool ?
— Vu comme ça, j’en suis aussi ! Où faut signer ?
Francis poursuit à son rythme, les laissant s’éloigner devant lui. Sa main a baissé le volume du téléphone sans quitter la poche. Sans avoir compris l’allusion – pourtant relativement simple – il marmonne entre ses dents :
— Francis… C’est Francis. J’ai rien à voir avec Einstein. C’est pas bientôt fini de me comparer à lui sans arrêt ? Et pis je suis pas docteur !
Il réfléchit un instant. Peut-être faudra-t-il qu’il se renseigne sur lui ? Juste histoire de savoir ce qu’il a fait de si terrible pour qu’on lui donne son nom sans arrêt. Il s’agit sûrement d’un illustre inconnu qui n’a jamais rien réalisé d’intéressant, ou bien de quelqu’un qui n’a fait que du mal dans sa vie. En tout cas certainement pas un savant ou un homme exceptionnel.
Alors qu’il se pose toujours des questions, il est rattrapé par un couple, qui le fait sursauter. S’attendant à une nouvelle salve de piques indésirables et blessantes, il n’a pourtant même pas droit à un
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signe de politesse. Ils sont préoccupés, certainement par la santé d’un proche qu’ils viennent visiter. D’ailleurs, il les voit se présenter à la porte d’entrée du public des urgences.
Francis se dirige vers un autre accès, situé à l’arrière, là où les véhicules des services publics ou privés amènent leurs patients. Ce n’est pas à proprement parler l’entrée des artistes, vu qu’il n’y en a pas, mais le personnel préfère éviter de passer devant les gens qui attendent, le cas échéant, ainsi que leurs collègues déjà à l’œuvre, et contourner, afin de se rendre directement aux vestiaires.
Depuis que ceux-ci ont été déplacés, et que des toilettes flambant neuves ont été placées à cet endroit, Francis continue de venir là pour se changer. Il s’installe dans une cabine du côté réservé aux femmes. Bien que personnel occasionnel, il a ses habitudes et ne peut se résigner à tenter de les modifier sans compromettre tout son équilibre psychique. Bien entendu, tout le monde est au courant, ce qui n’arrange en rien la manière dont il est considéré, surtout en son absence. Les nouveaux embauchés sont très rapidement mis au parfum – pin des landes, généralement, sauf quand une grosse commission bien chargée vient d’y être déposée.
Une fois en tenue blanche, il rejoint la grande salle, et s’arrête à l’accueil.
Le regard sur ses pieds, sa voix porte à peine jusqu’à Lily, de l’autre côté du guichet :
— Bonsoir.
— Ah, tiens, Francis ! Quelle bonne surprise ! J’avais pas regardé le planning, je savais pas que tu revenais nous rendre une petite visite cette nuit.
La femme hausse le ton pour être entendue de l’ensemble du personnel présent :
— Hé ! Les gars ! Y a Francis qui vient d’arriver !
Les réactions ne se font pas attendre :
— Francis ! Salut, comment tu vas depuis la dernière fois ?
— Francis ! Tu nous manquais.
— Francis ! Ça fait plaisir de te revoir.
— Francis ! Tu tombes bien, il reste un peu du gâteau
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d’anniversaire de Lily du mois dernier, s’il n’est pas trop moisi.
— Francis ! Bienvenue chez les fous ! Tu vas nous mettre une sacrée ambiance, comme les autres fois ?
Ignorant ces compliments comme s’ils étaient destinés à quelqu’un d’autre, l’intéressé s’approche timidement d’un des box vers l’entrée, et se place juste derrière Quentin.
Une voix surgit de l’espace bureaux, sans qu’aucune tête ne soit visible :
— Francis ? Alors, combien t’as compté de crottes de chien, cette fois ?
Francis répond instinctivement :
— 73 !
Comment sait-il que c’est ça que le jeune homme compte ?
Quelqu’un d’autre demande :
— Comment tu sais que c’est ça qu’il compte ? Très bonne question, merci de l’avoir posée.
— J’en sais fichtre rien du tout. Mais on sait jamais ? Personne est arrivé à savoir de quoi il s’agissait, alors on imagine. Tant qu’il ne dément pas…
— C’est pas parce qu’il ne nie pas que c’est un aveu.
— Francis ? Tu comptes quoi ?
— 74 !
— Et si c’était les questions débiles qu’on lui pose à longueur de temps ?
— Ou encore les remarques crétines de certains collègues à l’égard de ceux qui essaient de réfléchir un peu ?
— Ta gueule !
— 75 !
— Le nombre d’insultes qu’il entend ?
— J’ai dit : ta gueule !
Après avoir mis un peu plus de temps que Francis pour se préparer, Sarah et Latifa arrivent à leur tour :
— Salut tout le monde !
Une nouvelle fois, la bonne humeur et la convivialité poussent les
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membres de l’équipe à accueillir leurs collègues avec entrain, même si l’intérêt pour les filles est un peu plus prononcé :
— La relève est assurée, vous pouvez souffler !
— On manquait de présence féminine, justement !
— Et moi, je compte pour du beurre ?
— Bienvenue, mes belles, on n’attendait plus que vous pour se mettre au boulot !
— Moi, au contraire, je les attendais pour m’arrêter.
— Vous avez pas fini de baver comme des mâles en rut ? Elles vont s’imaginer quoi ?
— T’es pas en rut, toi aussi ?
— Si, mais j’essaie de pas trop baver, ça fait pas viril.
Avec un petit sourire en coin, Quentin lâche :
— Bah, vous servez à rien, les filles, Francis est déjà là ! Francis, sans relever la tête, murmure :
— Oui, je suis là. Arrivé à l’heure, mais pas avec les bonnes chaussures. J’espère que demain ça sera moins humide.
Sarah, récente recrue à l’expérience encore faible, demande à
Latifa, qui se trouve être la collègue dont elle se sent la plus proche :
— Qu’est-ce qui se passe quand un médecin ne vient pas travailler comme prévu ?
— Je crois qu’on essaie d’en appeler un autre en urgence, mais c’est jamais arrivé depuis que je suis là. Alors je sais pas trop, en fait.
La gringalette observe Francis :
— Ou si un médecin tient pas la route jusqu’au bout de sa garde… ?
— Comment ça, « tient pas la route » ?
— S’il lâche, qu’il fait une crise, qu’il tombe de sommeil… J’en sais rien, mais admettons qu’il ne peut pas terminer sa garde ?
— Ah. Ben… Pareil, ou bien on fait comme on peut jusqu’à la relève. Mais t’inquiète pas pour Francis, malgré ses airs, il est bien rodé et il a jamais connu de défaillance. Ça serait le plus solide d’entre tous que ça m’étonnerait pas. Faut toujours se méfier des apparences.
Laissant son esprit vagabonder dans son imagination fertile, Sarah
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peut paraître chercher la petite bête, ou déranger le monde avec ses questions, pourtant, il n’en est rien, il s’agit purement d’une curiosité professionnelle :
— Ça peut arriver que l’un ou l’autre soit coincé dans un ascenseur, ou bien qu’il soit malade. Comment… ?
Latifa secoue la tête, interrompant sa collègue :
— On est tous vaccinés, ça peut pas nous arriver de rester coincés… Ni de tomber malade.
— Un accident, une indigestion, un…
— Je te vois venir. Si vraiment y en a un qu’a pas de chance, ben il essaie de se débrouiller tout seul en attendant les secours. Faut savoir improviser, parfois. Les ingénieurs ont reçu une formation et sont supposés pouvoir faire face à tout imprévu. C’est justement là qu’on reconnaît un bon d’un… disons d’un moins bon.
La gringalette poursuit sa réflexion, se parlant plus à elle-même qu’à Latifa :
— Je sais pas si je saurais, si j’aurais l’esprit assez clair. Pas que je réagis mal sous la pression, mais mon travail couvre pas tous les domaines, là je saurais même pas où commencer !
— T’inquiète, ma grande, je te connais suffisamment bien : tu te débrouilleras comme une pro, j’en suis sûre !
— « Débrouilleras » ? Débrouillerais, plutôt ! Faut mettre le conditionnel, parce que j’ai pas envie que ça m’arrive, malgré ton compliment, dont je te remercie au passage.
Latifa jette à l’adresse de Lily :
— Pas trop de sorties, pour l’instant ?
— C’est encore calme. Profites-en, parce que ça va pas durer. Crois-en mon expérience de spécialiste des réveillons !
En soupirant, la costaude lance :
— Ouais, moi aussi, je connais, malheureusement.
— T’étais là le coup de l’attentat ?
— Ah non, j’ai loupé ça, mais j’en ai vécu d’autres, tout aussi mouvementés, j’en suis sûre.
Quentin se tourne vers son remplaçant :
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— Francis, pour faire rapide, je suis en train de terminer avec ce décollement de moquette de marque Rétine. Tu peux t’attaquer à la fracture du pendentif qui est là, à droite ? Je pense que c’est le plus urgent.
Observant autour de lui, il pose les yeux sur la dernière cabine arrivée, aussi il ajoute :
— Ah, oui, on vient d’avoir une TS par pendaison. Faudra la surveiller et trouver un moment pour traiter les traces avant qu’on puisse la renvoyer chez elle dès que possible. Normalement, elle devrait aussi faire un tour chez le psy, mais on va anticiper une nuit chargée, alors on lui donnera un rendez-vous pour dans quelques jours, ça devrait aller. De toute façon, on attendra le feu vert officiel pour la remettre en service.
Lily intervient :
— Ah, mais laisse-lui le temps d’arriver, à ce pauvre Francis ! C’est pas un superhéros, on n’est pas dans un film !
Non, ils sont seulement dans un roman, au début prometteur, certes, mais à l’humour un peu trop au-dessous de la ceinture pour m’enthousiasmer totalement.
Quelqu’un crie depuis l’autre bout de la salle :
— Francis ! Va à Hollywood !
Je m’abstiendrai de tout commentaire sur cette dernière vanne, tellement je suis confus d’indignation et tellement je crains que l’auteur ne cherche à se passer de moi. Pourquoi n’a-t-il pas tout simplement nommé son personnage Franck ? Peut-être en connaît-il un et ne veut pas faire d’amalgame ?
3. Micmac interrompu
Céline est surnommée Lily autant par ses collègues que les membres de sa famille ou ses amis. Si elle n’a jamais été contre, elle n’a rien fait non plus pour l’encourager. Son vrai prénom n’est pas plus long ou compliqué à prononcer. D’ailleurs, elle se demande quel est le but de ce diminutif depuis sa plus tendre enfance, ignorant qu’elle n’aura jamais la réponse. Il est des sobriquets qui n’ont d’autre raison d’être que se différencier du véritable nom.
Personnellement, je n’ai jamais été pour les diminutifs. Il
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semblerait que mon avis n’ait pas grande importance, alors soit, je vais me forcer à les utiliser.
L’accueil est réparti sur deux personnes, qui se partagent le travail durant vingt-quatre heures. En fonction des binômes, elles s’octroient le temps à leur convenance. Certaines préfèrent se relayer toutes les heures, d’autres toutes les deux heures. Tant qu’il y a toujours quelqu’un pour répondre aux appels et recevoir les arrivants, la direction ne fait pas cas des arrangements, bien que les contrats spécifient explicitement des tranches de quatre heures. Il faut savoir être souple quand les résultats sont au rendez-vous.
Aujourd’hui, Lily fait équipe avec Lucie. Les hasards du planning les font cohabiter très souvent, ce qui ne dérange ni l’une ni l’autre, car les deux femmes s’entendent très bien, et vont même jusqu’à se voir occasionnellement en dehors du boulot pour une séance de sport, de shopping, ou un pique-nique. Leur apparence physique ainsi que leurs vies familiales – elles ont chacune deux enfants – les rapprochent également. Si elles devaient chacune choisir le collègue préféré, ce serait l’autre, sans aucun doute. Peut-être un jour se poseront-elles la question.
Le téléphone sonne. Céline appuie sur son oreillette pour décrocher :
— SOS détresse ascenseur, je m’appelle Lily. Que puis-je faire pour vous ?
Dès la prise de communication, elle commence à saisir une nouvelle fiche d’intervention sur son ordinateur, et attend les premières informations pour la compléter. Cette fiche est utile pour effectuer un suivi du travail du service, de même que si un technicien doit intervenir, que ce soit lors d’un placement ou dans l’atelier.
La voix d’un homme essoufflé paraît gênée au bout du fil :
— Euh… Oui… Allô ?
L’hôtesse d’accueil est une roublarde. Elle maîtrise depuis longtemps les techniques pour quérir les données nécessaires à sa tâche :
— Je vous écoute, monsieur. Quel est le problème ? Vous êtes souffrant ?
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— Eh bien non, pas… Pas Vraiment, le… L’ascenseur s’est… Arrêté subitement… Et il ne veut plus… Plus rien savoir… On est bloqués…
Tout en tapant aussi rapidement qu’une secrétaire diplômée, Lily poursuit sa recherche d’indices pertinents :
— Bloqués, vous dites ? Combien êtes-vous dans la cabine, monsieur ?
— Je suis avec ma… Ma p…
Lily perçoit distinctement une voix féminine l’interrompre en prononçant sèchement « si tu dis que je suis ta pouf, je te préviens, je t’en colle une ! »
L’homme se reprend :
— Je… C’est ma… Ma maîtr… Mon amie ! Oui, c’est ça, c’est mon amie !
L’amie en question renchérit avec une répartie cinglante, quoique discrète : « Ton amie ! On aura tout vu ! Pourquoi pas la remplaçante de ta main droite quand t’es trop fainéant pour le faire tout seul ? »
Lily se risque à les perturber :
— Vous êtes seul avec votre petite amie, c’est bien ça ?
— Petite… ? Non, non, elle est plus grande que moi, vous savez ! Le ton monte à l’autre bout du fil : « Je suis bien assez grande
pour t’en coller une si tu fais pas rapidement quelque chose pour nous sortir de ce bordel ! » cependant Céline doit poursuivre :
— Bien. Vous n’êtes que deux, monsieur ?
— Oui, oui.
Il semblerait que l’inconnue soit plus dégourdie que l’homme, car ses répliques fusent à une vitesse impressionnante, lui laissant peu de temps pour en placer une : « C’est pas avec un nigaud pareil que je vais accepter une autre grue. Il est déjà bien assez débordé avec moi, ça, c’est sûr ! Faudrait qu’il s’active un peu plus, d’ailleurs ! »
— Quand vous dites bloqués, vous voulez dire que les boutons ne réagissent plus, c’est bien ça ?
— A part le bouton d’appel d’urgence, plus rien ne marche. L’homme a l’air soumis à sa partenaire, que ce soit par le geste ou
par les mots : « Même toi t’as l’air bien en panne ! Visiblement, ça t’aide pas beaucoup d’en avoir une troisième, même à distance. La
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prochaine fois, propose plutôt un autre étalon, mets-toi dans un coin, et regarde comment il fait ! »
— Avez-vous toujours de la lumière ? L’afficheur est-il allumé ? La voix féminine reprend de plus belle, avec un agacement
flagrant : « Mais on s’en fout, de ça ! On veut que quelqu’un vienne nous sortir de là, putain ! Et toi, qu’est-ce que tu branles ? »
Son compagnon s’excuse dans le combiné :
— Je… Je crois qu’elle s’impatiente, faudrait faire vite, s’il vous plaît.
Lily, quant à elle, reste d’un calme exemplaire :
— J’entends bien, monsieur, mais je dois avoir un maximum d’informations afin de déterminer l’urgence de la situation, et orienter au mieux l’équipe d’intervention. Pourriez-vous me dire s’il s’est passé quelque chose d’inhabituel avant que la cabine ne se bloque ? Vous étiez en mouvement, c’est bien ça ?
De nouveau, la voix féminine exaspérée est la plus prompte à répondre : « Oui, j’étais en mouvement. D’ailleurs, c’est toujours moi qui bouge ! Je suis tombée sur un gros fainéant ! »
L’hôtesse d’accueil commence à comprendre, mais poursuit son questionnaire :
— La cabine montait, ou bien descendait ? Monsieur ?
— Oui, j’essayais de la faire monter au septièm… On montait, oui, on montait même bien. Enfin moi, en tout cas, ça montait très vite.
— Et vous n’avez rien entendu de particulier ? Un bruit, un choc, ou même quelque chose sur l’afficheur ?
— Si, des coups, comme des secousses.
La pouliche en a gardé sous le pied. L’ambiance doit être torride dans la cabine : « C’était pas des spasmes qui venaient de moi, en tout cas ! J’en étais bien loin ! Me dis pas que t’as déjà fini ? On a demandé d’aller tout en haut pour avoir le temps, mais c’est encore trop long pour toi ! Faudra trouver un gratte-ciel, la prochaine fois ! »
Lily soupire. Sa vision de la scène est aussi précise de dégoûtante, bien qu’elle y trouve un soupçon d’excitation.
— Je vous remercie, monsieur. Je transmets votre appel à l’un de nos techniciens, il va voir s’il est possible de vous dépanner à
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distance. Ne bougez pas !
— Bien. Merci… Madame.
Elle est débile ou quoi ? Elle voudrait qu’on aille où ? Moi avec la jambe autour de ta taille, ma culotte sur la cheville, toi coincé dans le coin de la cabine en train de t’échiner à me ramoner, et les portes fermées entre deux niveaux ? Faut qu’elle change son manuel ou carrément de métier ! »
Préférant ne pas relever tout ce que l’autre femme dit, Céline opte pour un ton calme et s’abstient de réagir :
— Ne quittez pas, je voulais dire.
Elle valide sa fiche, ce qui coupe automatiquement la communication dans son oreillette, avant de hausser la voix :
— Y a quelqu’un de dispo pour un « micmac » ?
Le terme « micmac » est l’acronyme de « Mouvement Incontrôlé de la Cabine » suite à des « Mouvements Amoureux de Couple ». Il fait partie de ces nombreux mots spécifiques qui semblent obscurs aux néophytes et dont les spécialistes raffolent, car ils apportent un aspect mystérieux à leur travail. Chaque domaine dispose de sa propre liste de raccourcis, certains divergeant tandis que d’autres se recoupant.
C’est aussi un moyen, dans certaines professions en contact avec le public, d’échanger sur des sujets sensibles sans pour autant être compris des visiteurs ou des clients. Parler d’un « château » plutôt qu’un cadavre permet, par exemple, d’éviter des situations gênantes.
Laurent, le déluré de service, s’empresse d’accourir devant le guichet de Lily, une large banane barrant son visage. Nul doute qu’il a des idées grivoises derrière la tête :
— Ils sont encore en pleine action, tu crois ?
Je commence à devenir pas mauvais pour deviner ce que l’auteur fait dire à ses personnages. Pourtant, ça ne vole pas très haut.
Une grimace lui répond :
— D’après son ton à elle, j’en doute. Ou alors elle n’a pas l’intention de reprendre là où ils ont été dérangés.
Après un œil sur son écran, elle ajoute :
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— Ils sont dans le quartier, si tu veux essayer de te déplacer pour juger sur pied.
— J’aimerais bien, mais avec ma chance, va pas y avoir besoin. Je regarde ça de plus près. Tu peux m’assigner la fiche, je m’en charge.
— Merci Lolo !
Du haut de ses trente-et-un ans, Laurent est une recrue récente, ce qui ne l’empêche pas d’être fort apprécié de ses confrères tant par sa bonne humeur que ses blagues récurrentes, bien que parfois elles soient très en dessous de la ceinture. Certaines âmes sensibles sont même régulièrement choquées. Plus rien ne m’étonne.
Tout en rejoignant son bureau, il sort son oreillette de sa poche et l’accroche du côté gauche, sa meilleure ouïe depuis un concert où il était trop près des enceintes durant son adolescence.
— Bonsoir, monsieur, je m’appelle Lolo, et je vais prendre la suite de ma collègue pour régler votre problème au plus vite, soyez rassuré.
La femme, à l’autre bout du fil, semble découragée : « Lily, Lolo, on est tombés dans une cour de maternelle, ou quoi ? »
Heureusement qu’elle ne sait pas que Lucie se fait parfois appeler Lulu, sinon elle ferait une crise de nerfs sur place. Apparemment, je ne suis pas le seul à détester ces surnoms ridicules et puérils.
Son ami tente de modérer ses propos :
— Oui, bonsoir, monsieur Lolo. Excusez mon… Euh, mon amie, elle est un peu contrariée, parce que j’ai déchiré sa culo… enfin un vêtement à elle qui était sa préférée.
Très professionnel malgré son intérêt pour ce genre de confrontation, Laurent sait garder son sérieux :
— Bien sûr, monsieur, je comprends. Surtout, gardez votre culo… Votre calme ! Il n’y a rien d’alarmant. Je rencontre des situations bien pires chaque jour qui passe, et ça se termine toujours pour le mieux, je vous assure.
Une fois installé à son bureau, il ouvre la fiche, et se connecte directement au système de surveillance et de contrôle à distance des équipements collectifs du bâtiment où les deux malheureux se
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trouvent.
Il continue de parler à ses clients, à la fois pour les calmer et les faire patienter.
— Vous avez de la chance, votre immeuble dispose d’un système perfectionné et connecté. Je peux d’ores et déjà constater qu’il ne s’agit de rien de grave. J’imagine que par vos saccades sensuelles, vous avez déclenché un processus automatique de sécurité.
Par le passé, il a déjà eu l’occasion de se rendre compte qu’expliquer en détail – avec des mots choisis, bien entendu – les problèmes rencontrés permettent, outre une compréhension bienvenue, de reporter la faute sur quelqu’un d’autre, voire le matériel ou les usagers, et ainsi dédramatiser la situation, parfois tendue :
— En effet, quand la cabine ne respecte pas les déplacements demandés par le moteur, ou qu’il y a des à-coups, celle-ci est immobilisée et nécessite l’intervention d’un agent de maintenance pour revenir à un état normal de fonctionnement. Maintenant que je sais qu’il ne s’agit de rien de grave, je vais pouvoir couper l’alerte depuis mon bureau.
Alors qu’il clique sur un petit bouton rouge, qui passe au vert, il décide de jouer un petit jeu pour taquiner le couple :
— Ah, zut. Devinez quoi ?
Comme il s’y attendait, la femme monte sur les plus grands chevaux qu’elle trouve : « Quoi encore ? Nous dites pas qu’il y a plus grave, sinon il va perdre le peu de moyens qui lui restaient ! »
Au lieu de donner un peu de suspens à la situation – ce qui est son but premier – il ne fait que monter la tension qui est déjà à son comble dans la cabine.
Conscient qu’il ne peut aller plus loin, il clame, victorieux :
— Mais non ! Voilà ! C’est réglé. Si vous appuyez sur l’un des boutons du panneau de commandes, vous devriez dorénavant pouvoir donner à nouveau un ordre de déplacement !
D’une voix plus proche du beuglement que d’une caresse auditive, la femme s’emporte : « Si seulement c’était aussi simple qu’enfoncer un bouton pour avoir tous les déplacements qu’on voulait ! T’attends quoi, toi ? Faut que je fasse vraiment tout, ici ? Il te dit de bouger, le
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monsieur ! »
D’après les sons, Laurent imagine que la femme s’énerve sur la porte qui ne veut pas s’ouvrir. Son ami traduit dans le combiné de secours :
— C’est pas possible de nous faire sortir tout de suite ? Je crois qu’elle va péter un câble ! Pourtant, d’habitude, elle aime bien appuyer sur tout ce qu’elle trouve, je comprends pas.
— Dans ce cas, monsieur, je ne pourrais rien faire pour vous à distance. Si je peux agir sur la désactivation de pannes, ou l’annihilation de certains paramètres, il m’est impossible de faire bouger la cabine en tant qu’intervenant d’urgence. Pour des raisons de sécurité, seule une personne sur place peut donner ce genre d’ordres. C’est pour cette raison que je vous ai demandé de le faire vous-même.
Après un court laps de temps durant lequel chacun peut sentir un malaise s’installer, le technicien reprend :
— Malheureusement, vous n’êtes pas en face d’un étage, il est donc impossible d’ouvrir les portes. Il vous faut envoyer la cabine au niveau désiré, et là, les portes s’ouvriront. Je vais rester en ligne jusqu’à ce que vous soyez sortis, n’ayez crainte. Vous n’êtes pas seuls.
L’énervée ne mâche pas ses mots : « Vous vous rincez bien l’œil avec votre caméra, j’espère ? Tenez, pour épater la galerie demain matin quand vous prendrez le café avec vos collègues ! »
Laurent, le regard rivé sur son écran de contrôle depuis qu’il a repris la main sur la fiche d’intervention, constate qu’en effet la femme est à moitié nue, et lui adresse un magnifique sourire avec son arrière-train tandis qu’elle cherche quelque chose parmi les vêtements en vrac tapissant le sol de la cabine.
— Madame, je ne peux pas mettre en route la caméra de contrôle manuellement. Elle se déclenche automatiquement en parallèle de l’alarme que vous avez activée, et elle se coupera d’elle-même dix minutes après la fin de mon intervention.
Convaincu qu’il est temps de prendre les choses en main, et que
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tout ça n’a que trop duré, l’homme appuie sur l’un des boutons et la cabine se met en branle.
Une dizaine de secondes plus tard, elle s’immobilise, et les portes s’ouvrent, dévoilant le passage vers une liberté salvatrice sur un couloir illuminé ponctué de plantes vertes.
Le gong sonne le glas de leur étreinte avortée.
La femme ramasse le linge froissé d’un geste énervé et s’enfuit en trottinant.
Lolo conclut les débats et les ébats :
— Voilà, m’sieur-dame, tout est bien qui finit bien ! Plus de peur que de mal !
La tête de la femme revient devant la caméra en gros plan :
J’aurais préféré un peu plus de mal, moi… Au moins, ça voudrait dire que… » Elle se tourne vers l’homme, les yeux exorbités : « Que j’aurais senti quelque chose ! »
Laurent hausse les épaules :
— Euh… Je vous laisser gérer ça entre vous, d’accord ? Merci pour votre accueil et votre coopération ! Je vous souhaite une bonne soirée et une bonne année !
La fin de la phrase se perd dans une cabine vide. Laurent remercie le ciel que le système de surveillance ne relaie pas les odeurs, car, du moins le pense-t-il, ça doit pas sentir la rose après leurs galipettes et leur stress.
Il décrit rapidement ses actions dans une case prévue à cet effet, puis clôture la fiche tout en laissant échapper son commentaire à voix haute :
— Dommage mon gars, elle avait l’air pas mal, ta pouliche. Mais là, m’étonnerait qu’elle consente à poursuivre. Je me demande ce que ça fait, comme sensations, dans un ascenseur en marche, tiens.
Plutôt que tergiverser sur le couple qu’il vient de débloquer, il ferait mieux de passer au cas suivant, car il y en a beaucoup qui attendent. Ou sinon, il n’a qu’à demander à tous ses collègues ceux qui ont déjà essayé de faire ça dans un ascenseur ?
Curieux, il interroge les plus proches :
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— Quelqu’un a déjà essayé ?
Je disais ça pour plaisanter ! Il n’était pas obligé de le faire… Ou alors l’auteur pourrait-il lire dans mes pensées ?
Ils réagissent rapidement :
— Désolé, pas pendant le service.
— Ça va pas, non ? Pis quoi encore ? T’as de ces idées, toi !
— Moi, je sais comment c’est fabriqué, j’aurais pas confiance ! J’y mets jamais les pieds.
— Oui, mais… J’ai pas envie d’en parler, alors en fait… Non.
— C’est une proposition ? Parce que je suis pas intéressée du tout ! Enfin, pas avec toi, en tout cas.
— J’avoue que c’est un fantasme, mais pas encore assouvi… Ben quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Si on n’a plus le droit de répondre sincèrement aux questions, faut arrêter d’en poser, hein !
Laurent appuie confortablement son dos sur le dossier du fauteuil avec un sourire, tout en remettant la vidéo de la caméra de surveillance au début.
4. Vibrato fortissimo
— SOS détresse ascenseurs, Lily à votre service !
L’hôtesse d’accueil se concentre sur la voix qui résonne dans son oreillette tandis que ses doigts semblent survoler le clavier.
Un homme, la cinquantaine, relativement petit et habillé d’une blouse blanche, traverse la salle en courant, et en hurlant :
— Aaaaaaaaaaah !
Lily se penche derrière son guichet, comme s’il pouvait la protéger des cris, et hausse la voix pour se faire bien entendre de son interlocuteur :
— Excusez-moi, il y a de l’agitation ici. Vous pouvez répéter, s’il vous plaît ?
Patrice est ce qui se rapproche le plus d’un psychologue dans le service. Il est chargé en priorité de s’occuper des clients en état de choc, ou perturbés, qui peuvent se présenter. Accessoirement, il gère également l’ambiance générale, et les petits tracas de chacun qui pourraient influer sur l’efficacité de leur travail. Sa carrure de
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rugbyman trompe souvent son monde, lui octroyant plutôt le rôle d’un agent de sécurité que celui d’un intellectuel. Bien sûr, il passe une partie de ses loisirs à faire du sport, on n’entretient pas un tel corps en buvant de la bière affalé dans un canapé, même si ces exemples sont mal choisis, car ils font partie de ses préférés. Les compétitions occupent largement ses week-ends, mais il ne fait pas étalage outre mesure de ses excellents résultats au niveau régional. Son surnom de « Patrice le Pétanquice » est arrivé le jour où il est passé dans le journal local pour avoir gagné une jolie coupe.
En effet, sa spécialité, c’est les boules. À la fois celles que ses collègues peuvent voir remonter jusqu’au cou et celles qu’on lance le plus près possible du bouchon.
Les mauvais jeux de mots ne sont pas de mon fait, je tiens à le préciser. L’auteur ne doit pas se rendre compte, devant son clavier, bien planqué et à l’abri, que c’est moi qui prononce ses mots et qui me prends les bides.
Le gaillard se dresse subitement devant l’homme qui se prend pour une sirène d’alarme, l’obligeant à s’arrêter à la fois de s’égosiller et de courir. D’une voix très calme, il demande :
— Qu’est-ce que t’as, Marc ?
Si Marc est quand même du genre nerveux, il ne lui est jamais arrivé d’atteindre un tel stade de panique, au point de déformer son visage en un rictus effrayant. Toujours en proie à une folie explosive, il hurle :
— J’en sais rien ! J’en sais foutre RIEN !
Après avoir contourné Patrice, il poursuit sa folle fuite en avant, agrémentée du son strident qui vrille les tympans de tout le monde :
— Aaaaaaaaaaah !
Lorsqu’il passe la porte, la salle retrouve un semblant de calme, bien que chaque oreille siffle encore.
Lily peut alors reprendre un ton normal pour sa conversation :
— Vous dîtes que l’afficheur donne des informations erronées ? Pouvez-vous me communiquer le numéro de l’appareil, s’il vous plaît ?
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Quentin, l’un des spécialistes des afficheurs, dresse l’oreille, sans pour autant quitter son analyse d’une porte récalcitrante qui refuse d’obéir aux ordres d’ouverture et de fermeture. Il est à portée de voix du guichet d’accueil, et du coup il est à l’affût de toute nouvelle demande qui arrive, non pour s’y pencher immédiatement, mais son esprit aime avoir plusieurs tâches en parallèle, et pendant que ses mains bricolent, il peut tout à loisir réfléchir à un autre problème. Parfois, il donne la solution oralement, et Lily n’a pas besoin de transmettre l’appel pour régler le souci du client. Tout le monde gagne ainsi un temps précieux, même si ce genre de dépannage à la volée n’est pas des plus courants.
Céline remarque que son collègue l’a entendue, aussi il lui demande :
— Tintin, tu peux le prendre maintenant ? Ou bien je fais une fiche et je le mets en attente ?
Avec un sourire, Quentin se lève, lâche ses outils et faire un signe de la main :
— Vas-y, balance, je finirai cette puuuu…
Il se reprend :
— Cette purée de porte après, comme ça je pourrai rentrer chez moi.
Tandis que l’hôtesse informe son interlocuteur distant de la suite de la procédure, l’homme se tourne vers Francis, très occupé dans un autre box :
— À moins que t’aies une meilleure idée et que je te balance la purée dans ton box ?
Quand je me rends compte à quel point le choix des mots est à ce point affligeant, je me dis que finalement, je ne ferais peut-être pas un si mauvais auteur. On va y réfléchir sérieusement parce que là, ça vole vraiment pas très haut.
L’interpellé secoue la tête sans se déconcentrer. Il a déjà fort à faire avec un moteur grippé qui accapare toute son attention.
Quentin attrape son oreillette qu’il avait posée sur le coin d’un carton et la met en place.
— Bonsoir, monsieur. Désolé pour l’attente. Je m’appelle Tintin et
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je vais prendre votre problème en charge. Vous pouvez m’expliquer clairement et calmement quel est le dysfonctionnement, s’il vous plaît ?
Une femme entre deux âges traverse la salle en direction des vestiaires avec une démarche décidée. C’est l’heure pour elle, et il est hors de question de faire une minute de plus, parce qu’elle sait pertinemment que cette dernière ne sera pas payée, et qu’elle risque fortement de déborder et se multiplier si elle n’y prend pas garde.
Le roulement des équipes se fait progressivement, afin d’éviter un chassé-croisé des plus perturbants. Le petit personnel a des plages plus courtes, et tourne donc assez fréquemment. Les techniciens changent ensuite, et les ingénieurs à la fin, car ils sont souvent occupés sur des problèmes plus compliqués nécessitant régulièrement de dépasser des horaires usuels.
Alors qu’il écoute attentivement les explications qui arrivent directement dans son conduit auditif, Quentin s’approche d’une maquette éclatée d’ascenseur. Il s’assure qu’elle est en fonctionnement, puis procède à divers changements de réglages, afin de reproduire au plus près les conditions de l’équipement de son interlocuteur.
— Oui, d’accord. Vous avez quel type de machinerie ?… Et les portes fonctionnent comment ?… Bien…
Pour vérifier qu’il n’oublie rien d’important, il recherche la fiche client sur un petit ordinateur portable placé à demeure juste à côté, et modifie consciencieusement plusieurs paramètres sur son modèle réduit.
Les avantages de cette représentation miniature sont nombreux, mais ils ne peuvent hélas pas couvrir tous les cas. En effet, ce qui concerne le poids et les distances ne peut être simulé à l’identique. La cabine ne fait que trente centimètres de haut, et la gaine ne dispose que de quatre niveaux sur deux mètres cinquante.
C’est cependant largement suffisant pour beaucoup de cas, et fait gagner un temps précieux dans l’analyse et le diagnostic quand
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l’appareil distant n’est pas connecté au système, et évite dans de nombreux cas d’avoir à se déplacer.
— Donc votre afficheur ne donne pas la bonne indication, c’est ça ? C’est en retard ? C’est bloqué ? Ou bien c’est complètement n’importe quoi, mais ça évolue constamment ? Vous pouvez préciser ?… Par exemple, si vous demandez d’aller au premier, là, maintenant, il se passe quoi, exactement ?… Ah, oui, la cabine monte au premier, c’est logique, je comprends bien. Mais que dit l’afficheur en question ?
À sa place, j’aurais déjà perdu patience, moi. C’est tout un métier de savoir garder son calme face à des énergumènes pas piqués des vers comme ça. Des fois, je rêve de pouvoir répondre ce qu’ils méritent d’entendre, et qui leur enverrait en pleine figure la triste réalité de leur incommensurable connerie.
Céline l’observe de loin. Elle profite souvent des petites pauses entre les visites ou les appels pour laisser son esprit vagabonder. Si elle n’a aucun bagage technique, elle n’a d’autre distraction visuelle que regarder ce qui se passe autour d’elle. Le box disposant de la maquette se trouve juste en face. Le rideau ouvert lui laisse tout le loisir de voir comment l’ingénieur procède, même si dorénavant elle ne perçoit plus que la moitié de la conversation.
Son attention est attirée par un couple qui passe la porte. Comme il est écrit en lettres gigantesques « Accueil » sur le mur derrière elle, c’est tout naturellement là que les nouveaux arrivants se rendent en premier.
Leurs vêtements chics et chauds, leur démarche guindée ainsi que leurs visages fermés font penser à des aristocrates orgueilleux et prétentieux. Ils flirtent avec la soixantaine, lui l’assumant visiblement plus qu’elle, car il ne fait rien pour s’en cacher.
L’homme porte un panneau métallique ponctué de boutons avec des fils dépassant un peu partout. En prenant garde à ne pas abîmer ses gants de cuir, il le pose sur le guichet, à côté de l’aquarium, avec une phrase cinglante :
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— Ça marche plus !
Malgré l’envie d’user du même ton, Lily adopte une attitude plus douce :
— Bonsoir, monsieur. Que voulez-vous dire ?
— Quand j’appuie, ça marche plus.
Joignant le geste à la parole, il actionne successivement plusieurs boutons.
L’hôtesse prend un air désolé :
— Ben oui, forcément, c’est débranché… !
— Je ne suis pas stupide, madame. C’est moi qui l’ai enlevé pour vous l’amener, parce que ça ne marchait plus déjà avant !
Lily tapote sur son clavier pour ouvrir la fiche de l’installation. Mais elle a besoin d’informations supplémentaires :
— C’était dans l’ascenseur de votre immeuble, c’est ça ?
