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Un miracle

de Hector Malot



PREMIÈRE PARTIE


I

Un grand nombre de personnes, dans le diocèse de Condé, n’avaient jamais voulu croire que l’abbé Guillemittes mènerait à bien la construction de l’église d’Hannebault.

Une catastrophe financière semblait devoir être la fin de cette entreprise considérable. Comment un simple curé de petite ville parviendrait-il à payer une église dont les dépenses s’élèveraient à deux ou trois millions peut-être ? Et tandis que les dévots s’étaient inquiétés, les incrédules s’étaient réjouis : un curé en faillite, cela serait drôle.

Le succès inespéré des souscriptions, la marche régulière des travaux, l’habileté de l’abbé Guillemittes à se tirer des situations critiques, son activité, son adresse, sa ténacité, n’avaient point modifié ces sentiments.

— Attendons la fin, avait-on dit.

Mais lorsqu’on avait vu mademoiselle Pinto-Soulas s’établir au château de la Haga et devenir une sorte d’associée pour le doyen, une commanditaire toujours prête à renouveler ses mises de fonds, on avait été obligé de se rendre à l’évidence : – l’église d’Hannebault serait achevée ; – elle serait un monument remarquable, – le curé ne serait pas mis en faillite ; – son œuvre ne serait pas un scandale pour la religion.

Quelques voix, il est vrai, soufflées par madame Prétavoine, la pénitente de l’abbé Lobligeois, avaient essayé de soulever d’hypocrites insinuations sur l’association du doyen et de mademoiselle Pinto-Soulas, mais ces bruits absurdes n’avaient pu prendre aucune consistance, ils étaient tombés aussitôt soulevés.

— Mademoiselle Pinto-Soulas dominée, exploitée par le curé ? Oui. Mais sa maîtresse ? Non. Personne n’avait voulu admettre cette accusation qui se réfutait d’elle-même quand on connaissait mademoiselle Isabelle.

L’abbé Guillemittes, un homme d’affaires, un intrigant, un manieur d’argent ? oui ; mais un séducteur ? Allons donc ! Il avait vraiment bien d’autres idées en tête, et la grande fortune de mademoiselle Pinto-Soulas lui permettait de les réaliser.

Alors les esprits les plus mal disposés contre lui s’étaient singulièrement adoucis.

— Quoi qu’on pût dire, c’était un habile homme.

— Il avait réussi.

Et la considération, le respect, la sympathie même lui étaient venus de son succès, tant il est vrai qu’en ce monde on ne tient pas rigueur aux gens heureux.

À Hannebault, à Condé-le-Châtel, dans le diocèse, dans les départements environnants, on ne parla plus que de l’abbé Guillemittes et de l’église d’Hannebault.

Ces beaux jours durèrent près d’une année ; mais un soir, dans ce ciel tranquille et pur, une nouvelle avait éclaté, terrible comme un coup de foudre : mademoiselle Pinto-Soulas partait pour Paris.

Hubert avait été au château, et mademoiselle Isabelle s’était excusée de ne pas pouvoir faire de musique.

— Je pars demain, dit-elle, et j’ai des ordres à donner qui me prendront toute ma soirée.

Hubert, atterré, n’avait pas osé faire de questions, et il était rentré au presbytère, où il avait annoncé ce voyage à son oncle.

— Quand mademoiselle Pinto Soulas doit-elle revenir ? demanda celui-ci.

— Je ne sais pas ; je ne l’ai pas demandé.

Assez surpris de ce voyage, dont il n’avait pas entendu parler jusqu’à ce jour, le curé n’en avait pas été autrement tourmenté ; après tout, il était bien naturel qu’elle fut appelée à Paris pour ses affaires.

Seul, Hubert s’était inquiété des raisons qui pouvaient déterminer ce brusque départ.

Depuis quelques mois mademoiselle Isabelle avait paru moins tranquille et moins libre. Avec lui elle avait semblé prendre moins de plaisir à faire de la musique. Plusieurs fois, le matin, elle avait manqué de venir aux leçons des enfants de chœur. Plusieurs fois, le soir, elle avait fait dire par la nourrice qu’elle était indisposée. Enfin Mario, le secrétaire italien, qui, pendant les premiers mois de son séjour à Hannebault, s’était montré roide et presque insolent avec lui, avait affecté pendant ces derniers jours de lui faire un accueil en apparence charmant, mais au fond duquel, avec de l’attention et un peu de finesse, on pouvait voir de la raillerie et du défi. Que voulaient dire ces remarques diverses ? en les groupant et en les expliquant l’une après l’autre, ne prenaient-elles pas une importance décisive ?

Plusieurs jours se passèrent dans ces interrogations douloureuses. Par les gens du château on avait su que le voyage de mademoiselle Isabelle serait de courte durée. Mais le temps fixé pour son retour s’écoula sans qu’on la vît revenir, et alors l’inquiétude commença à prendre le curé lui-même.

Que signifiait cette absence prolongée ? Madame Françoise avait accompagné sa maîtresse à Paris, et on ne pouvait dès lors l’interroger. S’il écrivait ? Mais sous quel prétexte ?

Hubert vint à son aide.

— Mon oncle, dit-il un matin en déjeunant, est-ce que vous savez quand mademoiselle Isabelle reviendra ?

— Non. Pourquoi cette question ?

— Vous savez qu’elle a commandé elle-même le rétable de l’autel de Saint-Cénéri. Le terme du premier payement est dépassé, l’entrepreneur demande de l’argent ; que dois-je dire ?

— Répondez que j’écris à Paris et qu’on attende la réponse de mademoiselle Pinto-Soulas.

Les jours s’écoulèrent les uns après les autres, et cette réponse n’arriva pas.

Une fois encore, Hubert fournit une raison pour écrire de nouveau : un des enfants de la maîtrise, celui qui précisément montrait les dispositions les plus remarquables, était sur le point de quitter Hannebault ; on lui offrait une place de groom, et ses parents, contre son gré, voulaient l’obliger à la prendre. Mademoiselle Isabelle avait maintes fois parlé de faire un sacrifice en sa faveur : si elle consentait à ce sacrifice, on pourrait peut-être le garder ; mais l’occasion perdue, on ne le remplacerait pas ; il était doué.

Le curé envoya une nouvelle lettre : mais elle n’y répondit pas plus qu’elle n’avait répondu à la première.

Cela devenait inexplicable. Et dans le pays on commençait à parler de cette absence.

— Mademoiselle Pinto-Soulas s’est sauvée, disait madame Prétavoine. Si riche qu’elle fût, le curé lui coûtait trop cher ; l’église pourrait bien rester inachevée.

Une conférence ayant eu lieu à ce moment, l’abbé Lobligeois s’y montra avec son air arrogant et ses paroles à double sens des mauvais jours.

Cela devenait vraiment étrange. Et comme si ce n’était pas assez de ce départ, tout dans la paroisse allait de mal en pis. Le maire, au nom du conseil municipal, suscitait des chicanes au conseil de fabrique, les entrepreneurs envoyaient leurs mémoires et Hubert lui-même montrait une telle indifférence pour toutes choses qu’on n’en pouvait rien tirer. Apathique, indolent, distrait ou paresseux, il n’exerçait plus aucune surveillance sur les ouvriers ou les travaux ; l’abbé Colombe, qui avait voulu le réprimander avec douceur, avait été si mal reçu qu’il en était tombé dans une tristesse désespérée.

Pour l’ornementation intérieure de son église, l’abbé Guillemittes était assez souvent obligé d’aller à Paris, tantôt pour les sculpteurs, tantôt pour les peintres. Il résolut d’avancer l’époque de son prochain voyage et de chercher de ses propres yeux l’explication de cette absence inexplicable.

Il partit donc pour Paris, et en arrivant, sa première visite fut pour l’hôtel de la rue de Clichy.

Il s’attendait à trouver cet hôtel, qu’il ne connaissait pas, avec toutes les apparences d’un hôtel habité. Il trouva au contraire les volets clos et dans l’état d’une demeure abandonnée, sinon pour toujours, au moins pour une saison, car si l’herbe ne poussait pas dans les allées du jardin et dans les pavés de la cour, nulle part on ne voyait un indice qui vint dire que le maître était à Paris.

Le concierge le rassura : mademoiselle habitait en ce moment Paris, mais pour l’heure présente elle était absente.

— À quelle heure pouvait-on la voir ?

— Elle ne recevait personne.

L’accueil n’était pas encourageant. Mais l’abbé Guillemittes, qui en avait vu bien d’autres et n’était pas homme à abandonner la partie pour si peu, fit demander à madame Françoise de le recevoir, et, grâce à ce moyen, il put pénétrer dans l’hôtel. Un valet de chambre en gilet à manches le reçut sur le perron, et, après lui avoir fait traverser une longue enfilade de pièces froides et obscures dont les meubles étaient couverts de housses, l’introduisit dans une bibliothèque où madame Françoise se tenait devant un beau feu de cheminée.

— Ah monsieur le curé, s’écria celle-ci en le reconnaissant, c’est le bon Dieu qui vous envoie pour sauver mademoiselle.

— Que voulez-vous dire ? Que se passe-t-il donc ?

— Ce qui se passe ? Ah ! voilà, c’est le difficile à savoir et à expliquer : en deux mots, ma pauvre demoiselle est possédée.

— Comment cela ?

— Je vous le demande à vous, monsieur le doyen ? Tout ce que je sais, moi, c’est que la veille de notre départ pour retourner à la Haga, un homme, ou si vous voulez une sorte de monsieur, est venu faire visite à mademoiselle et qu’il est resté enfermé sept heures d’horloge avec elle, de deux à neuf heures du soir ; et cela sans que mademoiselle pensât à dîner. Quand à la fin il a été parti, mademoiselle m’a dit que nous ne rentrerions pas le lendemain à la Haga. Je lui ai alors demandé s’il fallait défaire les malles, elle m’a répondu que non, ce qui prouve bien, n’est-ce pas, que, dans son idée, elle était décidée à retourner chez nous ; et cependant il y a de cela plus d’un mois, et nous sommes toujours à Paris.

— Et cet homme, quel est-il ?

— Ce n’est pas un jeune homme, et ce n’est pas non plus un homme vieux ; mais, vous savez, il ne faudrait pas supposer ce qu’on pourrait supposer. Malheureusement, il n’y a rien de cela, je dis malheureusement parce que s’il en était ainsi, ma pauvre enfant serait guérie de tous ses malheurs ; il vient un âge où il faut qu’une femme prenne un mari, c’est mon idée, et je ne me cache pas pour le dire tout haut, même à mademoiselle. Mais celui-là n’est pas un mari, ni du bois pour en faire un ; figurez-vous un individu avec de grands cheveux et une grande barbe sale, des yeux morts et toute la démarche d’un de ces grands singes qui ont les bras trop longs. Et voilà l’individu qui possède mademoiselle ; pour sur c’est le diable.

— Mais enfin, ma bonne dame, qu’appelez-vous « possédée » ? Que lui fait-il faire ? par quoi, comment la tient-il ? où la conduit-il ?