— Non, pas exactement. Je suis dans un hôtel particulier. C’est mon ascenseur perso… à moi… pour accéder aux chambres qui sont
l’étage, à mes bureaux au sous-sol, ainsi qu’au reste de l’habitation du rez-de-chaussée.
— Ah, vous avez un hôtel. Vous pouvez me donner l’adresse ou le numéro d’affaire ? Pour que je vous retrouve dans l’ordinateur.
Le visiteur jette un regard à son épouse en retrait, sage comme une image, silencieuse comme une carpe dont elle imite parfaitement les yeux globuleux, puis sort instinctivement :
— C’est au quinze, rue des Cyprès.
— Ah, tiens, j’ignorais qu’il y avait un hôtel si près. Il est fléché ? Combien vous avez d’étoiles ? Ça fait longtemps que vous êtes là ? Y a beaucoup de passage ? Vous faites aussi des réceptions, des séminaires ?
L’homme s’exaspère. Sa tension monte en flèche, et quelques veines apparaissent progressivement dans son cou. Il tente de lutter afin de garder une apparence aussi respectueuse que possible :
— C’est un hôtel particulier !
— Et qu’est-ce qu’il a de particulier ? A part ne pas être indiqué, bien sûr.
Après un profond soupir, la réponse se veut un compromis entre
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diplomatie, courtoisie, et une grande baffe dans la gueule :
— Il a de particulier que les boutons de son ascenseur ne fonctionnent plus, d’où ma présence ici, ce soir, en plein réveillon, parce que tous mes enfants et petits-enfants sont présents pour les fêtes, et qu’il est inenvisageable qu’ils passent leur temps à utiliser les escaliers alors que j’ai dépensé une fortune pour votre…
Son filtre anti-vulgarité est plutôt efficace, puisqu’il ne parvient à sortir d’autre mot que :
— Ascenseur !
Quentin adore décidément la difficulté.
Entre nous, ça fait vraiment cas crédible deux secondes. C’est une ville paumée de province, un service des urgences comme il y en a partout. Pourquoi un surdoué perdrait-il son temps à bosser là alors que des salaires mirobolants l’attendent dans des cliniques privées ? S’il était si bon que ça… Enfin, moi, ce que j’en dis… Bref, reprenons.
Il met son oreillette en pause, et s’approche du couple, en regardant les fils dénudés qui dépassent du panneau. Son diagnostic est rapide :
— C’est sûrement pas grand-chose. La carte toit cabine qui a lâché, ou un câble CAN rongé par la rouille ou par un… rongeur ?
L’homme est satisfait qu’on prenne autant son problème à cœur, cependant il est sceptique :
— La carte… ? C’est comme une carte bancaire ? Faut que je paie encore quelque chose ?
— Euh… Non, non. La carte, le circuit imprimé, placé sur le toit de votre cabine, et sur laquelle tous les boutons sont branchés, afin de relayer les informations jusqu’à la carte principale située dans l’armoire… jusqu’à l’ordinateur qui pilote votre ascenseur, si vous préférez…
— Je comprends rien du tout, mais je préfère, oui.
L’ingénieur poursuit ses explications :
— Il n’y a aucune raison pour que tous les boutons ne fonctionnent plus en même temps. Vous auriez dû apporter la carte toit cabine, plutôt que le panneau… qu’il faudra refixer et rebrancher,
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du reste.
— Je savais pas que c’était si compliqué. Quand le bouton marche plus, j’amène le bouton, point.
— Je ne connais pas votre bagage technique, monsieur, mais…
— Bagage ? Non, on est juste venus ici pour apporter ça, on a pas pris de valise. Pourquoi ? Vous pensez que ça sera long ?
— Je suis persuadé que c’est pas grand-chose.
Le client est rassuré :
— Ah, donc j’ai rien à payer, si je comprends bien ? Cette fois, c’est Lily qui prend le relais :
— Pas si c’est une panne comprise dans votre contrat d’entretien ou un défaut de fabrication ou d’installation.
— Ouf ! Trouvez-moi donc une panne qui fait partie du contrat, je vous en serais infiniment reconnaissant.
— Par contre…
Elle hésite, ne sachant comment présenter les choses. Finalement, elle décide d’y aller franco :
— Arracher le panneau comme vous l’avez fait, c’est couvert par aucun contrat. Ça, j’en suis sûre.
En effet, si vous voulez mon avis, faut jamais arracher quoi que ce soit si vous comptez faire jouer l’assurance ou le vice de fabrication. Ça fait vraiment pas crédible, et dans le meilleur des cas, ça vous fera passer pour un incompétent ou un débile.
Lily aperçoit Francis, la tête tournée vers le plafond, immobile. Interrompant sa conversation, elle décide de prendre de ses nouvelles :
— Francis ? Tout va bien ?
— Humpf…
Son grognement n’est pas bon signe pour l’hôtesse, qui a appris, au fil du temps et de ses nombreux contrats d’intérimaire, à discerner ses comportements bizarres normaux de ceux vraiment bizarres.
— Qu’est-ce que t’as ? Tu t’es fait mal ?
D’une voix faible, mais audible malgré tout, il donne une première indication sur son trouble :
— Je sens…
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Tous ceux qui entendent cette phrase utilisent leur sens olfactif afin de savoir ce qu’il peut bien sentir. Outre les odeurs habituelles d’un atelier, et le parfum des uns et des autres, rien ne leur paraît étrange.
— Je sens… comme un frisson…
Bien que ce soit le réveillon du Nouvel An, le chauffage est très efficace dans la salle, permettant même à certains de travailler en manches courtes pour plus de confort.
— Un frisson qui me fait trembler…
Dans un coin, une plante verte fait écho à Francis. Si le pot et la tige tremblent, les feuilles restent immobiles, créant un effet particulièrement saisissant.
L’aquarium du guichet d’accueil bascule légèrement de gauche à droite, sans qu’aucune goutte ne s’en échappe par l’ouverture circulaire disposée en son sommet.
La cabine qui est arrivée au premier chapitre est toujours sur son brancard. Les vibrations font tomber successivement toutes ses parois, s’empilant au millimètre près les unes sur les autres. S’il ne restait le squelette métallique, on pourrait croire qu’il n’y a jamais eu de cabine du tout, seulement quelques plaques de bois.
Des outils accrochés à un mur dansent une gigue parfaitement synchronisée, dans un cliquetis régulier, laissant apparaître par intermittence leur silhouette dessinée pour retrouver facilement leur emplacement.
Une voix féminine résonne dans toute la salle :
— Lolo, je crois que ton couple du micmac de tout à l’heure a remis ça !
L’intéressé répond du tac au tac :
— M’étonnerait ! Ils avaient l’air bien refroidis quand ils ont quitté l’ascenseur. Ou alors la chaleur de leur foyer leur aura réveillé les sens ? En tout cas, c’est un rythme plutôt rapide, je trouve…
— Alors, c’est quoi, ça ?
Les réactions sont diverses :
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— Des travaux à proximité ? On dirait un marteau-pilon.
— Non, pas un soir de réveillon, c’est pas logique.
— On se ferait attaquer ? Un attentat ?
— Encore ? Font jamais de pause, les islamistes ? Quel sacrilège de faire ça pile ce soir !
— C’est peut-être seulement un avion qui passe le mur du son ?
— Un avion ? Le mur du son ? Ça fait un gros bang, c’est tout. Là, ça dure depuis déjà plusieurs secondes.
— Et si… Et si c’était un tremblement de terre ?
Tout le monde se regarde, et l’évidence se fait à leurs yeux ébahis.
— Oui, bonne idée !
— C’est mon premier, je suis tout excitée !
— Il a pas l’air si important, je dirais à peine cinq ou six sur l’échelle de Riesling.
— L’échelle de quoi ? Riesling ? C’est pas plutôt pour mesurer si t’es bourré, cette échelle-là ?
— Et on est censé faire quoi ? Faudrait pas se protéger ?
— Oui, on devrait se mettre sous les tables ou quelque chose, au cas où le plafond s’écroule !
Comme un seul homme, chaque personne se précipite sous ce qui pourrait lui offrir un abri de fortune. Un établi, un bureau, dans un grand carton vide renversé sur le côté, ou encore un lavabo pour celle qui était en train de se rafraîchir un entrejambe sanguinolent dont une serviette hygiénique peine à contenir le flux trop abondant.
Pour ma défense, je ne suis aucunement responsable des détails parfois déplacés dont je suis tenu de vous faire part. Je vous les balance comme ils arrivent, sans chercher à les filtrer ou les édulcorer.
Bon, j’en étais où ? Ah, oui : le flux abondant.
Lily se retrouve à quatre pattes sous son guichet. Le client aux boutons arrachés l’a rejointe sans se préoccuper le moins du monde de sa moitié. Serrés qu’ils sont tous les deux dans quelques centimètres carrés, la femme ressent une certaine intimité – elle emploierait plutôt le mot promiscuité, heureusement ce n’est pas elle
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qui raconte – et se sent obligée de dire :
— Euh… Je m’appelle Céline.
Leurs visages se touchent presque. Ils ne se rendent pas compte que les tremblements ont cessé, surtout parce que personne ne bouge.
— Jean-Charles Noudici. Je suis… Je suis baron. Le baron Noudici.
Je sens venir une très mauvaise blague, genre elle va lui dire au revoir.
— Ah ! Au revoir, alors.
Qu’est-ce que je vous disais ? Ça vole vraiment au ras des Pâques raides.
Elle ajoute :
— Mais je vous conseille d’attendre un peu. Et désolée pour le dérangement, c’était pas vraiment prévu.
Les boucles rousses se mêlent aux cheveux gominés du baron. Aucun arc électrique n’apparaît cependant, peut-être parce qu’ils ne sont pas dans un film et que leur rencontre n’est pas prévue pour faire des étincelles.
C’est lui qui, au bout d’un petit moment, remarque :
— C’est fini, ou bien ?
Le regard plongé dans celui de son compagnon d’infortune, Lily balbutie :
— Hein ?… Euh… Je sais pas…
Le baron est le premier à se redresser.
Le silence qui plane dorénavant dans le service des urgences, à peine perturbé par le ronronnement de la soufflerie d’air chaud, pèse plus lourd que les conséquences que pourrait avoir la catastrophe naturelle qui vient de frapper toute la région.
Petit à petit, le reste des personnes présentes se lève. Par contre nul ne reprend son activité normale. Un rassemblement se forme instinctivement au centre de la salle, et chacun y va de son commentaire :
— Finalement, c’est pas si impressionnant que ça !
— Je crois qu’il y a pas de dommage ici.
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— Normal, comme tous les établissements d’urgences, c’est construit selon des normes antisismiques rigoureuses. Faut qu’on puisse rester opérationnel quoiqu’il arrive !
— Ben oui : c’est nous les secours, après tout !
— Quoi ? « Nous les secours » ? On est mal barré, j’vous l’dis !
— C’est vrai, ça : on appelle qui si on a besoin d’aide, nous ? Ça existe, les urgences pour les urgences ?
— Tout le monde va bien ? Pas de blessé, même par inadvertance ?
— Je me suis écrasé un doigt en posant mon genou par terre, ça compte ?
— Et moi, je me suis cogné la tête en me relevant… je vais avoir une jolie bosse.
— Comme ça, t’auras la bosse du boulot. Ah ! Ah !
— Heureusement que je me suis pas cogné contre mon chef, ça aurait fait la bosse du boss !
J’ignore qui s’est occupé de la relecture, mais j’aurais jamais laissé passer ça, moi… « La bosse du boss », je sais que les auteurs doivent bien vivre, mais là, c’est de la survie, limite de l’agonie !
Un téléphone sonne.
— Oui, ben il va attendre, celui-là. On se remet d’un tremblement de terre, nous, ici !
— Les gens n’ont personne à s’occuper, plutôt que chercher à nous déranger dans un moment pareil ?
— Ils s’en fichent, ils croient qu’on est à leur service, comme d’habitude.
— En plus un soir de réveillon ! Ils exagèrent quand même un petit peu !
— On est pas les urgences !… Ah, si. Mais rien de médical. Y a sûrement plus urgent que nous appeler, nous !
— Ouais : pensez à vous bourrer la gueule, plutôt !
Patrice semble prendre les choses en main, bien que ça ne soit pas du tout dans ses qualifications :
— Pendant que je vais faire le tour des locaux pour déterminer s’il
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y a ou non des dégâts, je vous propose à tous de faire une petite pause, histoire de se remettre de nos émotions. Mais pas trop longtemps, quand même, d’accord ?
— On a le droit de pas répondre au téléphone ? Ça pourrait être des urgences…
— Oui, c’est certainement des cas d’urgence, mais si on n’est pas pleinement opérationnels, on va rien pouvoir faire de bon pour aider qui que ce soit. Faut penser à nous d’abord !
Un deuxième téléphone se met à sonner, alors que le premier n’a toujours pas cessé.
— Oh, la barbe ! On boit un coup, déjà. On répondra tout à l’heure !
— Tu sais qu’ils ne t’entendent pas, si c’est pas décroché ?
— Et toi, tu sais que tu vas te prendre mon poing entre les deux joues ? Comme ça, t’auras qu’à avaler au lieu de te moucher, ça te fera des économies de mouchoirs en papier.
— M’sieurs-dames, gardez votre calme, je vous en prie !
Un troisième téléphone retentit, puis un quatrième.
Quentin soupire :
— Ah, ben fallait s’y attendre. Ça va être la nuit la plus horrible qu’on a jamais connue, si vous voulez mon avis.
— Mais on n’en veut pas, de ton avis !
— Ah, ben alors je retire… Et je me retire aussi, tiens : c’est la fin de ma garde !
Avant de s’éloigner vers les vestiaires, il ajoute, partagé entre un ras-le-bol et une bonne blague :
— Bon courage, et bonne année !
Tous les téléphones du service sonnent ensemble dans une cacophonie épouvantable, obligeant certaines oreilles sensibles à se remplir d’un doigt ou de tout ce qui tombe sous la main, que ce soit un stylo, un tampon féminin, du coton, un morceau de tissu, une touffe de persil ou un sachet de thé usagé encore humide.
Pourquoi pas des langues ou des parties intimes, tant qu’on y est ?
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Ah, zut, si j’utilise des mots à connotation sexuelle, je vais attirer ceux parmi les lecteurs qui ne cherchent qu’à s’exciter. Cela dit, tout lecteur est bon à prendre… sans jeu de mots. Ho ! Là ! Là !
Soudain, tout s’arrête d’un coup. Un silence, encore plus assourdissant, s’installe, comme après la fin du tremblement.
Tout un chacun s’attend à une deuxième salve, mais rien ne vient, aussi il regarde ses voisins en haussant qui les épaules, qui les sourcils, qui les mains, qui les orteils, qui les cheveux, qui les oreilles, qui toute autre partie de son corps que je vais m’abstenir de nommer ici, car je ne veux pas jouer le jeu d’un auteur pervers.
Personne n’ose faire le moindre bruit, ni bouger, de peur de provoquer quelque chose, ou alors se faire surprendre par ce qui pourrait survenir.
Finalement, Patrice décroche un combiné et le repose, avant de clamer :
— Je crois que le central téléphonique vient de sauter ! Le reste a l’air de bien marcher.
Il poursuit dans son rôle de chef improvisé :
— Par contre, dès qu’il va repartir, ça va reprendre de plus belle, alors préparez-vous tous… Pas à un nouveau tremblement, mais à être fortement secoués dans votre boulot !
5. Chacun à sa banière
Le service des urgences ascenseurs est plongé dans un calme inquiétant depuis bientôt dix minutes. Pas une sonnerie de téléphone ne retentit, et pour cause, le central a sauté sous l’affluence des appels après qu’un tremblement de terre ait secoué toute la région.
Pas une âme qui travaille non plus. Entre ceux qui sont choqués, les curieux, et les flemmards, il ne reste plus personne pour remplir son office.
Cette quiétude est cependant relative, car une agitation non coutumière habite les membres du personnel, chacun réagissant à sa manière après la catastrophe naturelle.
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Sarah la gringalette se promène un peu partout en dansant. Elle a glissé dans ses oreilles des écouteurs, reliés à son téléphone mobile qui diffuse une liste de musiques à la mode, très rythmées, mélanges de hard rock, de valse et de guinguette, comme elle se plaît à les qualifier, même si ça n’a pas vraiment de sens.
Patrice, convaincu que son rôle est crucial en pareille circonstance, la hèle plusieurs fois pour parvenir à attirer son attention, afin de lui demander :
— Tu fais quoi, là, ma petite ?
Le qualificatif de « petite » est très adapté, puisqu’il la dépasse facilement de deux têtes, peut-être même un peu plus.
— Quoi ?
Après avoir réalisé qu’en retirant l’un de ses dispositifs elle comprendra mieux, elle attend qu’il répète. Il se contente d’ajouter :
— C’est quoi, ça ?
Son geste vague des mains tendrait à englober le corps de la jeune femme, mais il le regrette aussitôt, de peur qu’il soit mal interprété.
J’étais sur le point de mettre à nouveau en évidence des allusions sexuelles, mais finalement je me ravise, car le harcèlement est un véritable fléau et les « petites » infirmières très souvent persécutées par de « grands » médecins qui se croient tout permis. Fermons maintenant cette parenthèse sociologique et reprenons le fil de notre récit.
Elle penche la tête en avant pour regarder sa tenue, qu’elle pense incriminée.
— J’ai une tache ou quelque chose qui va pas ?
Son regard se porte alors sur son pantalon, de peur que l’émotion ne lui ait causé un désagrément et qu’elle se soit laissée aller sans même s’en rendre compte. Heureusement qu’il n’en est rien, sinon elle serait probablement morte de honte sur place.
— Non, non, le… les…
Il renouvelle son geste de la main.
Recevant toujours les décibels par l’oreille gauche, elle ne cesse de se trémousser. Ne pouvant imaginer un seul instant qu’il puisse insinuer quoi que ce soit d’indécent, elle cherche durant plusieurs secondes, avant de finalement mettre le doigt dessus :
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— Ma danse, tu veux dire ?
Il acquiesce d’un hochement de tête, préférant ne pas risquer un nouveau malentendu ni la brusquer en usant d’un autre terme que celui qu’elle a elle-même choisi.
— Rien de grave, j’ai juste besoin d’évacuer.
En effet, si elle se secoue de la sorte, elle va certainement évacuer plein de choses, bien involontairement, j’imagine.
— Évacuer ? Si tu te secoues comme ça, tu vas finir par évacuer des trucs, oui, mais vaudrait mieux que t’ailles aux toilettes, dans ce cas, tu crois pas ?
Voilà qui est mieux formulé que moi. J’ai peut-être encore des progrès à faire avant de m’improviser auteur, finalement.
Elle affiche une dentition très blanche au milieu d’un large sourire :
— Ah, non, t’y es pas… C’est pas ça du tout ! C’est le stress. J’ai jamais rien trouvé de mieux que la danse pour me déstresser.
Le « pétanquice » est disposé à croire que c’est effectivement une solution efficace, par contre il a du mal à envisager qu’on puisse s’y adonner ici et maintenant. Il préfère cependant ne pas contrarier une personne qui pourrait s’avérer fragile :
— On est tous soumis à la pression ici, c’est entendu. Et on a tous le droit de lutter à sa manière. Se… trémousser ainsi est probablement très efficace pour toi, mais je doute que ça ait le même effet sur de jeunes mâles dont les hormones sont perpétuellement en activité, comme tu n’es sans doute pas sans le savoir.
Les sons qui entrent par chacune de ses oreilles se télescopent à mi-chemin en une bouillie infâme et totalement incompréhensible pour ses neurones. Elle secoue la tête après avoir réfléchi un court instant.
Le chef improvisé décide d’arrêter la discussion :
— Bon, c’est rien. Aujourd’hui, les circonstances sont exceptionnelles. Mais tu reprends le travail dès que ça devient possible, d’accord ? Si tu te concentres bien, tu verras que c’est tout aussi efficace pour te… pour oublier le stress.
Un charmant sourire vient mettre un terme à la conversation, tandis que l’écouteur regagne sa place et que les pieds entraînent la
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jeune femme vers d’autres contrées qu’elle souhaite prélassantes et surtout désertes.
Je tiens à revenir sur le fait qu’une si jolie jeune femme pourrait en effet causer des ravages parmi la population masculine du service. Outre le fait, comme cela a déjà été souligné, que les hommes sont perpétuellement en chaleur et qu’ils sont prêts à sauter tout… à sauter SUR tout ce qui bouge, ce soir les conditions sont particulières et il convient d’être encore plus vigilant. Je dis ça parce que je n’ai pas envie que la scène se termine sur une orgie digne d’un roman érotique et je mets en garde l’auteur si une telle idée lui traversait l’esprit. Je garde toujours une lettre de démission au fond de mon tiroir, au cas où on me demande un jour de procéder à la narration de choses qui seraient contre mes convictions. Non pas que je ne sois pas pratiquant, mais il y a un temps et un lieu pour tout et je me refuse de me laisser aller à de telles extrémités dans le cadre de mon travail.
Près de l’entrée, le baron se tient vers son épouse. Chacun d’eux tente de joindre leur domicile de son côté, mais en vain.
Il s’exaspère :
— Bon sang, c’est pas possible ? Y a plus rien qui marche, dans ce foutu pays ?
— Tu sais, mon lapin, c’est sûrement qu’ils ont mis que des étrangers de garde cette nuit, dans les télécoms !
— Ne dis pas n’importe quoi, Henriette. Tu vois bien qu’ils sont tous ici !
Le regard du client est irrésistiblement attiré par Sarah qui vient se trémousser à quelques centimètres sous son nez. Il est troublé, mais parvient à articuler :
— Il y en a… Il y a des étrangers tout à fait respectables, tu généralises un peu trop facilement.
Sa femme a repéré son manège, et pince les lèvres sur un ton de réprimande :
— Oui, pour ça, certaines étrangères ont des atouts indéniables sur lesquels tu poses trop souvent les yeux ! J’espère seulement que tu n’y poses rien d’autre !
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Ce n’est pas l’envie qui lui manque, c’est certain. Il préfère changer de sujet en fustigeant son téléphone portable :
— J’arrive à rien, le réseau ne fonctionne pas !
— Moi c’est pareil. Ah… !
Elle se tait, écoutant un message préenregistré, avant d’éclairer son mari :
— Maintenant, ça me dit que c’est surchargé. Faut insister un peu, on va finir par pouvoir se faufiler entre les ondes trop chargées !
— Tu t’entends déblatérer, des fois ?
— Quoi… ?
— Non, rien.
Dépité, Jean-Charles se tourne vers Lily, qui est revenue derrière son guichet. Il effleure les boutons du panneau toujours à plat à côté de l’aquarium, cherchant ses mots :
— Je… Qu’est-ce que je veux dire… ? On va… On fait quoi, pour mes boutons ?
L’hôtesse prend alors le ton de la confidence :
— Vous inquiétez pas, j’ai un ado à la maison avec une acné carabinée. Je vais vous prescrire une crème très efficace…
— De la crème ? Pour mes boutons ?
Il pointe le panneau d’un index fébrile d’incrédulité.
Je me demande avec quelle autorité cette hôtesse d’accueil va bien pouvoir prescrire quoi que ce soit. Ou alors cherche-t-elle à détendre l’atmosphère ? Oui, c’est sûrement ça : habituée qu’elle est à devoir gérer des clients difficiles à longueur de réveillons, elle ne peut s’empêcher de sortir n’importe quelle plaisanterie qui lui traverse l’esprit sans même chercher à savoir si la décence le lui permet.
Lily percute en éclatant de rire :
— Ah, oui, vos boutons ! Ah ! Ah ! J’ai plus trop la tête dans la poche. Excusez-moi. Alors, voyons… Vous m’avez dit l’hôtel Noudici…
Elle cherche dans son ordinateur les détails du contrat de maintenance, mais une moue vient perturber son visage rond :
— Ah, zut. On dirait que le réseau ne fonctionne pas mieux que le téléphone. Je peux vous demander de patienter un moment, le temps
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que ça revienne ? Ça prend généralement pas plus d’une heure ou deux, mais c’est vrai qu’on est un jour particulier… alors ça risque de traîner un peu.
— Écoutez, je crois que mon épouse et moi allons regagner nos mainates et que nous reviendrons vous chanter un petit air le deux janvier. Si vous êtes ouvert, bien entendu.
Prenant une attitude de maîtresse qui explique comment faire
2+2 » à des enfants de quinze ans, Lily articule lentement :
— Alors… Si on est ouvert pour le réveillon, on sera forcément ouvert le deux, et tous les autres jours de l’année aussi… C’est des urgences, ici. On est ouvert vingt-quatre jours sur sept !
— Très bien. Sur ce : bonne année !
Alors qu’il embarque sa femme par le bras et qu’il sort, Marc le suit du regard et lance à Lily :
— Ils vont où ?
— Ils se sont barrés d’ici.
— Mais ils sont complètement barrés ! Pourquoi maintenant ? Va y avoir des répliques, et ça risque d’être le gros bordel dans les rues !
La rousse hausse les épaules :
— Trop impatients, j’imagine ! Sûrement qu’ils ont envie d’être rentrés avant minuit. Personne veut faire comme nous et passer le décompte loin de ceux qu’il aime.
Marc englobe tout le service dans un ample mouvement des bras, en s’exclamant haut et fort :
— Moi, c’est vous tous, ceux que j’aime ! J’ai personne d’autre… Voilà qui est vraiment très gentil de sa part.
— Oh, merci, c’est trop gentil !
Je vais finir par ne plus relever ces redondances aussi lourdes qu’inutiles, preuves qu’un stupide narrateur comme moi est capable soit de deviner la suite, soit de pondre un bouquin du même niveau.
— Ouais, nous aussi, on t’aime !
— On t’aime, mais viens pas te serrer trop près, quand même.
— Ça fait toujours plaisir !
— Ta gueule !
— Pourquoi « ta gueule » ?
— Chais pas. Comme ça.
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— Ouais, t’as que d’la gueule, quoi.
— La tienne !
Sans réellement comprendre pourquoi, Lily regarde Francis en répétant, pensive le mot « gentil ». L’association d’idées lui passe complètement au-dessus du cigare.
Je soupçonne qu’elle n’est pas très active de la cafetière, l’hôtesse, mais je ne suis pas là pour critiquer ni donner mon avis.
Le jeune homme, contrairement à tous ses collègues, n’est pas très sociable, et a déjà repris son activité plutôt que partager un moment de détente parfaitement inutile pour lui. S’il est apprécié, ce n’est nullement pour ses qualités relationnelles, mais bien pour son professionnalisme et son aptitude à régler les problèmes plus rapidement que la plupart des autres ingénieurs du service. Accessoirement, il génère aussi un sentiment de pitié dans le cœur des plus sensibles.
Tandis qu’il cherche un tournevis plus fin que celui qu’il a en main, son regard croise par inadvertance celui de l’hôtesse d’accueil. Ses yeux à lui sont vides. Vides de tout sentiment, de compassion, de tendresse ou de joie. Les siens à elle contiennent un mélange de tout ça, et de beaucoup plus encore, mais il n’en a pas conscience. Il ne sait pas le voir. D’ailleurs, il ne les fixe pas suffisamment longtemps pour avoir la moindre chance de les discerner.
Bon, ce personnage, au moins, il a une excuse : il est comme ça, partiellement autiste. Pour moi, il n’a pas sa place dans un service d’urgences, mais je suis pas DRH.
Il trouve bientôt son outil traînant sur le coin d’une table, là où quelqu’un d’autre a dû l’oublier, puis revient à son démontage.
Lily, pensive, l’observe silencieusement. Elle se demande ce qui peut bien se passer dans sa tête. Elle n’est pas la seule, soit dit en passant, mais c’est peut-être fait exprès de la part de l’auteur. Reprenons le fil des pensées de l’hôtesse au physique généreux.
Qu’est-ce qui n’est pas comme dans toutes les autres, pour le faire réagir de la sorte ? A-t-il besoin de se focaliser pour se donner une consistance et exister ? Ou bien est-il vraiment dans un monde qui lui est propre, et dont il est le seul à avoir la clé ? Il reçoit pourtant des
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signaux de la réalité, comme les ordres à exécuter, les phrases de politesse à son encontre, ou encore la nourriture qu’il est bien contraint d’absorber. Comment comprendre la manière dont tout ça interagit dans sa boîte crânienne ?
Sans se départir de son ignorance coutumière des autres, et, fait relativement rare pour être souligné, Francis lance — ou plutôt il murmure — à Lily, sans quitter une vis à tête plate des yeux :
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? J’ai quelque chose de bizarre ?
Elle sourit d’avoir pu pénétrer sa carapace après tant d’efforts :
— Tu fais partie du service, de notre vie à tous. Tu comptes beaucoup pour nous et c’est toujours un bonheur quand tu viens faire des gardes ici. Mais parfois je me demande si tu t’en rends bien compte.
— J’aime venir ici. J’aime ce travail.
Si elle attendait quelque chose en plus, du genre « je vous aime tous aussi », rien d’autre ne vient, comme d’habitude. Il en a déjà fait bien plus que le reste de l’année cumulé. Elle doit se faire une raison. Tant pis. Il le pense, c’est certain, mais il s’agit probablement de quelque chose trop difficile à exprimer pour lui. Il doit aimer travailler plus que discuter. Ou peut-être ne sait-il tout bonnement pas comment faire ?
L’hôtesse d’accueil tourne la tête lorsque les portes automatiques de l’entrée s’ouvrent sur un homme seul.
La soixantaine, il arbore une casquette à carreaux d’un autre temps ainsi qu’un drapeau français jeté sur les épaules à la manière d’une cape, dissimulant mal des vêtements râpés. Il avance droit vers elle d’un pas décidé :
— Bonjour.
— Bonsoir monsieur. Que puis-je… Il la coupe sèchement :
— Oui, bonsoir, si vous voulez.
Il n’a pas l’air enchanté d’être là, aussi Lily se doit-elle d’égayer un peu la vie de ce vieux, avec son plus beau sourire :
— Que puis-je faire pour vous ?
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— J’aimerais avoir des nouvelles de ma gaine.
S’il a choisi cette soirée pour venir, c’est qu’il n’a rien de plus intéressant à faire. Sa vie doit être d’un ennui mortel.
La rousse se penche vers l’homme, parce qu’elle pense ne pas avoir compris la teneur de ses propos :
— Votre gamine ? On n’a que des ascenseurs, ici, aucun service pédiatrique.
Il répète sans se départir d’un agacement certain :
— Ma gaine.
— Une dégaine ?
— Non, MA gaine. J’en ai qu’une seule. Vous êtes venus la prendre chez moi hier, pas vous personnellement, mais quelqu’un qui travaille ici, et je voulais savoir où ça en était.
Lorsque les yeux de Lily se posent sur l’abdomen du visiteur, ce dernier soupire fortement en lui faisant signe de la main afin qu’elle revienne sur son visage.
Si elle fait le coup à tous ceux qui lui parlent de gaine, elle doit fermement s’ennuyer dans son travail, l’hôtesse.
— La gaine de mon ascenseur ! Me dites pas que vous faites le coup à tout le monde, si ? Vous devez avoir un travail bien ennuyeux…
Je suis bien d’accord avec le vieux ! Même si je lui ai enlevé les mots de la bouche.
— Ah, excusez-moi, j’ai la tête ailleurs. On vient de subir un… De nouveau, le vieux lui coupe la parole, mais cette fois un peu
plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu :
— Un tremblement de terre, oui, je sais.
C’est trop tard pour faire marche arrière, aussi poursuit-il d’un ton plus doux :
— J’étais sur la route, mais je l’ai senti aussi. J’ai failli tomber. Me dites pas que ça vous perturbe à ce point, si ?
— Ben…
— Si comme moi vous aviez été en Indonésie, à Noël 2004, vous ne seriez plus impressionnée par de vulgaires magnitudes 5 ou 6.
Lily est étonnée de l’aplomb de son visiteur :
— Vous avez connu pire ?
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— C’était autrement pire, vous pouvez me croire. Plus rien ne tenait debout. C’était l’apocalypse. Des corps de partout, parfois encore en vie, mais mutilés. Des quartiers entiers effondrés, aplatis telles des crêpes, comme après une bombe nucléaire. Un silence de mort qui a précédé des milliers de hurlements et de pleurs.
Avec des yeux horrifiés, elle trouve la force de maintenir la conversation :
— C’est effroyable ! Qu’est-ce que vous faisiez là-bas ?
— J’attendais des nouvelles de ma gaine.
— Ah bon ? Déjà à l’époque ? Vous n’avez décidément pas de chance avec vos…
Des images de catastrophe plein les yeux, elle a du mal à revenir à la réalité devant le sarcasme pourtant évident. Non, mais, je vous jure, faudrait renvoyer ceux qui se sont occupés du casting de ce bouquin !
Le vieux se retient d’exploser :
— Non, ça, c’est ce que j’attends en ce moment. On a assez parlé d’autre chose, je voulais vous ramener à la réalité. Si jamais vous vous décidez à vous remuer…
Elle met l’agacement de l’homme sous le coup de sa frustration de ne rien avoir de mieux à faire pour la Saint-Sylvestre que venir aux urgences sans avoir de véritable urgence.
— Vous savez, il vous suffisait de téléphoner, on aurait pu vous renseigner sans avoir besoin de venir jusqu’ici.
— Oui, sauf que j’ignore pourquoi, mais ça répond pas ! Un moment j’ai pensé que vous étiez débordés, mais apparemment c’est loin d’être le cas. Ça s’arrange pas dans la fonction publique. Voilà ce que c’est que créer des statuts comme titulaire : maintenant les gens bossent seulement quand ils en ont envie, sans crainte de la moindre représaille !
Lily revient à un sujet moins polémique :
— Pour quelqu’un qui a connu des catastrophes largement plus… catastrophiques que ce soir, vous oubliez un peu vite que les lignes téléphoniques souffrent encore beaucoup lors de… catastrophes naturelles de grande ampleur. Même sans la nécessité d’avoir des lignes sous forme de fils, qui se rompent facilement, les relais
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doivent être alimentés pour fonctionner. On n’a pas encore inventé l’électricité sans fil !
Elle ignore qu’en fait si, ça existe déjà, mais c’est très loin de faire partie du quotidien de tout un chacun. Ça viendra, mais ce n’est pas le sujet qui nous préoccupe pour le moment.
Comme il attend toujours une réponse à son problème sans daigner ajouter un nouveau mot, elle lance un appel à travers la salle :
— Marc ? Tu peux venir, s’il te plaît ?
L’interpellé s’extirpe de la masse inerte de personnes qui dégagent beaucoup de bruits de papotages, et arrive nonchalamment, une canette de jus de fruit à la main.
— Qu’est-ce qui se passe ? C’est pour une urgence ? L’hôtesse lui expose la situation brièvement :
— Monsieur souhaite savoir où en est sa gaine, arrivée hier. Le plus sérieusement du monde, Marc demande :
— Une graine ? Pour une insémination ?
Devant deux soupirs simultanés, il se reprend :
— Ah, oui ! Il me semble que la femme de ménage la portait, je crois que tout va bien… Quoi ?
Le vieux plisse les yeux, au bord de l’apoplexie :
— Ça devient lourd. Vous allez faire votre boulot, ou quoi ?
Marc s’excuse, puis s’éloigne pour prendre des informations.
Pendant ce temps, Lily se penche vers le vieillard :
— Excusez-moi, peut-être que ça me regarde pas, mais… Pourquoi vous avez un drapeau sur le dos ?
— Ah, oui. En fait, j’avais un peu froid. J’me demande s’il va pas neiger, finalement. La pluie, ça va un moment, mais quand la température descend trop, ça tourne souvent à la neige.
— Vous n’avez probablement pas de manteau assez chaud…
— Pour être franc, j’ai trouvé ce fanion par terre. Probablement qu’il a appartenu à un néonazi qui l’a perdu dans la manif il y a quelques jours, mais les opinions politiques ne s’imprègnent pas dans le tissu. Enfin, je crois. N’allez pas croire que je sois un vieux facho, hein !
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— Non, non. Je ne crois rien du tout. Chacun est libre de penser, dire et faire ce qu’il veut.
— Parce que vous savez, j’ai une belle-fille afro-maghré-asiatique ou je sais plus quoi, et je peux vous jurer que jamais, pas une seule fois, je l’ai frappée… en public ! Ou alors pas méchamment.
ce moment, les portes s’ouvrent à nouveau, et un brancard entre précipitamment, encadré par deux urgentistes. Derrière, dépassant à peine, un ambulancier pousse le chariot avec toutes les peines du monde.
Le patient, sous une couverture de survie et relié à un appareil dont les aiguilles s’agitent, n’est autre qu’un moteur d’ascenseur brûlant de fièvre.
Alors que Josiane s’approche afin de déterminer vers qui orienter ce nouveau cas, tous les téléphones se mettent à sonner à l’unisson, pétrifiant chaque membre du service.
La voix de Patrice parvient malgré tout à se faire entendre :
— Allez, les enfants : tout le monde à son poste, la pause est terminée ! Les affaires reprennent !
Comme personne ne réagit, il change de ton pour devenir plus autoritaire :
— Au boulot, et que ça saute !
Cette fois, l’ordre est suivi dans la précipitation.
6. Pondeuse et répondeuse
Lucie avait rejoint le gros des troupes et se réjouissait que le tremblement de terre n’ait pas occasionné plus de dégâts. Depuis que tous les téléphones se sont mis à sonner en même temps, elle est venue prêter main-forte à Céline dans le but de désengorger plus rapidement la file de tous ces appels.
Laissant sa collègue au pupitre de l’accueil, elle va de table en bureau, décrochant tout ce qui émet du bruit, quel que soit le poste et la raison, grillant parfois la politesse au propriétaire qui tardait à répondre, ou portant à son oreille un appareil de mesure trop bruyant.
Enregistrement d’appel, urgences ascenseurs, 31 décembre,
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22 h 7.
Lulu — SOS détresse ascenseur, Lulu à votre service !
Femme — Allô ? Les urgences ? C’est les urgences ? Vous êtes bien les urgences ?!
Lulu — Ah, oui, bien sûr, madame. C’est bien les urgences, ici, vous pouvez me croire sur parole. Gardez votre calme.
Femme — J’ai besoin de joindre les urgences ! C’est super urgent ! Vous allez me passer les urgences, oui ?
Lulu — Je vous assure que l’énervement n’arrangera en rien la situation, madame. Je suis les urgences à moi toute seule !
Femme — C’est la panique, ici. On sait plus où donner de la tête. Tout le monde court dans tous les sens. J’ai entendu quelqu’un dire qu’il fallait contacter les urgences, alors j’ai cherché sur mon téléphone. J’ai trouvé un contact qui s’appelle « urgences » alors j’ai pas réfléchi, et j’ai appelé. C’est bien vous, les urgences ?
Lulu — Si vous voulez bien ralentir un peu, j’ai du mal à vous comprendre… Urgence, c’est mon deuxième prénom.
Femme — Excusez-moi, je sais plus trop où j’en suis… Vous me confirmez que c’est bien les urgences ?
Lulu (changeant sa voix) — Vous savez où est Urgence ? On en a besoin ici !
Lulu (reprenant sa voix normale) — Oui, c’est moi ! Je m’appelle bien Urgence, mais je suis occupée au téléphone avec une femme paniquée, alors je n’y suis pour personne d’autre.
Femme — Vous pouvez venir ici ? On aurait sérieusement besoin de votre aide.
Lulu — Bien sûr, madame. On va mettre toutes nos équipes en alerte immédiatement pour vous porter secours. Les camions, les hélicoptères, les tanks, les vélos, tout le monde est sur le pied de guerre. J’ai juste besoin du numéro d’affaire.
Femme — Que je m’occupe de mes affaires ? Comment ça ? Vous vous moquez de moi ?
Lulu — Loin de moi cette idée, madame. L’ascenseur est bloqué, c’est bien ça ?
Femme — Un ascenseur ? Non, je sais pas, attendez… Je vois aucun ascenseur dans le coin. Je suis au milieu d’un bal, il y a
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énormément de bruit, la musique ne s’est pas arrêtée, mais c’est la panique, ici. Du sang partout, des mains, des pieds, des têtes, des pénis emballés dans des capotes… Le chapiteau s’est écroulé sur la foule, vous voyez…
Lulu — Ah, désolée, mais c’est les urgences ascenseurs, ici, je vais rien pouvoir faire pour vous si vous n’avez aucun ascenseur en panne. Sur ce, je vous souhaite une bonne année !
Femme — Pardon ? Je comprends pas bien. Allô ? Allô ? Fin d’enregistrement.
D’un naturel calme et posé, la jeune femme, la trentaine bien avancée quand même, inspire la sérénité, du moins en général. Son don inné pour apaiser les esprits n’est pas toujours efficace, mais arrange régulièrement des situations qui peuvent s’avérer complexes à gérer.
Très différente de Lily dans son approche du travail, elle est prévenante et s’escrime avant tout à mettre les gens à l’aise. La raison de leur appel est secondaire, ce qui lui cause parfois de petits tracas quand elle fait perdre le fil aux appelants et qu’ils en oublient l’urgence.
Enregistrement d’appel, urgences ascenseurs, 31 décembre, 22 h 12.
Lulu — SOS détresse ascenseur, Lulu à votre service !
Homme — Bonsoir Lulu ! Bonne année à vous !
Lulu — Oui, merci, bonne année à vous aussi, monsieur.
Homme — C’est à propos de ma belle-mère et mon beau-frère.
Lulu — Ah, je suis au regret de devoir vous répondre que suite à l’événement, nous sommes plutôt surchargés, actuellement. Quelle est la nature de l’urgence ?
Homme — Ils sont coincés dans la cabine. Ils venaient passer le réveillon chez moi, mais je crois que le tremblement de terre a un peu perturbé le mécanisme.
Lulu — Je vois. Y a-t-il moyen d’échanger avec les occupants ?
Homme — Vous voulez qu’ils me donnent de l’argent, c’est ça ?
Lulu — Des mots ! Je veux dire échanger des mots, converser,
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afin de les calmer, et les faire patienter. Au pire, s’ils ont faim ou soif, vous pouvez leur donner quelque chose, mais le foie gras et le Champagne seront mieux si vous les servez bien frais et confortablement étalés sur un canapé, installés dans un sofa…
Homme — J’ai acheté de la Clairette, je trouve que ça passe mieux, et c’est surtout bien moins cher qu’un bon Champagne. C’est pas la même classe, je vous l’accorde, mais quand on est entre nous, avec des amis proches ou la famille, c’est pas forcément nécessaire de vouloir en mettre plein la vue en se ruinant.
Lulu — Vous avez raison. Faut favoriser le commerce local. Homme — Et le foie gras, c’est pas bon. Vous savez que c’est un
foie malade ?
Lulu — Monsieur, on n’est pas un hôpital, donc je suis pas très calée sur le sujet.
Homme — On engraisse les oies de force, alors qu’elles n’ont plus faim jusqu’à ce que ça remonte dans leur cou. Tout l’art est de leur faire prendre le plus de poids possible sans les tuer, évidemment. Je vous raconte pas l’état de leur organisme après ça.
Lulu — Si on leur enlève le foie, elles continuent à vivre ? Homme — J’en doute. Quoique, si on retire un organe malade, le
corps ne peut que mieux s’en porter. Et s’ils jetaient les corps, ça ferait beaucoup de gâchis, j’imagine. Au pire, ils mettent tout dans des boîtes et les passent au hachoir. Ça pourra toujours nourrir les oies de l’année suivante si c’est bien conservé. Mais on n’est pas là pour parler gastronomie. Y a rien qu’on puisse faire pour ma belle-mère et mon beau-frère ?
Lulu — Quand ils seront très mal en point, appelez l’hôpital. Pour l’ascenseur proprement dit, je vais vous mettre sur liste d’attente, et on avisera en fonction des autres urgences. On viendra dès qu’on pourra, mais je vous garantis rien pour cette nuit, d’accord ?
Fin d’enregistrement.
Dédramatiser une situation n’est pas donné à tout le monde. Lucie parvient à se détacher de la réalité, et entraîne aisément ses interlocuteurs avec elle. Sa formation initiale de secrétaire de direction est à mille lieues de son activité d’aujourd’hui, et elle a fait
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preuve d’un esprit d’adaptation remarquable lors de sa période d’essai dans ce service.
Accrochant une mèche de cheveux derrière son oreille, elle y colle un nouveau combiné.
Enregistrement d’appel, urgences ascenseurs, 31 décembre, 22 h 18.
Lulu — SOS détresse ascenseur, Lulu à votre service !
Femme — Tiens, moi aussi, je m’appelle Lulu !
Lulu — Ah, quelle coïncidence ! Moi c’est le diminutif de Lucie, et vous ?
Femme — Ludivine.
Lulu — Ah, j’aime bien, Ludivine, c’est super joli !
Femme — Oui, moi aussi, je trouve, et c’est plus original que Lucie, sans vouloir vous blesser.
Lulu — Pas de soucis. Alors, Lulu, dîtes-moi tout !
Si la Femme dit « tout », je vous préviens, je laisse tomber et je rentre chez moi dans la seconde !
Femme — Ah, oui. Voilà, je me rendais chez mon petit copain. Bon, ça va pour cette fois. Mais faut s’attendre à tout, avec cet
auteur. C’est pas dit que ça va pas arriver plus tard.
Femme — Enfin, il est marié de son côté, nous deux, c’est plutôt officieux, mais il m’a assuré qu’il allait bientôt divorcer, alors bon.
Lulu — C’est cela, oui…
Femme — Il a passé la Noël avec ses enfants, qui sont encore en bas âge. C’est important pour eux, vous savez, alors j’ai rien dit, surtout parce qu’il m’a promis qu’on ferait le Nouvel An ensemble.
Lulu — Un nouvel enfant ensemble ?
Femme — Ah, ça, j’aimerais bien, mais après le mariage uniquement. On a des relations sexuelles, hein, je me restreins pas de ce côté-là, mais je veux pas d’enfants hors mariage, quoi. On fait attention, il sort au bon moment, on met des trucs, là, des protections, et au cas où, je prends la pilule, comme ça, c’est plus sûr. Je parlais du Nouvel An, le réveillon et le repas du premier janvier, quoi.
Lulu — Bien…
Femme — Et là, j’arrive devant l’ascenseur, en bas de chez lui.
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Un homme était devant moi. Il est entré dans la cabine quand les portes se sont ouvertes, mais elles se sont refermées juste au moment où il passait. Ça l’a coupé en deux. Tout net !
Lulu — Ah, je vois. Il va falloir intervenir directement sur place, je le crains.
Femme — C’est pas possible de régler ça par téléphone ? J’ai mis des sous-vêtements sexys, mais pas très confortables, aussi je suis plutôt pressée de les enlever. Surtout les talons. C’est super sexy, d’après lui, mais j’ai jamais réussi à marcher très longtemps avec ça.
Lulu — On peut faire tout ça par téléphone, oui, c’est vrai. Mais je peux pas vous demander de ramasser les jambes du monsieur vous-même, et si jamais il est encore en vie, il vaudrait mieux appeler directement un hôpital plutôt que nous. Ce seront nos spécialistes qui jugeront quand ils seront arrivés, vous voyez ?
Femme — Vous pouvez pas remettre l’ascenseur en service à distance ? Une fois, c’est arrivé chez moi, et c’est comme ça que ça a été réglé. Le monsieur, je le connais pas, il n’a qu’à se débrouiller. Mon copain m’a dit avoir pris une pilule bleue il y a déjà un bon moment, faudrait pas que j’arrive après la bataille, si vous voyez ce que je veux dire. En plus de me la mettre sur l’oreille, il va avoir tout inondé le lit, comme je le connais.
Lulu — Je vois, en effet. Ça serait dommage de gaspiller. Au pire, je peux me déplacer s’il faut le soulager. Pour en revenir à l’ascenseur, j’ai bien compris que c’est les portes qui se sont fermées sur lui, le coupant en deux, mais l’urgence est avant tout médicale. Je vais quand même ouvrir une fiche, afin d’intervenir quand nos priorités nous le permettront. Vous imaginez bien l’effervescence qui règne ici un soir de réveillon de saint-séisme.
Femme — Donc je vais devoir monter à pied ce soir ? Vaut mieux que j’enlève mes talons, alors. Pieds nus, j’irai plus vite. Et peut-être ma culotte aussi, sinon je vais pas pouvoir plier les jambes.
Lulu — Euh… Vous avez quoi, comme culotte ?
Femme — Avec mes bourrelets, la dentelle n’arrête pas de s’enrouler sur elle-même, alors j’ai été obligée de forcer sur l’amidon. Du coup, ça me fait comme une coque, et je marche à la manière de Robocop – le vieux film, pas le récent.
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La pauvre. Être contrainte de s’accoutrer de la sorte pour un homme qui n’est même pas le sien. Si c’est pas malheureux. Enfin, elle, au moins, elle passera pas le réveillon toute seule, à narrer une histoire qui tient à peine debout à des gens que ça intéresse pas, à d’autres qui sont morts de rire et à ceux qui ne cherchent que les passages où ça parle de sexe et à qui je ne demanderai pas ce qu’ils font de leur autre main.
Lulu — C’est ça, mettez-vous à l’aise. Il n’en sera que plus agréablement surpris en ouvrant la porte, vous pouvez me croire. Si vous ne risquez pas de croiser des enfants, faites-lui la surprise d’apparaître sans rien, ça va lui faire un effet bœuf !
Femme — S’il est déjà sous l’effet de sa pilule, je vois pas trop quel effet supplémentaire je pourrai lui procurer. Et faudrait pas qu’il soit trop excité, j’ai l’intention de rester éveillée toute la nuit, moi, vu que j’ai pris une bonne dose de caféine !
Lulu — Bon, d’accord. Mais vous allez me promettre d’appeler l’hôpital dès que je raccroche, d’accord ?
Fin d’enregistrement.
L’une des difficultés de la mission de Lulu, c’est qu’il faut parfois passer outre les demandes ou les ordres que les personnes paniquées tentent de donner au téléphone, tout en gardant la tête froide et en adoptant la réaction la plus adaptée.
Il faut savoir faire preuve de diplomatie, de psychologie, et d’une grande patience. Quand les employés ne quittent pas d’eux-mêmes un tel poste, ce sont les plaintes, ou l’avis des chefs qui orientent le personnel vers d’autres activités. Pourtant, Lucie tient depuis bientôt dix ans sa place, rejointe par Céline il y a environ quatre ans. La paire est la plus ancienne que le service n’a jamais comptée dans ses rangs.
Enregistrement d’appel, urgences ascenseurs, 31 décembre,
22 h 21.
Lulu — SOS détresse ascenseur, Lulu à votre service !
Homme — Bonsoir madame. Vous êtes bien les urgences ascenseur ?
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Lulu — Oui, c’est ici, que puis-je faire pour vous, monsieur ? Homme — Je suis chez moi, au rez-de-chaussée, devant la porte,
et quand j’appuie sur le bouton, rien ne se passe.
Lulu — L’ascenseur ne fonctionne plus ?
Homme — Tout à l’heure, en sortant, j’ai vu que mon voisin du dessous était en train de déménager. Il bloquait les portes avec un meuble ou une planche, pour charger la cabine, vu qu’il est tout seul.
Lulu — Mais ce voisin, il n’a rien d’autre à faire le soir du réveillon ? Et il a pas d’amis pour l’aider ? C’est bien triste, quand même.
Homme — Ici, les contrats de location vont tous du premier du mois jusqu’au trente-et-un. Il doit avoir obligation de libérer les lieux avant demain, j’imagine.
Lulu — Ah, bien sûr, il a tout à fait le droit d’attendre la dernière heure pour s’en aller et ainsi profiter jusqu’à l’ultime seconde. C’est sûrement un très bel immeuble où vous résidez.
Homme — Oui, enfin non, pas terrible. Enfin bref, c’est pas pour ça que je vous appelle, mais à propos de ma fille.
Lulu — Votre… ? Fille ? Il veut la mettre dans ses valises ? Elle est coincée quelque part ?
Homme — Non, manquerait plus que ça. Je vais pas la lui laisser, j’ai eu tant de mal à l’avoir, déjà. J’ai dû aller jusqu’à faire renvoyer mon ex-femme de son travail et cacher mes doses de drogue chez elle pour en avoir la garde. De ma fille, hein, parce que ma drogue, je la garde déjà, et ma femme, j’ai plus du tout envie de la garder. Elle a une envie pressante. Toujours ma fille, parce que ma femme, elle fait ce qu’elle veut où elle veut, avec qui elle veut, j’en ai rien à fiche.
Lulu — J’entends bien. Mais je pense pas qu’il s’agisse d’un cas pour lequel nous soyons autorisés à intervenir. Vous pouvez pas monter à pied ?
Homme — Cinq étages, c’est beaucoup. Elle a que deux ans.
Lulu — Je m’en rends bien compte, mais dans vos bras, elle…
Homme — Dans mes bras ? Ma femme ? Mais vous n’y songez
pas ?
Lulu — Non, votre fille !
Homme — Y a rien à faire, elle est en plein caprice ! Vous
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l’entendez pas pleurer ?
Lulu — Non, j’entends rien. Mais dans ce cas, s’il y a caprice, alors c’est totalement différent, on entre dans une autre catégorie d’urgence.
Homme — Elle s’imagine depuis la semaine passée que c’est encore le réveillon de Noël et qu’elle va avoir plein de cadeaux une deuxième fois. Comme je lui ai expliqué son erreur, elle veut plus rien savoir et jure ses grands dieux que je l’ai badigeonnée d’erreur.
Lulu — Je crois que…
Homme — Ah… attendez, je crois que la situation évolue… Oui, c’est bien ça, elle vient de tout mettre dans sa culotte !
Lulu — Je suis heureuse de constater que l’urgence s’est réglée d’elle-même. Heureusement qu’elle en avait eue et qu’elle n’était pas amidonnée. Je vous remercie d’avoir appelé et vous souhaite une bonne an…
Homme — Mais non !
Lulu — Comment ça ? Elle a encore envie ? Qu’elle continue, ça va plus rien changer… sauf elle, qu’il faudra changer, évidemment. Enfin, pas la changer en entier contre une autre toute neuve, mais juste sa culotte.
Homme — Maintenant, faut qu’on vienne m’aider à la monter au cinquième de toute urgence avant que ça déborde !
Lulu — Je vais vous transmettre le numéro des urgences-couches-pleines, ils seront plus à même de répondre à votre besoin, monsieur.
Homme — Ah, d’accord. Merci, c’est très gentil de votre part, madame. Mais elle ne met pas de couche, je sais pas faire avec ces trucs. C’est urgences-culotte-pleine qu’il me faut !
Fin d’enregistrement.
Si elle refusait, au début, de bousculer les gens, maintenant elle n’a plus ni scrupule ni hésitation à le faire, une fois qu’elle a bien analysé la situation et qu’elle est convaincue qu’il n’y a aucun risque. L’une de ses priorités est de libérer les lignes au plus vite, et accorder un maximum de temps aux véritables urgences, sans pour autant frustrer ou froisser l’ego de ceux qui cherchent juste un peu de réconfort, une voix amicale quand ce n’est pas une oreille à qui
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confier leurs petits malheurs.
Après tout, ce n’est pas une association qui vient en aide aux délaissés, aux suicidaires ou aux âmes perdues !
Quand des personnes sont coincées dans une cabine, c’est généralement un homme qui appelle. Est-ce que les femmes s’énervent trop vite ? Est-ce qu’elles donnent toujours l’ordre à leur mari ou petit ami de le faire à leur place ? Est-ce qu’elles ne prennent jamais un ascenseur seules quand elles ont le pressentiment qu’il va se passer quelque chose ? Est-ce qu’elles préfèrent passer par la cage d’escalier si aucune épaule virile n’est présente pour les soutenir ?
Le mystère reste entier même si plusieurs thèses ont déjà été écrites sur ce sujet qui fera encore couler beaucoup d’encre.
Attrapant une bouteille de soda au cola d’une marque célèbre, elle en boit goulument une gorgée, afin de s’hydrater la gorge et de satisfaire une irrépressible envie de sucre, puis elle s’approche d’un bureau en contemplant le téléphone sonnant.
Une profonde inspiration lui donne le courage nécessaire pour décrocher une nouvelle fois.
Enregistrement d’appel, urgences ascenseurs, 31 décembre, 22 h 29.
Lulu — SOS détresse ascenseur, Lulu à votre service !
Homme — Bonsoir madame Lulu.
Lulu — Vous êtes essoufflé ? Calmez-vous, monsieur. Et parlez lentement et distinctement.
Homme — Je vous appelle parce que ma femme et moi, on est coincés dans un ascenseur.
Lulu — Vous avez essayé le service d’urgences intégré à la cabine ? Un bouton généralement rouge avec un symbole de téléphone dessiné dessus.
Homme — Euh, oui, oui. Ça sonne, mais rien ne se passe.
Personne décroche.
Lulu — Et qu’est-ce qu’elle vous a dit, cette personne ?
Homme — Hein ? Quoi ? Qui ça ?… Non, y a personne qui
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décroche, je vous dis. Ça ne décroche pas à l’autre bout du fil.
Lulu — Ah, excusez-moi.
Homme — C’est pour ça que j’ai cherché sur internet à qui je pouvais m’adresser.
Lulu — Oui, je comprends, maintenant.
Homme — Le premier numéro n’a pas répondu. Le deuxième m’a envoyé balader. Alors je tente avec le troisième.
Lulu — C’est bon, j’ai compris, monsieur.
Homme — Et quand j’ai composé le numéro, au bout d’un bon moment, c’est vous qui avez décroché.
Lulu — Que s’est-il passé exactement ?… Allô ? Vous êtes toujours là, monsieur ? C’est quoi, ces bruits ? On dirait des frottements de tissu, non ?
Homme — Euh… Oui ! C’est ma femme qui… Et ça me… Je suis là !
Lulu — Votre femme ? Elle va bien ?
Homme — Très bien même, je vous remercie. Et vous ?
Lulu — On fait aller. Vous êtes où, là ?
Homme — Dans une cabine, je vous ai dit.
Lulu — Oui, mais où ça ? Dans votre immeuble ?
Homme — Non, on s’est offert un restaurant dans le grand centre commercial en ville. Là, on montait au dernier étage, sur la terrasse, pour prendre notre table.
Lulu — Ah, je vois. J’espère que c’est bien chauffé, quand même. Et bien abrité de la pluie. Que pouvez-vous dire sur votre environnement ?
Homme — C’est… une cabine. Avec une porte, des boutons, de la moquette au plafond et une agaçante musique lancinante qui résonne…
Lulu — Vous n’êtes pas dans le panoramique ? Avec des miroirs sans tain tout autour, permettant de voir le centre commercial ?
Homme — Sans tain, je sais pas, mais oui, il y a bien des miroirs sur les murs. Au sol aussi d’ailleurs. Je dois avouer que ça doit être ça qui excite autant ma femme, et moi aussi, par conséquent. Faut dire qu’elle sait bien partager ce genre de choses, la coquine. Ça va être notre dernier rapport de l’année, alors on se laisse un peu aller.
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Lulu — Ah, les cons !
Homme — Oui, c’est justement ce que je cherche…
Lulu — Ils les ont montés à l’envers ! La moquette doit être au sol, et les miroirs réfléchissant vers l’extérieur ! J’espère que vous n’êtes pas encore allés trop loin dans votre pause crapuleuse avec madame, parce que j’ai peur que tout le monde puisse vous voir depuis la galerie.
Homme — Ah…
Lulu — Quoi ? C’est trop tard ?
Homme — J’ai le pantalon sur les talons et ma femme la jupe entre les dents.
Lulu — Alors je pense que vous pourrez faire la quête avant de partir, quand vous serez libérés. Avec un peu de chance, ou si vous avez un physique avantageux, vous ou votre dame, ça va vous dédommager de votre repas.
Homme — Vous voulez dire… qu’on peut être payé pour faire… Ça ?… En public ?
Lulu — Y a plein d’acteurs et d’actrices pour qui c’est le cas, vous savez ? Et dans certains établissements plus ou moins publics, tout le monde le fait avec tout le monde, ou bien devant ceux que ça intéresse de mater, ou encore…
Homme — Et comment je peux faire pour bloquer volontairement l’ascenseur aussi longtemps que j’ai envie ? On va revenir souvent, ici. N’est-ce pas, chérie ? Ça va arrondir nos fins de mois. Et si on gagne assez, on ne fera plus que ça… Tu dis, chérie ?… Sauf si ça t’arrondit le ventre en plus des fins de mois ? On avisera le moment venu, si tu veux bien. Je chercherai ta valve pour te dégonfler. En attendant, enlève complètement tes vêtements et retourne-toi, veux-tu ?
Fin d’enregistrement.
7. Johanna Rambelle
Latifa est assise sur une chaise.
Depuis toujours, l’unique pièce de repos est coincée entre les toilettes et le vestiaire. Utilisée essentiellement par les équipes d’intervention, entre deux sorties, elle permet de récupérer un peu. De quoi ? La question reste en suspens, car ces personnes pourraient
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très bien aider les autres dans la salle principale, surtout un soir comme aujourd’hui où les forces naturelles déferlent sur la Terre, mais elles préfèrent en grande majorité rester à l’écart, au calme, un peu comme durant les trajets, mais cette fois avec la possibilité de s’asseoir confortablement sur l’une des deux chaises placées de part et d’autre d’une table minuscule, voire s’allonger sur le lit de camp fatigué qui occupe l’essentiel du réduit. Un néon aux rayons bleutés et clignotants achève de décrire cet endroit spartiate.
Ça reste entre nous, mais pour moi, ça ressemble plus à une cellule qu’une salle de repos. L’avantage, c’est qu’on n’est pas distrait par quoi que ce soit, c’est sûr.
Accoudée comme dans un bistrot, la jeune femme sirote un gobelet rempli d’un liquide noirâtre et pétillant. Après avoir participé
la liesse d’une pause improvisée, à la faveur d’une panne des communications, une fois celles-ci revenues, il a bien fallu reprendre une activité normale. Pour elle, « activité normale » dans le service signifie donc venir ici se vider l’esprit et s’exciter les papilles en ingurgitant une bonne dose de sucre.
Elle n’a pas le moindre doute qu’on va bientôt venir la chercher, aussi profite-t-elle des moindres secondes qui lui sont accordées.
L’éclairage du plafond projette des ombres qui rendent son visage lugubre, limite inquiétant.
Son corps est détendu, et son esprit vagabonde, mais d’un seul œil, car elle doit pouvoir être opérationnelle rapidement.
Le regard perdu sur un calendrier affichant un mois de décembre riche en pin-up dont les déguisements de mères Noël ne permettent pas d’aller dans la neige tant ils sont légers, Latifa s’imagine déjà glisser dans la poudreuse, le long des pentes de l’une des stations qu’elle affectionne. Ce n’est hélas pas pour tout de suite, parce que la météo ne s’y prête pas, et que ses congés n’arriveront que dans deux mois. Parfois, elle s’octroie de courtes escapades le temps d’un week-end, mais la fatigue du voyage rend ces expéditions peu intéressantes.
Quelqu’un ouvre la porte avec d’infinies précautions, à cause des
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gonds vieillissants pleins d’arthrose, pourtant la femme sursaute au moindre grincement et laisse échapper un cri venant du plus profond de son cœur :
— Non ! J’peux pas ! J’me r’pose !
Céline s’attendait à la trouver allongée sur la couchette, peut-être plongée dans les bras confortables et berçants de Morphée.
— Mais… Je venais pas te demander de nous aider, ma grande…
— Ah, excuse. C’est pour une sortie, j’imagine ?
— Ouais. Faut te préparer. Les autres t’attendent déjà dans la fourgonnette.
Latifa se lève suffisamment lentement pour que l’hôtesse s’enquière :
— Ça va ?
la voir, je dirais qu’elle est à moitié endormie et qu’elle doit nécessiter quelques tours de chauffe avant d’être pleinement opérationnelle.
— Oui, merci. Faut juste le temps que je me chauffe. Voilà qui donne corps à ma réflexion, merci, Latifa.
— Bon, je te laisse, alors. Courage ! Avec un peu de chance, tu seras rentrée avant minuit et tu trinqueras avec nous.
— Merci. Oui, inch Allah, ça serait sympa, mais j’ai pas beaucoup d’espoir, tu sais.
La porte se referme sur Céline, qui retourne rapidement à son poste.
Latifa vérifie son couteau, solidement fixé dans sa rangers droite, sur l’intérieur de son mollet. Cette arme l’a déjà sortie de pas mal de situations délicates. Il se trouve toujours un câble qui doit être tranché, ou alors une plaque en carton ou en tissu qui doit être ajustée. Combien de fois a-t-elle dû dénuder l’extrémité de fils électriques ? Si l’occasion ne s’est pas encore présentée, nul doute qu’un jour ou l’autre, elle devra faire face à un individu, forcené, paniqué ou tout simplement pas bien dans sa tête, qui la menacera, ou l’empêchera d’atteindre son but. Elle y est préparée, et espère qu’elle aura le cran d’arrêter de réfléchir et de faire ce qui devra être fait avec son cran d’arrêt.
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Sauf que là, c’est pas un cran d’arrêt, c’est un couteau fixe. Faudrait arrêter de faire des jeux de mots sans aucune justification autre que faire rire le lecteur ! Je perds toute ma crédibilité, avec ces conneries, moi ! Je suis sûr que vous allez tous penser que c’est moi le responsable de ces vannes minables et c’est ma réputation à moi qui en pâtit.
Bon, j’en étais où ? Ah, son couteau, oui. Merci aux fayots.
Elle attrape un bandana vert pomme dans sa poche, et le noue autour de sa tête, afin de tenir ses cheveux bien en place, loin de ses yeux. Les plus longs sont rapidement cerclés d’un chouchou noir sur l’arrière en une queue de cheval. Il est important de garder une vision claire, et ne pas avoir besoin d’écarter une mèche récalcitrante, ou devoir l’accrocher derrière l’oreille en permanence.
Ses muscles saillants roulent sous sa peau luisante. Son débardeur lui permet des mouvements amples, tout en dissimulant l’essentiel sans cacher les formes dont sont friands ses collègues masculins. Consciente d’être observée, elle n’en est pas moins pudique et réservée. Ses séances en salle de sport l’ont habituée depuis longtemps à subir les assauts visuels de la caste des hommes – perpétuellement à devoir gérer un trop-plein d’hormones qui s’accumulent dans leur caleçon. Elle se considère à mi-chemin entre une femme par ses attributs, et un homme, par sa musculature, générant à la fois de l’attirance et de l’admiration.
Il lui arrive régulièrement d’être abordée par des filles. Au début, elle se méprenait sur leurs intentions. Bien vite, elle comprit que loin de lui demander des conseils, elles n’en veulent qu’à son triangle magique. Sauf qu’elle ne mange pas de ce pain-là, et elle leur fait bien savoir avec un regard noir, parfois accompagné d’un « non » sans équivoque. Elle n’a rien contre ces femmes. C’est juste qu’elle ne se sent plus femme quand elle reçoit une demande de la part de l’une d’elles.
Comme tout narrateur qui se respecte, je devrais être asexué, à l’image des anges. Hélas, c’est loin d’être le cas, et je ne peux m’empêcher d’apprécier le spectacle – ou même seulement l’idée – de deux magnifiques corps féminins déchaînés par la passion dévorante d’une étreinte fougueuse…
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Sauf que je m’égare, là.
La boîte à outils est contrôlée dans des bruits métalliques cinglants. Chaque élément se trouve à sa place, pour être utilisé plus rapidement dans le feu de l’action. Les consommables ont bien été remplacés, comme les chiffons, la soudure ou encore l’huile.
Elle balance sur son épaule un petit sac en toile contenant des rations de nourriture, de l’eau ainsi que des boissons énergétiques, au cas où ils passent une partie de la nuit dehors. De son autre main, elle pousse la boîte à outils qui dispose de roulettes, mais malheureusement pas de poignée depuis bien plus longtemps que son embauche.
Elle pourrait se diriger vers la sortie les yeux fermés.
En arrivant vers la place de parking réservée à l’ambulance du service, elle s’arrête, et sourit. L’action est son plus grand plaisir, sa seule raison de venir chaque jour. Son cœur bat à tout rompre dans sa poitrine. Et encore, ce n’est rien en comparaison de ce qu’elle ressentira quand elle sera arrivée sur les lieux de l’intervention !
La pluie a cessé, mais le sol est toujours imbibé. S’il ne gèle pas, cette nuit, le mercure restera très proche du zéro.
l’aide de deux doigts qu’elle insère dans sa bouche, Latifa siffle pour attirer l’attention.
Le conducteur est en train de faire le plein, de l’autre côté, et passe la tête à l’arrière. Il s’agit d’un petit trapu aux cheveux grisonnants et un accent du sud à couper à la hache :
— Ho ? Qu’est-ce que c’est ?
La jeune femme lui fait signe de la main :
— On va pouvoir partir, je suis là !
L’homme cogne deux fois contre la paroi. Les portes arrière s’ouvrent sur un type sec, pas très grand lui non plus, qui semble agacé :
— Magne-toi, la greluche : on est à la bourre !
Il s’agit de l’ingénieur responsable de l’expédition. Elle ne le connaît pas encore, et imagine qu’il n’est là que pour la nuit, l’établissement faisant trop souvent appel à des intérimaires pour
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combler les lacunes du planning faute d’un manque d’effectifs flagrant.
Elle lui tend son matériel, qu’il attrape avec dextérité, puis grimpe lestement avant de refermer.
Préférant donner une bonne impression dès maintenant, elle se dégage de toute responsabilité :
— Je crois qu’il remplit le réservoir. C’est donc pas moi qu’on attendait !
Une main se tend devant elle :
— Mathias. Je suis un intérimaire.
— Latifa, je suis une greluche.
La silhouette musclée de la femme ne semble pas intéresser le moins du monde le chef. Ou alors est-il déjà concentré sur son boulot ? La vérité est plus complexe. Il a bien remarqué qu’elle cherche à se mettre en valeur, plus ou moins discrètement, et ne peut avouer sans mentir qu’il n’y trouve rien là qui n’est pas à son goût. Pratiquant des remplacements depuis plusieurs années, il côtoie souvent des assistantes prêtes à aller très loin pour fréquenter un ingé ou même seulement pour un peu de bon temps. Il a donc appris progressivement à faire abstraction de tout signe extérieur d’intérêt, bien qu’il n’en pense pas moins.
C’est exactement ce que je disais à mon propre sujet il y a quelques lignes à peine !
Avant même qu’ils ne s’en rendent compte, leur pilote a déjà retrouvé sa place derrière le volant et démarre le moteur. Un petit coup de sirène et il se met en route.
La circulation est encore plus fluide que dans le premier chapitre. Il est aisé de circuler à une vitesse largement supérieure à la limite autorisée, sans pour autant prendre plus de risques que nécessaire. Avec l’avancée de la nuit, les gens sont maintenant tranquillement chez eux, chez des amis ou dans leur lit, bref à l’endroit où ils comptent se prendre le cap fatidique des douze coups, laissant les rues tranquilles pour les services d’urgences dont ils pourraient avoir besoin sous peu.
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Les deux passagers se tiennent comme ils peuvent pour ne pas être projetés contre les parois à chaque changement brusque de direction et les dérapages qui s’ensuivent naturellement.
Lors d’un virage particulièrement serré, alors que les pneus crissent, les portes arrière, visiblement mal accrochées, s’ouvrent en grand. Mathias attrape de justesse le brancard avec sa main avant qu’il ne s’échappe, puis hurle à son équipière, afin de couvrir le bruit de la circulation et des roues :
— Bordel, c’est quoi, ça ? Elle se défend :
— Ah non ! C’est pas de ma faute : ça arrive tout le temps avec ce bahut. Il est trop vieux et surtout très mal entretenu ! Je l’ai déjà signalé, mais le temps que les choses bougent, on risque de perdre quelques patients.
Mathias ne cherche pas à désigner un coupable. L’heure est à l’action, et il le fait savoir :
— Va fermer, je tiendrai pas longtemps !
Assurant chacune de ses prises afin que ni le vent ni le froid ne provoquent de mauvaise surprise, Latifa progresse lentement. Les encouragements agressifs de son responsable ne vont pas pour l’aider en la déconcentrant à intervalles réguliers. En elle-même, elle lui crie : « Ferme ta gueule, si tu veux que j’y arrive ! »
Du moins espère-t-elle ne pas l’avoir prononcé à voix haute. Accrochée à un rebord au niveau du toit, elle tend le bras pour
attraper l’un des battants, lorsque subitement, celui-ci revient en place, tout seul, mais très violemment. D’un réflexe, elle écarte son bras pour ne pas prendre un coup, mais elle avait mal estimé la distance de son visage avec la position fermée de la porte.
Malgré la température basse, une douleur très vive monte de son nez jusqu’à son cerveau – le chemin est court, il est vrai. Elle étouffe difficilement un cri effroyable.
En professionnelle de l’action, elle verrouille chacune des deux portes avant de s’occuper de sa blessure.
D’après ses premières observations, rien ne serait cassé, mais elle enrage, car elle a très mal – à son faciès autant qu’à son amour propre.
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Revenue auprès de Mathias, celui-ci pointe un doigt sur son propre nez, sans un mot, mais en la fixant du regard. Latifa constate alors qu’un liquide rouge s’échappe d’une de ses narines et vient lui chatouiller la lèvre supérieure. Un mouchoir en papier en guise de bouchon empêche l’hémorragie de prendre trop d’ampleur, en attendant la coagulation. Voilà qui va limiter la durée du bisou de minuit à son record d’apnée.
Le pilote balance par-dessus son épaule, sans ralentir son allure :
— Comment ça se passe, derrière ? Pas trop secoués ? Le chef adresse un sourire à Latifa et réplique :
— Non, pas plus que d’habitude ! Au contraire : on s’ennuie !
— Pour de vrai ? Parce que je suis prudent, là. J’en ai encore sous le pied.
— Alors, foncez, on n’a pas une seule seconde à perdre ! Probablement Mathias est-il en manque d’action, parce que rien
ne les oblige à aller aussi vite. De plus, la mission ne précise en rien la criticité de leur action. Pour sa défense, il n’était pas là au début du roman quand le même chauffeur amenait Mario, la minette et une cabine à peine décrochée d’une T.S. jusqu’aux urgences.