— Et que voulez-vous que je vous dise ? Tout ce que je sais, c’est que mademoiselle ne reste plus ici ; toute la journée elle est sortie ; et quand je lui demande ce qu’elle fait, où elle va, elle me répond que ce sont des affaires sérieuses qui sont au-dessus de moi.

— Mais par l’entourage ne savez-vous rien ?

— On dit que cet individu est un Polonais ou un Russe, et qu’il fait voir les morts ; vous voyez donc bien qu’elle est possédée ; s’il n’y avait que cela ce serait déjà bien assez, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout : la voilà reprise des accidents de sa maladie, elle ne mange plus, ne dort plus ; ma pauvre enfant ! Sauvez-la, monsieur le cure : c’est l’affaire des prêtres, n’est-ce pas, de chasser le démon ? et bien sûr que celui-là est le diable.

Le doyen voulut pousser plus à fond son interrogatoire, mais il ne put pas tirer d’autres renseignements précis de madame Françoise ; tout ce qu’elle savait, elle l’avait dit en bloc. À sa curiosité manquait la science de l’observation, et elle avait laissé passer inaperçus mille petits détails qui eussent pu guider le curé.

Il résolut donc d’attendre mademoiselle Isabelle qui, disait la nourrice, devait rentrer bientôt. En un quart d’heure d’entretien avec elle, guidé par ce qu’il connaissait déjà, il en apprendrait plus qu’en toute une journée de questions et de réponses à côté.

Il s’installa dans la bibliothèque et pour passer le temps il se mit à regarder les livres qui encombraient une table : remarque caractéristique, presque tous ces livres arrivaient de chez les libraires et tandis qu’un certain nombre n’étaient pas encore coupés, il y en avait d’autres qui avaient été déjà lus et relus ; cela se voyait du premier coup d’œil aux couvertures cassées et aux feuillets fatigués.

Il commença naturellement par ceux-là : peut-être lui diraient-ils l’objet des préoccupations et des études de mademoiselle Pinto-Soulas ; un livre qui traîne dans une bibliothèque ne nous apprend pas quelles sont les habitudes d’esprit ou quel est le goût de son propriétaire, mais cinq volumes, vingt volumes en disent aussi long par leurs titres que toute une conversation.

Le premier qu’il prit avait pour titre : Manifestations thaumaturgiques et des miracles ; le second : Révélations d’outre-tombe ; le troisième : le Livre des esprits ; le quatrième : Pneumatologie positive et expérimentale, la réalité des esprits et le phénomène merveilleux de leur écriture directe.

Il n’y avait pas de doute possible ; cet individu qui « faisait voir les morts », suivant l’expression de la nourrice, était un spirite ou un médium, et la possession de mademoiselle Pinto-Soulas était la possession du spiritisme.

Il continua son examen des livres empilés sur la table et il trouva encore : L’âme, son existence et ses manifestations ; L’Amitié après la mort ; Méditations sur la vie et les devoirs de S.M. la reine Victoria ; Révélations sur la vie surnaturelle de Douglas Home ; La Clef de la vie ; Les Dogmes de l’Église du Christ, expliqués par le spiritisme ; Poésies d’outre-tombe. Puis à côté de ces volumes, des morceaux de musique : Air et paroles du roi Henri III, dictés en songe à M. Bach ; Cantate spirite ; fragment de sonate, dicté par l’esprit de Mozart à M. Briou.

L’abbé Guillemittes ne s’était jamais occupé de spiritisme, il en savait tout juste ce qu’en savent les gens du monde qui ont lu dans les journaux des histoires de tables tournantes et d’esprits frappeurs ; pour lui, c’était de la folie pure ou de l’escroquerie. Croire qu’un esprit muet peut s’emparer d’un enfant et, en quelque lieu qu’il le saisisse, le jette contre terre, si bien que l’enfant écume, grince des dents et devient tout sec ; pour lui, c’était se conformer à ce que nous enseigne l’Évangile selon saint Marc ; c’était admettre pour ce fait comme pour mille autres les croyances chrétiennes sur la possession et le rôle des esprits malins. Mais, au contraire, accepter le spiritisme comme une science qui a pour but la constatation et l’étude de la manifestation des esprits, de leurs facultés, de leur situation et de leur avenir, en un mot la connaissance du monde invisible, voilà qui lui paraissait le dernier degré de l’absurdité.

N’ayant rien à faire pendant son attente, il prit au hasard un de ces livres, qui avait pour titre : Grande rénovation des mondes, par le comte Nedopeouskine ; comme c’était le plus fatigué, il était présumable que mademoiselle Pinto-Soulas en faisait sa lecture favorite. Sur la première page se trouvaient deux lignes manuscrites ainsi conçues « À la sœur de mon âme éternelle, mademoiselle Pinto-Soulas ; comte Nedopeouskine. »

Les premières pages étaient consacrées à prouver l’existence de l’âme et son individualité après la mort. L’abbé Guillemittes comprit assez bien cette introduction, malgré le style vague et incohérent dans lequel elle était écrite. Mais où il eut besoin de toute son attention et de toute son intelligence, ce fut dans le développement de ces idées générales. L’âme, existant individuellement après la mort du corps, allait quelque part ; où allait-elle ? que devenait-elle ? Autrefois on disait qu’elle allait dans l’enfer ou le paradis ; mais la science moderne ayant détruit ces demeures imaginaires sans les remplacer, il fallait lui trouver un monde ; c’était ce qu’avait fait la science nouvelle qui la plaçait et la montrait dans l’infini ou l’espace universel. Là, ces âmes devenaient des esprits, c’est-à-dire des êtres ayant toutes nos perceptions à un degré plus subtil et vivant dans une substance fluidique qui sert de lien entre l’esprit et le corps et qu’on appelle périsprit. Ces esprits pouvaient se manifester aux vivants, ainsi que le prouvent les tables tournantes, les esprits frappeurs, etc. Ils pouvaient être évoqués, et se mettre en communication avec nous, non-seulement sous une forme immatérielle, mais encore sous une forme corporelle. Pour cela il suffisait d’avoir la puissance de leur commander. Sans doute cette puissance était rare, mais enfin elle existait. Aussi lui, Nedopeouskine, avait cette puissance à un si haut degré qu’il avait fait photographier les images qu’il évoquait, et son livre contenait une série de portraits authentiques de Socrate, Jésus-Christ, Roger Bacon, saint Benoît, etc.

Arrivé là, l’abbé Guillemittes ferma le livre. Il en savait assez : ce Nedopeouskine était un charlatan, et c’était entre les mains d’un saltimbanque, peut-être même d’un escroc, que mademoiselle Pinto-Soulas, curieuse de merveilleux, était tombée. Il n’y avait qu’un mot à dire pour lui ouvrir les yeux et la détromper.

Il attendit patiemment. Le mal était moins grand que tout d’abord il l’avait craint. Mais les heures s’écoulèrent sans que mademoiselle Isabelle rentrât. Le soir arriva.

— Est-ce que mademoiselle ne rentre pas toujours ? demandait-il à la nourrice.

— Elle rentre quelquefois très tard.

L’heure devint tellement avancée, qu’il y avait inconvenance à attendre davantage. Il se décida à partir en prévenant la nourrice qu’il reviendrait le lendemain à midi.

Mais, le lendemain, il trouva madame Françoise seule encore ; dans un billet laconique, mademoiselle Pinto-Soulas présentait ses excuses à M. le curé d’Hannebault ; une affaire importante la privait du plaisir de le recevoir ; elle le priait de vouloir bien laisser son adresse, afin qu’elle pût lui écrire lorsqu’elle serait libre.

Évidemment elle ne voulait pas le voir, mais il ne se rebuta pas. Jusque-là il était venu à une heure convenable ; le lendemain il vint à neuf heures du matin, et n’ayant pas encore été reçu, il revint le surlendemain dans la soirée. Le concierge alors lui remit une lettre, en lui annonçant que Mademoiselle et madame Françoise étaient parties pour l’Angleterre.

La lettre ne contenait que ces quelques mots :

« Je suis obligée de partir pour Londres à l’improviste. Je ne sais combien j’y resterai de temps ; comme en mon absence vous pourriez avoir besoin d’argent pour quelques travaux commandés par moi, veuillez toucher au Comptoir d’escompte une somme de vingt mille francs que je mets à votre disposition. Aussitôt mon retour, je me ferai un plaisir de vous prévenir. »

Le voyage en Angleterre bien prouvé, il n’avait plus que faire à Paris ; il rentra à Hannebault fort désappointé et jusqu’à un certain point inquiet ; des sommets tranquilles où il s’était élevé et où il croyait se maintenir, allait-il retomber dans les difficultés et les tourments de son point de départ ? Mademoiselle Pinto-Soulas parlait, il est vrai, de son retour ; mais quand ce retour s’effectuerait-il ? et alors, la retrouverait-il dans les dispositions où il l’avait tenue pendant un an près de lui. Quelle influence ce spirite charlatan allait-il exercer sur sa nature mobile et maladive ? Ne voudrait-il pas s’emparer de sa fortune, et pour gagner cette fortune, de sa personne ? C’étaient là des questions que l’avenir seul pouvait résoudre, mais qui actuellement se posaient d’une façon inquiétante, et dans de mauvaises conditions. Heureusement que pour le moment les 20,000 francs du Comptoir d’escompte le mettaient à l’abri des soucis d’argent. Avant leur épuisement, les faits auraient sans doute marché et la situation se serait plus nettement dessinée.

Le retour de mademoiselle Pinto-Soulas à Paris lui apporta bientôt ce dessin plus net qu’il désirait, mais non dans le sens qu’il espérait ; car ce retour ne lui fut appris que par une indiscrétion de Mario et il ne reçut nullement la lettre qui lui avait été promise.

Ce silence devenait une circonstance singulièrement aggravante : bien certainement, il y avait chez elle un parti pris de l’éviter.

Pendant quelques jours, il balança s’il irait à Paris quand même, et s’il forcerait la consigne pour pénétrer auprès d’Isabelle. De vive force, peut-être lui serait-il possible de l’emporter. Mais pour tenter ce coup d’État, il fallait avant tout savoir quelle était au juste la puissance de l’intrigant qui la dominait, car sans ce renseignement il y avait de grandes chances pour s’aller heurter contre un mur et se casser la tête.

Comment faire cette enquête délicate ? La demander à un de ses amis parisiens, c’était dans une certaine mesure se livrer à lui, car ses amis étaient prêtres, et les prêtres sont généralement des esprits déliés en affaires ; or, il n’entrait pas dans sa nature de se livrer. Ce qu’il fallait, c’était quelqu’un de simple et de dévoué qui ne verrait que ce qu’on lui dirait de voir.

Il pensa à Hubert.