Contractuellement, le service doit assurer ses interventions sur tout le territoire qui lui a été assigné dans un délai maximum de trente minutes, comme les pizzas. Pour ce faire, ils doivent embaucher de vrais pilotes de rallyes professionnels, surtout aux heures de pointe. Ces derniers sont friands d’entraînements payés, même si les conditions et les véhicules sont loin de se rapprocher de ce qu’ils peuvent vivre en courses.
Si ça ne tenait qu’à moi, je qualifierais cette idée de faire conduire les ambulances par des pilotes chevronnés, car c’est tout sauf réaliste. Sauf que c’est pas moi qui écris, je me contente de vous lire la feuille que j’ai en face de moi. Peut-être que je vais reprendre tout ça, corriger tout ce qui ne va pas, mettre mon nom et je vais faire fortune ? Même avec un procès pour plagiat, je serais gagnant, à coup sûr !
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Les secousses s’accentuent à mesure que la vitesse augmente. Dorénavant, la sirène retentit en permanence, couvrant à peine le doux ronflement de l’eau projetée dans les garde-boue et sous le fourgon.
Un autre véhicule, avec un gyrophare en fonctionnement lui aussi, les rattrape progressivement. Le pilote, quand il s’en aperçoit, force encore un peu plus sur l’accélérateur. Ses équipiers en viennent à se plaquer au sol pour plus de sécurité.
Parce qu’il est le plus rapide – mais il pourrait également faire croire à de la galanterie – Mathias est en dessous. Tête-bêche, ils n’ont pas l’opportunité de trouver la situation sensuelle tellement ils se croient dans une attraction à sensations qui aurait perdu le contrôle. L’homme ressent malgré tout quelques fourmillements de frissons quand il constate quelles parties du corps de la femme se trouvent à certains endroits précis de son anatomie à lui. Par chance, il est face contre le sol, et ne risque pas de dévoiler son trouble par une réaction physique naturelle.
— Je crois qu’un concurrent essaie de me dépasser. Mais il sait pas à qui il a affaire !
Latifa, curieuse, prend le temps de se redresser et observer par un hublot, puis s’écrie :
— Ampulance !
Les deux hommes s’exclament d’une même voix :
— Quoi ?!
D’un ton nasillard et « enrhubé » dû à l’obstruction de sa narine, elle répète :
— Ampulance ! C’est une ampulance qui dous suit ! C’est bas un gongurrent ! Idutile de dous tuer bour ça !
Mathias tend une main secourable vers elle :
— Garde ton calme, ma grande, tout va bien se passer.
— Je sais, je suis galbe.
— Reste tranquille et allongée tant qu’on n’est pas immobilisés. Elle hésite, puis trouve un salut inespéré quand elle est projetée
vers l’avant sur un coup de frein puissant. Le dos collé contre le dossier du siège avant, elle se trouve bien calée et préfère rester là. Quand l’ingénieur lève la tête et la regarde avec un sourire, elle
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comprend qu’il ne cherche qu’à la faire parler, pour se moquer de son accent :
— C’est balin, ça !
— Oui, c’est « balin », je l’avoue, mais tellement drôle !
— Vous avez jabais édé balade ? Vous aiberiez pas gu’on se bogue de vous…
— Ah non. Moi, les seules maladies que j’ai, c’est dans la caboche !
Latifa soupire, puis donne un grand coup dans le siège qui lui sert de dossier :
— On darrive biendôt ?
Remarquant un attroupement au loin, le conducteur lui répond :
— Oui, on est presque arrivés, et j’ai suffisamment d’avance pour finir en tête. On va leur mettre une chasse au chrono, ils vont en perdre leur slip !
En effet, une dizaine de secondes plus tard le véhicule ralentit dans un dérapage qui se voudrait totalement contrôlé – mais personne n’est dupe – et vient s’immobiliser à quelques centimètres d’un camion de pompier. L’ambulance, prudente et penaude, va se garer plus loin.
Le branle-bas de combat est déclaré. Mathias attrape sa sacoche, passe l’anse en travers de son corps et se précipite vers l’attroupement après avoir ouvert la porte latérale. Latifa, souffrant toujours beaucoup, voit ses gestes perturbés et ses réflexes anesthésiés, mais se lance derrière son chef, traînant sa boîte à roulettes dans un vacarme assourdissant de métal. De fait, elle ne passe pas inaperçue.
Des policiers contiennent la foule de curieux qui s’agrandit à vue d’œil, et ouvrent un passage aux deux coureurs comme s’il s’agissait de l’arrivée de l’ultime étape du Tour de France sur les Champs Élysée. L’un d’eux leur indique la direction à suivre jusqu’au pied d’un grand immeuble pour y recevoir le baiser de la victoire – ou bien des instructions, c’est selon. Personnellement, j’aurais plutôt fait une comparaison avec l’entrée d’une rockstar dans une salle de concert, ou bien d’un boxeur dans une salle en liesse attendant un
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combat mémorable.
Là, les responsables des forces d’intervention déployées les attendent, à savoir le commandant des pompiers, le capitaine de la police, l’adjoint au maire en charge des sports – c’était son tour d’astreinte cette nuit – un directeur régional d’EDF et pour terminer un employé des postes qui a réussi à passer le cordon de sécurité grâce à son uniforme et qui fait illusion en prenant un air sérieux.
Le chef des combattants du feu prend la parole :
— Vous êtes les spécialistes des ascenseurs ?
Si c’était Céline, elle lancerait son habituel « SOS détresse ascenseur, je vous écoute ! », mais ça serait pour le moins inapproprié en de telles circonstances.
Mathias acquiesce :
— SOS Détresse ascenseur, je vous écoute !
Parfois, je me demande si l’auteur n’est pas à l’écoute de mes commentaires et ne fait pas exprès de me contredire. Avouez quand même que ça sonne bien mieux au téléphone que là !
Le pompier ne prête pas attention à l’absurdité de la dernière réplique, et poursuit son laïus :
— Inutile de vous rappeler que suite au tremblement de terre, tous les services d’urgences quels qu’ils soient, croulent sous les appels de détresse, d’inquiétude, ou seulement de curiosité. On a des moyens pour tenter de déterminer s’il y a vraiment urgence ou pas, et dans le cas qui nous préoccupe maintenant, il s’avère que oui, il faut intervenir urgemment de manière urgente et sans attendre.
Il procède à un rapide tour de table pour les présentations. Chacun se serre la main avec des phrases du genre « enchanté », « comment
allez-vous depuis la dernière fois ? » ou encore un sobre « monsieur ».
Pointant sans se retourner son doigt vers le haut de l’immeuble qui se trouve derrière lui, le commandant jette solennellement à son auditoire :
— Comme vous pouvez le voir, un ascenseur de type externe sans gaine a subi quelques petits dommages.
Je ne vous ferai pas l’injure de vous expliquer ce qu’est un
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ascenseur sans gaine. Et pour les plus ignares, un petit tour dans un dictionnaire, ajouté à un minimum de réflexion si vous êtes équipés, et vous me remercierez. Je saute volontairement cette description très technique, car après l’avoir lue deux fois moi-même, je n’ai rien compris du tout. Ne me considérant pas comme plus bête que la moyenne, j’en ai conclu que c’était totalement inutile et que ça ne ferait que ralentir le rythme déjà défaillant de ce chapitre. Vous me remercierez plus tard.
De puissants projecteurs mettent en évidence une cabine arrachée
ses guides, et qui pend dans le vide, attachée seulement par quelques câbles qui ne vont probablement pas faire long feu. De lourds nuages masquent les étoiles ainsi que la Lune. Il ne serait pas surprenant qu’ils déversent à nouveau de nombreuses gouttelettes d’eau un peu partout, phénomène plus connu sous le terme générique de « pluie ».
— Comme c’est à l’avant-dernier étage, nos échelles ne nous permettent pas d’atteindre les personnes prisonnières. J’ai requis un hélicoptère, mais avec toutes les interventions qu’il doit faire avant que ce soit notre tour, malgré tout le poids que je pensais avoir, ça sera sûrement trop tard, et nous aurons déjà ramassé les restes des corps avec des pinces à épiler qu’il ne sera toujours pas arrivé. Alors on ferait mieux de pas trop compter sur lui.
Personne ne relève le fait que l’équipement standard des pompiers ne contient pas de pinces à épiler, pas plus que de petites cuillères, du reste.
— Maintenant que nous avons le top de la crème de l’élite de ce qui se fait de meilleur en termes de secourisme d’ascenseurs…
Le commandant appuie un regard sur Mathias, qui ne se sent pas concerné le moins du monde, avant de poursuivre :
— Nous allons donc pouvoir élaborer un plan à toute épreuve dont le principal but sera de sauver les gens coincés dans la cabine, et accessoirement éviter qu’elle ne tombe et ne provoque encore plus de dégâts le long de la paroi ou au sol, même si nous avons déjà sécurisé le périmètre.
Le cordon de sécurité est en effet suffisamment large pour que
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personne ne soit blessé si le pire venait à se produire, à l’exception du petit groupe de têtes pensantes supposé savoir ce qu’il fait, du moins tant qu’il reste à cet endroit. Et à l’exception également des occupants de l’ascenseur, mais là, c’est pas vraiment pertinent de le dire, vu que c’est relativement évident.
Mathias, partagé entre une flemme chronique et l’envie de s’en payer une bonne tranche, pousse son assistante devant lui :
— Je vais laisser ma consœur prendre la parole. J’essaie de la former, alors cette fois, c’est son heure de gloire.
Le commandant, ainsi que toute l’assemblée, la dévisage :
— Qu’est-ce que vous voulez ajouter ?
La femme ne sait plus où se mettre. Elle comprend que son collègue d’une nuit ne cherche qu’à s’amuser en la ridiculisant, aussi elle choisit avec soin chacun des mots qu’elle souffle conjointement
un nuage de vapeur d’eau, afin que personne ne se rende compte de sa blessure nasale :
— Rien du dout ! C’est lui le chef ! Je suis que l’assisdande, boi !
Elle réalise, trop tard bien sûr, en voyant tout le monde sourire que le mouchoir en papier dépasse largement de son nez, et qu’elle n’a pas fait illusion une seule seconde. Un soupir s’échappe de sa bouche tandis qu’elle recule de deux pas pour reprendre sa position initiale sous l’hilarité générale.
Plusieurs cris proviennent de la foule amassée derrière la ligne des forces de l’ordre, ce qui ramène tout le groupe à la dure réalité de la situation.
Latifa, la première, lève les yeux, et ne peut réprimer un hurlement, en pointant une main vers le sommet du building :
— La gabine ! La gabine ! Elle a disbaru !
Le cercle lumineux ne contient plus rien. Le groupe s’éparpille en courant, s’attendant à un choc imminent et des plus violents.
8. To(m)be or not to(m)be ?
Quelques pompiers et policiers s’activent à faire pivoter les projecteurs, afin de retrouver la cabine qui a disparu.
Le groupe des têtes pensantes s’est éparpillé façon puzzle lorsque
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Latifa a fait remarquer, à juste titre, que la « gabine » avait disparu du disque lumineux au sommet du bâtiment.
La tension est à son comble, d’aucun retenant leur respiration jusqu’à l’inévitable choc. Pourtant, ce dernier se fait attendre. L’immeuble est haut, d’accord, mais pas au point qu’un tel objet puisse mettre plusieurs minutes pour atteindre le sol.
Enfin, l’un des ronds lumineux découvre la cabine tant convoitée. Elle n’a bougé que de deux ou trois mètres, à peine un étage. Par contre, elle s’est retournée, et pend maintenant la tête en bas, le long des rails qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Je vous rappelle qu’il s’agit d’un modèle sans gaine, et je vous invite à revenir au chapitre précédent si vous ne voyez pas à quoi cela peut ressembler.
Le petit groupe constitué des autorités préparant l’intervention de sauvetage se reforme, mais un peu à l’écart du point de chut potentiel, cette fois. Inutile de prendre le risque d’une nouvelle panique. Le commandant des pompiers, menant toujours la danse, précipite l’exécution du plan qu’ils tentaient d’élaborer :
— La seule solution pour nous, c’est d’atteindre la cabine en rappel.
Il se tourne vers Mathias et Latifa :
— Vous avez ce qu’il faut pour ça ?
Ils acquiescent tous les deux d’un hochement de tête simultané.
— Bon. Je vais mettre mes meilleurs hommes à votre service. Ils vous accompagneront et vous assureront. Si vous avez besoin de quoi que ce soit d’autre, n’hésitez surtout pas à demander. Dans la mesure du possible, et du raisonnable, j’accéderai à vos requêtes. Ma priorité
moi, c’est les vies humaines. Ensuite, seulement viendra la vôtre : l’ascenseur. C’est bien compris ?
Ils acquiescent à nouveau avec un mouvement capital digne des meilleures équipes de nage synchronisée.
Je m’attends au pire après une telle proposition. « J’accéderai à vos requêtes ». Qu’est-ce que l’auteur va bien trouver comme ânerie invraisemblable ? Ils vont vouloir un sous-marin nucléaire ? Une fusée interstellaire ? Godzilla ?
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Mathias réfléchit un court instant avant sa première question :
— Vous auriez une sucette ? De préférence parfum passion… Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Ça fait partie de ce qui n’est pas raisonnable ?
Finalement, il a su rester sage. C’est plutôt drôle, je dois bien le reconnaître, et relativement sobre.
L’adjoint au maire prend l’initiative d’exprimer la pensée de chacun à cet instant précis :
— Vous vous prenez pour Kojak, ou quoi ? Ou alors MacGyver et vous comptez sauver tout le monde avec le petit bâtonnet en plastique ?
— Pas du tout. C’est seulement que je vais avoir besoin de sucre.
— Ah… Euh… Bon.
Le membre du conseil municipal s’éloigne de quelques pas et s’entretient avec un agent de police avant de revenir :
— On s’en occupe, mais… je garantis rien. Un soir de réveillon, tout est fermé, vous savez.
— Je vous fais confiance. C’est pas une piscine olympique à boire.
L’ingénieur d’intervention des urgences ascenseurs prend progressivement confiance en lui, parce que son rôle devient enfin plus important. Il aime se sentir utile, voire indispensable. Quand on appelle son service, c’est généralement qu’il va devoir se mettre en avant, remplir le beau rôle du sauveur de ces dames. Mais il arrive également qu’il vienne pour rien, ou qu’un pompier un peu trop zélé ne se soit occupé lui-même d’outrepasser ses prérogatives.
Il demande à Latifa :
— Tu veux te charger de détailler notre procédure ?
En secouant la tête énergiquement, faisant tournoyer le mouchoir en papier qui dépasse de ses narines, elle lui rétorque :
— Ça va bas, don ? C’est doi le chef, je de rabelle ! Alors déberde-doi dout seul.
Malgré son statut d’intérimaire, il connaît son travail. Loin de chercher à se défiler, il désirait avant tout respecter la lubie de l’auteur de faire « barler » Latifa avec son pansement improvisé dans
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le nez et faire marrer je sais pas qui.
Le moment est venu, maintenant, qu’il montre l’étendue de ses capacités en détaillant la suite du plan :
— Avec mon assistante, nous allons nous glisser jusqu’à la trappe d’accès du toit de la cabine, qui se trouve dorénavant en dessous vu qu’elle est à l’envers. Il faudra nous donner des cordes pour récupérer chaque victime… chaque client… chaque patient… personne ? Oui, voilà, chaque personne l’une après l’autre, jusqu’à la fenêtre la plus proche. Dans la mesure du possible, on va éviter de les faire glisser jusqu’au sol par l’extérieur, car il fait froid, c’est quand même assez haut, et puis c’est mon choix alors on fera comme j’ai dit.
Un brouhaha envahit le groupe. Mathias rappelle tout le monde à l’ordre avec une main levée :
— Stop ! C’est pas tout ! Je vous rappelle la deuxième mission : une fois les gens à l’abri, il faut s’occuper de la cabine ! C’est notre priorité numéro une, dans un deuxième temps. Ou plutôt notre priorité numéro deux dans un premier temps. C’est ce qu’on fera ensuite, quoi.
L’employé des postes, qui joue les intrus grâce à son uniforme, demande innocemment :
— Vous comptez la faire passer par une fenêtre, elle aussi ? Personne ne semble se douter qu’il n’a rien à faire là, en
particulier l’ingénieur ascenseur qui se substitue temporairement au coordinateur des secours :
— S’il s’en trouvait une suffisamment grande, ça serait en effet l’idée. Hélas ce n’est pas le cas. Une fois sur place, j’aviserai en fonction des conditions et de la solidité de ce qui la retient, pour envisager une solution viable, afin soit de l’accrocher solidement en attendant l’hélicoptère, soit la faire descendre en toute sécurité. Il ne paraît pas envisageable de la réparer là où elle est, c’est un point sur lequel on ne reviendra pas, on est tous d’accord.
Cette fois, c’est le responsable EDF qui intervient :
— Vous… Vous comptez vraiment la faire… descendre ?
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Comment vous comptez vous y prendre ? Elle doit faire son poids, quand même. J’imagine qu’il va falloir des bras solides.
— Je n’aurai la réponse à cette question qu’une fois là-haut et après avoir fait un bilan de la situation, malheureusement. Maintenant, je vais vous demander de m’excuser, je dois aller préparer mon assistante… Me préparer avec mon assistante… Enfin, on va se préparer chacun de son côté, c’est pas moi qui vais la… Oui, vous avez compris, quoi.
J’en vois un qui s’enfonce à chaque fois qu’il ouvre la bouche. Peut-être qu’il ferait mieux de se taire et d’agir.
Latifa n’est pas mécontente d’être ramenée au second plan. Les palabres, les responsabilités, la réflexion la tête froide, ce n’est pas du tout sa tasse de thé. Ce qu’elle préfère largement, elle, c’est l’action, l’adrénaline, et les prises de décisions dans la précipitation.
Une trappe sous le brancard de leur véhicule laisse échapper deux baudriers ainsi que plusieurs cordes. Il n’est pas rare que ce genre d’équipement soit nécessaire, le plus souvent dans les gaines intérieures. Ils sont donc tous deux régulièrement conviés à des sessions d’entraînement, et donc rompus à l’exercice. Ils ressortent bientôt en tirant leur caisse à outils qu’ils vont devoir emporter avec eux jusqu’au bout.
La jeune femme avise un pompier plutôt charmant et à la carrure impressionnante – sa carrure n’est pas étrangère à son charme, pour être totalement honnête – du nom de Mario et lui suggère de l’aider avec son fardeau, étant donné qu’ils vont devoir atteindre le dernier étage par les escaliers. Pour ceux qui ne suivraient pas, ou qui se sont endormis sur les pages précédentes, l’ascenseur est plutôt indisponible, merci de revenir en arrière pour se remettre dans l’ambiance.
Afin de faciliter la montée de l’expédition – trois pompiers en plus de nos deux héros ascensoristes – une échelle pivotante automatique disposée sur un long véhicule rouge les prend et les dépose au plus haut de ses possibilités, soit une trentaine de mètres, correspondant environ à la moitié de l’immeuble. C’est toujours ça de gagné.
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Utilisant l’échelle comme un monte-charge, le préposé aux commandes doit faire deux aller-retour. Les projecteurs accompagnent ses mouvements, l’aidant grandement à bien viser, même s’il fait montre d’une maîtrise hors du commun. Après, c’est son boulot, pas de quoi pavoiser, non plus.
Le franchissement des escaliers restant ne se fait pas sans heurt. Malgré une bonne forme physique, les cuisses tirent, parce que les gens forcent beaucoup dessus, conscients de l’urgence de la situation. L’électricité n’est pas des plus constantes, et parfois des ampoules ne fonctionnent pas, causant des chutes ou des carambolages. Avec le vacarme qu’ils font, chaque mot doit être répété pour être compris de tous.
Par chance, le bâtiment a été évacué bien avant leur arrivée, ce qui leur évite d’être perturbés par des gens à sauver, ou qui poseraient des questions.
Depuis que Mathias a récupéré une boîte complète de sucettes juste avant d’emprunter l’échelle – les goûts sont variés, mais hélas pas la moindre trace de passion au menu – il ne parle plus beaucoup, préférant faire le plein d’énergie avec une boule sucrée dans la bouche et passer pour un asocial ou un débile, plutôt que ne laisser aucun doute sur les effets néfastes que peut avoir une hypoglycémie sur son intellect.
Latifa, elle, a participé à de nombreuses interventions en extérieur ces derniers mois, aussi elle est devenue suffisamment autonome. Nul besoin de la suivre et lui donner des ordres chaque seconde ni de la surveiller pour rattraper in extremis ses bourdes ou s’assurer qu’elle a bien fait tout ce qui lui incombait. Elle connaît son taf, et anticipe autant que possible les besoins de son responsable en s’adaptant intelligemment à la situation.
Le service ne confie jamais de poste en intervention à quiconque s’il n’est pas certain de la compétence de son personnel. La jeune femme a suivi une formation, puis, une fois l’examen réussi haut la main, elle s’est vue placée en binôme avec un autre assistant avant d’avoir l’honneur d’occuper un poste officiellement. Son sérieux
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n’est plus à démontrer et d’aucuns lui envient même parfois son niveau technique.
Pendant ce temps-là, dans l’ambulance, le chauffeur écoute paisiblement la radio, suivant avec beaucoup d’attention les nouvelles diffusées très régulièrement suite au tremblement de terre. Sa curiosité n’a rien d’un voyeurisme morbide. Ou alors pas beaucoup. Il s’inquiète pour ses proches, mais également sur les conditions de circulation pour ses prochains déplacements, ainsi que les courses professionnelles auxquelles il doit participer dans les semaines à venir.
Il pianote régulièrement sur son téléphone, discutant avec des amis ou de parfaits inconnus sur des réseaux sociaux. Il a découvert tout récemment qu’il pouvait ajouter plein d’applications sur ce qui ne lui servait, jusque là, qu’à parler avec sa famille ou prendre des rendez-vous.
Maintenant, il ne peut plus s’en passer, et ressent le besoin, même durant ses trajets professionnels, à commenter chaque instant de sa vie ou de celle de ses contacts.
Par contre, il se moque éperdument des minutes intenses qui vont se dérouler à quelque trente étages au-dessus de sa tête. C’est bête à dire, mais l’auteur tient beaucoup à ce que ça soit mentionné, alors comme il remonte un peu dans mon estime ces dernières pages, je ne vois aucune raison pour ne pas lui accorder cette petite lubie. Après tout, il a peut-être une idée derrière la tête et on comprendra où il veut en venir un peu plus tard.
Latifa adapte sa respiration au rythme des marches qu’elle gravit. Son front ne tarde pas à se couvrir d’une fine pellicule de transpiration, dû non à la température, car cette nuit de la Saint-Sylvestre tourne autour de quatre degrés dehors, mais à l’effort qu’elle produit. Elle serait entièrement nue qu’elle suerait tout autant, ou presque, sauf que tous les mâles qui l’entourent, eux, ne tiendraient plus en place, malgré la présence du mouchoir en papier toujours enroulé dans sa narine et dépassant allègrement, ce qui provoque cet accent enrhumé qui déforme la plupart de ses mots.
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Parfois, un petit détail ne suffit pas à gripper une mécanique parfaitement huilée et luisante. Après tout, en la prenant par-derrière, il est possible de la faire crier sans que sa narine bouchée ne vienne perturber la tension de la situation. Sauf si, bien sûr, ses halètements ont expulsé le morceau d’ouate et qu’un filet de sang ne vienne tacher l’oreiller où elle tente d’étouffer ses hurlements de plaisir. Mais revenons plutôt à notre Panurge.
L’ultime niveau est enfin atteint. Je parle de l’étage dans l’immeuble, bien sûr.
Mathias déverrouille la porte palière automatique de l’ascenseur, et reste devant l’ouverture béante débouchant sur le vide. La pluie a repris ses droits, mais reste cependant modérée, histoire de dire qu’elle peut s’énerver à tout moment si on la cherche.
Un projecteur ne tarde pas l’éclairer, l’aveuglant au point de l’obliger à se mettre une main devant les yeux. Il songe un instant à sortir ses lunettes de soleil, mais se ravise sous le prétexte que le bâton de sa sucette coincé entre ses lèvres lui donne déjà une attitude suffisamment décontractée.
Tout le matériel est étalé dans le couloir. Les trois pompiers qui les accompagnent se tiennent prêts à exécuter le moindre ordre qui leur serait donné, particulièrement s’il venait de la bouche sensuelle de la charmante femme qui a agité ses fesses sous leur nez durant tant de marches.
Voyant son chef hésitant, Latifa le guide sans avoir l’air de l’aider. Pour ce faire, elle retire sans ménagement l’obstacle de sa narine, mettant un terme à toute déformation sonore au grand dam de Mathias, le fourre – l’obstacle – dans une poche, et fait semblant de donner des indications aux combattants du feu qui ne la quittent pas d’une semelle :
— On commence par attacher solidement nos cordes. Ensuite, faut voir comment est arrimée la cabine, et comment il sera possible de la vider sans risque, puis, le cas échéant, de la faire descendre. Peut-être qu’il serait mieux, dans un premier temps, que vous restiez ici, pour nous assurer. Si besoin, on vous demandera de venir nous rejoindre.
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— Vous êtes sûre qu’on peut rien faire de plus ? On est pas mauvais en rappel.
— Moi je rappelle toujours la fille le lendemain de notre rendez-vous.
— Tu re-veux un re-coup de ra-pelle dans la re-gueule, toi ?
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
La cible des convoitises n’en perd pas son sang-froid pour autant :
— J’en doute pas, messieurs, mais on va garder les rappels pour la fin, comme dans les concerts, d’accord ?
Mathias tente de rattraper son retard sur son assistante, qui semble plus douée que lui pour faire des nœuds. Pour finir, elle vient lui prêter main-forte.
Bientôt, il se tient debout, devant le vide.
Un regard de trop vers le bas, et il se sent défaillir. Une main féminine le tire vigoureusement en arrière, lui évitant ainsi une chute fort mal à propos, même s’il est attaché.
— Ça va, chef ?
— Oui… Oui… C’est…
Mario lève un sourcil avec un sourire plus proche de la moquerie que de la consternation :
— La pluie ? Vous avez peur de la pluie ?
Mathias secoue vigoureusement la tête en ouvrant de grands yeux. Non, me dites pas que l’intérimaire a le vertige ? Ça serait vraiment un coup de maître dans l’humour ! Je crois que cet auteur
va aller loin, finalement.
Comprenant qu’il est probablement sujet au vertige – j’avais deviné juste. Ah ! Ah ! – son assistante lui sauve la mise avec une remarque très réfléchie :
— Vous n’auriez pas commencé votre repas de réveillon avant de partir, par hasard ? C’est pas très malin. On peut pas faire ce genre de choses le ventre plein, c’est pas prudent. Laissez-moi passer devant, d’accord ?
Mathias sourit et obtempère sans un mot, sous trois paires d’yeux sceptiques. Il croit opportun d’ajouter, en se frottant l’estomac :
— C’est sûrement les huîtres qui passent mal. Elles ont
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probablement jamais été aussi haut à regarder…
Il ne termine pas sa phrase, car il a eu le malheur de jeter un nouveau regard en bas et a juste le temps de se retourner avant de défaillir. Tout le monde a le loisir de constater qu’il n’a pas avalé la moindre huître durant les heures passées, mais je ne m’étendrai pas plus sur cet incident.
Latifa se met dos au vide, les mains fermement serrées sur sa corde, comme si sa vie en dépendait, puis se laisse basculer lentement en arrière.
Elle ne tarde pas à être luisante de la pluie qui l’arrose faiblement, mais de manière constante. Ses cheveux plaqués, ses vêtements collés et tirant vers la transparence ainsi que les gouttes qui glissent sans pudeur sur sa peau attirent indéniablement les regards masculins comme un puissant aimant.
Lorsque ses jambes sont parvenue à angle droit avec la paroi, elle commence à marcher à reculons.
En s’essuyant la bouche, Mathias a la présence d’esprit de lui conseiller :
— Prend pas trop de risques, hein !
— Je fais tout comme vous m’avez appris, chef.
Des pas d’une dizaine de centimètres chacun la mènent lentement mais sûrement jusqu’au pied de la cabine, la partie la plus haute vu qu’elle est à l’envers. Elle prend un grand soin à ne pas la toucher, pour éviter de la faire bouger ou rompre son précaire équilibre et précipiter sa chute. Ses occupants doivent être morts d’inquiétudes – au sens figuré, ça vaudrait mieux, mais pour l’instant c’est impossible d’en avoir confirmation – et comme ils ne sont certainement pas au courant des manœuvres de secours, ils pourraient paniquer au moindre son ou mouvement suspect.
Lorsque la femme est face à la porte, elle demande, en haussant la voix :
— Euh… Y a quelqu’un là-dedans ? Une voix étouffée lui parvient :
— Qui… Qui me parle ? C’est… un ange ?
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Elle descend effectivement du ciel, ce qui la fait sourire. L’humour est en train de virer du vulgaire et débile à quelque
chose de nettement plus drôle. Je ne vous cache pas que je prends de plus en plus de plaisir à vous raconter cette histoire. Manquerait plus qu’elle joue le jeu et se prenne effectivement pour un ange.
— Merci pour le compliment. On peut voir ça comme ça, oui… Merci ! Merci monsieur l’auteur ! Je jubile ! Mais rassurez-vous,
je nettoierai ma chaise avant de partir.
— Mais je suis seulement SOS détresse ascenseur, à votre secours. On va tenter…
Se reprenant, elle adopte un langage plus rassurant :
— On VA vous sortir de là !
Un craquement sinistre vient ponctuer sa réplique, glaçant le sang de tous ceux qui l’entendent, et contraignant la femme à ajouter :
— Gardez votre calme, surtout. Je suis là. On s’occupe de tout. Vous n’avez plus rien à craindre.
Ne cherche-t-elle pas à se convaincre avant même ceux qui sont coincés ?
La même voix, qui semble être celle d’un homme, se fait à nouveau entendre :
— C’est… Ça se présente comment ?
— Ben…
— À ce point-là ? On a une chance, quand même ?
— Non, je prenais le temps de réfléchir. Mais en fait, je voudrais pas vous faire de fausse joie. Ça va être aussi tendu que mon string… Et c’est pas peu dire parce qu’avec ce baudrier, je m’étonne qu’il ait pas encore pété.
Elle fixe les câbles et commence à faire parler les occupants pour leur focaliser l’esprit pendant que les grains tombent lentement dans le sablier.
— Vous pourriez me décrire l’intérieur de la cabine ? Vous êtes combien ?
Cette demande est également motivée par un état des lieux aussi précis que possible avant de décider quoi et surtout comment agir.
— Disons que c’est pas très propre ici : j’ai pas mal vomi le
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champagne que j’ai absorbé en début de soirée. Heureusement que j’avais encore rien mangé de solide. Mais ça pue quand même un peu, et ça poisse, aussi. Surtout que la lumière est pas constante, et que je dois tout faire à tâtons.
Alors qu’elle se rassure sur l’état de la carcasse de la cabine, elle entretient le dialogue :
— Vous êtes seul, monsieur ?
— Oui, ou plutôt non, je suis seul avec mon chien. J’étais allé le promener parce qu’il a pas mal bu, lui aussi… Mais il a pas vomi, enfin je crois. Il n’a bu que de l’eau, hein ! Je donne pas d’alcool aux animaux même si ça fait des vidéos amusantes sur internet. Je pourrai vous donner quelques liens, si ça vous botte. Par contre, il est tout imbibé de mon vomi à moi et j’ose plus le toucher autrement que sans faire exprès. Au fait, j’étais en train de remonter chez moi pour finir la soirée avec quelques amis. Ils vont bien ?
Les détails mettent bien dans l’ambiance, je trouve, non ? Manquerait plus que l’odeur piquante des sucs gastriques pour provoquer des hauts le cœur chez les lecteurs les plus sensibles. Heureusement que ce n’est pas le but recherché.
— À ma connaissance, tous les occupants ont été évacués, mais je ne vous cacherai pas que je n’ai pas plus de détail. À mon avis, ils sont probablement très inquiets à votre sujet. Pour l’heure, c’est vous qui me préoccupez, pas eux. Euh… C’est quoi, votre chien ? Quelle race ?
— C’est un Rex… Un bichon, je veux dire. Il s’appelle Rex. C’est lui qui a insisté, soi-disant que ça impressionne plus les autres chiens. Mais j’ai peur de l’avoir un peu écrasé. Ou alors il s’est noyé dans ma bile. J’ai l’impression qu’il ne bouge plus depuis un moment, déjà. D’habitude, il est plutôt agité, surtout dans le noir. Il a horreur du noir… J’espère que vous n’êtes pas noire, madame ?
— Je suis désolée pour vous, monsieur. Et non, je ne suis pas noire. Je suis typée maghrébine. Il a rien contre les Arabes, votre Rex ?
— J’en sais rien. Mais je m’en fiche. Moi, j’ai jamais supporté ce clébard. C’est celui de ma femme qui est partie il y a plusieurs mois
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et qu’elle a pas pu emporter, car son nouveau copain est allergique. Entre nous, j’ai déjà entendu parler d’allergies aux chats, mais aux chiens… Ça doit être un prétexte, mais on n’est pas là pour polémiquer.
— Ah bon ? Un prétexte ?
— Oui, un prétexte pour… Pour je sais pas quoi, d’ailleurs. Bref, c’est plutôt un poids qui s’enlève de mes épaules, s’il est clamsé, le clebs. Un faible poids, parce qu’il était pas bien gros. Par contre, qu’est-ce qu’il aboyait ! Y avait rien que je pouvais faire pour l’arrêter ! Je crois qu’il m’a jamais aimé, lui non plus. Finalement, c’est un bon débarras !
Latifa s’adresse à Mathias, resté en haut, et qui hésite à regarder ce qu’elle fait, craignant défaillir à nouveau :
— Chef ? Faudrait faire descendre des câbles pour arrimer la cabine mieux que ça, le temps qu’on le sorte, au moins ! Et ça aiderait pour la deuxième…
Les portes s’ouvrent, la surprenant et bloquant la « phase » au fond de sa gorge. Elle constate la scène d’horreur qui règne à l’intérieur : un homme en tee-shirt et jean, les cheveux et la peau mouillés, avec des pantoufles aux pieds et un hideux gilet tricoté sur les épaules, avachi sur le cadavre d’un petit chien blanc, le tout baignant dans une marre de vomi.
L’homme s’excuse :
— Je… J’ai pas fait exprès d’appuyer dessus, mais je crois que le bouton d’ouverture fonctionne encore…
— On dirait bien, oui. Sûrement un bug que les concepteurs n’ont pas pris la peine de corriger. Si vous saviez ce qu’on voit, des fois !
Voilà une claque à peine dissimulée. J’imagine que l’auteur doit connaître des gens qui conçoivent des logiciels d’ascenseurs et qu’il leur en veut pour quelque chose. Mais je ne me hasarderai pas à tenter de deviner de quoi il s’agit.
— Vous pouvez bouger, monsieur ?
Agitant les bras et les jambes, il confirme que oui.
— Non, je veux dire, vous pouvez vous rapprocher de moi ? Il va falloir sortir de là à un moment ou à un autre, et je vous avoue que si
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vous pouviez y contribuer, ça me faciliterait grandement la tâche.
Avec d’infinies précautions, il rampe sur les quelques dizaines de centimètres qui le séparent de l’ouverture, provoquant à la fois des bruits suspects et de légers mouvements de balancier. Il n’y prête aucune attention. Latifa, de son côté, enregistre toutes ces données, et considère qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure pour les secondes à venir.
Il tend bientôt les bras vers elle. Comme il manque un tout petit peu de distance, elle s’accroche au bord de la porte, et tire pour venir y poser les pieds. Il s’agrippe à elle aussi fort que ses membres tétanisés et les vêtements mouillés le lui permettent.
— Accrochez-vous bien, je vais vous emmener en sécurité, et ça sera terminé.
Surpris de trouver autant de muscles chez une femme, il imagine qu’elle ne doit pas du tout s’intéresser à la gent masculine, préjugé certes tenace, mais souvent vérifié, sauf dans ce cas précis.
La femme regarde en arrière pour estimer la puissance qu’elle va devoir donner dans ses cuisses pour viser la fenêtre grande ouverte où elle souhaite se rendre. Elle y devine la silhouette de Mario, le pompier à la carrure charmante et qui a eu la présence d’esprit de se rendre à l’endroit où elle devrait revenir.
Un gémissement les surprend tous les deux, elle et sa victime. Le chien n’est peut-être pas tout à fait mort, après tout ?
L’homme remarque le couteau dépasser de la jambe de pantalon de Latifa et une idée folle traverse son esprit. D’un geste, il se plie en deux, attrape l’arme, se retourne, et vient la planter dans le thorax de l’animal, avant de se précipiter dans les bras de la femme, avec une remarque fort à propos :
— Voilà, maintenant, c’est terminé. On dira que c’est arrivé par accident, d’accord ?
Elle lui tapote le dos :
— Vous avez beaucoup de courage, monsieur. Maintenant, le plus facile reste à faire : ne me lâchez surtout pas.
Tenant particulièrement à son matériel, elle demande se remettre
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la lame dans son fourreau, ce qu’il exécute rapidement.