Précisément depuis quelque temps, Hubert, par son indolence et sa négligence, était devenu à peu près inutile à Hannebault. On ne pouvait rien tirer de lui, et l’abbé Colombe lui-même, qui cependant ne péchait pas par la sévérité, déclarait que « le jeune homme était incompréhensible ». Il est vrai que, pour le comprendre, il avait tout simplement demandé son gilet à Cyrille, et qu’ayant trouvé la médaille cousue à la place où il l’avait cachée, il ne pouvait s’expliquer son humeur actuelle en la comparant à l’humeur dans laquelle il était quelques mois auparavant ; car enfin la logique est la logique, et puisque, sous l’influence de la médaille, il était devenu gai, il devait toujours être gai, ayant toujours la médaille. Mais l’abbé Guillemittes, ignorant ce détail, s’en tenait à ce qu’il voyait et à ce qu’on lui disait, à savoir que son neveu s’ennuyait à Hannebault.

Il le fit venir et lui proposa d’aller à Paris.

— Vous m’avez rendu service, dit-il, il est juste que je vous en récompense ; je vous payerai une pension de 50 francs par mois pendant vos études à l’école ; avec ce que vous gagnerez de votre côté vous pourrez sans doute marcher ; notez que ce n’est pas un don que je vous fais, je sais que vous n’aimez pas les cadeaux ; c’est une dette que j’acquitte. Je voudrais, pour achever ma tâche, vous donner une surveillance élevée, mais je ne connais personne qui puisse me suppléer en cela ; je vous demande donc de voir le plus souvent possible mademoiselle Pinto-Soulas ; elle a été parfaite pour vous et pour moi pendant son séjour ici : je compte qu’elle voudra vous continuer sa bienveillance. Plus tard, vous sentirez la grande utilité d’avoir à paraître régulièrement devant une personne qui vous domine par l’autorité et le respect. Je vous donnerai une lettre pour elle, et quand vous m’écrirez, vous me direz ce qu’elle veut bien faire pour vous.

Son départ pour Paris eut lieu cinq jours après cette conversation. L’abbé Colombe, le cœur gros et les larmes aux yeux, l’accompagna jusqu’à la voiture en lui faisant des recommandations sans fin où les conseils moraux se mêlaient assez étrangement aux conseils hygiéniques.

— N’oubliez jamais l’éducation de votre jeunesse, mon cher enfant ; le temps que vous avez passé dans cette honnête petite ville, s’il est toujours présent à votre esprit, vous préservera des dangers que vous allez courir dans cette ville de boue et de larmes qu’on appelle Paris. Élevez votre âme au-dessus des séductions de Satan, qui sait prendre les formes les plus attrayantes. Et de votre corps prenez aussi grand soin ; ainsi, même pendant les chaleurs de l’été, ne quittez jamais votre gilet ; quand celui que vous portez sera usé, écrivez-moi, je vous en enverrai un autre. Je veux, moi aussi, m’occuper de vous comme si vous étiez mon jeune frère. Adieu, mon ami ; que la sainte Vierge soit avec vous !

Dans l’intérieur de la voiture, il fit voyage avec mademoiselle Euphémie, devenue madame Thomé, et avec mademoiselle Héloïse.

Hubert était si heureux de son départ pour Paris qu’il ne put se retenir d’en parler ; il eût conté sa joie aux coussins de la diligence.

— Vous partez pour toujours ? dit mademoiselle Héloïse en le regardant.

— Je ne sais pas, mais au moins pour longtemps ; je reviendrai aux vacances.

Un peu avant d’arriver à Condé-le-Châtel, les deux femmes se parlèrent longtemps à l’oreille ; puis madame Thomé demanda à Hubert ce qu’il comptait faire jusqu’au départ de l’omnibus du chemin de fer, qui ne devait avoir lieu que deux heures plus tard.

— Me promener et déjeuner.

— Eh bien, je vous demande de déjeuner avec nous ; dans une demi-heure nous rentrerons au Bœuf couronné.

Précisément, par cela seul qu’on affectait à Hannebault de traiter madame Thomé et sa fille comme des pestiférées, Hubert accepta cette invitation, qui ne lui plaisait guère, cependant ; mais il avait horreur de montrer de la fierté et encore plus du mépris.

Madame Thomé avait commandé un déjeuner plantureux, comme Hubert n’en avait jamais mangé : en solides comme en liquides, elle avait voulu « le meilleur ». Au dessert, elle offrit à son hôte une assiette sur laquelle, au lieu d’un fruit, se trouvait une petite boîte en bois de rose.

— Monsieur Hubert, dit-elle, nous n’avons pas oublié, ma fille et moi, ce que nous devons à monsieur votre oncle, et nous ne sommes pas disposées à l’oublier. Ce que nous sommes aujourd’hui, c’est à lui que nous le devons. Nous vous prions d’accepter ce souvenir de notre reconnaissance.

Il ouvrit la boîte, elle contenait une belle montre et sa chaîne.

Il voulut refuser, mais comme il parlait en regardant les deux femmes, il s’arrêta aux premiers mots : madame Thomé avait le rouge sur la figure, et sa fille les larmes aux yeux. Ne les blesserait-il pas profondément en repoussant ce cadeau ?

— Mon oncle saura… voulut-il dire.

— Pourquoi ? interrompit Héloïse.

On vint dire que l’omnibus allait partir, elles voulurent le mettre en voiture.

— Adieu, monsieur Hubert.

— Au revoir.

Il lui sembla que la voix de la jeune fille était étranglée en prononçant son adieu ; mais, deux secondes après que la voiture eut commencé à rouler, il n’y pensa plus. Que lui importait Hannebault ? il allait à Paris.



II

À Monsieur l’abbé Guillemittes,

« Mon cher oncle,

» Je vous disais dans ma dernière lettre que je n’avais pas encore vu mademoiselle Pinto-Soulas, bien que, selon vos instructions, je me fusse présenté plusieurs fois à son hôtel. Depuis, j’ai été plus heureux. Si je ne vous ai pas écrit aussitôt, c’est parce que j’ai voulu compléter ma lettre par quelques renseignements qui, je le pense, vous intéresseront.

» Lors de mes premières visites j’avais demandé au concierge si je pouvais voir mademoiselle Pinto-Soulas, et toujours le cerbère qui veille dans cette belle niche dorée que vous connaissez m’avait répondu négativement, de ce ton poli que sait garder un fonctionnaire de son rang, mais en même temps de ce ton roide qui indique une consigne.

» À la longue, cette réponse, toujours la même, m’avait amené à croire que je pourrais venir pendant cent ans rue de Clichy sans être jamais reçu. Je changeai donc de système et demandai à voir madame Françoise : s’il y a une consigne pour la maîtresse, me dis-je, peut-être n’y en a-t-il pas pour la nourrice. Le raisonnement était bon. On me dit de traverser la cour et que je trouverais madame Françoise dans un parloir à droite, au rez-de-chaussée.

» Tout d’abord, il me parut assez étrange que, dans un si bel hôtel, il n’y eût pas un monde de valets ; mais plus tard j’appris que mademoiselle Isabelle n’avait point monté sa maison et qu’il n’y avait pour garder l’hôtel que le concierge et un seul valet de chambre. Cela paraît donc signifier qu’elle ne doit pas faire un long séjour ici.

» Je trouvai madame Françoise dans le parloir qui m’avait été indiqué. Elle parut satisfaite de me voir.

» — Vous êtes donc venu à Paris ? dit-elle ; cela me fait plaisir ; je crois bien que c’est le bon Dieu qui vous amène ; en vous voyant, mademoiselle va penser au pays, ça changera ses idées.

» — Quelles idées ?

» — Est-ce qu’on sait ? des idées noires. Elle ne veut recevoir personne ; mais pour vous, il n’y a pas de consigne ; attendez un moment, je vais la prévenir.

» Et la voilà partie, me laissant seul. Elle fut assez longtemps sans revenir, et je me demandais déjà si, après avoir pénétré dans l’intérieur, j’aurais le même sort qu’à la porte, lorsqu’elle reparut et me fit signe de la suivre.

» Je trouvai mademoiselle Isabelle dans cette bibliothèque dont vous m’avez parlé ; elle était entourée de livres, les uns posés sur une grande table, les autres jetés à terre sur le tapis ; et elle paraissait travailler. À mon entrée, elle se leva et me tendit la main.

» — C’est votre oncle qui vous envoie ? me dit-elle.

» — Non, mademoiselle, je viens à Paris pour l’école des beaux-arts.

» Et alors je lui racontai comment vous aviez eu la bonté de m’envoyer à Paris plutôt que je n’espérais. Je lui dis aussi qu’en attendant l’ouverture des cours j’étais entré dans l’atelier de M. Duchalais et que je travaillais le matin chez un entrepreneur.

» Elle m’écouta attentivement, mais sans me faire de questions ; tout en parlant je levais de temps en temps les yeux sur elle et la regardais. Je fus alors frappé des changements qui s’étaient faits en elle, dans sa personne aussi bien que dans sa physionomie. Vous savez comme à Hannebault son regard était accueillant, plein d’une bonté encourageante et sympathique ; je le vis au contraire indifférent ou préoccupé ; pour sa toilette, elle était négligée, au lieu d’être comme autrefois charmante de simplicité et de fraîcheur.

» Comme je comptais qu’elle allait m’interroger sur l’église, sur la maîtrise, sur le pays et sur vous-même, je restai à ma place parlant très longuement de mon travail et attendant toujours ses questions. Mais elle ne m’en fit pas, ni sur cela ni sur d’autres sujets ; d’une main distraite, elle feuilletait des volumes, mais sans lire.

» Enfin, bien embarrassé de ma contenance, je me décidai à me retirer, car je ne trouvais plus de paroles, et, si j’avais su comment sortir, je serais parti depuis longtemps déjà, tant j’étais mal à l’aise et peiné.

» Mais au moment où j’allais me lever, madame Françoise entra.

» — Gardes-tu M. Hubert à dîner ? dit-elle.

» — Avons-nous un dîner, d’abord ?

» — J’irai le commander.

» Il faut vous dire qu’il n’y a pas de cuisiniers à l’hôtel, mademoiselle Isabelle fait venir sa nourriture d’un restaurant voisin et elle n’a pour la servir que son seul valet de chambre et madame Françoise.

» J’allais répondre qu’il m’était impossible de rester plus longtemps, quand madame Françoise me fit en cachette un signe qui semblait dire que je devais accepter. J’acceptai donc.

» — Puisque tu as un invité, dit madame Françoise, ne feras-tu pas toilette pour le recevoir ?

» — Tu as raison, nourrice.

» — M. Hubert, me dit madame Françoise lorsque nous fûmes seuls, il faut que vous trouviez moyen de distraire ma pauvre maîtresse, c’est pour cela que je vous ai fait inviter à dîner. Autrefois elle avait de l’affection pour vous, du plaisir à vous voir ; vous êtes un bon jeune homme, parlez-lui d’autrefois, et tâchez qu’elle se mette à son piano ; voyez, il est couvert de poussière : depuis plus d’un mois elle ne l’a pas ouvert. Mais ce n’est pas tout. Quand vous m’entendrez annoncer le comte Nedopeouskine, qui viendra bien sûr à la fin du dîner, vous ne vous en irez pas.

» — Mais, madame Françoise.

» — Je sais bien ce que vous allez me dire ; vous allez me parler de politesse ; il ne s’agit pas de politesse, il s’agit de la santé, du repos de ma chère fille ; elle est tombée dans les mains d’un homme terrible, du diable, il faut m’aider à l’en tirer.

» — Comment cela ?

» — Je ne sais pas trop ; mais il me semble que si vous pouviez lui donner l’idée de retourner à Hannebault, elle serait sauvée.

» Tout cela n’était pas très clair pour moi et j’aurais voulu en demander davantage, mais mademoiselle Isabelle rentra en quelques minutes, elle avait fait disparaître le négligé de sa toilette et elle avait repris sa beauté d’autrefois, plus pâle seulement et surtout plus fatiguée.

» — Puisque tu ne dînes pas seule aujourd’hui, dit madame Françoise lorsque nous nous mîmes à table, j’espère que tu vas manger et ne pas renvoyer les plats sans y toucher ; en tous cas, tu ne vas pas pouvoir lire dans tes vilains livres, et ce sera toujours quelque chose.

» — Je n’aurais pas lu aujourd’hui, nourrice, j’attends quelqu’un.

» — Le comte Nedopeouskine, pour sûr ; alors ce n’est pas lui qui peut te mettre en appétit ; il reste là à te regarder sans avoir jamais mangé un morceau ou bu seulement un verre de vin.

» — Il ne mange pas.

» — J’ai connu des gens comme ça ; ils ne mangeaient pas, ils ne dormaient pas ; seulement, quand on ne pouvait pas les voir, ils dévoraient les poulets et ils ronflaient comme un tourne-broche.

» — Nourrice, tu parles d’une personne que j’aime.

» — Tu l’aimes, voilà le mal, pardi ! mais moi je ne l’aime pas et je le dis ; à ta mère, à ton père, à toi, j’ai toujours dit ce que je pensais, ce n’est pas pour ce Polonais que je vais changer ; au surplus je ne l’accuse pas ; je dis qu’il me fait peur, voilà tout : tu es une demoiselle, tu as de l’instruction, tu dois savoir ce que tu fais ; moi, je ne suis qu’une paysanne, je dis ce que je pense, chacun notre droit.

» J’avais espéré dîner seul avec mademoiselle Isabelle, et ainsi pouvoir parler d’Hannebault, de l’église et de tout ce qui vous intéresse : la visite annoncée du comte Nedopeouskine m’enleva cette espérance. À peine étions-nous à table que je vis entrer un homme de cinquante à soixante ans, qui, s’étant approché de mademoiselle Isabelle, lui prit la main et lui fit sur le poignet un signe mystérieux avec une large bague. C’était le comte Nedopeouskine.

» A-t-il cinquante, a-t-il soixante ans ? je n’en sais trop rien ; c’est ce qui paraît difficile à dire, car on ne peut pas fixer les yeux sur lui sans trouver les siens qui paraissent vouloir vous inonder de rayons, exactement comme on le pourrait faire avec un miroir. Cela a quelque chose de gênant, qui doit intimider les gens ou les exaspérer. Il ne m’intimida pas ; pourtant j’évitais de rencontrer son regard, mais sans cesser pour cela de l’examiner à la dérobée, car je n’ai jamais vu homme si étrange et pour moi si difficile à comprendre. Est-il honnête ou fourbe, brave ou lâche, fort ou faible, intelligent ou bête, raisonnable ou fou, bon ou méchant ? Véritablement, je n’en sais rien, et ce ne serait pas trop de votre usage du monde pour le démêler ; quant à moi, soit inexpérience, soit maladresse, je n’y vois rien, si ce n’est qu’il pouvait peut-être bien réunir en lui ce mélange de qualités et de défauts.

» Comme il me regardait avec curiosité, mademoiselle Isabelle voulut lui dire qui j’étais ; mais à peine avait-elle prononcé mon nom qu’il l’arrêta.

» — Je savais rencontrer monsieur ici, dit-il, Malathiel m’avait prévenu ; voilà pourquoi je ne suis pas venu plus tôt ; vous aviez compagnie.

» Quel était ce Malathiel qui me connaissait et s’occupait de moi ? Cela m’étonna. C’est plus tard que j’ai su que c’était un esprit.

» Avec mademoiselle Isabelle, je n’étais pas embarrassé pour parler, mais vous pensez bien que devant ce singulier personnage je n’allais pas me lancer dans une conversation que personne d’ailleurs ne paraissait disposé à engager. Plus d’un grand quart d’heure s’écoula sans qu’on ouvrit la bouche ; le Polonais restait renversé sur sa chaise, les yeux au plafond comme s’il écoutait un esprit invisible. Enfin mademoiselle Isabelle, qui paraissait elle-même très préoccupée, rompit le silence.

» — Je suis bien aise que vous trouviez M. Hubert ici ; il sera bon pour lui de vous avoir vu, et je suis certaine que si vous le vouliez vous pourriez facilement l’éclairer.

» — Son âme a-t-elle la soif de la vérité ? aspire-t-elle d’amour à la recevoir ?

» — Son âme est neuve…

» — Alors à quoi bon ? vous savez que je ne cherche pas des prosélytes qui d’avance ne désirent pas l’être. Je n’ai jamais provoqué, jamais forcé aucune conviction. Mon temps est trop rigoureusement pris par ceux qui ont besoin de ma parole pour que j’aille la semer sur un terrain qui n’est pas préparé à la recevoir. Je sais que la conviction universelle, la conversion est proche je sais qu’elle viendra bientôt par la seule force des choses, et que bientôt les incrédules comme les indifférents seront entraînés par le torrent ; je ne trouve pas utile de mêler ce qui vient de l’homme à ce qui va venir de Dieu : les temps sont arrivés.

» Il se tut, les yeux perdus dans le vague comme s’il voyait ce torrent dont il avait parlé ; et sa parole avait un tel accent, son geste une telle autorité, son attitude une telle extase que je me demandai si je n’allais pas être emporté par ce torrent.

» Il y eut encore entre nous un long silence et de nouveau ce fut mademoiselle Isabelle qui le rompit.

» — J’ai longuement pensé, dit elle, à notre entretien d’hier, et il est un point sur lequel je voudrais vous consulter.

» Mais il ne la laissa pas continuer ; s’étant levé, il étendit sur elle son grand bras et d’une voix tonnante :

» — Ne savez-vous pas, s’écria-t-il, qu’un étudiant qui conduisait l’âne de Rabbi Jochanan, ayant demandé à son maître la permission de parler et d’expliquer le Mercava, celui-ci, dans son respect de la règle, mit pied à terre pour écouter son élève mais à peine l’étudiant a-t-il commencé que toute la terre s’émeut, le feu descend du ciel et les arbres de la forêt entonnent le psaume : « Ô terre, louez l’Éternel ! »

» — Je vous demande pardon, dit mademoiselle Isabelle avec une véritable confusion, nous reparlerons de cela dans la soirée.

» — Quand vous voudrez, ce soir excepté cependant, car je suis obligé de vous quitter. J’ai eu un entretien avec l’empereur Maximilien, qui m’a révélé des choses de la plus haute importance. Je sais que l’assassinat de ce prince infortuné a fait naître de grands remords que je peux calmer d’un mot. Ne trouvez pas mauvais que je fasse passer aujourd’hui la politique avant vous. On m’attend ce soir ; et de cette entrevue il peut résulter un grand bien pour la paix universelle. Nous devons sacrifier nos intérêts à l’intérêt de tous. En venant vous voir, j’ai voulu vous prévenir, et vous prouver ainsi que je pense à vous.

» Nous étions arrivés à la fin du dîner ; je me demandais si je devais m’en aller ou rester, embarrassé de ce que j’avais à faire, quand mademoiselle Isabelle vint à mon secours.

» — Emportez ce livre, dit-elle en me tendant un volume, et quand vous l’aurez lu, attentivement lu, revenez me voir, vous aurez sans doute quelque chose à me dire.

» Je sortis avec le comte Nedopeouskine, mais nous ne fîmes pas route ensemble. Comme je tournais à droite, il prit à gauche ; je le saluai, il ne me rendit pas mon salut, mais de la main il me fit un signe qui signifiait tout aussi bien « laissez-moi tranquille, pauvre gueux » que « j’ai l’honneur de vous saluer. »

» Je ne fus pas plutôt seul que j’ouvris le livre de mademoiselle Isabelle. Il portait pour titre : Grande rénovation des mondes, par le comte Nedopeouskine. Vous pensez bien que je ne perdis pas de temps à regagner ma chambre, et que je me mis à le lire aussitôt. Mais si grandes que fussent mon attention et mon application, je ne compris absolument rien à l’introduction, bien qu’elle n’ait que quatre pages. Je la lus une seconde fois, puis une troisième, en pesant chaque mot, mais je ne fus pas plus heureux. Sans me décourager j’entrepris le livre lui-même, me disant que je reviendrais sur ce que je n’avais pas compris. Mais il en fut du livre comme il en avait été de l’introduction : les rares passages auxquels je trouvais un sens me paraissaient écrits par un fou. Je persistai cependant jusqu’à deux heures du matin ; et ce fut seulement quand je me sentis la tête et le cœur tourner comme si j’étais pris du mal de mer que je me décidai à souffler ma lumière. Je crois bien que je n’ai jamais passé une aussi mauvaise nuit ; j’étais furieux autant contre moi que contre ce Nedopeouskine, car j’étais obligé de m’avouer que s’il n’était pas fou j’étais imbécile. Comment eût-il été fou, puisque mademoiselle Isabelle le comprenait et paraissait en extase devant sa haute intelligence ?

» Le lendemain, en arrivant à l’atelier, mes camarades trouvèrent sur ma figure les traces de mes tourments de la nuit. J’avais une mine à faire peur : quand on vit que je n’étais pas véritablement malade, on organisa ce que nous appelons une scie pour me faire dire ce qui m’avait mis dans cet état. À la fin j’avouai que j’avais voulu lire et comprendre la Rénovation des mondes. Alors éclata une explosion de rires et de railleries. Naturellement, je vous fais grâce des bons mots de mes camarades, car dans les ateliers il y a, vous devez le savoir, une grande liberté de parole.

» Le résultat de cette scie fut que pendant toute la journée on s’occupa de spiritisme, de magnétisme et spécialement de Nedopeouskine, qui est en ce moment une des curiosités de Paris. Les journaux racontent de lui des choses extraordinaires et son nom est célèbre. Chacun avait son histoire sur son compte ; il évoquait les morts ; il marchait au plafond, il donnait des concerts avec orchestre sans un seul exécutant, il guérissait les maladies désespérées, il découvrait les trésors, il dévoilait l’avenir, etc. ; si je voulais vous raconter tout ce qu’on dit de lui, ma lettre ne finirait pas. Mais tout cela ne s’appuyait que sur des on-dit et j’aurais voulu davantage.

» Un de nos camarades, Talvel, qui est l’autorité de l’atelier et qui, cette année, aura certainement le prix de Rome, voyant mon envie de savoir ce qu’était au juste ce Nedopeouskine, vint à mon secours.