Alors là, qu’il fasse l’effort de se plier à nouveau sans broncher, c’est limite crédible, mais on ne va rien dire, peut-être que ça passera sous silence. Moi, je l’ai nettement remarqué, quand même, hein.
Sans rien dire, elle enroule sa corde autour de la taille de son fardeau, et vient la passer dans un mousqueton. Lui se laisse faire, mais profite passivement du contact avec ce corps qu’il pourrait désirer en d’autres circonstances.
Juste avant de donner tout ce qu’elle a dans les jambes, elle crie à tous ceux qui pourront l’entendre :
— J’y vais !
Manque de chance, la cabine n’étant pas fixée, la poussée les écarte l’une de l’autre, mais elle ne va pas assez loin pour que le pompier puisse l’attraper.
Inutile de décrire le choc qui se produit quand les deux se rejoignent à nouveau, surtout que la femme ne comptait pas du tout revoir la cabine d’aussi près ni de si tôt.
Elle se félicite d’avoir assuré l’homme au gilet en laine avec la corde, sinon elle l’aurait lâché sous la violence de l’impact.
Quelque chose vient lui tomber sur la tête. Il s’agit de l’extrémité d’une perche à selfies que le pompier lui tend. Grâce à ce petit objet insolite, elle parvient à le rejoindre en face de la fenêtre. L’homme est fermement agrippé et tiré à l’intérieur et ne tarde pas à être enroulé dans une couverture. Ensuite, Latifa sourit au grand gaillard avec son casque brillant, toujours au bout de sa corde :
— Merci. Mais je dois y retourner. J’ai pas fini ma mission.
— Prenez votre temps, surtout. J’ai pas prévu d’aller ailleurs pour le moment. Je vous attends ici.
Elle se lâche et revient osciller à côté de la cabine, qu’elle évite adroitement, cette fois, libérée qu’elle est de son passager.
Les sangles de son baudrier lui cisaillent l’entrejambe, comme elle l’a déjà signalé quand elle a fait allusion à son sous-vêtement tendu. Le poids de l’homme qu’elle a dû supporter en plus du sien n’y est pas étranger. Pourtant, elle doit en faire abstraction. Sa tâche n’est pas terminée. Elle aura d’autres occasions de se concentrer sur ce qui
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se passe à cet endroit. Peut-être même que la présence du pompier l’aiderait grandement à faire de ces occasions des moments inoubliables, qui sait ?
Un nouveau claquement métallique et elle sent un grand courant d’air faire voler celles parmi ses mèches qui ne sont plus attachées. La cabine, n’étant plus sous l’emprise de quoi que ce soit hormis la pesanteur, a décidé de lui céder.
Mathias a enfin trouvé le courage de pencher la tête :
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi elle est tombée ?
Latifa ne peut que lui répondre par un geste d’impuissance, et un visage ébahi. Elle ignore totalement ce qui a causé la chute, mais elle ne pense pas y être pour beaucoup. C’est dommage d’échouer si près du but. C’était sûrement écrit quelque part qu’elle ne pourrait pas la sauver, elle aussi. L’humain passe avant. L’humain a été secouru, c’est déjà bien. Mais étant spécialiste des ascenseurs, ce n’était pas son seul devoir.
J’ignore pourquoi, mais en cet instant précis, la seule image qui me vient, c’est le corps du chien, le cœur transpercé, réduit à l’état de bouillie entre les parois éclatées de la cabine, et les bottes des pompiers qui vont écraser le tout, persuadés qu’ils seront que rien ne méritera plus qu’ils prennent la moindre précaution.
La jeune femme tend la main vers Mario, le visage fermé d’avoir échoué si près du but. Secrètement, elle espère qu’il va la sécher et la réchauffer comme il sait forcément le faire avec ses bras musclés.
Après tout, elle n’est qu’une assistante, une technicienne. Si l’ingénieur avait eu les capacités pour descendre lui-même, il aurait peut-être fait mieux – même si rien n’est moins sûr tellement elle s’est révélée efficace jusque là.
9. Les sens de la vie
Mathias a envie d’être repris pour d’autres remplacements à l’avenir, car le service est sympathique, les collègues efficaces et l’ambiance agréable – sans parler de la paie qui est dans la moyenne haute de ce qu’il touche habituellement. Aussi, dès qu’il est rentré, il se dirige directement vers les box et participe de son mieux aux
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interventions avec Francis et Laurent.
Latifa, quant à elle, ne quitte pas la salle de repos. Si aucune crainte de perdre son emploi ne l’habite bien qu’un CDI ne protège personne, elle préfère anticiper une nuit difficile et profite des moindres minutes pour récupérer et se détendre tous les muscles, y compris celui qui sert à réfléchir.
Devoir prendre la place du responsable pour des cabrioles au bout d’une corde ne la dérange pas plus que ça. Elle aime l’action, et souhaite à chaque sortie pouvoir montrer ses talents comme elle vient de le faire, non par souci de reconnaissance, car chacun est bien considéré dans le service, mais plutôt parce qu’elle préfère agir plutôt que rester en retrait et servir de faire-valoir ou de vulgaire assistante, même si ce statut n’a rien de déshonorant en soi. Son manque flagrant de galipettes sensuelles – elle se réserve pour l’amour de sa vie et futur époux – doit probablement jouer un rôle non négligeable.
Si ses études ne lui permettent pas d’espérer un jour monter en grade, elle rêve cependant de trouver un autre poste plus ou moins équivalent – pourquoi pas en dehors des urgences ou même loin du milieu des ascenseurs – qui lui apporterait épanouissement et défoulement. Pour plaisanter, ses collègues ou amis lui suggèrent parfois de postuler dans une troupe d’acrobates ou alors un groupe d’intervention quelconque, quand ce n’est pas proposer ses services à des associations de malfaiteurs qui préparent des casses spectaculaires.
Il serait peut-être plus sage – et moins risqué, mais est-ce le but recherché ? – d’opter pour le cinéma. Une carrière à Hollywood ne lui a pas effleuré l’esprit. Elle est encore jeune, rien n’est perdu, et les vocations peuvent très bien se découvrir sur le tard.
En voyant passer l’intérimaire, Sarah a compris que son amie était de retour également, aussi elle se libère dès que possible pour la rejoindre dans son placard au moment même où elle revient d’une bonne douche bien chaude, qu’elle a malheureusement prise toute seule.
Un petit appareil de télévision est allumé en sourdine sur la table, mais il n’attire l’attention de personne.
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— Salut Lat’ ! Comment c’était ?
— J’adore tomber sur un chef qu’a le vertige ! La gringalette ouvre des yeux globuleux :
— Tu déconnes ? Ils foutent n’importe quoi, aux RH, ma parole ! Quand un établissement est éloigné de toute grande ville, et qu’il
n’a pas forcément les moyens d’embaucher à coups de gros chèques, il doit se contenter de ceux qui veulent bien faire l’effort de venir à lui. Un intervenant en hauteur qui a le vertige n’est pas moins intéressant qu’un plongeur qui ne sait pas nager ou un politicien qui ne sait ni voler ni mentir. Cela dit, ces deux derniers exemples n’intéressent pas le service qui nous préoccupe en cette soirée de réveillon.
La grande musclée regarde la petite maigrichonne droit dans les yeux :
— Je suis sérieuse : j’adore vraiment quand je dois me taper tout le boulot ! Ça m’éclate !
— Je t’ai déjà dit que t’étais pas faite pour être technicienne. Pourquoi tu t’es jamais inscrite dans une école d’ingé ? Ou bien une formation continue pour monter en grade ?
— Les études m’ont toujours donné des boutons. J’étais dans l’action, pas dans le bachotage. Pendant que les autres avaient le nez dans leurs bouquins, moi j’étais dehors à courir ou en salle à pousser de la fonte. C’est pas le même monde.
— Peut-être, mais aujourd’hui tu t’éclaterais encore plus. Des fois, faut souffrir pour être…
Sarah s’interrompt. Elle se considère comme nettement plus mignonne que son amie, car la carrure n’est pas un critère valable à ses yeux.
Latifa change complètement de sujet, non parce qu’elle a deviné le léger trouble de sa collègue, mais parce qu’un point important lui revient en tête :
— Dis, tu sais pas ce que j’ai entendu, là-bas ?
— Ben non. Je sais même pas où t’étais. On a pas une seconde à nous, ici, j’ai pas eu le temps de regarder l’ordi.
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Après avoir fait une courte pause afin de déterminer ce qu’elle a le droit de raconter ou pas, la rambette de pacotille recharge sa Kalachnikov à mots, et lance une nouvelle rafale :
— C’était un grand immeuble dans les quartiers est. Il était pas trop touché, mais l’ascenseur extérieur avait bien morflé. Y avait beaucoup d’intervenants différents, même un adjoint au maire qui faisait acte de présence.
— C’était chaud, alors. T’as dû monter par l’extérieur, c’est ça ?
Après une description très détaillée de chacun de ses actes et chacune de ses décisions – avec force commentaires sur les non-dits
– Latifa en arrive enfin là où elle voulait :
— Et en redescendant, j’ai entendu un des pompiers parler d’attentat.
— Ah bon ? À Paris ? J’étais pas au courant.
— Non, non, ici.
— Mais… C’est une toute petite ville de rien du tout, totalement insignifiante ! Ils pouvaient viser quoi, à ton avis ?
Sur ce point, je suis d’accord avec elle : comment imaginer qu’un groupe de terroristes puisse avoir l’idée de s’attaquer à un lieu aussi paumé ? Pourquoi pas, tant qu’à délirer, imaginer que le tremblement de terre serait lié à l’attentat ?
Avec un sourire, la grande fille ménage son suspense :
— Attends, c’est pas le pire. Le pompier pensait que le tremblement de terre était lié à l’attentat !
Tiens, ça faisait longtemps que j’avais pas paraphrasé un dialogue, moi. On ne se refait pas.
— Il était sérieux ?!
— J’ai pas voulu intervenir, je me suis contentée d’écouter. Il avait l’air d’hésiter entre une cause et une conséquence.
Alors qu’elle sort son téléphone, Sarah secoue la tête :
— Faudrait leur faire des formations pour débiter moins de conneries. Autant certains sont vraiment bien gaulés, autant ils ont le muscle de la réflexion plutôt atrophié.
Le pire, dans tout ça, c’est que la gamine prononce des inepties
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pareilles avec un air des plus sérieux.
— Tu… Tu sais que c’est pas un muscle, hein ?
— Bien sûr, pour qui tu me prends ? C’est la manière grise à la carte ! Par contre, le muscle du caleçon, celui-là, ils l’entraînent tous les jours !
— Tu sais que c’est pas un muscle non plus, hein ?
En guise de réponse, Sarah adresse un clin d’œil à son amie, qui se reprend :
— Ah, c’est vrai que ton frère est pompier et que sa chambre est juste à côté de la tienne. D’ailleurs, il est de service, ce soir ?
— Non, non, il est en vacances dans la famille de sa copine, au Japon. Là, au moins, il est tranquille question séismes.
Encore une blague qui tombe à plat pour ceux qui ignorent que l’activité tectonique est intense dans l’île nippone. Heureusement que vous n’êtes pas de ceux-là.
Bientôt, un son nasillard et saturé émane de l’appareil. Un flash spécial est diffusé sur toutes les plateformes de streaming vidéo en plus de la télévision et des grandes stations radio. Les informations concernent bien évidemment surtout les dégâts occasionnés par la catastrophe naturelle.
Les deux jeunes femmes poursuivent leur discussion. Sarah hausse légèrement la voix :
— Ici, on n’a pas eu ce genre de nouvelle. Ça doit rester confidentiel chez les pompiers, sûrement.
— Tu crois vraiment que des terroristes ont pu provoquer un tel tremblement de terre ? Faut quand même un paquet d’explosifs pour en arriver là, non ? Je vois, quand je vais assister à un match, même international, quand on tape tous des pieds en même temps, ça fait un peu de bruit, mais rien ne bouge.
— Ah ? T’es allé voir quoi, récemment ?
— Non, c’était quand j’étais ado, et que j’allais le week-end chez mon père. Il avait un abonnement et j’adorais ça. Faudrait que je m’y remette. Je ferais peut-être plus de rencontres.
Après quelques secondes de répit, pendant lesquelles le haut-
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parleur bon marché parvient à peine à reproduire une ambiance de fin du monde durant un reportage au milieu d’un éboulement d’immeuble, Latifa reprend le fil de sa pensée :
— Ou alors les terroristes ont profité du bordel causé par le tremblement de terre, pour augmenter encore l’impact de leur attentat…
— Dans quel intérêt ?
— Je sais pas… S’assurer que les victimes sont bien mortes ? Profiter que les forces de l’ordre sont déjà de sortie ? Ou tout simplement pour faire croire que c’est eux qui ont tout fait trembler ? Ils frappent toujours là où on les attend pas, pour jouer avec l’effet de surprise.
— C’est vrai. Pourquoi ils font pas sauter un stade au beau milieu d’un match ? Non, au lieu de tuer cinquante mille personnes d’un coup, ils préfèrent dix par dix, avec tous les risques que ça implique de devoir renouveler des actions aussi désespérées qu’inutiles. J’te jure, j’ai du mal à piger ce qui peut bien se passer dans leurs têtes.
On va supposer qu’elle fait allusion au fait même de mettre fin à des vies humaines alors que tous les textes sacrés connus – toutes religions confondues – interdisent catégoriquement d’attenter au bien
le plus précieux qui soit. Sinon ce serait porter atteinte à son
muscle qui sert à penser » et je vais me retrouver avec plein de mouvements féministes sur le dos. Déjà que je viens à peine de me remettre l’auteur dans la poche, c’est pas le moment pour accroître le nombre de mes détracteurs.
Sarah ouvre soudain de grands yeux :
— Mais j’y pense…
— Quoi ?
— Si le bruit court qu’il y a eu un attentat, on va encore se retrouver mises à l’écart, toutes les deux ! T’as oublié ?
— Mais non. On leur explique à chaque fois. C’est pas parce qu’on est les deux seules Arabes de garde cette nuit qu’on a forcément à voir avec tout ça. Ils ont bien compris, maintenant. Tu t’inquiètes pour rien, je t’assure.
La rachitique prend une pause de maîtresse qui explique une leçon
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évidente à des têtes blondes fermées à tout apprentissage jusqu’à la prochaine récré :
— Les collègues, peut-être, mais encore la dernière fois j’ai dû montrer mes papiers à un client avant de pouvoir intervenir et lui sauver les miches ! C’est pas le comble ?
— Et en quoi tes papiers lui ont prouvé que t’étais clean ?
— Sur ma carte d’identité, avec l’éclairage du photomaton, je fais nettement plus blanche qu’en vrai.
— T’as de la chance, moi, elle date un peu, j’avais encore plein de boutons que j’ai essayé de cacher avec mes cheveux longs de l’époque, mais le photographe a rien voulu savoir. Au moins, ça m’obscurcit un peu le visage.
La porte s’ouvre sans préavis. Il s’agit de Josiane, la préposée à la réception des urgences. Si son rôle se rapproche un peu de celui de Céline, elle n’a aucune compétence en téléphonie, et doit se contenter d’accueillir et dispatcher ceux qui débarquent quand elle n’a personne avec qui papoter ou qu’elle n’est pas dans une de ses interminables pauses café.
— Ah, Sarah. Je pensais bien te trouver ici. Paniquée, la maigrichonne se dresse promptement :
— Y a un chef en visite surprise ? Un contrôle inopiné ? Une revue des effectifs ?
— Non, non, rassure-toi, rien de tout ça. C’est seulement qu’on commence à être surchargés, et que ton aide nous serait d’un grand secours.
— Ah ! C’est que ça, ouf. Tu m’as fichu la trouille ! Bon, pas de soucis, j’arrive.
Alors que Josiane s’en va et referme la porte, Sarah reprend tranquillement sa position assise ainsi que sa conversation :
— Bon, on en était où ?
— Attends, je sais plus… Je t’ai raconté mon escalade, ensuite on a évoqué les caleçons de pompiers, puis on a abordé des terroristes.
— Oui, bon, je crois que je vais profiter de l’interruption pour aller voir en salle et filer un coup de main. Autant me montrer un peu et éviter qu’on doive venir me solliciter à nouveau. Et toi, tu vas faire
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quoi ? C’est pas encore l’heure des douze coups.
— Avec ma chance, je serai à l’autre bout de la ville à ce moment-là. De toute façon, on boit pas de champagne, nous.
— Et je préfère m’éclipser plutôt que faire la bise à tous ces mecs qui vont sentir l’alcool et essayer de fourrer leur langue partout croyant que c’est permis. Déjà les mains j’suis pas chaude, mais la langue… Beurk !
— Y en a qui essaient de mettre leurs mains dans ta bouche ?
— Non, pas dans la bouche… Ça fait combien de temps que t’as pas eu de mec, toi ?
La gringalette laisse son amie se reposer et traverse la grande pièce, à la recherche de quelqu’un qui aurait visiblement besoin qu’on vienne l’assister. Elle n’est pas forcément très motivée à faire du zèle, en tout cas pas plus que d’habitude.
Marc la remarque de loin, et la hèle d’une main pourtant occupée avec une pince coupante :
— Ah, tu tombes bien, Sarah Bernhardt, tu peux venir me… Elle le coupe sèchement :
— Mais je suis pas ton chien !
Il ne comprend pas vraiment où elle veut en venir :
— Qui c’est qui t’a traitée de chien ?
— Toi, avec ton Saint-Bernard l’hermite…
— Je…
Mathias, depuis le box d’à côté, se permet d’intervenir :
— Mais c’est pas Bernard, c’est Thierry, de toute façon. Marc attrape la réplique au vol :
— Ah, oui, l’acteur. Ben tiens, Sarah, c’est aussi une actrice. La technicienne secoue la tête d’incompréhension :
— Sarah Lhermitte ?
— Non : Bernhardt.
— Je pige que dalle à ce que tu racontes. T’as besoin d’aide, ou pas, finalement ? Sinon je vais voir quelqu’un d’autre, moi. Faut pas prendre la tête des gens, surtout un soir de réveillon avec autant de travail et d’esprits loin des corps.
Encore une fois, je vais m’abstenir de tout commentaire sexiste,
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néanmoins vous en conviendrez, elle cherche les histoires, la petite. Ravalant sa fierté, Marc conclut mentalement que ça doit pas être
la bonne période du mois pour la technicienne, mais il s’en contentera.
— OK, ça va. Ramène tes… connaissances, et tout le reste aussi, enfin tout ce que tu veux. Enfin, viens !
Peut-être est-ce dû à l’excitation de la mission qu’elle vient de remplir haut la main, mais Latifa ne se sent pas de dormir, ni même de s’allonger. Elle a besoin de bouger.
Un silence de mort règne dans la partie des bureaux du service, si bien qu’elle hésite entre une désertification des postes et des regards lourds de sens posés sur elle. Ne pouvant se résoudre à opter pour l’amalgame qu’elle tente de combattre depuis si longtemps, elle se baisse et regarde si des pieds dépassent sous les meubles.
La voix de Patrice la surprend :
— T’as perdu quelque chose ?
— Non, non, je me demandais juste s’il y avait quelqu’un.
Lolo est visiblement en pleine conversation téléphonique, et parle par intermittence :
— Désolé, on prend en priorité les appels faisant suite à la catastrophe…
Le psy à la carrure de rugbyman est à la recherche d’un dossier que jamais il ne va trouver. Plongé dans une armoire débordant de paperasse, il se permet un regard vers la jeune femme :
— Besoin de quelque chose ?
Dans son coin, Laurent garde une totale maîtrise de ses nerfs ainsi que du ton de sa voix en s’adressant à quelqu’un qui est probablement dans un état nettement plus proche de l’Ohio :
— Mais j’en ai rien à faire que vous soyez coincé depuis six heures… Et d’ailleurs, c’est seulement maintenant que vous appelez ?… Une coupure de courant, c’est pas un prétexte. Tout le monde a un portable, de nos jours. Et les téléphones de secours des cabines sont tous sur batterie ou onduleur, c’est la norme, surtout quand elle est respectée.
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Le pétanquice hausse les sourcils en direction de Latifa :
— On n’a pas l’habitude de te voir traîner par ici. Je peux faire quelque chose pour toi ? On peut trouver un coin tranquille, si tu veux.
Sans la moindre ambiguïté, le thérapeute sait par expérience que certaines choses ne peuvent être dites avec des murs aux oreilles indiscrètes dans les parages.
— En fait, je suis sûre que si je me pose quelque part, on va devoir faire une nouvelle sortie, alors pour conjurer le sort, je préfère rester debout et flâner.
— Hé ! C’est pas bête ! Sauf que tu vas forcément devoir sortir à nouveau très vite. On est le soir du réveillon. Il y a plein de coupures de courant partout à cause du tremblement de terre. Ça fait un nombre incalculable de victimes potentielles à secourir. Tu pourras pas résister à la tentation, sur ton fier baudrier blanc.
— C’est pas grave. Je suis pressée de repartir, de toute façon.
Un signal sonore contraint Patrice à mettre son oreillette en place et à prendre l’appel :
— Allô ?… Oui, bien sûr, monsieur le député. Nous sommes là à votre service… Ah, vous avez un voyant qui est tombé en panne dans l’ascenseur de votre villa ? Nous allons envoyer une équipe sur-le-champ pour régler ce problème… Oui, sur-le-champ de votre propriété. Comme vous pouvez vous en douter, nous croulons sous les demandes d’urgences où des vies sont en jeu, mais nous avons nos priorités, et vous en faites partie, monsieur le député… Je présume que votre réveillon doit être interrompu ?… D’accord. Tout sera revenu en ordre d’ici une vingtaine de minutes, et vous serez à l’heure pour y fêter le passage à la nouvelle année… Merci, mais je n’ai pas besoin des détails, je sais très bien ce qu’est une partouze et je ne doute pas que dans l’eau ça doit être encore mieux… Ah, de la mousse aussi ? Ça fait envie… C’est gentil, mais je suis de garde cette nuit. Une prochaine fois, peut-être… Mes respects, monsieur le député, et mes hommages à votre dame… Elle est en vacances chez sa mère en Suisse ? Alors bonjour aux marmottes et veillez bien à ce
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qu’elles aient assez de papier d’alu !
Patrice raccroche en gratifiant Latifa d’un sourire :
— Tu vois : les affaires reprennent déjà ! Euh… J’espère que ta religion ne t’empêche pas de voir des gens tous nus ? Avec un peu de chance, ils seront déjà bien éméchés et insisteront sûrement pour que tu te joignes à eux… Mais rien ne t’y oblige ! Enfin, c’est toi qui vois.
— Je sais pas si c’est le genre d’action qui me convient. Et puisque t’en parles, si, ma religion, comme tu dis, m’oblige à détourner les yeux quand des personnes dévoilent leur intimité. Y a des choses qu’on doit garder secrètes et ne sortir qu’avec un mari ou une épouse dans le contexte d’une chambre à coucher.
— Faut faire des expériences tant qu’on est jeune ! Y a tellement d’autres endroits où on peut faire ça ! Et puis je suis sûr qu’on peut trouver des tas de trucs super excit… super intéressants qui sont en accord avec la religion.
On revient dans le graveleux au ras des bonbons, je vais retirer tout le bien que j’ai pu dire sur l’auteur. Il y a tellement d’autres manières de faire rire qu’en cédant à la facilité du sexe ! Faut savoir aller au fond des choses et pas rester en surface. Il semblait avoir pris un tournant acceptable, voire remarquable. Dommage que ça n’ait pas duré.
Francis passe d’un pas décidé à côté d’eux. Le regard perpétuellement fixé sur ses chaussures – au moins, on ne risque pas de les lui dérober à son insu – il marmonne sans que personne ne comprenne quoi que ce soit.
L’homme est préoccupé. Il sent encore qu’il va se passer quelque chose, cette nuit, alors il se doit de rester vigilant.
Latifa regarde Patrice en plissant les yeux :
— Vous avez une formation en sexuali… to… logie dans votre cursus de psy ?
— Si tu savais la place que prend le sexe dans la vie des gens, tu me demanderais pourquoi y en a pas plus que ça, des cours de sexologie dans les études pour devenir psy !
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— Ah bon ? La société occidentale est pervertie à ce point ? L’homme secoue la tête :
— Ça n’a rien à voir avec la société, l’occident, ou le capitalisme, crois-moi. Mais t’es une femme, donc tu peux pas comprendre. Si un jour, un seul, une femme pouvait se mettre dans la tête… dans les couil… enfin dans le corps d’un homme, t’imagines pas la révolution que ça ferait !
Comme je l’ai déjà mentionné précédemment, mon statut de narrateur asexué devrait me prémunir de ce genre de sentiment, mais je ne peux me retenir de réagir en applaudissant à quatre mains les propos de ce psy à la manque, qui marque un point important. Les mâles sont en chaleur en permanence, chose que les femelles ont toutes les peines du monde à assimiler. Avec l’âge, la recharge du réservoir à pression est un peu plus longue à se faire, mais ça ne change rien dans l’autre cerveau dont nous disposons.
La femme fronce les sourcils, cherchant où son collègue veut en venir :
— Comment ça ?
— Voyons… Par où aborder le sujet… Si t’es dans la religion, j’imagine que t’as jamais eu de copain… au sens biblique… ou coranique du terme ?
— Y en a plein qui me tournent autour, si c’est ce que tu veux dire.
— Justement, s’ils te tournent autour en permanence, c’est parce que nous – j’entends les hommes – on pense à ça tout le temps !
Latifa sourit :
— Tu crois que nous, c’est différent ? Faudrait que tu viennes dans la salle de sport où je vais, un jour où c’est réservé exclusivement aux filles…
Les yeux du psy se mettent à pétiller :
— Me tente pas. Mais question hormones, les nôtres travaillent vraiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, chaque jour du mois et de l’année. Depuis le premier jour de la puberté jusqu’à avoir une béquille dans la tombe.
— Oui, ça, j’ai déjà remarqué. Pas de répit !
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— Vous, vous avez un cycle naturel, et c’est un peu différent en fonction de la phase de la Lune.
— Je sais pas trop quoi te dire, Patrice. J’ai des connaissances théoriques, mais rien de plus.
— Fais-moi confiance : quand t’auras goûté à la pomme, tu voudras plus jamais manger un autre fruit ! Et alors, tu sauras dans quel sens orienter ta vie.
— Pourquoi ? Il y a plusieurs sens ?
Avec un sourire en coin, le spécialiste des boules donne le coup de grâce :
— Oh que oui ! Et Dieu sait que ça vaut le coup, quel que soit le sens !
Lorsque la femme s’éloigne du psy, elle baigne dans l’incompréhension la plus totale. Une courte réflexion l’amène à conclure :
— Mais c’est un vrai pervers ! Hors de question que je me marie un jour avec quelqu’un qui a l’esprit tourné dans ce sens !
10. Non assistance technique
Latifa n’est pas convaincue par le discours de celui qu’elle considère comme un charlatan plutôt qu’un spécialiste du fonctionnement du cerveau humain. Délaissant Patrice au profit de Laurent, qui vient de raccrocher, elle attrape une chaise et s’installe à côté de ce dernier.
— Je cherche pas à te déranger, Lolo.
— Avoir une compagnie aussi agréable n’est pas un dérangement, je t’assure.
Loin de faire le rapprochement entre l’attrait qu’elle provoque chez l’homme, et sa conversation à peine terminée avec le psy, la femme entre dans son jeu :
— Ah, merci. Je veux seulement regarder comment tu fais avec l’ordinateur.
L’œil malicieux de l’homme se joint au ton suave de ses paroles :
— On reprend tout depuis le début ?
— Peut-être qu’on peut s’abstenir de l’achat, de l’installation et du démarrage, c’est pas ça qui m’intéresse le plus.
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— Je suis disposé à t’inculquer les bases si nécessaire. Par exemple, il faut être très délicat avec la souris, limite on lui caresse les boutons et on effleure à peine sa molette pour la conduire vers des sommets inexplorés.
Alors qu’il s’apprête à prodiguer une petite démonstration exemplaire des possibilités techniques de son outil de travail, un nouvel appel les interrompt.
Avec un geste, il s’excuse et décroche en tapotant son oreillette :
— SOS détresse ascenseur, je vous écoute.
L’élève docile tend l’oreille, mais ne parvient à percevoir l’interlocuteur. Peut-être qu’avec un écouteur normal, elle aurait pu, or il dispose d’un modèle intra- auriculaire. Elle cherche alors à deviner les réponses d’après les mimiques et les phrases de son collègue. On va voir si j’ai la même interprétation qu’elle de tout ce qu’elle va observer.
Un visage impassible, au regard fixe, la tête légèrement penchée en avant pourrait très bien signifier « Tu vas parler, oui ? J’ai encore beaucoup d’autres appels qui attendent mon expertise irremplaçable, sans même compter les coupes de champagne au douzième coup de minuit ! »
— Oui, bien sûr. Si vous avez été redirigé vers moi, c’est que je suis le plus à même de vous venir en aide, monsieur. Qu’est-ce que…
Avec un léger froncement de sourcils, les lèvres se pincent, appelant irrésistiblement à être traduits par « Qu’est-ce que tu baragouines ? Articule, peut-être que ça va canaliser tes déjections et que je vais piger au moins l’essentiel ! »
— Je vois. C’est pas bien sorcier. On va très vite vous tirer de ce mauvais pas. N’ayez aucune inquiétude.
Lolo pointe un doigt vers son écran pour demander à sa stagiaire improvisée de bien suivre tout ce qui s’y passe.
La demande enregistrée par Lucie s’affiche en grand. Un clic sur le numéro d’affaire et tous les détails techniques apparaissent alors.
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— Vous vous trouvez bien dans un petit immeuble situé au 1 de l’impasse Hollande… ? Si je puis me permettre de vous demander d’assouvir ma curiosité, c’est le pays, n’est-ce pas ?… Non ? Le président ?… Ah, d’accord, il n’y a qu’un seul bâtiment de deux étages dans toute l’impasse. Mais méritait-il autant d’honneurs ? Enfin, c’est pas à nous de juger, et on doit souvent vous embêter avec ça, j’imagine.
La moue de désolation qui inonde le visage de Lolo ne laisse que peu de place au doute : « Putain, y a vraiment des tarés dans les conseils municipaux ! C’est probablement le dernier socialiste qui n’a pas retourné sa veste dans tout le pays. Mais ça nous dit pas pourquoi il appelle, le gars ! »
Un ongle tapote l’écran sur l’adresse comme s’il prononçait « Tu vois ça, ma grande ? Faut toujours vérifier les informations, on sait jamais. Faut pas faire la moindre erreur, donc hors de question de faire confiance à quiconque. Comme je suis une voix dans la tête de Latifa, je peux pas vraiment deviner pourquoi. Cependant, c’est la seule manière que je trouve pour expliquer cette insistance. »
— En effet, seulement deux niveaux sont desservis par l’ascenseur. Vous vous trouvez à quel endroit, exactement ?
Cette fois, ce sont les épaules qui se haussent en un désarroi infini : « Dans la cabine, connard ! Sinon pourquoi je t’appellerais en urgence ? Parce que je me sens seul en ce soir de réveillon ? T’es pas détresse amitié, si ? Alors, retourne-moi Thérèse ! »
— J’entends bien, monsieur. Vous pouvez me préciser l’étage ?… Le premier. C’est là où vous habitez, je présume ?… Non, je ne cherche pas à être indiscret, j’essaie de reconstituer vos différentes interactions avec l’ascenseur.
Le doigt se promène un peu plus bas sur une liste de noms. La tête se secoue puis Laurent raccroche subitement sans préavis.
— Il n’y a personne d’important qui habite là. On a d’autres priorités. Faut savoir gérer les situations de crise et dégager les lignes
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pour de véritables urgences. Un étage, il n’a qu’à le descendre à pied, on va pas en pondre une pendule.
Latifa se demande si c’est la petite voix dans sa tête qui vient de prononcer cette réplique ou bien réellement son collègue.
— Tu vois, depuis ce poste, on ouvre le pilotage à distance complet de l’appareil en cliquant ici. On voit la représentation graphique, c’est plus parlant, n’est-ce pas ?
Il s’exécute tout en expliquant :
— Si je fais ça, alors je demande à la cabine de descendre. Mais si je change d’avis avant qu’elle ne soit arrivée à destination, hop, un clic et ça remonte. Là, je peux demander à ce que les portes s’ouvrent et restent comme ça indéfiniment.
— On peut mettre la musique d’ambiance ?
— Oui, je peux balancer n’importe quoi. Fais ton choix, ma grande !
— Euh… Au hasard, « Petit Papa Noël » ?
Devant l’air surpris de Lolo, elle demande :
— J’ai choisi le seul truc que t’as pas en stock ?
— Non, c’est pas ça, je m’attendais à autre chose venant d’une jeune femme. Mais j’ai qu’une parole.
Quelques manipulations et c’est fait.
— Attends, tu veux dire que t’as vraiment bloqué l’appareil, et envoyé « Petit Papa Noël » ?
— Ben oui, c’est tout comme je te dis.
— Avec le mec dedans ? Celui à qui tu viens de raccrocher au nez, et qui doit sûrement essayer de rappeler ?
— Ben oui. Tu penses que je suis allé trop loin ?
— Non, du tout. À ta place, je l’aurais envoyé balader encore plus méchamment, j’imagine.
Laurent reconnaît, un peu tard, qu’il n’y est pas allé avec le dos de la cuillère. Il cherche à s’en excuser :
— C’est pas forcément le meilleur exemple pour ta première leçon, Latifa. On va attendre le prochain, il devrait être plus significatif. Plus représentatif. Ou démonstratif. Ou n’importe quoi
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en « -if » à l’exception de « coupe-tif » et de « Hercule tripote le gadget de Pif ».
Son élève est trop jeune pour comprendre la dernière allusion.
D’ailleurs, elle ne relève pas.
Nouvel appel. Laurent hésite une seconde avant de décrocher, craignant de tomber sur le même individu, probablement encore plus énervé que la première fois. Contraint qu’il est d’accepter sa tâche, il finit par répondre :
— Euh… SOS détresse ascenseur, je vous écoute ?…
Le soupire que les lèvres laissent échapper est sans équivoque :
Allô ? Je suis pas du tout le sale con à qui vous venez de donner une leçon. Je sais pas si je suis mieux, mais on va essayer de pas battre son record de stupidité. »
— Oui, madame. Je sais pas si « sauveur » est bien le mot qui convient, mais je vais faire mon possible, en tout cas.
Les yeux se plissent, la bouche s’entrouvre. Probablement que la voix est sexy : « Je suis une pétasse qui use de tous ses charmes pour que tu me débloques, que tu me libères le passage, que je puisse évacuer. Mais attention, prends bien ton temps, j’ai horreur des chauds lapins. »
— J’ai été le vainqueur dans toutes les catégories lors des derniers championnats nationaux de dépannage d’ascenseurs ! J’envisage d’attaquer une carrière internationale dès la saison prochaine, si je trouve un club prêt à débourser les quelques millions que je demande.
Cette fois, Latifa en est sûre : la cliente cherche par tous les moyens à se mettre cet employé masculin dans sa poche, à tel point qu’elle doit forcément dire des trucs du genre « Si tu réponds à tous mes caprices, je t’attendrai les jambes ouvertes et on va secouer les lattes du sommier jusqu’au bout de la nuit. Le tremblement de terre, c’était juste les préliminaires ! »
Par un miracle impossible à expliquer pour la costaude, une photo de femme jeune, blonde et terriblement séduisante – même pour elle,
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c’est pour dire – vient envahir la totalité de l’écran. La base de données contiendrait-elle un cliché de chaque habitant de la ville ? Ça en deviendrait presque inquiétant d’être fiché de la sorte.
— Je vais vous expliquer en détail chaque opération que je vais faire, comme ça vous serez rassurée. Je vais commencer par prendre le contrôle à distance de votre cabine. Si j’étais à vos côtés, je ne pourrais rien faire de mieux.
Voir Laurent rougir n’est pas pour rassurer Latifa sur le contenu de la réponse : « Tu pourrais faire beaucoup plus que tripoter ta souris ! Je suis en manque, moi, et tu te contentes d’agir depuis ton bureau. Ramène tes fesses illico ! Et le reste aussi, sinon c’est même pas la peine ! »
— Il semble y avoir un petit souci avec le détecteur de porte fermée. Mais aucun problème, je le désactive, et hop, ça se met en branle… Enfin, je veux dire, la cabine bouge, comme vous pouvez le constater.
Lolo a les yeux rivés sur la photo qui ne quitte pas le coin de l’écran, laissant à peine la place pour contrôler l’ascenseur. « Lapsus hautement révélateur, mon gaillard ! Tu sais où j’habite, maintenant t’as intérêt à m’avoir donné les douze coups bien avant minuit, ou je ne réponds plus de rien ! Et n’hésite pas à remonter jusqu’à l’estomac, je n’ai rien avalé de comestible pour l’instant, y a toute la place que tu veux. »
— Voilà. Je crois que mon travail s’arrête là, malheureusement. On resterait bien à bavarder toute la nuit, mais j’ai d’autres âmes en détresse qu’il me faut secourir. Je ne vous souhaite pas de faire à nouveau appel à nos services, mais si besoin, je serai… enfin, on sera toujours là.