» — Trouve-toi ce soir, à neuf heures, à la pointe Saint-Eustache, me dit-il, je te prendrai là et nous irons dans un café de la rue Marie-Stuart où je te ferai connaître Charvet, qui est secrétaire de Nedopeouskine. Tu trouveras peut-être même là le Dieu, car il vient quelquefois ; en tous cas, tu trouveras assurément d’autres Dieux du même genre, car ce café est le lieu de rendez-vous d’une collection d’originaux qui ont tous plus ou moins le crâne fêlé. Ce que tu nous as dit me fait croire qu’il n’y a pas besoin de te boucher les oreilles avec de la cire comme si tu étais un compagnon d’Ulysse, et que tu es à l’abri des séductions de ces gens-là ; dans ce cas, il vaut mieux les connaître tout de suite à fond, parce qu’alors c’est une affaire finie.

» À neuf heures un quart, nous entrâmes au café de la rue Marie-Stuart.

» — Nedopeouskine n’est pas arrivé, me dit Talvel, mais voici Charvet là-bas ; son voisin est un Dieu dans le genre de ton Polonais, c’est Curtius, un illuminé bavarois.

» Je ne connaissais pas Curtius, dont je ne savais même pas le nom, mais j’avais plusieurs fois entendu parler de Charvet ; c’est, paraît-il, un écrivain de talent qui a abandonné la littérature pour se faire le disciple et le secrétaire de Nedopeouskine. Nous allâmes nous asseoir à sa table et Talvel le mit bientôt sur le compte de son maître. Mais ce qu’il nous dit ne m’apprit pas grand’chose, car il nous en parla avec un enthousiasme si exalté et si vague qu’il était impossible de s’accrocher à un fait positif dans ce panégyrique. Tout ce que je pus comprendre, c’est que Nedopeouskine est un homme extraordinaire, un Messie envoyé sur la terre pour la régénérer.

» — On parle beaucoup de son pouvoir de médium, dit Talvel qui voulut le mettre sur le sujet dont j’avais souci.

» — C’est le médium le plus extraordinaire qu’on puisse voir, mais ce n’est pas tout ; ce qu’il faut connaître c’est la puissance de son esprit et la grandeur de ses conceptions.

» Il allait recommencer ses louanges, Talvel l’arrêta par une question :

» — Êtes-vous aussi médium ?

» — Non, je n’ai pas cette divine puissance ; j’ai vu, mais jamais je n’ai fait.

» — Voilà les gens de bonne foi, me dit tout bas Talvel ; regarde bien celui-là.

» — Vous ne croyez pas ? dit Charvet en se levant pour se retirer, cela est malheureux pour vous : avant l’invention du microscope on ne croyait pas non plus qu’un monde se trouvât dans une goutte d’eau ; et cependant ce monde a été découvert, vu et décrit ; nous, nous voyons dans l’espace des êtres qui vous échappent c’est le monde des invisibles, tout aussi réel que le monde des infiniment petits.

» Pendant tout le temps que Charvet avait parlé, Curtius ne l’avait pas quitté des yeux ; lorsqu’il nous eut quitté, le Bavarois s’approcha de notre table.

» — Voilà, dit-il à Talvel, ce qu’on peut appeler un véritable disciple, un fanatique ; ce Nedopeouskine a tous les bonheurs, ou, ce qui est vrai, toutes les adresses.

» — C’est un habile homme ?

» — Un habile charlatan, un dupeur, un fourbe, un imposteur.

» — Vous paraissez le bien connaître.

» — Avez-vous lu l’histoire de Casanova et de madame d’Urfé ? Non. Eh bien, c’est cette histoire qui dirige tous ses actes : son but est de chercher des esprits crédules et, les ayant trouvés, de les exploiter au seul point de vue de ses intérêts. Pour cela, j’en conviens, il est d’une habileté rare ; mais pour tout le reste, c’est un ignorant, un rustre.

» — Et ses livres ? je ne sais pas ce qu’ils renferment, dit Talvel, mais enfin, si mauvais qu’ils puissent être, ils doivent toujours renfermer quelque chose.

» — Ses livres ! Ce n’est pas lui qui les a faits ; c’est Charvet qui les a écrits d’un bout à l’autre, croyant de bonne foi n’être qu’un secrétaire, alors qu’il était en réalité le véritable auteur. Seulement, comme Charvet est un esprit sensé, un homme de talent, ne pouvant écrire que de bonnes choses, Nedopeouskine a donné aux ouvrages de son disciple ce qui leur manquait pour réussir auprès du public ; quand on lui apportait un manuscrit, il en brouillait les feuillets à peu près comme on bat un jeu de cartes, et tout de suite ce procédé bien simple donnait du piquant et de l’imprévu au livre ; l’incohérence, l’imprévu, l’obscur, que les naïfs attribuent au génie, était tout bêtement l’effet du hasard.

» — Voilà qui n’est pas si bête, il me semble.

» — Ai-je dit qu’il était bête ? Non, certes, mais habile charlatan. Et il l’est dans tout. Ainsi lisez les journaux qui parlent de lui, vous y trouverez presque toujours un passage ainsi conçu : « À quelle classe de la société appartient le fameux Nedopeouskine ? À la plus aristocratique, si on le juge en l’étudiant de près, et à mieux que cela, si l’on pénètre l’ombre du mystère qui entoure sa naissance. » Que veut dire cela ? Qu’il est fils de Dieu ? Non, il n’a pas cette audace ; mais qu’il est fils de Napoléon 1er et d’une grande dame polonaise ; suivant la légende qu’il a pris soin de répandre, il aurait été conçu pendant l’incendie de Moscou, et il aurait failli coûter la vie à son illustre père, qui, malgré les avertissements, ne pouvait s’arracher des bras de sa mère. L’histoire, les dates, les faits, tout s’élève contre cette fable, et cependant elle est admise de ses dévots. Il faut à tous ces imposteurs une naissance mystérieuse et criminelle. En réalité, il est le fils d’un paysan de la Courlande nommé Knapski, et il a été si peu engendré pendant l’incendie de Moscou, qu’il est né en 1817, le 13 novembre, à midi. Personne ne sait cela, lui et moi exceptés.

» — Lui, je comprends cela, dis-je, surpris de cette précision, qui avait l’air d’une plaisanterie, mais vous, monsieur ?

» — Ne savez-vous pas que l’homme prodigieux qui nous fait l’honneur de nous entretenir, dit Talvel, n’est autre que saint Jean.

» Je regardai mon camarade, convaincu que la scie du matin se continuait ; puis je regardai aussi le Bavarois pour voir comment il allait la prendre, mais il inclina gravement la tête d’une manière affirmative.

» — Oui, dit-il, saint Jean venu une nouvelle fois sur la terre pour préparer la voie de la vérité, et qui est arrêté dans sa mission parce qu’il doit tout d’abord dévoiler les imposteurs, et Nedopeouskine est le plus dangereux qu’il ait rencontré sur sa route.

» — Jeune homme, dit Talvel en me faisant signe de garder mon sérieux, vous voyez devant vous le Messie de l’humanité.

» Je baissai la tête pour cacher mon rire, mais Talvel, qui est impayable pour garder son sérieux, continua :

» — Me sera-t-il permis d’offrir quelque chose à l’illustre Curtius ?

» — Curtius, dit le Bavarois, flatté de cette pieuse distinction, accepte volontiers un verre de fine Champagne.

» Si j’avais osé, j’aurais voulu dire quelque chose à saint Jean, mais j’eus peur d’éclater.

» Je sortis du café abasourdi, à moitié fou ; ce que j’avais vu et ce que j’avais entendu me dansait dans la tête comme le jour où, avec monsieur Carteret, j’allai visiter son asile d’aliénés.

» Bien certainement ce Curtius est fou ; mais si Nedopeouskine ne l’est pas aussi, c’est au moins un fourbe, un imposteur, un charlatan, enfin tout ce que dit le Bavarois. Et voilà l’homme qui domine mademoiselle Isabelle !

» Le lendemain soir je me rendis rue de Clichy, décidé à répéter coûte que coûte ce que j’avais appris sur le compte du médium ; mais je ne trouvai que madame Françoise, à qui je fis mon récit. Elle me remercia mille fois, puis elle me dit que si je ne voulais pas me fâcher avec mademoiselle Isabelle, je ne devais pas lui parler de Nedopeouskine, attendu qu’elle ne permettait pas qu’on en dît du mal.

» — Il n’y a pas pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre, ajouta-t-elle ; mademoiselle en est là ; ses yeux comme ses oreilles sont fermés, et ce n’est pas vous, mon pauvre monsieur Hubert, qui pourriez les lui ouvrir ; mais c’est égal, vous êtes un bon garçon n’oubliez rien de ce que vous savez, apprenez encore tout ce que vous pourrez, et un jour viendra, il faut espérer, où tout cela pourra servir.

» C’est hier seulement que j’ai pu voir mademoiselle Isabelle ; je lui ai remis son livre et j’ai pris mon courage à deux mains pour lui avouer que je ne l’avais pas compris.

» — C’est ma faute, dit-elle, vous n’êtes pas initié ; il faut vous préparer.

» Alors elle m’a donné un petit livre par demandes et par réponses, comme un catéchisme, et elle m’a invité une fois pour toutes à dîner avec elle chaque mercredi. Le soir, je lui parlerai de mes lectures de la semaine, elle m’expliquera ce que je n’aurai pas compris.

» Voilà, mon cher oncle, tout ce que j’ai à vous dire sur ce sujet ; quant à mon travail, je suis très satisfait, et pour le chantier et pour l’atelier. Si vous avez des croquis à mettre au net, je vous prie de me les envoyer ; j’aurai toujours le temps de les étudier sérieusement.

» Recevez l’assurance des sentiments de respect

» De votre neveu tout dévoué,

» HUBERT GUILLEMITTES. »



III

Cette lettre contraria vivement l’abbé Guillemittes.

Non pas précisément parce qu’elle lui montrait son neveu jeune et inexpérimenté, exposé aux tentations du spiritisme (de cela il n’avait guère souci), mais parce qu’elle précisait en termes formels la faiblesse de mademoiselle Pinto-Soulas d’un côté, et de l’autre la puissance dangereuse du charlatan qui s’était emparé d’elle, pour exploiter sa fortune.

Et ce qu’il y avait de pénible à reconnaître sur la vérité de cette situation, c’était qu’il devait jusqu’à un certain point s’accuser de l’avoir préparée.

Il n’y avait pas d’illusion à se faire ; en voulant que mademoiselle Pinto-Soulas, alors qu’elle subissait son influence et ses conseils, s’enfermât dans des occupations sérieuses pour y demeurer toujours, il avait commis une de ces grosses sottises qui sont indignes d’un homme de sens et d’expérience. La combinaison de ce plan valait celle de ces maris naïfs qui croient mettre leur femme à l’abri des tentations et du danger, s’ils lui donnent les tracas de tenir une maison et les soucis d’élever des enfants. Que lui faut-il de plus à cette femme dont toutes les heures sont prises ? Que peut-elle désirer ? À quoi peut-elle rêver ? Elle rêve cependant, et aussi elle désire. Elle rêve le ciel bleu, si d’ordinaire l’orage est sur sa tête ; l’orage, au contraire, si le ciel bleu pèse depuis longtemps lourdement sur elle ; elle désire, dans son tranquille ménage, le trouble et l’émotion ; dans les platitudes de la vie, l’inconnu et l’idéal. Quelle faute à lui de s’imaginer que, dans la construction d’une église, l’étude de l’architecture, les leçons d’une maîtrise, cette jeune femme ardente allait trouver à fatiguer ou à user son ardeur et sa jeunesse ! Un moment elle avait pu se laisser distraire, mais précisément par cela seul que c’était une simple distraction, elle n’avait pas duré longtemps ; l’âme a ses appétits maladifs tout aussi bien que le corps. Sa folie à lui, homme d’expérience, avait été de croire qu’il pouvait détourner ces appétits et les tromper. Il eût dû s’en emparer, au contraire. C’était là qu’il fallait frapper, c’était par là qu’il fallait fortement agir. Les armes ne lui manquaient pas, cependant ; quelle niaiserie de n’avoir pas voulu, de n’avoir pas osé s’en servir ! Aujourd’hui, elle serait sous sa direction, docile, pieds et mains liés, tandis qu’elle était sous celle d’un charlatan, qui, en excitant sans scrupules ses désirs et ses caprices, la tenait affamée dans sa main habile.

Malheureusement il était trop tard maintenant, et ce qui était accompli était irréparable, au moins pour l’heure présente ; s’il y avait eu niaiserie à la laisser partir, il y aurait, en ce moment, imprudence et folie à vouloir la disputer au médium, alors que celui-ci avait de son côté le prestige irrésistible que donnent le nouveau et l’inconnu.

Et cependant, pour les intérêts de l’église neuve, aussi bien que pour l’influence de l’abbé Guillemittes dans le diocèse, il était grandement à souhaiter que mademoiselle Pinto-Soulas pût revenir tout de suite au château de la Haga.

En effet, le moment de la confirmation approchait, et la question de savoir chez qui l’archevêque descendrait commençait à se poser dans une forme inquiétante. Si mademoiselle Isabelle habitait son château, il n’y avait pas de question ; Monseigneur descendrait chez elle, cela était obligé, la tradition, aussi bien que toutes les convenances, l’exigeaient. Mais si elle était absente d’Hannebault, un doute menaçant se présentait.

En obéissant à l’usage, monseigneur Hyacinthe devait dîner au presbytère ; mais suivrait-il, cette règle ? Après son abstention lors de la consécration de l’église, il était permis de tout craindre ; et comme son inimitié, bien que paraissant endormie depuis quelques mois, n’était nullement éteinte, il y avait tout lieu de supposer qu’elle profiterait de cette occasion pour éclater aux yeux de tous.

Livré à lui même, l’évêque, toujours prudent, pouvait, il est vrai, hésiter ; mais resterait-il livré à lui-même jusqu’à la fin ? ne pèserait-on pas sur lui ? ne le pousserait-on pas du côté où il n’avait que trop de disposition à tomber ? Jamais occasion ne s’était présentée plus belle pour l’abbé Lobligeois ; quel triomphe pour lui, pour son orgueil comme pour sa vengeance, s’il pouvait enlever l’évêque au presbytère et le faire descendre chez madame Prétavoine ! du même coup c’était frapper son ennemi et flatter son amie.

Si bien absorbé qu’il eût été dans les travaux de son église, l’abbé Guillemittes n’avait pas cependant négligé d’étudier ses paroissiens ; peu à peu il avait appris à les connaître avec leurs ambitions avouées comme avec leurs secrets mobiles, et il savait à n’en pas douter que, pour recevoir « Monseigneur », les Prétavoine étaient gens à faire tout ce qui est humainement possible, car pour eux il y avait dans cette distinction, non seulement un moyen de gagner de l’argent, mais encore une satisfaction pour leur orgueil.

C’était la fortune d’Hannebault qui avait fait celle des Prétavoine ; car, au moment où s’étaient fondés les premiers établissements industriels, le riche banquier d’aujourd’hui n’était qu’un petit agent d’assurance contre l’incendie et de remplacement militaire, tandis que sa femme n’était qu’une pauvre petite mercière vendant du fil et du papier aux enfants de l’école. Pauvres à ne pas pouvoir payer en temps leur chétif loyer, tous deux étaient pleins d’activité, avides de gagner, intelligents et intrigants pour les affaires. En voyant son pays marcher, Prétavoine avait marché avec lui, et le jour où il était arrivé des traites à toucher sur les petits fabricants de la campagne, il avait ouvert un modeste comptoir de recouvrements. Pendant cinq ans, aux époques d’échéances, on l’avait vu, sans craindre le froid ou la pluie, avec de grands houseaux aux jambes et la sacoche de cuir au dos, parcourir toute la contrée et faire ses douze ou quinze lieues dans sa journée. Le succès était venu rapide pour eux comme pour le pays. Après le comptoir de recouvrements, il avait fondé une banque, puis après la banque, une caisse d’exonération militaire et une assurance contre l’incendie : si bien qu’en moins de vingt ans, sans quitter son village, sans autres ressources que celles qu’il trouvait en lui-même, il était devenu une petite puissance financière avec laquelle on commençait à compter.

Quel lustre pour eux s’ils pouvaient traiter « Monseigneur » dans leur belle maison neuve ! Cela les posait comme les premiers personnages de la ville ; quelle joie pour leur vanité de parvenus, quelle bonne affaire en même temps pour leur réputation d’honnêteté ! On sait que les évêques prennent leurs précautions avant d’accepter une invitation.

Si le mari sentait vivement les avantages de cette visite au point de vue de son intérêt commercial, la femme, âpre et impatiente, les escomptait déjà au point de vue de ses projets maternels ; avoir reçu l’évêque serait un apport qui ferait tout à fait bon effet dans la dot de la dernière fille qui lui restait à marier.

Connaissant cette situation à fond, l’abbé Guillemittes avait certes des motifs suffisants pour s’inquiéter ; mais le caractère de madame Prétavoine, qu’il connaissait non moins bien, lui inspirait des craintes plus sérieuses encore.

Lorsqu’on parlait d’elle dans Hannebault, on avait l’habitude de l’appeler toujours « cette bonne madame Prétavoine. » C’était une formule. D’où venait-elle ? on n’en savait rien. Que valait-elle ? on ne le savait pas davantage ; mais enfin, on la répétait. Les seules personnes qui fissent exception à cette règle étaient celles qui avaient vécu avec elle dans l’intimité ou dans des rapports journaliers. Celles là, au moins celles qui étaient dans une position indépendante supprimaient le qualificatif. De vrai elle n’était rien moins que bonne, et cette bonté apparente était simplement un léger vernis dont elle avait trouvé utile de se gratifier elle-même ; de loin, il pouvait tromper une observation superficielle, mais il ne résistait pas à un contact fréquent. Alors il s’écaillait et par les trous qui s’ouvraient on pouvait voir que cette prétention n’était point la seule fausse. Ainsi elle avait coutume de dire que si elle s’était mariée, c’était uniquement pour être agréable à ses parents, mais à son corps défendant ; car, pour elle, le mariage avait toujours été quelque chose de grossier et d’épouvantable ; et cependant il y avait dans le vieux village des gens à mémoire longue qui soutenaient tout bas que de la date de son mariage à la date de la naissance de son premier enfant il ne s’était point écoulé neuf mois. Ainsi elle affectait encore un profond dédain pour les plaisirs de la table, et disait hautement : « Moi je ne mange que ce qui me profite » ; ce qui l’obligeait à soutenir que les crèmes ou les fruits qu’elle adorait étaient plus nourrissants que les viandes ou les poissons qu’elle n’aimait pas. Si quelqu’un, étourdi ou obstiné, voulait lui démontrer les erreurs de cette théorie, elle ne se laissait pas démonter : « Je ne connais pas ces choses-là, disait-elle ; je n’ai pas eu le temps d’étudier, moi, j’ai toujours travaillé, » Au reste, les contradictions ne l’embarrassaient pas, et, selon les circonstances, elle disait blanc aujourd’hui, noir demain, avec le même aplomb imperturbable. Si on avait le mauvais goût de la prendre en flagrant délit, elle vous répondait modestement « J’ai si peu de mémoire », ce qui n’empêchait pas qu’elle sût et retînt parfaitement combien il y avait de morceaux dans un stère de bois, et de petits verres dans une bouteille de liqueur. Avec cela étroite et contrariante, elle ne pouvait pas supporter la fortune ou le succès des autres : prêter (avec toutes garanties s’entend) la soulevait d’orgueil, demander ostensiblement l’humiliait jusqu’à l’exaspération. C’était la vanité qui l’avait menée à la dévotion, car, dans la pratique quotidienne et apparente de toutes les vertus chrétiennes, elle avait trouvé un moyen infaillible de mépriser le vulgaire du haut de sa perfection. En même temps elle y avait trouvé plus encore, car ayant eu le bonheur de prendre l’abbé Lobligeois pour directeur, elle avait rencontré en lui ce qu’elle n’avait pu acquérir : l’usage du monde et l’expérience de la vie. Du jour où il avait consenti à la guider, elle avait marché droit sans tomber dans les ornières et les faux sentiers où s’était retardée sa jeunesse. Ils étaient faits pour se comprendre, ils s’étaient associés ; Lobligeois jouissait des succès de sa pénitente ; madame Prétavoine souffrait des déceptions ambitieuses de son confesseur ; il était la tête, elle était le bras, et un bras actif qui mettait en mouvement une indomptable énergie.

Habituellement résolu dans l’action et ferme devant les difficultés, si grandes qu’elles fussent, l’abbé Guillemittes ne perdait sa confiance en lui-même que dans une lutte contre une femme. D’instinct, les femmes lui avaient toujours fait peur, et avec elles il était hésitant, embarrassé, inquiet, privé de cette netteté de volonté et de cette rapidité de conception qui faisaient d’ordinaire sa véritable puissance. Que Madame Prétavoine se mît de la partie dans la visite de monseigneur (et il n’était point douteux qu’elle s’en mettrait), d’avance il se sentait battu. Contre l’évêque, contre Lobligeois, contre Prétavoine, il se croyait des chances ; contre madame Prétavoine, s’il restait seul et livré à ses propres forces, il ne s’en voyait aucune. Aussi, pour le cas où mademoiselle Pinto-Soulas ne lui viendrait pas en aide en rentrant au château, se résolut-il, après avoir bien pesé le pour et le contre, à ne pas engager la lutte. Que l’évêque descendît chez les Prétavoine au lieu de descendre au presbytère, c’était un malheur ; mais qu’il y descendît après que tout aurait été mis en œuvre pour l’en empêcher, c’était une humiliation. Or, s’il supportait avec assez de fermeté les malheurs inévitables, il ne supportait pas les humiliations, alors surtout qu’elles faisaient le triomphe de ses rivaux.