C’est à contrecœur qu’il raccroche, avant de se tourner lentement vers son élève, comme si elle allait le punir ou qu’il avait déjà honte sans même constater le regard qu’elle porte sur lui, qui dirait « C’est pas très professionnel, tout ça ! »
— Parfois il faut savoir gérer aussi ce genre de comportement.
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Elle était bouillante, celle-là ! Sûrement qu’elle allait rejoindre un intime, ou qu’elle venait de le quitter sans avoir été comblée, j’en sais rien.
— Et ça nous regarde pas, de toute façon.
— Oui. Un des mauvais côtés du métier. Je… Laurent est interrompu.
Un nouvel appel. Latifa hausse les sourcils :
— Ça n’arrête pas !
— Oui, c’est comme ça depuis que le téléphone est revenu. J’espère que tu t’ennuies pas trop ?
— Pas trop, non.
Il scrute son regard, à la recherche d’une confirmation, ou d’une infirmation. Elle ne laisse rien transparaître de ce qu’elle ressent réellement, à savoir un amusement stimulant.
— SOS détresse ascenseur, je suis à votre service… tant que ça reste en rapport avec mes compétences, bien sûr.
La grimace qui déforme son visage laisse supposer qu’il entend difficilement son interlocuteur. « Bassibacha… Et puis lahihahou… Ou alors Sobuchaka… Après je sais pas ce que chhhhh. »
— Excusez-moi, je vous entends très mal. Il y a énormément de bruit derrière vous. Est-ce que vous pourriez vous éloigner un peu, trouver un endroit isolé ?
Ses sourcils se rejoignent presque à la base de son front plissé trahissant des syllabes incohérentes qui parviennent jusqu’à ses tympans : « Non… Pas possible… fixe… fil… attaché. »
— Ah, je comprends. Enfin, je comprends pas tout, mais au moins que vous ne pouvez pas vous déplacer. Il se passe quoi, autour de vous ? On dirait des sirènes, des cris et des explosions.
Il fait apparaître une table de mixage sur son écran, et en jouant avec quelques boutons, parvient à améliorer légèrement la qualité de la retransmission dans son oreillette, comme par magie. « J’attends depuis une bonne dizaine de minutes, mais la cabine ne vient pas.
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Est-ce que quelque chose cloche dans l’ascenseur ? »
— Je vais me connecter à votre dispositif. J’espère que vous m’entendez mieux que moi je vous entends, car les mots sont difficiles à interpréter et je dois en deviner un sur deux.
Plusieurs textes en rouge s’affichent au milieu de l’écran.
— Ah. J’ai peur que vous ne puissiez pas faire grand-chose… Pardon ?… Il semblerait que les pompiers aient réquisitionné votre ascenseur… J’ai dit, il semblerait que… Allô ?
Lolo retire son oreillette de laquelle des sons très puissants s’échappent. Dès que ça se calme un peu, il la remet en place. « Je suis le président du conseil régional. Il faut absolument que je sorte de cet immeuble en proie aux flammes ! Ça devient très désagréable, ici, entre les fumées, la chaleur, les éboulements, les gens qui agonisent et les pompiers qui courent dans tous les sens pour essayer de sauver je sais pas qui. C’est moi qu’il faut tirer de là ! Déjà que le tremblement de terre a bien perturbé mes plans pour la soirée, j’aimerais au moins pouvoir regagner ma demeure pour que ma femme ne se doute de rien ! »
— Oui, je comprends, monsieur. Du moins j’essaie. Allô ? Vous pouvez me dire à quel étage vous êtes ? Je vais voir si je peux surclasser les ordres prioritaires des pompiers et vous envoyer la cabine… Allô ? Quel étage ?
L’homme consulte un plan des lieux, et repère l’appartement d’une femme séduisante, jeune et seule, au quatrième. « Oui, c’est ça, le quatrième. Vous voyez une autre put… proie potentielle dans les environs ? Il me faut de la bonne chair fraiche, moi, qu’est-ce que vous allez imaginer ? Que je me tape la première rombière venue ? »
— De toute façon, les pompiers sont entraînés pour faire de l’exercice à longueur de temps. C’est leur rendre service de les contraindre à porter tout leur barda, les victimes inanimées, les enfants cherchant à inspirer pour rendre leur dernier soupir pendant quelques minutes. Avouez quand même que ça serait pas sympa de trop leur faciliter la tâche, sinon ça serait du gâchis. Allô ? Qui est à l’appareil ?… Le capitaine des pompiers ?… Comment ça, qui je
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suis, moi… Vous voulez bien me repasser mon client, je vous prie ? Nous n’avons pas fini !
Latifa sent venir une situation gênante. Afin de s’en détacher, son regard flâne sur les autres collègues.
Sarah est aux prises avec un marteau que ses bras frêles éprouvent d’énormes difficultés à manipuler.
Francis est plongé dans une intense réflexion en fixant plusieurs morceaux de métal répartis devant lui façon puzzle.
Céline raccroche et décroche son téléphone encore plus fréquemment que Laurent, vu qu’elle met les gens en attente la plupart du temps.
La costaude souffle à son instructeur :
— Finalement, je vais voir plus loin. Merci pour tout.
En masquant son oreillette pour ne pas être entendu du président du conseil régional, il répond sur le même ton :
— Ah, je savais que ça t’ennuyait. Dans le privé, je suis beaucoup plus drôle, tu sais ? On peut se revoir vers minuit, tu me découvriras sous un autre jour…
— J’en doute pas, mais ça m’intéresse pas trop. De toute façon, je serai en intervention à cette heure-là.
La jeune femme s’approche de la rousse, qui semble posée quand elle parle à des gens qui ne sont pas là. Peut-être que l’observer, elle, va lui en apprendre un peu plus sur ce métier ?
Quelque chose intrigue Latifa dans l’attitude de Lily. Autant son prédécesseur prend à cœur de résoudre les problèmes des clients qui appellent, autant la femme est comme possédée.
Ou alors serait-elle en pleine conversation érotique avec un sex-friend ? Au beau milieu d’un coup de bourre suite à une catastrophe naturelle survenue en plein réveillon ? Ce ne serait pas très professionnel, mais tout à fait dans le domaine du possible.
Ça voudrait dire également que certaines femmes pourraient ressentir les mêmes besoins perpétuels que les hommes ?
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11. Pondeuse et répondeuse bis
Lorsque Latifa s’approche d’elle, Céline bafouille, et raccroche précipitamment.
— Tiens, Latifa ! On te voit pas souvent flâner dans les parages. C’est calme, niveau sorties ?
— Tu devrais le savoir, c’est toi qui répond aux appels, non ?
— Normalement oui, mais ce soir, c’est tellement la pagaille, que Lulu me donne un sérieux coup de main. Elle s’est installée là-bas.
D’un doigt, la rousse indique un bureau improvisé dans un coin étriqué, engoncé entre un appareil couvert de poussière ressemblant à une grosse centrifugeuse, et une armoire bancale qui menace de lui tomber dessus à tout moment.
Latifa reprend :
— C’est calme, mais j’imagine que ça va pas durer, et que bientôt je vais enchaîner dépannage sur intervention. Le calme avant la tempête, comme on dit.
— C’est la vie. Tous les services d’urgences quelle que soit leur spécialité sont sur un buisson de charbons ardents avec le tremblement de terre. Tu cherches quelqu’un à qui filer un coup de main, peut-être ?
La Maghrébine secoue la tête :
— Je me suis bien entraînée hier, déjà, à la salle de sport. En fait, je suis plutôt en quête d’observations et d’apprentissage. Ça t’embête si je reste à côté de toi un moment ?
— Du tout. Par contre, j’ai qu’une oreillette, vu que Lulu a pris l’autre. Tu vas pas pouvoir entendre ce que disent les gens à l’autre bout du fil.
— Si vraiment j’ai besoin, je pourrai toujours lire les rapports d’enregistrements, mais c’est surtout ce que toi tu dis qui m’intéresse. Tes parades, tes réparties, le choix de tes mots…
Tiens, ça me rappelle une vieille pub, ça. Le poids des photos ?
— Le poids de mes photos ?
Je vois que l’auteur a les mêmes références que moi. Désolé, amis lecteurs, mais ça me fait marrer.
— Hein ?
— Non, rien.
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En cherchant dans sa poche, Latifa ajoute :
— J’ai une clé USB, si t’as besoin de transférer des photos, mais j’ai des trucs perso dessus…
— C’est bon, laisse tomber. Un vieux réflexe.
En effet, les meilleures blagues sont les plus courtes.
Enregistrement d’appel, urgences ascenseurs, 31 décembre,
23 h 12.
Lily — SOS détresse ascenseur, Lily à votre service !
Homme — B’jour m’dame. Moi problème ascenseur. Vous pouvoir aider moi ?
Lily — Bien sûr. Quelle est la nature de votre problème, monsieur ?
Homme — Nature ? Comme yaourt ? Moi pas faim. Moi pas comprendre.
Lily — J’ai besoin de savoir quel est votre problème pour vous orienter vers l’un de nos techniciens. Vous êtes bloqué dans la cabine ?
Homme — Moi bloqué, mais pas dans cabine. Moi devant cabine, mais cabine capricieuse, cabine refuse apprentissage.
Lily — Vous voulez bien parler plus distinctement, s’il vous plaît ? Il y a du bruit autour de moi, et j’ai du mal à bien vous comprendre. Vous êtes à l’extérieur de la cabine et vous devez faire vos devoirs scolaires, c’est bien ça ?
Homme — Solaire de quoi ? Vous vouloir mettre moi crème solaire ? Moi intérieur, madame ! Pas soleil, car nuit dehors, vous au courant ?
Lily — Vous voulez aller dehors avec un ascenseur pour acheter de la crème ?
Homme — Moi installer ascenseur dans immeuble ! Moi devoir faire apprentissage comme marqué dans documentation, mais apprentissage échec.
Lily — Vous êtes un installateur ? Ah, d’accord. Mais dites-moi, ils vous font travailler le soir du réveillon ?
Homme — Quoi réveillon ?
Lily — Ben, on est le 31 décembre, vous saviez pas ?
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Homme — Non, moi pas savoir. Moi roumain, moi réfugié, moi pas faire politique ! Chef à moi dire tout prêt pour demain, alors moi travailler nuit. Moi content, car moi payé double : 5 € au lieu de 4 € !
Lily — C’est pas le double, ça, vous vous êtes fait avoir. 4 € de l’heure, c’est très très peu !
Homme — De l’heure ? Non, 4 € pour nuit entière ! Si 4 € pour heure, alors moi très riche et moi faire travailler ouvriers !
Lily — Et je pense pas que demain, le 1er janvier, il y ait une réunion de chantier pour contrôler votre montage, monsieur.
Homme — Moi pas savoir. Moi travailler pour argent. Moi expulsé demain. Moi rentrer Roumanie avec fortune 124 €. Moi pouvoir vivre une année avec ça ! Moi revenir dans 10 mois pour faire fortune à nouveau ! Mais moi changer prochaine fois, moi plus travailler ascenseur. Moi faire complètement différent. Moi travailler escalator quand moi revenir. Escalator être mieux, car moi caché dans machinerie, et moi voir jupes et robes ! Ah ! Ah !
Lily — Bon, tout ça pour dire que si l’ascenseur n’est pas encore fini de monter, c’est pas les urgences qu’il faut appeler, c’est l’assistance technique.
Homme — Vous assistance ?
Lily — Oui, mais pas l’assistance technique. On s’occupe des usagers, ici, pas des montageurs. Vous voyez ?
Homme — Moi pas montageur. Moi roumain ! Vous connaître Roumanie ? Vous déjà venue ? Roumanie être très beau pays, mais très pauvre aussi.
Lily — J’ai déjà fait la Cécile… la Sicile, au sud de l’Italie, mais pas Roume, sa capitale, non. C’est joli ?
Homme — Moi conseiller vous pour visite, si vous venir. Moi content vous aimer Roumanie. Quand vous arriver, vous demander Ovidiu. Moi guide pour vous.
Enregistrement interrompu, 31 décembre, 23 h 14 par le mécanisme automatique qui évite l’occupation inutile des lignes.
Lily sourit à Latifa :
— Tu vois, c’est pas compliqué. Si tu as des questions, faut profiter d’une accalmie. Tu…
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Elle hésite, craignant pour son avenir professionnel :
— Tu veux te recycler comme répondeuse téléphonique ?
— Pas du tout.
Alors que l’hôtesse soupire de soulagement, la costaude poursuit :
— J’essaie d’accroître mon expérience, voir le plus de cas possible. Je n’exclus pas de faire évoluer ma carrière, mais rester assise sur une chaise à longueur de temps, trop peu pour moi ! J’ai besoin de bouger, sinon je risque de gro…
Latifa réalise l’embonpoint de Céline, et ne peut terminer sa phrase.
— De… ?
— De gr… De grogner ! J’ai besoin d’action pour m’épanouir ! Sinon je deviens vite ronchon et ça devient un enfer pour mon entourage.
— Comme je te comprends ! Moi, si je m’étais pas inscrite à un club de gym, je serais certainement devenue obèse ! Alors que là, je tiens la ligne.
Afin de rester courtoise, la technicienne se contente de hocher de la tête. Elle n’en pense pas moins : la ligne de la boulette est tout ce qu’il y a de courbe convexe. Elle est tellement sympathique et enjouée qu’il est difficile de lui faire le moindre reproche, même justifié. Ce n’est certes pas pour lui rendre service. Tant qu’elle est bien dans sa peau, quelle qu’en soit la forme, personne n’a le droit de la blâmer, même si l’on n’est pas d’accord avec ses principes. J’ai moi-même quelques kilos superflus dont j’aimerais bien me débarrasser, sauf qu’à faire le narrateur assis devant un livre tous les jours, c’est pas toujours simple. Faut savoir assumer sa vie si l’on n’a pas la volonté d’en changer. Et vous n’apprécieriez probablement pas que je vous laisse tomber avant la fin de ce bouquin, n’est-ce pas ?
Enregistrement d’appel, urgences ascenseurs, 31 décembre,
23 h 15.
Lily — SOS détresse ascenseur, Lily à votre service !
Homme — B’jour m’dame. Moi être encore moi. Moi pas avoir numéro assistance technique.
Lily — Ah, bien sûr. Je vous transfère, ne raccrochez pas !
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Homme — Vous très gentille. Moi merci vous beaucoup.
Lily — Oui, c’est ça. On lui dira.
Fin d’enregistrement.
Après avoir basculé l’appel vers le service concerné, Céline réalise :
— Ah, zut : personne ne travaille à cette heure, là-bas ! Bon, tant pis. Il rappellera.
— Tu es autorisée à transférer les appels comme ça ?
— Le but, c’est d’aider, de dépanner, de résoudre les problèmes. Qu’on transfère l’appel vers l’un des membres du service ou vers un autre service, l’essentiel, c’est que les choses bougent. On doit libérer la ligne rapidement pour les appels suivants. La machine ne doit pas s’enrhumer.
Comme elles pouvaient s’y attendre toutes les deux, la sonnerie n’attend pas le nombre des secondes pour retentir à nouveau.
Enregistrement d’appel, urgences ascenseurs, 31 décembre, 23 h 16.
Lily — SOS détresse ascenseur, Lily à votre service !
Ascenseur — Bip Bip Bip Biiip Biiip Biiip Bip Bip Bip
Lily — Ah, c’est pour un SOS. Que se passe-t-il exactement ?
Ascenseur — Bip Bip Bip Bip Bip Biiip.
Lily — Oui, je vois. Quelles sont les valeurs de vos paramètres vitaux ?
Ascenseur — Bip Bibip Bip Bibip Bip Biiip.
Lily — Houlà ! C’est un peu élevé, ça. Comment ça se fait ? Ascenseur — Bip Bibip Bip Bip Bip. Bi-bop.
Lily — Ah, en effet. Je comprends. C’est parfaitement clair que ça vient de là.
Ascenseur — Bip Bap Bip Bup Bip Blop Bip Bep Bac Bepc Lep Teg Sncf.
Lily — Non, non, surtout pas. Je vais vous passer un de nos techniciens, et vous verrez directement avec lui. Moi, j’y connais rien du tout. Ne prenez aucun risque, d’accord ?
Ascenseur — Bip Biiip Bip Bibip Bip Biiiiiiiip.
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Lily — Euh… Si vous voulez, mais ça me semble un tout petit peu risqué.
Ascenseur — Bip Biloulip.
Lily — Je vais vous passer quelqu’un qui saura mieux que moi. Vous ne faites rien d’ici là, c’est d’accord ?
Ascenseur — Biloute Bip Bip.
Lily — Pourquoi vous voulez tout lâcher d’un coup ? Vous avez tenu bon jusque là.
Ascenseur — Bip Bip Bip Boum.
Lily — Ah, je vois. Vous avez fêté la nouvelle année avec un tout petit peu d’avance, c’est ça ?
Ascenseur — Tilt !
Lily — Ah, vous voyez ! Votre ami R2 n’a pas voulu consommer ça, c’est la preuve que c’est pas bon pour vous !
Ascenseur — Bip Bip Bip Bip Bip Bip Bip Bip Bip Bip Bip Bip Bip Bip Bip.
Lily — Oui, je suis entièrement d’accord avec vous. Mais… Ascenseur — Mip !
Lily — D’accord. Merci pour tout, et ne raccrochez pas, c’est bien compris ? Je vous passe un technicien.
Ascenseur — Bip-bip.
Lily — Merci beaucoup, bonne année à vous aussi et n’oubliez pas : le champagne, c’est avec modération, à l’avenir !
Fin d’enregistrement.
Latifa n’a pas vraiment saisi tout ce qui se passait durant la conversation. À peine a-t-elle perçu quelques sons synthétiques :
— C’était qui ?
— Oh, un ascenseur connecté.
— Ils peuvent communiquer directement en langage humain ?
— Certains oui. Celui-là utilise une fréquence vocale modulée. Et avant que tu poses la question : oui, je suis capable de comprendre ce genre de phrase. Par contre, je sais pas le parler. Heureusement qu’il me comprend aussi, lui. Ça simplifie la conversation. Par contre, ceux qui seraient amenés à relire la transposition de ce genre d’appel, ils ont parfois du mal. Par contre, eux, ils ont un logiciel de
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traduction, ça simplifie tout. Faudrait qu’on demande à l’acheter, nous aussi. Par contre, c’est pas donné.
Vous je sais pas, mais moi, j’ai vraiment rien compris, en effet.
— Attends, tu as… parlé avec une machine ? Céline ouvre de grands yeux :
— J’ai fait une formation, pour ça. C’était pas inné, loin de là ! D’ailleurs, j’ai eu juste la moyenne, et encore, après rattrapage buccal. Je suis pas douée pour le lingus… lingua… cunni-je-sais-pas-quoi.
— Pourtant, t’avais l’air plutôt à l’aise.
— Ça, c’est l’expérience qui parle ! Tant que c’est en français, je peux déblatérer durant des heures sans m’arrêter.
Ça, je veux bien la croire. Quand elle s’y met, ça me fait des vacances et j’ai largement le temps d’aller me soulager ou à la piscine prendre un café.
— Et puis les mêmes mots reviennent souvent, c’est pas si compliqué. C’est comme quand je vais chez l’épicier du coin, je sais dire Salam Aleykoum pour « bonjour », Allahu Akbar pour « au revoir », ou encore Inchallah pour « je suis d’accord, c’est une bonne idée même si je m’en fiche », c’est tout, mais ça permet de s’en sortir et de faire illusion !
Latifa s’apprête à corriger sa collègue, quand elle est interrompue par une sonnerie.
Enregistrement d’appel, urgences ascenseurs, 31 décembre,
23 h 20.
Lily — SOS détresse ascenseur, Lily à votre service !
Homme — Ah, c’est toi ma Lily. C’est difficile de t’avoir. Ça doit être la folie, aux urgences, ce soir !
Lily — Oui ? Allô ? Je vous entends très mal, monsieur !
Homme — J’appelle depuis le fixe, pourtant. Devrait pas y avoir de soucis de réseau.
Lily — Allô ? Parlez plus fort !
Homme — Ah, je comprends, t’es pas seule. C’est sûrement pour ça que tu m’as raccroché au nez tout à l’heure. Tu veux que je rappelle plus tard ? Au moment des douze coups ?
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Lily — Oui, voilà, comme ça, c’est mieux.
Homme — OK, alors je te laisse. Je te fais des bisous partout où tu aimes bien, ma p’tite chatte.
Lily — C’est ça, on lui dira !
Fin d’enregistrement.
Céline, dont le visage a légèrement rosi, tente de se justifier auprès de Latifa :
— Des fois, on entend vraiment rien, dans ces oreillettes. Faut pas hésiter à mettre un terme prénatal à ces appels qui ne peuvent rien donner. Si tu sens que ça va durer, ou que tu pourras rien faire de concret, autant libérer la ligne tout de suite.
— Mais il t’a pas appelée par ton prénom, le monsieur ? Il te connaissait peut-être ?
— Ah bon ? Tu entends ce qui se passe ?
La costaude hausse ses épaules carrées :
— Des fois. Ça dépend. Par moment, mais c’est très décousu.
— Euh… Je… J’ai pas entendu, t’es sûre qu’il a bien prononcé mon prénom ? Si ça se trouve, c’était quelque chose qui ressemblait, et t’as été influée dans l’appréhension ?
— En fait, je suis pas vraiment sûre. C’est l’impression que j’ai eue.
— Pourtant je dis bien à tout le monde de m’appeler sur mon portable, et pas sur le numéro officiel des urgences quand c’est personnel. Tous les appels sont enregistrés et conservés pendant un délai légal de six mois – en cas de réclamation – avant d’être détruits. Je prendrais pas le risque de perdre mon boulot.
— Tu pourrais te faire renvoyer ?
— Eh oui ! On joue pas avec la vie des ascenseurs ! Le règlement est stricto-sangsue ! Mais bon, c’est pas aussi radical, d’abord on passe par un avertissement. Si ça se reproduit, on prend un blâme. Au bout de cent blâmes, tu passes devant un conseil de disci…
Lily porte un doigt à son oreillette, signe qu’il y a un nouvel appel.
Enregistrement d’appel, urgences ascenseurs, 31 décembre,
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23 h 23.
Lily — SOS détresse ascenseur, Lily à vous, que puis-je faire pour votre service !
Femme — Allô ? C’est bien les urgences ascenseur ?
Lily — Oui, madame. Quel est votre problème ?
Femme — Excusez-moi, je vous entends très mal, on ne voit rien ici. Sûrement des problèmes d’électricité. Depuis ce tremblement de terre, tout se coupe et se rallume sans arrêt.
Lily — Vous êtes dans un endroit sécurisé, madame ?
Femme — Oui, oui, je suis au poste de garde à l’entrée de l’usine. Ici, je ne risque rien : il y a trois gardiens avec moi ! Je sais qu’au moins l’un d’entre eux est marié, je suis tranquille de ce côté-là. Il me protégera des deux autres le cas échéant.
Lily — Vous avez donc un souci d’ascenseur ? Il y a des gens coincés ?
Femme — Non, je crois pas. Un des gardiens a l’air un peu timide, mais je pense qu’il n’est pas franchement coincé.
Lily — Et les autres ?
Femme — Personne ne m’a rien dit à ce sujet. Pourquoi, vous avez d’autres informations ?
Lily — Je… Je sais même pas où vous êtes, madame.
Femme — Ah, oui, excusez-moi, je ne me suis pas présentée. Je suis directrice des ressources humaines dans une multinationale, et j’ai en charge le site comportant le bureau d’études et l’usine d’assemblage située à trois kilomètres de la ville. « Arriva », vous connaissez sûrement.
Lily — En effet, tout « Arriva » point à qui sait attendre, comme on dit. Mais quel est le rapport avec un ascenseur ?
Femme — J’y viens, oui. Comme chaque fin de mois, moi et mon équipe avons pas mal de boulot pour clore les feuilles de paie et tout ça. En plus, avec la fin d’année, l’exercice fiscal et tout nous ajoute pas mal de charges. On a fini vers 22 h, et j’ai pu libérer mes gens, avec un grand soulagement de ne pas être encore là au moment du changement d’année.
Lily — C’est cela, oui.
Femme — Une fois sur le parking, devant chez mon amant… mon
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ami… enfin bref, je me suis rendu compte que j’avais oublié de valider une opération importante sur l’ordinateur afin de virer les salaires. Je suis donc revenue. Mais là, impossible d’appeler l’ascenseur. J’appuie, j’appuie, mais rien ne se passe.
Lily — Vous appuyez bien sur le bouton de l’ascenseur ? Ça ne serait pas la lumière, par hasard ?
Femme — Attendez, vous me mettez le doute, là… Non, j’ai beau appuyer sur tous les boutons que je vois, ça ne fait rien du tout.
Lily — Vous parliez de coupures de courant, tout à l’heure, peut-être qu’une nouvelle coupure est survenue entre temps ?
Femme — J’en sais rien, mais je ne crois pas. L’éclairage fonctionne bien.
Lily — Il n’y aurait pas un groupe de secours permettant d’allumer les couloirs pour évacuer, mais sur lequel les ascenseurs ne sont pas branchés ?
Femme — Un groupe ? Branché ? Je ne m’intéresse pas beaucoup
la musique d’aujourd’hui, vous savez. J’écoute un peu de classique, comme Linda de Souza, Jaïro ou Stéphanie de Monaco, vous voyez, mais rien de très branché, j’en ai peur. J’ai des goûts plutôt classiques.
Lily — Non, je veux dire un groupe électrogène ? Parce que là où il y a de l’électrogène, il n’y a pas de plaisir.
Femme — J’y comprends rien en technique, vous savez.
Lily — Ah, veuillez m’excuser. Je vais faire plus simple, alors. Quand est-ce la dernière fois que vous avez utilisé l’ascenseur ?
Femme — Quand il a fonctionné, vous voulez dire ? Lily — Oui, voilà !
Femme — Oh, ça doit bien faire huit jours, maintenant. Notre maison mère a des soucis de trésorerie, et n’a pas pu honorer tous nos créditeurs, ils nous ont coupé une partie de notre alimentation générale.
Lily — Vous n’avez plus d’ascenseur utilisable depuis une semaine ?
Femme — À peu près, oui.
Lily — Et vous vous étonnez qu’il ne fonctionne pas non plus ce soir ?
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Femme — En effet, c’est le but de mon appel. Pourquoi ? Vous voyez d’où ça peut venir ?
Lily — Oui, je comprends exactement votre problème. Femme — Ah, merci. Qu’est-ce que je dois faire, alors ?
Lily — Dans l’ordre, vous devez tout d’abord vous appuyer contre un mur bien solide. Ensuite vous me reversez entièrement votre salaire et toutes vos économies. Vous vous penchez bien en avant, et vous tapez de toutes vos forces votre tête contre la paroi jusqu’à ce que vous perdiez connaissance. Je vous envoie une ambulance immédiatement.
Femme — Attendez, je note… « jusqu’à perdre connaissance ». Voilà !
Lily — C’est tout. Vous voyez, c’est pas compliqué.
Femme — Merci beaucoup ! Vous êtes bien aimable ! Bonne année à vous !
Lily — Merci. Et quand vous verrez un barbu, dites-lui bien que je suis pas pressée de vous rejoindre, d’accord ?
Fin d’enregistrement.
Céline se penche vers Latifa et prend un ton de connivence :
— Quand le client veut jouer au plus con, faut surtout pas essayer de le battre.
— T’as pas peur qu’elle porte plainte ?
— Soit elle réalise à temps l’étendue du néant qui règne dans sa boîte crânienne, et elle ne préfère pas que ça se sache. Soit elle suit mes conseils et abaisse encore son Q.I. Soit elle ne s’en remet jamais. Dans tous les cas, qu’est-ce que je risque ?
— Qu’un jour tu tombes sur un abruti qui a la tête plus dure que le béton ?
12. Un prototype franchement louche
— T’as un copain ?
Latifa fronce les sourcils. La question de Mathias la perturbe. Elle
ignore s’il cherche à la draguer ouvertement ou si ce n’est qu’un sujet de discussion.
Le chauffeur, pendant ce temps, est pied au plancher, toutes
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sirènes hurlantes, depuis qu’ils ont quitté le centre des urgences, contraignant ses deux occupants à l’arrière à s’accrocher vigoureusement et à parler un peu fort. La pluie a de nouveau cessé, cependant la chaussée n’est pas encore sèche, loin de là.
Je sais pas vous, mais moi je commence à trouver bizarre qu’à chaque fois que l’auteur a besoin d’un chauffeur, il prend toujours le même. À croire qu’il aime jouer des stéréotypes, que son imagination se tarisse très rapidement, ou encore qu’il veuille faire passer un message clair à une de ses connaissances adepte des rallyes, si tant est qu’il lise un jour cet ouvrage.
— Pourquoi cette question ? Vous êtes pas du tout mon type de type, hein !
La remarque arrache un sourire à l’intérimaire :
— Mais non, t’as rien à craindre. C’est pour tuer le temps… enfin, si notre conducteur s’en charge pas avant, en nous tuant nous avec.
— Ça vous paraît bizarre qu’une fille de mon âge soit toujours seule ?
— Déjà j’ignore ton âge, et ensuite, absolument pas. Moi-même, j’ai attendu très tard pour m’installer avec quelqu’un.
— Alors c’est parce que je suis pas assez féminine à votre goût ? Mathias soupire :
— Faut pas être sur la défensive comme ça, ma grande !
Latifa a toujours eu horreur des ingénieurs qui draguent les petites techniciennes. Elle exècre encore plus les filles aux faibles salaires qui tentent désespérément de s’accoupler avec les gros revenus. Sa conception du mariage est bien au-delà de toute considération bassement matérielle. De plus, il lui est impossible d’envisager une relation dont la finalité serait autre qu’un acte sacré religieux.
C’est en tout cas ce qu’elle pense sans avoir jamais vu le loup – la place de narrateur est très agréable, car on est au courant de plein de choses qu’on peut pas dire.
Elle lâche, telle une excuse :
— J’ai pas encore trouvé le bon.
— « Le bon » ? Voilà bien un truc de fille ! Pourquoi vous voulez toujours absolument tomber sur le mec parfait ? Il existe pas, faut
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vous rentrer ça dans le crâne, et vous laisser rentrer autre chose ailleurs, ça peut faire que du bien !
Après une courte pause, il ajoute :
— Si je te choque, tu me le dis. Parfois je suis un peu trop direct et je rentre dedans… enfin, je vais trop loin, quoi.
Elle acquiesce d’un hochement de tête.
Il n’est pas certain d’avoir compris, aussi il demande :
— Je te choque, c’est ça ?
— Non. Mais je vous le dirai. Quant à moi, je laisse souvent parler mes poings et mes genoux quand je suis choquée, alors vous étonnez pas d’en recevoir un dans une partie sensible de votre anatomie si vous allez trop loin.
Un camion qui n’a pas compris, et qui n’a visiblement rien à faire en pleine ville à cette heure du réveillon, klaxonne l’ambulance dont le pilote ne se gêne pas pour lui répondre avec quelques insanités.
Mathias devine les muscles saillants de sa partenaire à travers sa combinaison, aussi il décide de mesurer soigneusement ses propos quand il s’adressera à elle, dorénavant. Pour ne pas risquer une gaffe, il préfère changer de sujet :
— Pourquoi t’as choisi les interventions d’urgences ? C’est l’adrénaline ?
Refusant obstinément de lui donner raison, la jeune femme fait à son tour un grand écart :
— Ils ont dit quoi sur l’endroit où on va ?
— C’est dans les immeubles de (censure).
On me souffle dans l’oreillette que le nom de la société devant rester secret, un mécanisme automatique doit le masquer sur chaque exemplaire du livre. J’ignore quelle forme il aura prise, mais ne vous étonnez pas que le nom ne soit pas visible, ce n’est pas une erreur d’impression.
— (censure) ? Je savais même pas qu’une multinationale aussi puissante avait des bureaux dans ce coin paumé !
Mathias hausse les épaules :
— Ben si. Les trois plus grosses tours du centre sont à eux.
— Ça fait longtemps que (censure) s’est installé là ?
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— Non, à peine dix ans. Depuis qu’ils ont démarré leur extension mondiale. Ils préfèrent largement de petites villes que les grosses capitales. C’est pas forcément plus simple pour les déplacements, quoi qu’avec des hélicoptères privés ça doit pas trop gêner, mais le coût de l’immobilier leur a permis des opérations financières largement fructueuses. Le site est très protégé, et n’entre pas qui veut.
— Vous pensez qu’on va avoir des contrôles pour passer ?
— C’est hautement probable. Pourquoi, t’as pas tes papiers sur toi ?
Latifa fouille dans ses poches afin de se rassurer, avant d’ajouter :
— Et ils n’ont pas les moyens d’avoir une équipe de maintenance sur place ?
— Je pense qu’en temps normal, c’est le cas. Mais là, c’est le réveillon, on est à moins d’une demi-heure de la nouvelle année, ils sont vraisemblablement en effectifs réduits. Sans compter que le tremblement de terre a certainement causé des dommages imprévus. Surtout vu l’appareil qu’on va dépanner.
La femme voit sa curiosité piquée à vif :
— Comment ça ? L’ascenseur est spécial ?
— Je crois qu’on peut dire ça, en effet. T’en as jamais vu un pareil dans toute ta courte vie, j’en suis sûr. Et ça risque pas de se reproduire avant un bon moment, tu peux me croire.
— C’est un truc qui vient du futur, ou quoi ?
— Ah ! Ah ! Métaphoriquement, oui, on peut dire ça. Mais c’est bel et bien réel. Par contre, il s’agit d’un prototype unique au monde. Ils ont choisi de l’installer ici, car il est développé conjointement avec un fabricant français d’ascenseurs et c’est mieux d’être à proximité.
— Un fabricant français ? C’est (censure 2) ?
— Oui, c’est vrai qu’aujourd’hui il n’y en a plus qu’un seul. C’était facile à dévier.
— C’est chez (censure 2) que j’ai fait mon stage de fin d’études. Mais j’ai jamais entendu parler d’un prototype secret. Remarquez, si c’est secret, c’est peut-être pour ça…
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— T’es pas si bête, finalement.
— Et qu’est-ce qu’il a de particulier ? Il vole ?
— Ah ! Ah ! Presque ! Non, il permet de relier automatiquement les trois bâtiments sans avoir à quitter la cabine. Une gaine court en haut, dans des sortes de passerelles opaques.
— Ah ! C’est ça ! Je me suis toujours demandé à quoi servaient ces tunnels si longs, je voyais mal des gens les traverser à pied et ça ressemble pas à des immeubles de production nécessitant de faire passer du matériel.
— Un mécanisme permet de faire glisser la cabine sur des raux…
Latifa sursaute :
— Des rots ?
— Des raux… Le pluriel de rail, quoi.
— Je crois qu’on dit « des rails ». Comme dans « un train déraille ».
— Ah bon ? J’ai toujours dit « des raux », moi. T’es sûre ?
Elle agite la tête de bas au haut.
— Bref, elle glisse sur des rails – si tu préfères – et continue son chemin jusqu’à la gaine suivante. Les applications de ce nouveau genre de moyen de transport pourraient être infinies. Se déplacer sur des sites gigantesques deviendrait beaucoup plus aisé.
— Une sorte de mix entre ascenseur et tapis roulant ?
— Quelque chose comme ça, oui. Plutôt entre ascenseur et train ou métro. Durant le tremblement de terre, une cabine – car il y en a plusieurs, le système est multicabine – est sortie de ses raux… pardon, de sérails, et a fait une chute. Il y a plein de systèmes à la pointe de la technologie qui sont à l’essai sur l’installation, et certains n’ont visiblement pas rempli leur rôle.
— Ça tournait à vide ? Il y a des victimes ?
— Malheureusement, et malgré l’heure tardive, il y avait cinq personnes à bord. On ignore pour l’instant où ça en est.
Dubitative, la costaude s’enquiert :
— Comment vous savez tout ça ?
— C’était dans l’ordre d’intervention que j’ai reçu.
— Non, les choses… secrètes ! Vous avez travaillé dessus ?
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— Ah, non, du tout. C’est Wikipédia.
— Wi-qui ?
— Fidèle à la réputation des femmes, t’as mis un certain temps pour te préparer, et j’ai pu étudier la bête sur internet en attendant.
— D’habitude, Sarah m’aide à refaire mon sac entre deux interventions, mais là, c’était trop le souk, elle était occupée, j’ai dû faire toute seule. On trouve vraiment des trucs secrets sur internet ? Faut que je m’y penche sérieusement.
— On trouve bien mieux que des secrets : on trouve la vérité ! Celle que les médias nous cachent. Celle que les politiciens tentent de garder pour eux. Celle qui nous rend plus intelligents. Mais elle est tellement noyée dans le n’importe quoi que c’est très compliqué pour la reconnaître.
— Et c’est (censure) qui nous appelle à l’aide ? Nous ?
— Oui, c’est plutôt flatteur pour l’ego, non ?
— Ils fabriquent des Legos aussi ?
Si je ne dis plus rien, c’est que je suis parti me suicider. Bon, en fait, c’est pas vrai, mais c’est pas l’envie qui manque quand on lit ce genre de jeux de mots lamentables. L’auteur a une collection de carambars et de papillotes, ma parole !
Un crissement de pneus les projette vers l’avant du véhicule. Le chauffeur, persuadé qu’il vient de battre le record d’une « spéciale », s’impatiente :
— Bon, vous y allez, ou bien ?