Il écrivit donc à mademoiselle Isabelle, et, sans lui dire tout ce que sa position avait de critique, il lui demanda si elle ne reviendrait pas à Hannebault au moment de la confirmation pour recevoir Monseigneur à la Haga. Depuis son départ les travaux de l’église avaient avancé, les progrès de la maîtrise étaient remarquables ; ne voudrait-elle pas recevoir les témoignages de la reconnaissance publique pour ses efforts et sa générosité ? La lettre était habile et pressante. C’était la seule carte sur laquelle il pût mettre une certaine espérance, faible il est vrai, mais enfin telle cependant qu’il devait la risquer.

Hubert fut chargé de porter cette lettre et il lui fut recommandé d’insister, même au delà du convenable, pour décider mademoiselle Isabelle à revenir à Hannebault, ne fût-ce que pendant une semaine. « Si mademoiselle Isabelle accepte, ajouta le doyen dans un post-scriptum, vous pouvez l’accompagner puisque vous avez organisé la maîtrise avec elle, il est juste que vous en soyez récompensé avec elle, je payerai volontiers les frais de votre voyage. »

Il y avait là de quoi exciter Hubert ; cependant, malgré ses instances comme malgré la lettre, il ne put rien obtenir ; mademoiselle Isabelle répondit qu’elle était retenue à Paris par des affaires importantes et qu’elle écrirait elle-même à monseigneur Hyacinthe pour s’excuser.

Alors le doyen se résigna à laisser aller les choses comme l’abbé Lobligeois les dirigerait, et pour se distraire de l’irritation que lui causait l’attente, il se jeta à corps perdu dans une affaire dont il regardait le succès comme absolument impossible.



IV


Parmi les grandes verrières du chœur de son église, il y en avait une qui avait été offerte par M. Charlard des Yveteaux, banquier à Condé, ou, pour parler plus justement, qui avait été arrachée à M. Charlard, peu dévot d’habitude et généralement mal disposé à faire des cadeaux qui ne devaient rien rapporter. Pour le décider, le curé avait du appeler à son aide les grands moyens, et mettre en jeu les séductions de la vanité et de l’orgueil ; les coups frappés à la conscience du chrétien, les appels à la fortune du financier avaient trouvé M. Charlard inébranlable ; seule la gloire de voir son nom de « des Yveteaux », qui ne lui appartenait pas, écrit d’une façon impérissable sur les verrières d’Hannebault, l’avait décidé. C’était une consécration de l’appellation nobiliaire qu’il s’était décernée, et pour cela il s’était engagé à payer cette verrière, mais seulement lorsqu’elle serait en place et qu’il aurait vu de ses yeux ses deux initiales C.Y. reproduites en caractères gothiques dans chaque médaillon. L’abbé Guillemittes avait protesté contre ce genre d’illustration, mais le banquier orgueilleux ayant tenu bon. Il avait dû faire les commandes à son peintre en se conformant à cette exigence. Si ridicule qu’elle fût, elle rapporterait dix mille francs au moment de la livraison, et l’on ne trouve pas tous les jours des gens qui consentent à donner dix mille francs rien que pour le plaisir de les donner. Par malheur, entre le moment de la commande faite, comme toutes les autres, par l’abbé Guillemittes, et celui de la mise en place, il s’était écoulé un temps assez long, et dans cet intervalle M. Charlard s’était suicidé pour cause de mauvaises affaires, si bien que le doyen se trouvait avoir sur les bras une verrière ornée avec une profusion déplorable du chiffre C.Y., et de plus, il lui fallait payer lui-même les dix mille francs, prix de ce joli morceau, car la succession Charlard ne donnerait pas dix pour cent à ses créanciers.

Que faire ? payer. Mais il n’avait pas dix mille francs. Trouver une bonne âme généreuse qui payerait a sa place ? Mais les bonnes âmes qui veulent bien prendre un engagement de dix mille francs sont rares, et plus rares encore sont celles qui le veulent alors que leur cadeau n’est qu’un cadeau d’occasion et rappelle un autre nom que le leur. Pour réussir à dénicher ce donateur, il faudrait commencer par enlever les initiales C.Y. des médaillons, ce qui n’était possible qu’en mutilant la verrière et en faisant des frais considérables.

Il en était à chercher la solution de ce problème difficile, lorsque la réponse de mademoiselle Pinto-Soulas lui arriva, et aussitôt son plan fut fait. Il découvrirait en France ou à l’étranger un chrétien généreux dont les initiales seraient celles du banquier suicidé, et il lui ferait donner la verrière, qui pourrait être mise en place telle qu’elle était en changeant seulement le médaillon où se voyait le portrait du donateur.

Comme conception, ce plan était d’une facilité enfantine ; comme exécution, il en était tout autrement, car les noms qui commencent par Y sont rares en France comme à l’étranger. Quelle sotte idée d’avoir été choisir le nom des Yveteaux quand on pouvait en prendre un tout simple dans les lettres de l’alphabet qui sont d’un usage général. Pourquoi des Yveteaux ? et pourquoi pas de la Grenouillère ou de la Briqueterie ? cela va tout aussi bien ; et au moins, dans le G et dans le B on a des chances pour trouver des gens honorables. Mais dans l’Y ? Qui diable peut bien avoir un nom commençant par cette lettre ? L’auteur du tableau représentant la prise de Malakoff et un astronome de l’Observatoire. Mais après ?

Afin de s’éclairer, il monta chez son vicaire. Celui-ci, toujours assidu à la besogne, en était au numéro 793 542 de sa correspondance, et précisément, il attendait avec impatience son curé pour lui demander quelques signatures.

— Connaissez-vous quelques personnes notables, dit le doyen, dont le nom commence par un Y ?

— Non, mais nous pouvons chercher. Voici l’almanach Didot.

Malheureusement le Didot ne donnait alphabétiquement que les noms de Paris, et l’abbé Guillemittes eût préféré les noms de la province ; comment aller demander une verrière de dix mille francs à M. Yon, limonadier, ou à M. Yvert, charcutier ?

— Pour la province, dit l’abbé Colombe, le travail alphabétique n’a pas été fait, mais on pourrait le faire.

— Ce serait une œuvre interminable.

— Sans doute, si l’on voulait qu’elle fût complète, mais en se contentant d’un à peu près, on pourrait y arriver.

— Comment cela ?

— Le Didot donne les adresses des personnes qui habitent la province en les classant par département et par arrondissement ; donc si je veux chercher un nom commençant par Y, je suis obligé de lire tout le volume consacré à la province ; c’est long, j’en conviens.

— Trop long.

— Aussi pour abréger voici comment je procède : je prends le Dictionnaire des communes de la France, de Joanne, qui suit l’ordre alphabétique : je l’ouvre à la lettre Y ; je choisis tous les noms de village commençant par cette lettre et, cela fait, sachant le département et l’arrondissement, je retourne au Didot ; alors je trouve qu’à Yèvres (Loiret), au château des Vaux, habite la comtesse d’Yèvres ; à Yerville (Seine-Inférieure) habite le marquis d’Yerville. Nous n’avons ainsi que les noms nobiliaires, cela est vrai, mais enfin nous avons les noms de quelques personnes notables.

L’abbé Guillemittes fut sur le point de répondre que ce procédé n’était guère pratique, mais en voyant la satisfaction de son vicaire, il se retint ; à quoi bon le peiner et lui enlever la joie d’avoir fait une découverte remarquable ?

— Si vous voulez me relever ce travail, dit-il en se retirant, vous m’obligerez.

L’abbé Colombe était trop discret pour se permettre de se demander à lui-même ce que son curé voulait faire de ce renseignement étrange. Il en avait besoin, cela suffisait. Sans doute il s’agissait d’une de ces combinaisons profondes qui, comme toutes les précédentes, aboutirait à la gloire de l’église. Ah c’était vraiment un homme extraordinaire, et comme lui, misérable, malade de corps, faible d’esprit, était indigne d’être son collaborateur !

Pendant plusieurs jours l’abbé Guillemittes examina les unes après les autres toutes les combinaisons possibles et impossibles qui pouvaient le sortir de cette difficulté. Et précisément parce qu’il n’en trouva pas une seule satisfaisante, il s’obstina dans cette recherche ; c’était une occupation, une distraction qui l’empêchait de penser à Lobligeois et à madame Prétavoine. S’il réussissait, ce serait une consolation qui vaudrait bien le triomphe de son rival. Être battu était dur, mais gagner 10,000 francs était doux. Ah s’il pouvait s’en aller droit devant lui, dans sa voiture comme un commis voyageur, il finirait bien par trouver le phénix merveilleux marqué de ces initiales cabalistiques. Mais comment abandonner sa paroisse et s’en aller ainsi au hasard peut-être pour longtemps ; si Yèvres est dans le Loiret, Youcq est dans les Ardennes, Yffiniac dans les Côtes-du-Nord, Ydes dans le Cantal, Yvrac dans la Gironde ; les quatre coins de la France ! En arrivant à Ydes, n’était-il pas exposé à trouver le mortel généreux qu’il cherchait, dans une masure croulante, et plus disposé à tendre la main qu’à donner 10,000 francs.

Il en était là de ses recherches, c’est-à-dire n’arrivant à rien, lorsqu’un matin, en lisant le Journal de Condé, ses yeux tombèrent sur un entrefilet ainsi conçu :

« Nous avons le plaisir d’apprendre que M. Yves Arnaudet, notre nouveau receveur général, va épouser mademoiselle Clotilde Duchemin, fille de M. Duchemin, le riche propriétaire des usines de Rouvre ; nous espérons que ce mariage sera un lien puissant qui attachera M. Arnaudet à notre contrée ! »

Instantanément la lumière se fit dans son esprit embarrassé, et n’ayant pris que le temps de s’habiller, il partit pour le chef-lieu du département.

En arrivant, il courut à la recette générale et demanda à voir M. Arnaudet lui-même pour une affaire personnelle.

Le receveur général était un jeune homme de trente à trente-deux ans, neveu d’un ministre, qui, après avoir exhibé pendant dix ans sa nullité à Paris, avait été réexporté en province dans une bonne recette, où, pour se faire un revenu de cent mille francs, il n’avait qu’à laisser agir son fondé de pouvoirs. Vain, vide, ennuyé, il avait de la politesse et d’honnêtes principes. Il reçut l’abbé Guillemittes avec la déférence due à un curé-doyen ; il était doué du talent des nuances, et il y avait sur le tapis de son cabinet des lignes rigoureuses qu’il observait respectueusement ; pour un maire il allait jusqu’à la première, pour un magistrat ou un ingénieur jusqu’à la seconde, pour un curé jusqu’à la troisième, pour un évêque ou un général jusqu’à la dernière.

— Monsieur le doyen, dit-il, avant de savoir ce qui me vaut l’honneur de votre visite, je vous demande la permission de vous présenter mes excuses.

— À moi, monsieur ?

— Et vous prier d’agréer mes regrets. Depuis que je suis arrivé dans votre beau département, je veux chaque jour aller faire un pèlerinage à votre église, dont j’ai entendu parler avec enthousiasme, et jusqu’à présent j’en ai été empêché. Ne m’en veuillez pas, et n’attribuez ma faute qu’au fardeau des affaires qui m’a retenu sur ce fauteuil.