Mathias ne demande pas son reste, ouvre la portière latérale, et se jette dehors. Latifa est moins rapide puisque son rôle est d’emporter tout le matériel.
Un groupe de quatre pompiers leur fait signe. Aucun incendie ni colonne de fumée à l’horizon, seulement la noirceur de la nuit et les lumières de la ville qui se réverbent sur les nuages toujours amoncelés à faible altitude, et les deux passerelles qui relient les bâtiments qui semblent intacts.
L’ingénieur s’empresse de demander un bilan de la situation en se touchant successivement l’appendice nasal et la poitrine :
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— SOS détresse ascenseur, où en nez téton ?
Soit sa plaisanterie n’est pas comprise – ce qui ne serait pas étonnant tellement elle vole bas – soit la situation est trop grave pour la relever. Deux des pompiers, les plus âgés, le prennent en sandwich et se mettent à lui parler à un rythme effréné :
— C’est une chute de cabine dans la tour numéro 2.
— D’après les caméras de surveillance et les lecteurs de badges, on a cinq personnes à bord, mais aucune confirmation, car les caméras embarquées n’envoient aucune image, le wifi est en panne.
— La cabine glisse sur des rails dans les gaines verticales et horizontales. Par contre, elle est autoportée. Énergie solaire et éolienne pour tout ce qui est immobile, batterie rechargée avec l’inertie ainsi qu’une pile nucléaire pour les cabines.
— Aucune radiation n’a été constatée par les systèmes de surveillance. On nous tient informés en temps réel de toute modification des compteurs Geiger disposés à intervalles réguliers sur le trajet.
— On attend notre camion treuil pour la sortir, en attendant, on va commencer à pratiquer l’incision sur le côté du mur.
— Vous êtes les bienvenus pour nous filer un coup de main. On sera pas de trop.
Latifa est prise à parti par les deux autres pompiers, plus jeunes. Le premier, un grand mince à la peau très claire, se laisse rapidement submerger par le second, légèrement plus petit, à la peau basanée et à l’assurance attirante.
Le blanc ne tarde pas à rejoindre l’autre groupe, tandis que son collègue jubile de sa victoire, et se place tout près de Latifa :
— Bonjour, je m’appelle Mario. Tu travailles dans les ascenseurs, c’est ça ?
La jeune femme ne se reconnaît pas dans son comportement :
— Oui, c’est ça. Enfin, pas dedans au premier degré, mais dans le domaine. Et toi, t’es pompier ?
C’est moi, ou ils semblent ne pas se connaître ? Pourtant, si j’ai bonne mémoire, c’est pas la première fois qu’un pompier nommé Mario apparaît dans cette histoire ? Et la dernière fois, c’était
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précisément en compagnie de Latifa ! Si c’est pas le même, il serait opportun de nous le signaler explicitement, non ? Et si c’est le même, et qu’ils sont faits pour se rencontrer plusieurs fois avant de succomber l’un à l’autre, c’est trop flagrant. Monsieur l’auteur, je peux vous enseigner un peu de subtilité, si besoin.
— Je crois qu’on va devoir passer un peu de temps ensemble, ce soir. Ça tombe bien, je n’avais personne à embrasser au douzième coup de minuit.
— Moi non plus. Faut qu’on se dépêche de régler le souci avant, pour être tranquilles.
— Je suis persuadé qu’on va faire de l’excellent boulot, tous les deux. Tu m’as l’air d’avoir…
Il parcourt le corps de la femme du regard :
— Les compétences qu’il faut là où il faut.
— Et toi, ton… expérience proéminente ne me laisse pas indifférente, je reconnais.
Les paupières papillonnent, les mains s’effleurent dans des gerbes d’étincelles et plus rien ne semble avoir d’importance pour eux que l’autre.
Mathias repère le manège de Mario et vient arracher Latifa des mailles de son filet :
— La petite est mon assistante, elle n’obéit qu’à moi tant qu’elle est en service, et là, j’ai besoin d’elle, c’est compris ?
— Bien sûr, monsieur. J’avais pas l’intention de défier votre autorité. Je pensais qu’on aurait pu faire deux équipes.
— Si je le juge opportun, c’est moi qui déciderai qui sera avec qui. Capice ?
Tout le groupe se dirige vers la base du mur de la tour du milieu. Un bras fait un cercle sur l’ouverture qu’il va falloir pratiquer. Un
autre pointe vers l’endroit où se trouve la cabine, c’est à dire entre le rez-de-chaussée et le premier sous-sol. Un pied tape le béton pour tester sa solidité et une bouche émet un « aïe » de confirmation.
Une main de Mathias se pose sur la nuque de Mario et tente de lui envoyer le crâne contre la paroi, mais le jeune ne se laisse pas faire.
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L’ingénieur fait un geste avec ses deux mains :
— Vous avez quelque chose pour… faire exploser ? Parce que j’ai bien une petite cuillère sur mon couteau suisse, mais ça risque de prendre du temps. Et j’ai cru comprendre que le temps nous faisait précisément défaut.
— Une explosion ? Avec une pile atomique à proximité ? Vous êtes fou ou suicidaire ?
— Ah bon ? Ça risque ? Je sais pas, j’ai une pile dans mon pacemaker, mais ça m’a jamais empêché de rien.
Un pompier arrive avec un petit marteau-piqueur et attaque le mur. Quand deux trous sont pratiqués, un autre y glisse une barre de fer en forme de crochet, et fixe dessus une chaîne épaisse.
Mathias fait signe au pilote de son ambulance d’approcher en manœuvrant délicatement. Il monte ensuite à l’arrière et sort le câble du treuil, certes d’une taille modeste, mais qui pourrait aider en attendant mieux, même si les roues mouillées risquent de glisser.
Les pompiers sourient en voyant la taille de l’engin de Mathias, mais ne l’interrompent pas.
Alors que le moteur s’essouffle et menace de rendre l’âme, le camion arrive enfin, et vient le délivrer de ses supplices.
Un trou sombre de deux mètres de diamètre vient alors faire figure de sortie à un tube digestif fictif dans la tour.
Latifa poursuit son dialogue intime avec Mario, laissant les autres
leur tâche :
— Ça risque pas de lui faire mal ?
Les images scatologiques qui viennent au jeune pompier ne sont heureusement pas visibles de l’extérieur de sa tête.
— Hein ?
— Non, je veux dire, ça va pas faire de mal, un si grand trou dans un mur porteur ?
— Vu la taille importante de l’immeuble, il en faudrait un peu plus pour que ça vienne perturber sa portance. Et quand bien même, on serait suffisamment loin bien avant que ça ne tombe. On est pas
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au World Trade Center, ici.
— Tu y étais, toi ?
— Hé, non ! J’étais même pas né ! Enfin, si, mais j’étais pas assez grand.
— Pas mieux.
— T’as dix-huit ans, quand même ?
— Oui, oui !
Elle n’a jamais été draguée aussi lamentablement, pourtant tout n’est que soleil, chaleur et satisfaction à ses yeux.
— Parce que je… Je préfère qu’on m’accuse de détournement de majeur.
— Tu essaies de me détourner ?
Il se défend avec un geste des mains :
— Pas de ton travail, hein ! Sinon je préfère que tu me laisses ton numéro et on se rappelle plus tard. Mais… Je me… j’me sens tout bizarre en ta présence.
Latifa devine également de la moiteur dans ses paumes :
— C’est tes mains ?
Il s’étonne :
— Non, c’est plutôt dans mon caleçon, mais c’est encore un peu tôt pour aborder le sujet.
À ses côtés, elle est rassurée, rien ne peut l’atteindre. Si un pompier n’a pas peur, pourquoi elle devrait craindre quelque chose ?
Un énorme craquement sinistre retentit alors, inquiétant instantanément toutes les personnes présentes.
13. Vertige de l’humour
Mathias s’est précipité à l’abri dans l’ambulance. Les pompiers et Latifa se sont contentés de tourner la tête vers l’ouverture. Le treuil qui tire la cabine est mis en pause.
Il semblerait que les dimensions de ladite cabine aient été sous-évaluées. Le trou n’est pas suffisant.
Un pompier glisse sa tête dans l’ouverture :
— Il manque presque rien. On va y aller en force, ça devrait le faire ! De toute façon, on a plus le temps !
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Il fait signe de remettre le treuil en fonctionnement.
Le craquement reprend de plus belle. Des regards d’inquiétude sont jetés un peu partout.
L’ingénieur des urgences se cache sous une couverture, ne supportant pas le risque encouru.
— Je vois la tête ! Ça vient ! Continuez à tirer !
Instinctivement, Latifa pose une main sur son ventre, tout en regardant Mario qui la fixe également. Ils préfèrent garder pour eux les images qui leur viennent. Ils font bien, surtout que ce livre n’est pas interdit aux mineurs – ça serait peut-être une bonne idée ?
La cabine arrache un bon mètre de mur en plus de l’ouverture initiale quand elle parvient à sortir. Les débris sont nombreux, mais la jeune technicienne ne peut s’empêcher de froncer les sourcils. Elle n’avait jamais vu un obu pareil sortir d’un tel orifice. S’imposant à elle, des représentations de scènes d’accouchement douloureux et déchirant provoquent un rictus sur son visage.
En effet, ce qui fait office de cabine est plus proche du suppositoire, de la gélule gigantesque, voire d’une capsule qu’à ce qui se trouve habituellement dans les gaines d’ascenseurs. En tout cas pour l’instant. Peut-être que ce modèle préfigure ce qui sera courant dans un avenir plus ou moins proche ? On est en droit de se poser la question.
Plusieurs pompiers se rapprochent et tentent comme ils peuvent d’ouvrir l’objet. Mathias sort timidement de son véhicule, la couverture encore sur la tête façon foulard, mais devant leur échec et leur hargne, il s’approche et les écarte d’un geste.
Sans succès, il y joint la parole :
— Arrêtez ! C’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre ! Vous risquez d’endommager la pile, voire de blesser les occupants.
— Oui, c’est vrai. C’est vous le spécialiste. On fait quoi, alors ? Faut faire venir un char d’assaut ?
Le cerveau de l’ingénieur carbure à fond pendant plusieurs
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minutes. Il s’approche et étudie le mystérieux objet sous toutes ses coutures, comme si c’était la première fois qu’il en voyait un.
— C’est la première fois que je vois un truc pareil !
Voilà qui confirme mes dires, s’il en était besoin. J’imagine qu’à ce stade du récit, soit le lecteur me fait confiance, soit il est déjà loin, soit il s’en fout royalement, car d’autres atouts ou défauts du roman sont primordiaux à ses yeux.
L’un des pompiers va dans son sens :
— Oui, on comprend : c’est un prototype, un modèle unique.
— Aussi, je pense qu’il serait préférable que je l’emmène dans mon service. On aura tout le matériel à disposition pour pratiquer l’incision dans des conditions de sécurité maximales.
Le combattant du feu ouvre de grands yeux :
— Vous voulez… l’emmener ?
— Je suis loin d’avoir tout ce qu’il faut dans mon véhicule pour un cas aussi pointu que celui-ci, vous savez. C’est pas le genre qu’on rencontre tous les jours.
— On a l’autorisation ? C’est un projet top secret, d’après ce que j’en sais.
— Des vies sont en jeu, aucun secret n’est plus important que ça ! On fera quand même de notre mieux pour lutter contre les fuites une fois sur place.
— Ça doit peser une tonne, au moins !
— Si vous me filez un coup de main pour le charger dans mon ambulance, vous pourrez retourner à vos occupations favorites très rapidement !
— Mes occupations… ? Ce soir, c’est sortie sur sortie, vous imaginez même pas. Alors si on reste un peu plus longtemps ici, ça nous repose. Mais peut-être que vous aussi, vous êtes surchargés en ce réveillon… ?
Mathias opine du chef.
Tant bien que mal, et avec chaque muscle à disposition, ils parviennent finalement en joignant leurs forces à faire pénétrer l’obus par l’arrière du fourgon, non sans déformer un peu les parois de ce dernier, la place y étant comptée.
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Alors qu’ils terminent de fixer les portes avec une ficelle trouvée dans un coin pour qu’elles ne battent pas en mesure des virages sur le chemin du retour, l’un des gardiens arrive en courant et en gesticulant :
— Venez ! Venez vite ! Y a des gars coincés au fond !
Mathias, qui vient de faire signe à son assistante de monter à l’avant aux côtés du chauffeur, tourne la tête en même temps que tous les autres. Un pompier demande :
— Quoi ? Qu’est-ce que vous dîtes ?
— Au fond de la gaine où il y avait la cabine. Des débris ont coincé deux gars qui bossaient dans la gaine horizontale.
— Comment ça ? Y a une gaine horizontale là-dessous ? On nous a dit que l’ascenseur passait par en haut, pas par en bas !
— En fait, on fabrique jamais un prototype en un seul exemplaire. Le second est à l’image du premier, mais passe dans le sol au lieu de dessus. Même si c’est possible, les deux ne communiquent pas, normalement, mais là, c’est des circonstances un peu particulières, on va dire.
— Et qu’est-ce qu’ils foutaient là, les deux gars ? Ils voulaient fêter le Nouvel An dans un endroit incongru ? C’était un réveillon intime ? Ils voulaient des circonstances particulières pour augmenter l’excitation de leur…
Coupant la description qui se dirige vers un terrain glissant, le gardien poursuit :
— Non, ils terminaient des modifications pour effectuer de nouveaux tests d’ici après-demain. On a toujours des volontaires pour bosser à des heures indues quand une bonne prime et des heures sup’ sont à la clé, vous savez.
Plusieurs têtes se penchent au-dessus du trou béant de la gaine, et des lampes-torches balaient la cavité.
Mathias se recule rapidement. Son vertige le reprend. Latifa, remarquant la gêne de son chef, préfère prendre les devants, une nouvelle fois :
— Mathias, vous feriez mieux de rentrer dans le service pour vous occuper de la cabine, je vais rester ici et voir ce que je peux faire
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pour eux.
— Si… Si tu veux. Prends bien tout le matériel avant que j’y aille, et tiens-moi au courant par radio, OK ? Je veux pas que tu prennes le moindre risque inutile !
L’ambulance ne demande pas son reste, même si l’allure qu’elle adopte n’a rien à voir avec celle de l’arrivée – au grand dam de son pilote – à cause de sa cargaison.
Dorénavant maîtresse de la situation, Latifa se sent nettement plus
son aise. Elle bombe le torse devant Mario, plus pour rouler des mécaniques que mettre sa poitrine en évidence. La virilité du pompier ne fait qu’un tour devant un tel spectacle.
La femme prend un air confiant :
— Je vais descendre en rappel. On va pas prendre le moindre risque. Toi et toi, vous allez nous assurer. Mario, tu m’accompagnes. Préparez d’autres cordes si jamais il faut tirer des débris pour atteindre les deux gars.
En tapant dans ses mains, elle jette un « Go ! » tonitruant.
Dès qu’elle a terminé d’enfiler son baudrier, en prenant bien garde
laisser du mou à son string, elle tapote son oreillette. La réponse ne se fait pas tarder, car le canal de discussion interne est prioritaire sur tous les autres appels :
— Allô ? C’est Marc.
Elle lui fait un rapide topo pendant qu’elle attend les autres. Mario est en pâmoison devant la belle qui vient de le frapper en plein cœur, mais ne comprend pas tout, disposant seulement d’un côté de la conversation.
— OK, je mets Laurent dans la boucle, il va être ton référent, même s’il fait d’autres choses en même temps. On est toujours autant débordés, ici.
— Très bien. Merci, Marc.
Une fois les cordes solidement arrimées, elle se met dos au vide, et commence sa descente, suivie de près par son Apollon.
Si l’humidité n’est plus aussi présente qu’à l’extérieur, le froid,
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par contre, a trouvé des chemins détournés pour arriver jusqu’ici. Les parois sont très abîmées. La cabine a fait énormément de
dégâts au moment de son extraction. En fait, elle a tout simplement été arrachée. Des rayons se promènent un peu partout, rendant la scène extrêmement inquiétante.
Elle crie, bien que son appel résonne et soit partiellement inaudible :
— Y a quelqu’un qui m’entend ?
— Oui !
— Vous êtes combien ? Vous allez bien ?
— Oui !
— Quoi ? Vous êtes combien ?
— On est deux et on va bien. Vous venez de nous quitter, on est les pompiers en haut !
— Abrutis ! Je parle aux agents de maintenance qui sont coincés en bas !
— Ah, désolé…
Elle souffle dans son oreillette :
— On n’est pas aidé, j’te jure !
— Oui, j’ai entendu. Condoléances.
— Hein ?
— Pour la perte de son cerveau.
Une fois le silence revenu, elle renouvelle sa demande :
— Y a quelqu’un d’autre qui m’entend ? Quelqu’un en détresse ? Cette fois, aucune réponse ne lui parvient.
Refroidie par l’idée qu’elle fait peut-être tout ça pour rien, la
technicienne n’en perd pas pour autant sa motivation, et poursuit sa lente descente, suivie de près par Mario qui irait n’importe où avec elle.
Lorsqu’ils atteignent ce qui semble être le niveau moins deux, c’est un vrai chantier. Entre les débris, ils reconnaissent des outils ainsi que des matériaux servant à installer des rails, à savoir de longues tiges en métal épais, ainsi que des traverses de bois, bien empilées. Mais aucune trace de la moindre victime, ni indemne ni
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dans un sale état.
Le pompier joue avec le rayon lumineux de sa lampe et découvre deux grandes bâches qui ont été placées devant ce qui s’avère être les deux parties d’un tunnel, allant respectivement vers chacune des deux autres tours, un peu à l’image d’un métro privé.
— Y a quelqu’un ?
L’appel lancé dans chaque conduit n’a pas plus de succès que précédemment.
Dans l’oreillette, Marc s’assure de bien comprendre la situation :
— Les techniciens sont introuvables ? Ils sont peut-être éparpillés façon puzzle sur les murs ?
— Non, pas de sang, seulement de la poussière et des débris. Après avoir toussé, elle s’excuse :
— Pardon. Y a de la poussière, je l’ai dit ?
— Je préfère que tu tousses à cause de la poussière qu’à cause de remontées acides dues à de macabres découvertes.
— Merci de me remonter le moral, mais ça m’aide pas vraiment, Marc.
— Non, c’est Laurent qui parle, là.
— Ah, j’aurais dû m’en douter.
L’attention de la femme est attirée par un bruit métallique, un peu plus loin, en direction de la première tour. Elle fait signe à Mario de l’accompagner.
Il arrive et lui prend la main. Elle se surprend de nouveau à ne pas réagir à cette marque d’affection parfaitement inappropriée.
Nous glisser des détails romantiques en plein suspense casse un peu le côté dramatique de la scène, et nous prépare certainement à un dénouement plein de galipettes. Cela dit, n’anticipons pas, je ne voudrais pas me mettre l’auteur à dos en révélant à l’avance le climax de son histoire.
Le bruit se répète. On dirait quelqu’un qui marche avec des chaussures de sécurité et qui se cogne régulièrement contre le rail.
Ils avancent précautionneusement, quand soudain le rayon lumineux d’une torche découvre deux individus en combinaison
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bleue. Ils s’immobilisent et se retournent, avec force cris incompréhensibles et gesticulations hystériques.
Lorsque Latifa décide de faire un pas en avant, elle est violemment stoppée, ce qui lui coupe le souffle pendant plusieurs secondes. Elle avait tout simplement oublié de décrocher sa corde, qui s’est tendue et la retient maintenant.
Mario se porte à son secours et la détache d’un geste maîtrisé.
Une fois tout le monde rassemblé, il est plus aisé de clarifier la situation :
— Vous allez bien ?
— Oui, oui, merci. Vous êtes les secours ?
— C’est ça, on va vous sortir de là. Vous n’êtes que deux ?
— Oui, que deux.
— Pourquoi vous alliez dans cette direction ? Il y a une sortie plus pratique par là ?
— On sait pas, mais c’est possible. Vous êtes arrivés par où ?
— Par la gaine, après avoir retiré la cabine qui est tombée.
— Ah, tout ce raffut, c’était une chute de cabine ?
— Oui, mais on l’a enlevée, vous pouvez venir.
— Je sais pas si c’est très prudent, avec la pile atomique. Vous avez contrôlé les radiations ?
Latifa réfléchit un instant, mais n’a aucun souvenir d’une telle vérification. L’intégrité de la cabine semble avoir rassuré tout le monde et personne n’a jugé opportun de jeter un œil au moindre compteur Geiger.
Mario fait signe à tout le monde de se taire. Après un moment, des bruits étouffés de voix leur parviennent.
Latifa interroge les deux ouvriers d’un regard, qui répondent par des haussements d’épaules très explicites.
Prenant les devants, la femme demande d’attendre ici, tandis qu’elle s’avance plus profondément dans le tunnel obscur, affichant un courage largement supérieur à un pompier, pourtant généralement cité en exemple dans un tel cas.
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Les voix deviennent plus précises au fur et à mesure de sa progression. Elle pense reconnaître un enfant – probablement une fillette – et un homme – son père ? – mais ne parvient pas à comprendre les paroles. Tout est confus, tout se réverbère et se fait écho pour arriver en une cacophonie très confuse dans les oreilles des secours.
Que peuvent bien faire ces gens dans un endroit pareil, et surtout à un moment pareil ? Pressée d’avoir le fin mot de l’histoire, elle accélère le pas, mais bute dans une traverse un peu plus haute que les autres, et s’étale de tout son long dans le cliquetis caractéristique de ses mousquetons. Si elle voulait être discrète, voilà qui est raté.
C’est maintenant la voix rocailleuse d’une vieille femme qui arrive à ses tympans. Va-t-elle tomber au beau milieu d’un repas de réveillon dans une salle dérobée ? Tout devient envisageable pour son esprit échaudé.
Cherchant la main de Mario qu’elle regrette d’avoir lâchée, elle avance maintenant beaucoup plus lentement, car ses paumes et ses genoux écorchés lui ont donné une bonne leçon de précipitation.
Bientôt, elle comprend qu’elle ne comprend rien. Les voix parlent dans une langue qui lui est inconnue.
Une couverture épaisse en guise de porte est écartée d’une main, et Latifa contemple une famille entière, du moins le pense-t-elle, à peine éclairée par une bougie, à laquelle la torche vient s’ajouter. Treize âmes égarées, apeurées et insoumises la regardent. Des vieux, des très jeunes, et tout l’arc-en-ciel qui va de l’un à l’autre. Leurs vêtements ne laissent aucun doute sur les kilomètres qu’ils ont parcourus depuis leur dernière douche.
— Qu’est-ce… ? Qui… ? Quand… ?
Ce ne sont que quelques-unes parmi toutes les questions qui affluent dans sa bouche sans qu’elle n’y trouve le moindre soupçon de réponse ni que rien de clair ne passe la barrière de ses lèvres.
Mario arrive derrière elle, essoufflé. Les deux ouvriers ne tardent pas à les rejoindre, et tout le monde reste médusé.
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Le pompier est le plus prompt à mettre des mots sur la scène :
— On dirait des réfugiés. Mais pourquoi ils sont là ?
Un bébé se met à pleurer. Sa mère, qui le tient emmitouflé dans ses bras, tente de le calmer. Celui qui est probablement le père se lève et se lance dans un monologue fait de charabia pour les Français qui se tiennent devant lui.
Latifa lève les mains en signe de paix, ce qui n’a pas l’heur de le calmer :
— On vous veut aucun mal, monsieur !
Constatant qu’elle n’est pas en mesure de transmettre son message, elle préfère agir, et se retourner. Poussant ses trois compagnons, elle remet la couverture en place.
De nouveau dans la gaine, ils se regardent à la lueur de leurs torches.
Un bruit attire leur attention. Encore plus loin dans le conduit qu’ils n’ont pas exploré. Cette fois, il s’agit d’un bruit de lutte, nul doute n’est permis.
Les rayons lumineux ne mettent rien en évidence. Ils doivent avancer s’ils veulent en savoir plus.
Une vingtaine de mètres plus loin, ils tombent sur un matou de taille adulte, aux prises avec un rat énorme, presque aussi grand que lui. Le combat est rude, et les deux protagonistes ne semblent même pas avoir remarqué leurs spectateurs.
— En voilà un autre qui risque sa vie pour son boulot ! Tout le monde se tourne vers l’ouvrier qui vient de parler.
— Ben quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
Mario observe autour de lui :
— Bon, c’est tout ? Ou bien il y a un sous-marin qui va s’échouer ? Une baleine en plein accouchement ? Un alien affamé ?
Un sifflement strident leur vrille les tympans. Ils écrasent leurs mains sur leurs oreilles tellement la douleur est intense.
L’oreillette de Latifa a beau lui transmettre des messages inquiets de Marc, elle n’en a même plus conscience.
Un puissant courant d’air les balaie, faisant rouler les torches sur
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le sol.
14. Le Messie est revenu par minou
— Laurent…
Céline tapote doucement l’épaule de son collègue. Sans réaction
de sa part, elle insiste en augmentant le ton ainsi que la force de son geste :
— Laurent ?
Enfin, il daigne quitter son écran et tourner la tête dans sa direction. Lorsqu’il la reconnaît, il sort de sa concentration :
— Ah, Lily. Scuse, je pensais.
— Va falloir arrêter de te demander qui tu vas embrasser à minuit, parce qu’il y a du boulot !
— Oui, oui, je sais. La file d’attente est sans fin, ce soir.
— Non, je parle des urgences ascenseurs !
— Ah, pardon. Tu crois qu’on va en voir le bout, histoire d’avoir le temps de s’enfiler une coupette derrière la cravate le moment venu ?
— Va falloir gérer les priorités : y a Mathias…
Il l’interrompt :
— Qui ça ?
— C’est l’intérimaire ambulancier de cette nuit. Il est en route pour amener une cabine récalcitrante qu’il a pas pu traiter sur place.
— Oui, c’est vrai. Je suis en liaison permanente avec Lat » ».
Lolo jette un œil à chaque box, mais n’en trouve pas un seul disponible.
— Ah, ben elle va devoir attendre dans le couloir. On va peut-être créer une file et attribuer des numéros !
Céline secoue la tête marquant sa désapprobation pour la solution proposée :
— Tss !
— Quoi ? Elle est… ?
L’homme arrondit son ventre d’un mouvement de la main.
Céline agite la tête :
— Oui, elle est « pleine ».
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Leur jargon utilise le terme animalier signifiant qu’une femelle attend un heureux événement. Sauf que là, c’est seulement pour indiquer qu’il y a des êtres vivants à l’intérieur, pas forcément une progéniture issue de la reproduction naturelle de l’espèce. De toute façon, c’est pas comme ça que les cabines procèdent pour la procréation, c’est bien connu.
Elle ajoute :
— Ils pourront pas la faire entrer. Déjà dans l’ambulance c’était juste. Notre porte est pas assez haute.
Laurent soupire et poursuit :
— J’ai tout ce qu’il faut ici, ça serait quand même plus simple. À moins qu’ils prennent le monte-charge ?
La femme le reprend :
— Tu sais bien que c’est pas possible, il est pas fait pour ça. C’est normal. C’est comme mettre une voiture dans une voiture. Un brancard sur un brancard. Un porte-monnaie dans un porte-monnaie, un lit dans…
Il la coupe à nouveau :
— Ça va, je crois que j’ai compris.
Il soupire une nouvelle fois.
Ses expériences passées d’effectuer une opération à cabine ouverte sur le parking n’ont jamais été une partie de plaisir. Entre la lumière qui n’est jamais bien placée, les outils qui manquent et qu’il faut courir chercher continuellement, la fraîcheur voire l’humidité de la nuit qui vient perturber les appareils électriques et la précision des doigts… Non, ce n’est décidément pas une bonne idée.
Il cherche du regard qui pourrait le remplacer sur ce coup, mais tous ses confrères sont très occupés. Il se voit déjà faire appel à eux quand il se rendra compte qu’il est impuissant à venir à bout des parois dans un délai raisonnable pour la survie des passagers.
Soudain, il se lance, bondit de son fauteuil, manque de renverser Lily, puis s’engouffre dans l’entrée, ralentissant à peine pour se glisser entre les deux battants qui s’ouvrent automatiquement.
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Quand il arrive à l’extérieur, l’ambulance débouche tout juste à l’entrée du parking et vient se placer devant lui. Mathias saute à bas du véhicule par la porte latérale et se précipite à l’arrière pour couper la corde avec un canif tiré de sa poche.
Lolo prend connaissance des informations vitales à son travail :
— Depuis combien de temps ils sont enfermés ?
— Vingt-deux minutes. Il faut faire vite !
— Signes d’activité électrique dans les appareillages de la cabine ?
— Rien d’observable, mais comme vous pouvez le voir, c’est une conception pour le moins inhabituelle.
La gélule métallique n’offre en effet que très peu d’aspérités.
— Faut trouver un moyen de percer cette coque !
Lolo hurle, pour se faire entendre depuis l’intérieur du bâtiment :
— Francis ! J’ai besoin de toi ! Apporte le chalumeau ! VITE ! Alors qu’il teste l’épaisseur et la résistance en différents endroits
de la paroi grâce à des coups avec le manche d’un tournevis qui traînait dans sa poche, il tourne la tête par intermittence dans l’espoir que Francis débouche sans tarder.
Lorsque son sauveur se montre enfin, avec Marc sur les talons, Laurent porte une main à son oreillette, dans laquelle il suit les pérégrinations de Latifa sur le site en ville. Lui parvient alors un bruit assourdissant qui n’a rien de réconfortant :
— Latifa ? Latifa ? Tout va bien ? Réponds !
Interrogeant Marc du regard, celui-ci hausse les épaules d’impuissance. Le vacarme cesse, mais sa collègue ne donne toujours pas signe de vie, malgré les répétitions de son prénom dans le système de communication.
Par chance, Francis comprend rapidement quel doit être son rôle. Il place les bouteilles en métal à proximité de la gélule, puis
allume le chalumeau. Inutile de lui préciser qu’il doit être extrêmement méticuleux, sous risque de blesser l’un des occupants.
Ses gestes sont précis, bien que son regard traîne régulièrement du
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côté de ses pieds.
Le froid de la nuit n’est transpercé que par la chaleur de la flamme bleue. Même la tension de la situation ne parvient pas à la pénétrer.
Pendant ce temps, Lolo poursuit sa scrutation auditive, ponctuée de relances :
— Latifa ? Que s’est-il passé ? Bon sang ! Elle revient bientôt en ligne :
— Allô ? Vous m’entendez ? J’ai les oreilles qui sifflent, mais j’espère qu’il y a toujours quelqu’un qui m’entend, parce que moi non !
— Oui, ici Laurent. C’était quoi, ce bordel ?
La jeune femme est hésitante dans le ton, mais volontaire dans ses informations :
— Je… Faut me dire comment vous avez fait ! Qu’est-ce… Pour ouvrir la cabine !
— Pourquoi ? Tu veux en venir où ?
Si aucun d’eux n’a pu deviner qu’il y avait une autre cabine sur le site, ils devraient tous changer de boulot ! Même moi, qui connais rien à rien, hormis ce que l’auteur me transmet, je me sens un véritable Franck Einstein devant eux !
Marc a une idée :
— T’as une autre cabine qui a le même problème ?
En voilà au moins un qui a l’air moins abruti que les autres. Cela dit, ça me conforte dans ma suprématie intellectuelle qu’il en arrive à la même conclusion que moi. Reste à savoir si c’est bien le cas.
— Oui ! Le prototype est en double exemplaire, et la panne du premier a conduit quelqu’un à utiliser le deuxième ! On a… J’ai failli me faire renverser par la cabine, elle fonce sans aucune sécurité, j’imagine qu’elle est pas pleinement opérationnelle, mais difficile d’en être sûre.
— Mets-toi à l’abri tout de suite ! Sors de la gaine ! Sortez immédiatement de là ! Dès qu’on a pu ouvrir la première, on te tient au courant.
Francis réfléchit à voix haute :
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— La principale source d’emmerdement pour l’usager, dans un ascenseur, c’est toujours les portes.
Il secoue la tête et poursuit son raisonnement :
— A la limite, si la cabine veut pas l’emmener là où il veut, c’est pas encore trop grave. C’est seulement embêtant tant que la personne peut sortir, et finir à pied. Ou au pire attendre que la situation se débloque.
Grattant son cuir chevelu, il ajoute :
— Même pour des gens qui sont pas claustrophobes, c’est jamais agréable d’être coincé dans une cabine très longtemps.
Il réfléchit plus vite quand il est sous pression. Se mettre à la place des gens coincés l’aide à faire monter sa tension, et donc à déclencher un mode où son cerveau est plus efficace. Par contre, il n’est jamais sûr de finir ce genre d’expérience dans de bonnes conditions, aussi il n’en abuse pas.
— Il y a forcément un système de sécurité, accessible depuis l’extérieur ou l’intérieur. Sinon le concepteur est passé à côté d’un point crucial.
Ses observations ne l’aident pas beaucoup. Aucun indice, aucune piste ne s’offre à lui. Faire chauffer différents endroits qu’il pourrait juger comme faibles ou pertinents ne donne aucun résultat.
— Il y a forcément un moyen ! Quel concepteur aurait pu enfermer des personnes sans leur laisser la moindre chance ?
Il se jette sur l’ovule, le presse, le palpe, le tripote autant qu’il peut.
Latifa ajoute une nouvelle couche à ceux qui peuvent l’entendre :
— Attention, la cabine revient ! Elle… Elle va encore plus vite, on dirait ! C’est comme si elle s’emballait !
Elle s’est éloignée de la zone dangereuse pour ne rien risquer, mais le souffle l’atteint malgré tout.
— C’est… impressionnant, et beau à la fois.
— Je vois ce que tu veux dire : la puissance qui se dégage est phénoménale, on reste subjugué. Pourtant, le danger est toujours présent, voire plus grand encore.
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Francis poursuit sa recherche :
— Un mécanisme à enclencher ? Sûrement, oui, mais où ? Comment ? Et pourquoi ? C’est pas un coffre-fort, ce truc.
Marc s’approche, et cogne le plus fort possible sur la coque en criant :
— Vous êtes là ? Vous nous entendez ?
Il dresse l’oreille, mais rien. Comme si l’intérieur était capitonné, ou que tout le monde avait déjà trépassé, ce que tout le monde se refuse à croire.
Deux phares trouent la nuit et viennent jeter une lumière bleutée sur la scène. À ce moment seulement, les protagonistes perçoivent le bruit du moteur. Une portière claque. À contre-jour, impossible de savoir qui peut bien débarquer.
Une nouvelle ambulance avec un problème supplémentaire à résoudre ? Un client mécontent qui va vouloir que son fichu bouton soit réparé alors que des vies sont en jeu et que le temps presse ? Un chef éméché qui vient voir si ses employés travaillent consciencieusement à quelques minutes du changement d’année ?
La silhouette qui s’avance et passe devant les phares n’est pas encore suffisamment précise pour être reconnue.
Un chat sorti de nulle part traverse la scène et retourne à ses occupations.
Non… Ne me dites pas que l’auteur a fait venir un félin seulement pour justifier son titre de chapitre ? C’est tiré par les poils. Et le mec qui vient de sortir de la voiture, c’est un joueur de foot argentin, peut-être ?
Une voix vient perturber le silence qui peinait à s’installer :
— Miaou !
Finalement, le félin n’était pas encore parti.
Cette fois, c’est une voix humaine qui s’impose sur le parking :
— On dirait que vous avez besoin d’un coup de main ?
À la porte d’entrée, Céline vient d’apparaître :
— Quentin ? Qu’est-ce que tu fiches ici ? T’es pas rentré chez toi ?
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Bon, je retire ce que j’ai dit. Le messie n’est qu’un membre de l’équipe. Mais ça n’enlève rien à la stupidité de la présence du chat, vous serez d’accord.
Quentin a envie de leur dire que, pris de remords, il a décidé de venir leur filer un coup de main, devinant une hécatombe suite au tremblement de terre. Sa bonne conscience aurait dominé son envie de faire la fête.
Cependant, la vérité est toute autre : sa femme s’est désistée au dernier moment pour aller rejoindre son amant, le laissant seul avec son désespoir. Dépité, il a d’abord songé à noyer son malheur dans la bouteille de mousseux qu’il avait prévue, avant de se raviser et d’amener sa boisson afin de la partager avec des amis autrement plus fidèles. En fait d’amis, il s’agit surtout de collègues, mais certains pourraient tenter de passer le concours qui leur permettrait de pénétrer dans la zone de l’amitié.
— C’est bientôt l’heure ! Je me suis dit qu’il vous faudrait de l’aide si vous vouliez avoir cinq minutes pour vous faire la bise à minuit !
Francis serre les poings. Toutes ses connaissances, tous ses réflexes, toute son expérience ne lui donnent pas la solution, et ça le met dans une rage digne de Pasteur. De plus, le retour de celui qu’il était supposé remplacer porte un coup dur à sa confiance en lui.
Quentin s’approche, et lui pose doucement les mains sur les épaules :
— Calme-toi, mon grand ! Ça sert à rien de s’agiter autant. Je suis pas là pour reprendre ma place, mais seulement pour vous aider. Apparemment, c’est un truc hors normes, alors faut une solution hors normes également. Je préconise de trouver les plans.
Il lance à la cantonade :
— Personne n’a songé à contacter la boîte qui a conçu ce truc ? Marc rétorque :
— On sait même pas qui c’est ! Ça vient du site de (censure) ! Ça peut avoir été développé par n’importe quel gros fabricant dans le monde !
— (Censure) ? Je croyais qu’ils étaient dans la Drôme, à…
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Lily l’interrompt :
— Mais on est dans la Drôme, banane ! Tu peux être plus précis ?
— À Dhères.
— Connais pas !
— Ben oui, mais tu m’as coupé dans mon effet !
— Hein ?
— Ils sont dans la Drôme, à Dhères !
— Je vois toujours pas où ça se trouve. T’es sûr que ça existe ?
— C’est… Non, laisse tomber, t’as pas le niveau !
C’est en effet d’un niveau lamentablement profond, atteignant les entrailles magmatiques de la Terre. Je tiens à ce que vous sachiez que je ne cautionne pas ces vannes pourries, et je rends à l’auteur ce qui appartient à ses arts.
Marc accompagne sa réplique d’un geste désabusé de la main :
— Laisse, c’est une mauvaise blague. Il a pas encore compris que c’était tendu, ici, et qu’on allait pas avoir l’état d’esprit requis pour ce genre d’incartade.
Mathias s’avance devant la cabine :
— Mais non, c’est pas n’importe qui ! C’est (censure 2) ! Et ils sont juste à deux kilomètres d’ici, en plus !
Lily joue les rabat-joie :
— Sauf qu’on est le soir du réveillon, et qu’ils n’assurent pas d’urgence, eux. Personne ici n’a bossé pour eux auparavant ?
Non, personne. Pas ce soir. D’autres collègues qui sont en repos oui, mais pas un seul de ceux qui ont eu la malchance d’être de garde aujourd’hui, le pire moment de toute l’année.
Se rappelant au bon souvenir de ses interlocuteurs, Latifa semble paniquée dans le système de communication :
— On a peut-être une urgence encore plus grande ici ! La cabine s’affole, elle va de plus en plus vite. On a aucun moyen de l’arrêter, car elle est autonome en alimentation électrique. On m’a parlé d’une pile nucléaire. Ça doit avoir la puissance nécessaire pour l’envoyer sur Mars, j’imagine !
Laurent essaie de prendre le problème sous un angle différent :
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— Lati, combien de personnes à bord, de ton côté ?
— Aucune idée. On sait pas qui c’est, ni même ce qu’ils font là. D’ailleurs, je suis peut-être la seule, ici, à me dire qu’il n’y a peut-être personne, et qu’elle serait peut-être pilotée à distance.
— Ah, pas de chance. Il y en a cinq ici, d’après les informations dont on dispose. C’est peut-être une question de surcharge ?
— La mienne m’a frôlée tellement vite. Je doute que le moteur éprouve la moindre difficulté à faire bouger toute cette masse. Je…
La femme s’est interrompue toute seule. Le silence dans l’oreillette devient rapidement inquiétant :
— Oui ? Allô ?
Lolo se tourne vers Marc, qui n’entend plus rien, lui non plus. — Latifa ?
Une explosion violente à l’autre bout du fil force les deux hommes à retirer le dispositif de leur conduit auditif. Ils se regardent, impuissants.
Céline sort son portable personnel de sa poche, et compose le numéro qu’elle connaît par cœur, comme la plupart de ceux des membres de l’équipe.
— Allô ? Ah, merci mon Dieu, tu vas bien.
Après avoir pris connaissance de la situation, elle fait le relais en partageant avec ceux qui l’entourent :
— Une détonation a retenti dans la tour numéro trois. Le communicateur n’a probablement pas supporté. Elle pense que la cabine a traversé le toit et est partie très haut… Ah, non, les flammes se calment un peu. Elle…
Le teint de Lily devient livide.
Quentin, le seul à garder un semblant de contrôle sur ses nerfs, arrache le combiné de la main de la rousse, et le porte à son oreille.
Il se pétrifie à son tour, le regard plongé sur la capsule qu’il a devant lui.
15. Toucher la lumière
Le temps presse. Si l’équipe des urgences ascenseurs ne peut pénétrer dans la capsule, il est fort probable que l’air soit également
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bloqué. Les occupants ne doivent plus disposer de beaucoup d’oxygène, à l’heure actuelle.
Il devient donc vital de les faire sortir sans traîner.
Latifa vient d’assister à un événement à la fois tragique, spectaculaire, et salvateur.
La cabine a manqué de la renverser, elle, son Apollon de Mario ainsi que les deux ouvriers qu’ils venaient sauver, puis est montée en flèche vers le haut de la tour numéro trois, avant de violemment percuter le haut de la gaine à pleine vitesse. Des gerbes d’étincelles ont précédé une épaisse fumée noire et de courtes flammes.
Si elle a tout d’abord cru que la cabine avait été éjectée tel un projectile propulsé vers une cible quelconque située entre Mars et Saturne, et voguait en direction des étoiles, elle s’est vite rendu compte de sa méprise quand un choc sourd a retenti en provenance de la base de l’immeuble.
Nul doute dans les esprits échauffés des quatre personnes qui venaient de retrouver l’air libre qu’aucun survivant ne sera à déplorer.
Pourtant, la cabine est intacte, stationnant sagement au rez-de-chaussée où le système de contrôle l’a envoyée.
Elle s’époumone, au grand dam de son chevalier servant qui éprouve toutes les difficultés du monde à détacher son attention de ses poumons, à raconter tout ça dans son communicateur dissimulé au creux de son oreille :
— Marc ? Laurent ? Vous m’entendez ?
Au milieu de fourmillements sonores semblables à une vieille télévision analogique dont le tuner se situerait entre deux stations, elle perçoit :
— Oui, ça grésille encore un peu, mais ça va mieux. C’était quoi, tout ce boucan ?
Surexcitée par sa découverte, elle emmêle les mots au sortir de ses lèvres que le pompier rêve déjà d’effleurer :
— Vous auriez dû voir ça ! C’était incroyable ! Un raffut du
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tonnerre, mais au final plus de peur que de femelle !
— Quoi ? Comment ça ?
— Oui : j’ai la solution !
Laurent fait signe de se taire autour de lui, afin que chacun puisse comprendre distinctement chaque syllabe :
— Tu dis que tu sais comment faire ?
Quentin s’approche, et demande d’un geste de lui passer l’oreillette. Il sait qu’elles sont moulées, donc personnalisées, et que certains n’usent pas autant de cotons -tiges que les autres, mais l’heure est trop grave pour s’arrêter à ce genre de considérations. Dès qu’il est en liaison avec la technicienne, il entre dans un mode expert :
— Qu’est-ce que tu as découvert ? C’est dans la conception, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. On aurait dû y penser plus tôt ! Des interrupteurs sans contact !
— Bon sang ! Mais oui, évidemment !
Si on était dans une bande dessinée, Quentin aurait eu une belle ampoule tout illuminée comme un sapin de Noël dans une bulle au-dessus de sa tête. Et un auteur peu scrupuleux lui aurait placé un doigt juste dessus, ce qui lui permettrait de titre son chapitre avec une phrase totalement arbitraire – quoique poétique – et de s’en tirer à bon compte. Heureusement que je ne suis pas dupe.
Il rend son communicateur à Lolo puis revient se planter devant la capsule en trépignant :
— Si on trouve pas le moyen d’ouvrir, c’est qu’il est invisible. En passant devant des émetteurs, elle détecte où elle se trouve et agit alors en conséquence. Faut qu’on simule ces émetteurs.
Il se tourne vers Lolo, et lui jette en pleine figure :
— Dis-lui d’étudier les émetteurs pour qu’on puisse reproduire ses messages !
L’autre ingénieur secoue la tête tout en regardant sa montre :
— On va pas avoir le temps. C’est plus sûr de ramener la cabine sur place, et de la remettre dans sa gaine. On peut plus prendre de
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risque, ils sont presque à bout de leur oxygène, là-dedans !
Se résignant à faire un voyage alors qu’il est si près du but, Quentin grimpe à l’avant de l’ambulance tandis que ses confrères s’assurent que l’engin à l’arrière est toujours solidement arrimé.
Le pilote, de nouveau déçu de ne pouvoir s’amuser comme sur un circuit, fait contre mauvaise fortune bon cœur et passe à nouveau en mode « chauffeur de poids lourd ». Le site de (censure) se trouve à quelques minutes à peine, en direction du centre-ville.
Alors qu’il passe ses vitesses, son regard se pose sur l’horloge du tableau de bord. Voilà donc où il va passer sa nouvelle année : derrière un volant, ce qui est déjà pas si mal, mais à vingt kilomètres
l’heure ! Cette anecdote va probablement se transformer en course-poursuite effrénée lorsqu’il va la raconter à ses copains. « Vous vous rendez compte ? Je buvais mon champagne à cent-quatre-vingts !… Oui, je conduisais d’une main, pourquoi ? Et en effet, c’est bien du champagne que j’ai renversé sur mon pantalon, qu’est-ce que tu vas imaginer là ? Tu sais à qui tu parles ? »
Une fois sur place, tous les bras disponibles sont réquisitionnés, y compris ceux des ouvriers et de la famille de réfugiés – il n’y a guère que le chat qui a été exempté, non pas que ses membres seraient trop faibles ou inadaptés, mais il a trouvé une chatte qui ne craint pas la fraîcheur du réveillon et s’est donné pour mission de la rattraper et en faire son dessert dans un coin avant que ne retentissent les douze coups.
Chacun est conscient que le moindre effort peut se révéler salvateur ou mortel pour les occupants de la gélule.
Conjuguant leurs forces et leurs talents, tous les individus présents parviennent, non sans mal, à replacer la cabine à l’entrée de l’ouverture par laquelle elle est sortie il y a de cela un peu moins d’une heure, maintenant.
Dans un « Ho ! Hisse ! » collégial, ils donnent l’impulsion qui va lui permettre de basculer dans le conduit. Elle commence alors à glisser lentement, puis plus rapidement jusqu’à atteindre le niveau le plus bas de la gaine.
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Alors que d’aucuns s’attendaient à un choc violent, un silence assourdissant est la preuve de la maîtrise des ingénieurs qui sont à l’origine de la conception du système d’amortissement. Ceux-là, au moins, méritent leur salaire astronomique.
Comme par miracle, un ding-dong retentit, suivi du message explicite d’une voix suave enregistrée par une comédienne de films que peu se vantent d’avoir vu « La porte va s’ouvrir ».
Le passage se libère alors dans un léger bruit de souffle très moderne.
Manque de chance, le deuxième sous-sol ne dispose pas – encore du moins – d’un accès permettant aux usagers d’entrer ou sortir.
Si la précipitation les écrase tous contre le mur, les passagers doivent se faire une raison, et revenir en arrière.
Depuis le haut, des indications se succèdent :
— Il faut envoyer la cabine au rez-de-chaussée !
— Attention à pas vous faire guillotiner par la porte !
— Ça va ? Pas de blessé ?
— Mais range cette bouteille de Champ, toi, c’est ni le lieu ni le moment !
— Ah bon ? Mais on vient pas de les sauver ?
— Dans ce cas, c’est à eux de nous le payer. Et d’abord, où t’as planqué une bouteille ? Je l’ai pas vue. Elle doit être bien chaude, maintenant, ça va être dégueu !
Des acclamations bien plus enjouées accueillent les cinq occupants lorsqu’ils sortent enfin à l’air libre au niveau du sol.
Les pompiers se précipitent sur eux, et les aident à s’asseoir directement par terre, tout en s’assurant que leurs signes vitaux n’ont pas atteint des seuils critiques.
— Merci ! Merci du fond du cœur !
— Sans vous, on était cuits ! D’ailleurs, j’ai beaucoup transpiré, c’est vraiment bien isolé, ces cabines modernes !
— D’habitude, les histoires comme ça se finissent toujours bien avec tout un tas de belles filles qui dansent nues autour de nous. Elles sont où ? Elles se sont perdues en venant ?
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— Dîtes, les gars, faudrait voir à vous magner un peu, la prochaine fois. On était coincés là depuis l’année dernière, nous !
— Je… Je… On est bien sauvés ? C’est pas une hallucination collégiale, hein ?
Il est vrai que minuit vient tout juste de passer.
Le service des urgences ascenseur s’octroie une pause bien méritée sur les coups de minuit trente, lorsqu’une période de mou survient dans les appels de détresse. À croire que le destin – ou quel que soit le nom que l’on puisse Lui donner – avait prévu qu’ils pourraient boire leur coupette, même si c’est avec un léger décalage sur l’horaire officiel.
Tout le monde lève son verre pétillant d’un liquide jaunâtre, le sourire aux lèvres.
Quentin dérobe le rôle de chef de service par intérim à Patrice, étant celui qui a le plus d’expérience et le grade le plus haut :
— Merci à tous ! Oui, je sais, je devrais pas être ici, ma garde s’est terminée il y a quelques heures, mais qui m’en voudra d’être revenu vous filer un coup de main pour déboucher quelques bouteilles de Champagne ?
Quelques rires ponctuent son allocution.
— L’année qui vient de s’écouler a été riche pour chacun d’entre nous. Riche d’expériences. Riche d’histoires rocambolesques à raconter plus tard à nos petits enfants – ou dès maintenant pour ceux qui en ont déjà – afin de les distraire ou les effrayer. Riche en émotions également, je pense surtout à notre Patrice qui a décroché une jolie coupe dans une compétition nationale de son sport favori, ainsi qu’à Lucie qui s’est ENFIN mariée avec son Jojo – il était temps, après vingt-deux ans de vie commune !
L’intéressée rectifie :
— Vingt-trois ! Maintenant qu’on a changé d’année, faut mettre à jour le calcul.
— Encore mieux ! Riche en rebondissement, surtout pour Marc qui nous a quittés, puis qui est revenu parce qu’il ne trouvait rien de mieux, puis qui est reparti, croyant avoir trouvé le Graal, pour
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finalement revenir parce que… Il prétexte bien ce qu’il veut, mais nous, on sait que c’est parce qu’on lui manquait trop !
Marc a déjà l’esprit à la fête alors qu’il n’a pas encore absorbé la moindre molécule d’alcool :
— Pas pour vous, c’est uniquement pour l’argent que je suis revenu ! Ah ! Ah !
— Une année riche pour ceux qui nous ont rejoints même de manière temporaire. Mathias, qu’on ne reverra peut-être jamais après une nuit pareille… Si ? Ah, on me souffle dans l’oreille qu’il n’est pas totalement dégoûté ! Et Francis qui prend un peu trop ses habitudes parmi nous. Qui sait ? Peut-être qu’il va finir par intégrer nos effectifs permanents ?
Le jeune homme rougit en fixant ses chaussures. Lily le regarde avec compassion, avant de lancer :
— C’est vrai qu’il est devenu une pierre angulaire blanche aux quatre coins du service, et on aurait du mal à se passer de lui.
Il ne parvient pas à lever ses yeux, pourtant il aurait envie de remercier tout le monde. La seule phrase qui sort de sa bouche ressemble à :
— C’est pas une cabine normale. On peut pas l’ouvrir.
Enfin, il est libéré de cette sensation qu’il va se passer quelque chose de grave cette nuit. Heureusement que ce n’était qu’un pressentiment, et que rien n’est venu entacher une garde tranquille et reposante.
Il a arrêté de compter les trucs inquiétants et bizarres depuis un moment, déjà, quand il a considéré qu’il y en avait trop.
Il décide de rester vigilant malgré tout, on n’est jamais trop prudent. Et puis, il pourrait quand même se passer quelque chose de grave ou d’important d’ici la fin de la nuit, sait-on jamais !
— Une année avec ses hauts et ses bas, surtout pour cette dernière nuit. Merci à tous d’être là, fidèles à vos postes. Je vous souhaite une nouvelle année encore meilleure !
Le pilote de l’ambulance a trouvé une plaque métallique et cogne dessus avec un marteau. L’assemblée compte avec lui.
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— Sept… Huit… Neuf… Dix… Onze… DOUZE !
Tout le monde crie en chœur « Bonne année ! » avant de faire cogner les verres et d’avaler goulument plus de bulles que de liquide.
La fin de la nuit est encore loin. Les interventions, les opérations à cabine ouverte ainsi que les sauvetages vont encore être nombreux avant que chacun puisse rentrer chez lui, épuisé, éreinté, mais heureux d’avoir accompli son devoir d’employé, son devoir d’être humain.
Les souvenirs qu’ils conserveront de cette garde seront bien évidemment émus, mais également festifs, car l’ambiance qui règne maintenant n’est plus très sérieuse.
Je suis le seul à me demander si les occupants de la deuxième cabine s’en sont tirés ?
Il semblerait que ce détail soit passé à la trappe. Si l’auteur procède à une relecture tardive de son bouquin, qu’il songe à régler ce détail. C’est pas bon de laisser des points pareils en suspens. Le lecteur risque d’avoir un arrière-goût de travail inachevé.
Et puis… J’ai envie de savoir, moi !
Laurent donne une grande tape dans le dos de Latifa, la faisant sursauter :
— On a encore sauvé cinq personnes ! Alors, quel effet ça fait, ma grande ?
Après avoir récupéré de sa surprise, elle s’étonne :
— Moi ? Mais j’ai sauvé personne !
— Écoutez-là, elle fait sa modeste ! C’était ton idée de ramener la cabine sur place. C’est donc à toi, entre autres, bien sûr, que revient le mérite de ces cinq vies !
Lily s’approche du duo :
— Seulement cinq ? Y avait personne dans la seconde cabine, finalement ?
Ah, finalement, j’ai été entendu – ou bien je me suis inquiété pour rien, car c’était déjà prévu. Merci beaucoup monsieur l’auteur !
La grimace de la costaude pousse Lolo a prendre la parole à sa
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place :
— Si. On suppose, d’après la quantité de bouillie, qu’il y avait un homme ou une femme, avec un certain embonpoint, ou alors deux maigres au maximum. Les G qu’ils se sont pris ne leur ont laissé aucune chance, malheureusement. Mais leur sacrifice n’a pas été vain.
— C’était qui ? On a une idée ?
— Demain, quand les responsables de (censure) seront là, on pourra faire une comparaison avec les fiches de leurs employés. Ils ont probablement un séquençage d’ADN en stock quelque part. Sinon on se contentera de les enterrer, quelque part, sous une stèle inconnue, et on viendra mettre une gerbe…
Tandis que la jeune femme affiche une grimace de dégoût, il se penche vers elle :
— Hé, ça va, Lati ? Tu veux un seau ?… Donc, je disais, on viendra mettre une gerbe… de fleurs… Oui, c’est bien, ça, des fleurs sur leur tombe à chaque fête nationale de l’ascenseur. C’est toujours mieux que venir cracher dessus.
Remise de son haut-le-cœur, la costaude fronce les sourcils, craignant qu’on ne cherche une nouvelle fois à se jouer d’elle :
— Ça existe, ça ?
— La fête nationale de l’ascenseur ? Faudra bien l’inventer un jour ! C’est quand même l’invention du millénaire, t’es pas d’accord ?
Lily est curieuse :
— Et donc vous avez pu travailler un peu en avant-première sur une future génération d’ascenseurs, si j’ai bien compris ?
Laurent sourit :
— On peut dire ça, d’une certaine manière. C’est de la technologie de pointe, ce qu’ils ont, à n’en pas douter. Probablement que certains concepts vont descendre jusqu’à nous, le commun des mortels, et envahir nos gaines ou nos cabines. Je suis pas convaincu que la totalité de ce qu’on a pu entrevoir sera un jour industrialisé, mais c’est le lot de la recherche. Il faut explorer toutes les pistes imaginables pour espérer mettre le doigt sur un concept novateur et
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rentable.
L’hôtesse, d’humeur joviale en cette nouvelle année, lève les bras au ciel :
— Oui, en attendant qu’on invente la téléportation ! Ça va nous mettre tous au chômage, ça, quand ça va arriver, si vous voulez mon avis !
— Pourquoi tu dis ça ? Non, pas nécessairement. Faut juste qu’on s’adapte, qu’on se recycle. Je vois ça d’ici : « urgences téléportation » !
16. SOS détresse humanité
Quelque part, dans un futur aussi incertain que lointain, mais toujours au même endroit.
Céline-robot revient de ce qui était auparavant les toilettes, mais qui sert désormais surtout à évacuer les trop-pleins d’huiles.
Son siège est encore chaud, car les pauses sont chronométrées et décomptées du salaire en fin de mois. Satisfaite d’avoir été plus rapide que d’habitude, elle soupire en reprenant sa place.
Lorsqu’une vibration remonte de son siège jusqu’à sa tête en traversant tous ses circuits, la mettant au passage dans un état qui pourrait se rapprocher d’un réveil des sens, elle décroche son communicateur.
Avant de poursuivre, je tiens à signaler au lecteur averti que l’ancien narrateur humain plein de défauts a été remplacé par une version robotisée – moi en l’occurrence – plus facilement manipulable et configurable par l’auteur. Je vous remercie de votre attention et reprends de suite le récit.
Enregistrement d’appel, urgences téléporteur, 20 juillet, 15 h 12.
Lily-robot — SOS détresse téléportation, Lily à votre service !
Femme-robot — Bonjour. Je… J’appelle pour un problème…
Lily-robot — Un problème de téléporteur, j’imagine ?
Femme-robot — Oui, comment vous avez deviné ?
Lily-robot — J’en sais rien, une intuition, sûrement.
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Femme-robot — J’ai besoin de votre aide. Nous avons un de ces systèmes de téléportation personnelle dans notre loft depuis peu. C’est mon mari qui a insisté, moi j’étais pas très chaude, je vous le confie. D’ailleurs, je suis encore un peu réticente à l’utiliser, mais j’avais absolument besoin de me rendre à l’autre bout de la ville de manière urgente pendant que mon mari ne peut pas me surv… Enfin c’était urgent pour un rendez-vous avec mon am… enfin pour un rendez-vous important. Peut-être est-ce dû au stress, je l’ignore, mais j’ai peur d’avoir fait une fausse manipulatrice.
Lily-robot — Une fausse manipulation ?
Femme-robot — Oui, enfin… Je pense que j’ai faussement manipulatritionné votre truc, quoi.
Lily-robot — Nous allons voir cela ensemble. Expliquez-moi ce qui s’est passé, précisément ?
Femme-robot — J’ai tout suivi comme on m’a expliqué, quand ils sont venus l’installer. Le charmant jeune homme m’a dit plein de trucs, mais j’ai peur de pas avoir tout retenu, j’étais un peu concentré sur son… enfin sa… Bref, j’étais troublée et maintenant je suis perturbée.
Lily-robot — Qu’avez-vous fait ?
Femme-robot — Je me suis mise au milieu de l’appareil, bien dans le cercle, j’ai au moins compris que ça, c’était important. J’ai programmé la commande, et je suis restée sans bouger, parfaitement immobile en retenant mon souffle.
Lily-robot — Oui, jusque là, tout paraît normal, même si ce n’est pas indispensable d’éviter de respirer. Si vous pouvez tenir assez longtemps, pourquoi pas. C’est vous qui voyez. Et ensuite ?
Femme-robot — Et bien ensuite, quand j’ai ouvert les yeux, j’ai vu que j’étais arrivée à destination, et j’ai voulu quitter le cercle, là…
Lily-robot — Ah, je crois que je comprends.
Femme- robot — Je suis tombée. En fait, j’avais pas de jambes. Mon corps s’arrête juste au-dessus de ma poitrine, juste en dessous des bras. Du coup, ça devient moins intéressant que je rende visite à mon amant comme ça, vous voyez ? En plus, je peux pas retourner en arrière, et l’appareil fait un bruit bizarre…
Lily-robot — Il s’est mis en sécurité, oui.
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Femme-robot — Je sais pas ce qu’il me dit, j’arrive pas à me tourner pour voir. Et mon appartement est trop loin pour y aller à… enfin à mains, vu que j’ai plus de pieds.
Lily-robot — Vous… enfin, le haut de vous est dans un téléporteur public, en pleine rue, c’est bien ça ?
Femme-robot — En effet. Je vous appelle de mon portable. Je me suis dit qu’il valait mieux vous prévenir d’abord, et que vous m’indiqueriez la marche à suivre pour que je récupère les… enfin les restes de… de moi !
Lily-robot — Je vais faire venir une ambulance médicale, et en envoyer une également à votre domicile pour récupérer tous vos morceaux. Vous avez bien fait de m’appeler rapidement, il ne devrait pas y avoir de séquelles : ils savent gérer ce genre de désagrément qui arrive plus souvent qu’on ne croit, malheureusement. Un bon coup de colle et il n’y paraîtra plus, madame. Et avec la preuve de votre appel à nos services, vous serez intégralement indemnisée par la sécurité sociale, soyez sans crainte. Ça nous arrive tous les jours, et on n’a jamais eu de plainte.
Femme-robot — Ah, ça fait plaisir d’être prise en charge aussi efficacement. Bon, je vous laisse, je perds beaucoup de sang à maintenir mon téléphone près de mon oreille. Je crois que je vais tourner de l’œil, je… Je…
Lily-robot — Allô ? Allô ? Bon, faut que je fasse vite, moi ! Sinon je vais la perdre ! Ça serait pas bon pour mes statistiques !
Fin d’enregistrement.
Constatant que sa collègue a raccroché, Latifa-robot se tourne vers elle :
— C’était quoi ?
— Encore une impatiente qui commence à bouger dès que sa tête est transférée. On commence à en avoir un peu moins, maintenant que les gens s’habituent, mais c’est encore pas loin d’un appel sur deux.
Latifa-robot bascule son buste en arrière et s’étire les épaules :
— Ah, oui, j’en ai encore eu un y a pas cinq minutes, c’est la plaie ! C’est sûr qu’avec les vieilles cabines mécaniques, on n’avait
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pas ce genre de problème. Il était relativement rare d’avoir des gens coupés en deux. Bon, ça arrivait quand même à l’occasion, et, à l’époque, c’était relativement définitif. On a fait de gros progrès de ce côté, quand même.
— Depuis qu’on peut téléporter très loin, sans une grosse gaine, c’est devenu bien plus compliqué d’intervenir. Si on devait se déplacer en personne à chaque fois, en fonction de la distance, faudrait compter jusqu’à six mois, dans certains cas, pour assurer un dépannage. C’est que les planètes, c’est pas la porte à côté !
— C’est clair. Surtout que moi, je sais comment ils fonctionnent, les téléporteurs, et surtout comment ils sont entretenus, alors je vais pas m’amuser à les utiliser moi-même ! Je tiens trop à ma vie !
Un homme entre dans la grande salle du service. Latifa-robot lui adresse un sourire poli :
— Bienvenue aux urgences téléportation, monsieur. En quoi pouvons-nous vous être agréables ?
Le visiteur parcourt les courbes de l’hôtesse d’accueil à travers le pupitre transparent, alors qu’un sourire s’esquisse sur son visage, mais il se ressaisit :
— Bonjour. J’ai un souci avec ça…
Il sort un boîtier de commande de téléporteur de sa poche et le pose sans ménagement à côté de l’aquarium, devant le visage impassible de Latifa-robot. Le poisson rouge n’est nullement perturbé et poursuit ses ronds sans oublier de perdre sa mémoire à chaque tour.
Un bouton tactile dépasse d’un côté en une bosse disgracieuse, tandis que des fils dénudés et couverts d’un dépôt noir carbonisé pointent de l’autre, signe évident d’un problème pouvant causer un dysfonctionnement.
— Ah, je vois. Permettez que j’appelle l’un de nos techniciens ? Il va s’occuper de vous dans un instant.
La jeune femme-robot tapote sur son clavier quelques secondes, puis fait signe à son client de s’asseoir sur un des fauteuils qui se trouvent juste derrière lui.
— Si vous voulez bien patienter quelques secondes.
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Le client n’est pas assis depuis une minute qu’une planche électrique munie de deux roues amène Francis-robot jusqu’à la petite zone d’attente. Sans que le jeune homme n’ait besoin d’ouvrir la bouche ni de quitter ses chaussures du regard, une voix mécanique et nasillarde semble venir de nulle part et partout à la fois :
— Bonjour. Veuillez me suivre, s’il vous plaît. Je vais tout mettre en œuvre pour résoudre votre problème.
Ils s’installent dans un box, juste à côté, à peine protégé des regards indiscrets par un rideau en plastique d’un blanc qui fut autrefois immaculé, mais qui n’est plus aujourd’hui que sérieusement délavé. La voix synthétique reprend, résonnant sur plusieurs mètres à la ronde :
— Expliquez-moi en quoi consiste votre problème, je vous prie. Le client brandit son boîtier de commande, faisant cliqueter le
bouton défectueux.
— Je dois développer ?
Francis-robot secoue sa tête toujours penchée vers le sol.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je comprends ce qui se passe. Nous allons y remédier immédiatement.
Un coup de pince, puis de fer à souder, une main qui se plonge dans une boîte pleine de pièces détachées, un petit coup de marteau au bon endroit, et le boîtier reprend son apparence d’origine, lisse et profilée.
— Voilà, monsieur. C’est réglé. Je vous laisse vous diriger vers notre caisse automatique en libre service juste à l’extérieur du bâtiment, afin d’y recevoir votre facture et vous en acquitter. Je dois vous informer que si ce n’est pas fait dans le quart d’heure qui vient, vous serez éligible à une amende qu’il vous faudra retirer et régler au même endroit, sans quoi vous serez éligible pour une autre amende… Bonne journée, monsieur.
l’entrée, Lily-robot profite d’une accalmie dans les appels, pour demander à Latifa-robot :
— Alors, contente de ta nouvelle affectation ?
— M’en parle pas ! Je peux enfin respirer et m’asseoir plus de
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deux minutes d’affilée ! Depuis la naissance de Mariette-robot et Latifo-robot, nos jumeaux, je sais plus où donner de la tête ! Ils sont infernaux. Impossible de les empêcher de faire bêtise sur bêtise. Ils se motivent l’un l’autre, à croire qu’ils font exprès d’alterner. Et leur père qui les pousse, c’est le pompon !
— Donc, t’as pas l’air de regretter le service actif ? Latifa-robot secoue la tête vigoureusement :
— Non, je regrette rien du tout. On est bien tranquille, ici. Fini de courir à droite ou à gauche. Des fois, j’en viendrais même à vouloir un de ces téléporteurs au milieu de mon salon pour rentrer plus vite, c’est pour dire ! Par contre, quand je suis à la maison, c’est là que l’effervescence se déclenche et que j’ai l’impression de pas avoir changé de boulot.
— C’est à ce point-là ?
— Oui, et vivement qu’ils inventent un mini téléporteur pour les rapports intimes. Depuis l’accouchement, j’arrive plus à en avoir avec Mario-robot. Il essaie tous les soirs, mais ça me fait trop mal, impossible de rentrer.
Avec un regard horrifié, la rousse demande :
— Les jumeaux t’ont pas dégoûtée ? T’en veux d’autres ?
— Ah non ! C’est pas pour la reproduction, juste pour le plaisir, hein ! Histoire de passer la zone douloureuse et atteindre là où ça fait du bien.
Lily-robot soupire :
— Ouf, tu m’as fait peur ! J’ai cru que tu voulais faire un élevage de bébés-robots !
— Ah ! Quelle horreur ! Déjà que j’ai du mal à supporter ceux que j’ai. J’envisage sérieusement de les revendre pour acheter une extension pénienne à mon pompier. Maintenant que je me suis habituée à sa lance, ça me fait plus du tout autant d’effet qu’au début.
— Méfie-toi : quand on commence à en vouloir de plus en plus, on peut plus s’arrêter ! Je sais de quoi je parle, j’ai quinze maris, et je serais pas contre un seizième.
— Attends, ça n’a rien à voir. Passés un certain âge, ils sont plus bons à rien. C’est plus des prolongations, qu’il faut, mais des greffes !
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— Si c’était pas interdit par la loi… Remarque, les lois, elles sont faites par les politiques, qui sont en très grande majorité des hommes. Ceci explique cela.
Après une courte pause, Lily-robot reprend le fil de ses pensées :
— Et lui, il prend ça comment ?
— Mario ? Il prend quoi ?
— Ton changement d’orientation professionnelle. Lui, il est toujours pompier, c’est ça ?
— J’accepterais pas qu’il fasse autre chose. C’est mon pompier à moi. Sans son boulot, il m’intéresserait beaucoup moins, je t’assure. Ça a toujours été clair entre nous. Le jour où il démissionne, ou bien qu’il doit arrêter pour raison de santé, il faut qu’il passe le relais à un de ses collègues. J’ai besoin de cette vigueur, de cette excitation que seul un pompier actif peut me procurer.
La rousse hausse les épaules :
— C’est pas un peu réducteur, ça ?
— Tu veux que je lui réduise quoi ?…
— Ah non, pas lui couper ce que tu penses. Mais ne l’accepter que s’il est pompier ?
— J’y peux rien. J’ai toujours été sportive, et pour prendre mon pied, il faut des acrobaties, de l’endurance, et une certaine habileté à manier la lance. Si tu vois ce que je veux dire.
— Houla, oui, je vois tellement bien que ça me provoque des chatouillis que ce n’est pas le moment d’avoir.
Lily-robot procède à un tour d’horizon du regard avant d’ajouter :
— Surtout que j’ai aucun de mes maris à proximité.
Elle se penche vers Latifa-robot et prend un ton de connivence :
— Tu crois que Francis-robot est… actif sur ce plan-là ?
Sa collègue ouvre de grands yeux, mais n’est pas vraiment outrée.
Pour preuve, elle poursuit sur la lancée :
— Tu imagines ? Il regarde ses pieds en permanence. Faut tout faire à sa place.
— Ouais, t’as raison, autant prendre des accessoires. Ils sont plus maniables, de la taille qu’on veut, et peuvent même s’adapter sur un coin de table ou un couvercle de toilette. C’est à se demander si un jour on va pas tout simplement se débarrasser des hommes-robots !
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— Ah, toi aussi t’en as ? Le dernier que j’ai trouvé, c’est le modèle télescopique. Le seul que j’arrive encore à utiliser depuis l’accouch…
Elles s’interrompent et tournent la tête d’un même geste vers la gauche, où Quentin-robot apparaît subitement, venant vers elles :
— On parle de moi ?
La costaude lui lance, avec un sourire en coin :
— C’est pas avec ton hologramme que tu vas pouvoir intervenir dans notre conversation, toi ! Ramène ton corps, et on en rediscute !
— Elle s’est bien dévergondée, notre Latifa-robot, depuis qu’elle s’est mariée !
Lily-robot renchérit :
— Elle a enfin découvert la vraie beauté de la vie ! Des fois, il suffit de pas grand-chose pour tout illuminer.
— Pas grand-chose, pas grand-chose… Faut quand même que ça fasse une taille correcte, Lily-robot ! Sinon on sait même pas dans quel sens s’en servir !
Quentin-robot-hologramme se trouble avant de redevenir bien net. Son sourire trahit la compréhension qu’il a de la conversation interrompue. Il n’est jamais le dernier pour mettre son grain de folie dans des déblatérations en dessous de la ceinture qui sont monnaie courante dans le service.
— J’étais sûr que deux femmes-robots ne pouvaient pas discuter d’autre chose entre deux appels téléphoniques. Finalement, vous êtes bien plus obsédées que nous autres hommes-robots.
La brune trépigne sur sa chaise :
— Nous, il nous restera toujours la possibilité de vous téléporter les parties intimes loin de votre corps !
L’image tressaute comme si elle ricanait :
— Je ne suis pas forcément contre, ça dépend où tu veux les téléporter.
— Si c’est dans l’extrémité de ton propre colon ?
— Ah, tu m’as eu. J’imaginais un autre endroit situé à peu près à mi-chemin de tes ovaires.
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La ronde passe une main dans ses cheveux roux :
— Tu risques de faire très mal à la femme-robot, si tu veux aller aussi loin. Remarque, ça pourrait expliquer ton célibat persistant et ton manque de relations suivies…
— Comment ça, trop loin ? Tu veux dire que quand je les fais crier, c’est de la douleur ?… Oui, ça expliquerait bien des choses, en effet. J’ai toujours pensé que j’étais très bien pourvu.
Latifa-robot ne peut retenir une exclamation :
— Vantard !
— Si tu veux bien ramener tes fesses-robots jusqu’à mon bureau, je devrais pouvoir te convaincre du contraire.
Lily-robot saute sur ses pieds et part en courant dans le couloir. Latifa-robot lui lance :
— Si tu peux prendre une ou deux photos, je suis curieuse, moi aussi…
L’hologramme lui répond :
— Curieuse, mais pas courageuse. Tu as beaucoup perdu depuis que tu n’es plus en service actif.
— Non, je prends juste soin de toi. Si Mario découvre que tu m’as montré ta lance, il va procéder à une ablation sans la moindre anesthésie, tu peux lui faire confiance.
— Oui, je vais me contenter de Lily-robot, alors. Bon, je coupe l’image, elle arrive. Ses maris à elle ne sont pas jaloux, il paraît.
Maintenant seule, Latifa-robot soupire, puis se parle à voix haute, comme pour mettre un terme à une conversation qui a un peu trop dégénéré :
— Ah, mon Dieu ! Pauvre humanité ! Quel service d’urgences faudra appeler pour la sauver ?
FIN
source :
Atramenta