— Puisque vous connaissez notre église, au moins de réputation, dit l’abbé Guillemittes, heureux de voir comment l’entretien se présentait, c’est d’elle que je viens vous parler. Vous savez qu’elle est un monument de la charité publique, et que toutes les personnes notables de la contrée, toutes les âmes pieuses de la France et même de la chrétienté entière, ont tenu à honneur de contribuer à son érection. Je viens vous demander votre offrande.

— Comment donc, monsieur le doyen, je serais heureux de…

Mais comme il allait prendre une plume sans doute pour signer un bon, le doyen l’arrêta :

— Permettez, dit-il, si j’avais voulu vous demander une offrande toute simple, je ne me serais pas permis de vous déranger, je vous aurais écrit, et, connaissant vos principes, j’aurais attendu votre réponse espérant et confiant. Mais ce n’est point d’une offrande de ce genre que je désire vous entretenir.

Jusque-là M. Arnaudet avait écouté l’abbé Guillemittes avec une certaine tranquillité d’esprit ; depuis qu’il était arrivé dans le département il attendait cette visite, et d’avance il avait fait son deuil des cinq cents francs qu’elle devait lui coûter c’était une bienvenue à payer, une nécessité de position. Mais à ces derniers mots il commença à s’inquiéter, se demandant s’il n’avait pas commis une sottise en se montrant si gracieux. Ses idées sur le clergé étaient à peu près les mêmes que celles de son gouvernement, c’est-à-dire que son respect apparent était fait, pour une grande partie, de peur.

— Notre église, continua l’abbé Guillemittes, est en bonne voie d’achèvement ; cependant il reste encore à faire. Ainsi, dans le chœur, il nous manque une grande verrière. C’est une place d’honneur et dans la meilleure compagnie ; les autres verrières ses voisines ont été offertes par les personnes les plus considérables de la contrée, soit par leur nom, soit par leur position ; si l’expression n’avait pas quelque chose de prétentieux, je dirais que c’est le livre d’or de la contrée ; on n’y lit que les noms les plus purs et les plus élevés. Aussi ces verrières ont-elles été demandées avec un empressement incroyable, et pour leur conserver leur caractère, j’ai été obligé de faire un choix rigoureux parmi les donateurs. Si je vous disais que ç’a été là une des parties les plus difficiles de ma tâche, cela vous étonnerait, n’est-ce pas ? Cependant cela est ainsi. Eh bien, monsieur le receveur général, cette verrière, je viens vous l’offrir.

M. Arnaudet fit un signe que l’abbé Guillemittes ne laissa pas préciser.

— Votre haute position, continua-t-il, votre nom, votre famille, tout me forçait à cette démarche, qui n’est que le juste hommage que je devais rendre, non-seulement à vous, monsieur le receveur général, mais encore à la famille éminente dans laquelle vous allez entrer. Voici donc comment je comprendrais la mise en œuvre de votre don, si toutefois vous avez la générosité d’accepter ma proposition. Dans ces verrières on a l’habitude de mettre le portrait du donateur avec une inscription rappelant son nom et son offrande. C’est au moins ainsi qu’on a procédé pour plusieurs, un peu malgré moi, j’en conviens, car je trouve que cette manière d’afficher sa générosité, manque jusqu’à un certain point de la discrétion et de la délicatesse qui se trouvent toujours dans la pure charité. Ce n’est donc point cela que je vous proposerais, à vous, jeune, à vous, Parisien, qui, dans cet ordre d’idées, devez sentir autrement que nos bons provinciaux, toujours un peu trop positifs. En apprenant votre mariage avec mademoiselle Duchemin, voici l’idée qui m’est venue : je vous demande pardon de vous la communiquer, mais j’ai été un peu l’architecte de notre église, et j’ai pris ainsi l’habitude de faire des plans.

— Comment donc, monsieur le doyen mais je vous suis reconnaissant, au contraire.

— Si j’étais jeune, me suis-je dit, si j’étais riche, si j’avais des principes religieux et si j’aimais, je voudrais, il me semble, élever un monument impérissable où je pourrais mettre tout cela : ma jeunesse, ma richesse, ma foi et mon amour. Bien entendu, je suppose le cas où vous auriez le désir d’offrir la verrière. Alors, au lieu d’y mettre mon portrait et mon nom, voici ce que je ferais : divisant la verrière en deux, je voudrais que le peintre me représentât aux pieds de saint Yves d’un côté, et de l’autre je voudrais qu’il représentât mademoiselle Duchemin aux pieds de sainte Clotilde ; puis, dans des médaillons, je voudrais qu’on inscrivit les initiales de vos deux patrons, C. et Y. Il y aurait là, il me semble, quelque chose de délicat et d’élevé, qui irait au cœur de ma fiancée, lorsque, la menant un jour, par hasard, visiter l’église d’Hannebault, je la mettrais en face de cette verrière. Voulez-vous me permettre une question ?

— Parfaitement.

— Dans combien de temps doit se célébrer votre mariage ?

— Dans six semaines.

— Eh bien, dans cinq semaines la verrière pourrait être en place, j’en prends l’engagement, et d’aujourd’hui en cinq semaines, la visite dont je parle pourrait avoir lieu.

— Je croyais que la peinture sur verre demandait beaucoup de temps.

— Autrefois, mais aujourd’hui elle a fait de grands progrès ; et d’ailleurs, mon peintre, j’en suis certain, ferait l’impossible pour une œuvre offerte dans ces conditions ; avec un portrait-carte de vous et de mademoiselle Duchemin, je réponds du succès. Ce sera une curiosité que cette verrière sans nom de donateur, et il me semble entendre la légende qui va se former et qui se transmettra de siècle en siècle (car ce genre de décoration est éternel), sur le chrétien généreux, sur le fiancé délicat qui n’a voulu rappeler son souvenir et celui de la femme qu’il aimait que par de simples initiales.

— Sans doute, et je trouve votre idée séduisante.

— Elle sera vôtre, si vous l’adoptez, car après m’être montré difficile sur le choix du donateur de cette verrière, je ne pourrais jamais avouer que je suis venu vous l’offrir. Si donc vous acceptez, je vous demande le secret comme un véritable service.

— Et combien coûte cette verrière ?

— Pour tout autre que pour un receveur général et pour le gendre de M. Duchemin, ce serait peut-être un peu cher.

— Combien donc ?

— Dix mille francs.

Le chiffre arracha une grimace significative au receveur général, car, malgré les lenteurs habilement calculées du doyen, il ne s’attendait pas à cette somme. Mais il s’était si imprudemment avancé qu’il ne pouvait guère reculer. Sans doute dix mille francs étaient une grosse somme, mais c’était le prix qu’avaient payé MM. tel et tel, qui n’étaient pas receveurs généraux ; la verrière était magnifique, d’un dessin parfait, d’une couleur splendide, et le pourpre de Cassius était très coûteux à employer. Et puis, à côté des arguments du curé d’Hannebault s’en pressaient d’autres qui avaient leur poids : la famille Duchemin était pieuse, ce don lui serait agréable, et peut-être même servirait-il à faire passer quelques grosses dettes de jeunesse restées en souffrance en attendant une dot.

— Et quand faut-il ces dix mille francs ?

— Mais quand vous voudrez, à votre entière convenance, dans trois mois, par exemple.

L’abbé Guillemittes revint à Condé si heureux de cette négociation, qu’il reçut en souriant la nouvelle que Monseigneur avait accepté une invitation à dîner chez les Prétavoine pour le jour de la confirmation.

— Eh quoi, dit M. Fichon en voyant son sourire, c’est ainsi que vous recevez ce coup ? et je prenais toutes sortes de précautions pour vous l’adoucir.

— C’est qu’à vrai dire je l’attendais un jour ou l’autre.

— Vous n’avez rien fait pour l’éviter ?

— Que pouvais-je contre Monseigneur, contre mon cher confrère M. Lobligeois, contre madame Prétavoine réunis ? J’étais sans défense. Je ne me suis pas défendu. Je trouve que la lutte n’est honorable à entreprendre que lorsqu’on a des chances de réussir ; si au bout la défaite est certaine, c’est une niaiserie ou une folie de s’y exposer ; mieux vaut céder tout de suite, dignement si l’on peut.

— Vous êtes philosophe, aujourd’hui.

— Je suis résigné. D’ailleurs je crois qu’en ne me défendant pas j’enlève à mes ennemis la gloire du triomphe en même temps que je m’épargne l’humiliation de la défaite. Je ne suis pas tué les armes à la main, je suis égorgé sans m’être défendu ; c’est une nuance qui assombrit, croyez-le bien, la victoire de mes ennemis.

— Ma foi, mon cher doyen, puisque vous le prenez ainsi, vous me faites plaisir. Allez donc voir Monseigneur ; si vous étiez tombé dans la colère ou la douleur, je vous aurais dit de rentrer à Hannebault ; mais vous êtes calme, maître de vous ; je crois que vous goûterez des consolations à recevoir cette nouvelle de la propre bouche de Sa Grandeur.

Entre prêtres on se comprend à demi-mot ; l’abbé Guillemittes se conforma à l’avis charitable du vicaire général.

— Monsieur le doyen, dit l’évêque en le recevant, j’allais vous écrire.

— Je suis heureux d’éviter cette peine à Votre Grandeur.

— J’ai reçu la visite d’un de vos paroissiens, M. Prétavoine.

— Mon paroissien bien peu, mais beaucoup plus celui de M. le curé de Rougemare.

— Oui, je sais, je sais ; il venait m’adresser une invitation que j’ai acceptée ; je dînerai chez lui le jour de la confirmation dans votre paroisse ; il doit vous inviter lui-même aujourd’hui.

La réponse à cette communication était préparée depuis longtemps ; l’abbé Guillemittes la débita avec un sang-froid imperturbable.

— Je savais que mes ennemis arrangeaient cette invitation dans l’ombre, mais je croyais si peu à l’acceptation de Votre Grandeur, que je n’ai rien fait pour la prévenir. Je crois n’avoir pas mérité l’humiliation qu’on m’inflige ; mais je la subirai sans me plaindre.

— Monsieur le doyen !

— Que Votre Grandeur se rassure ; je vais aller en rentrant dire à M. Prétavoine que j’accepte son invitation ; je porterai à son dîner une attitude résignée. Je regrette ce triomphe pour M. Lobligeois lui-même.

— Que voulez-vous dire ?

— Une seule chose. On a trompé Votre Grandeur : je m’incline : l’erreur est dans les mains du temps.



V

Si, pendant le dîner de la confirmation, l’abbé Guillemittes avait pu prévoir l’avenir, il eût pris des manières toutes différentes et une physionomie autre que celles qu’il se donna.

Au lieu de paraître insensible à l’offense qu’on lui faisait, et de se placer orgueilleusement à une hauteur où ne pouvaient atteindre ni l’injustice de l’évêque, ni les machinations de son ennemi Lobligeois ; – au lieu de dire tout bas que Monseigneur avait eu raison d’honorer de sa visite la maison de M. Prétavoine qui avait besoin de cet honneur, de préférence au presbytère, qui pouvait s’en passer ; – au lieu de faire en riant le calcul de ce que coûtait cette réception superbe, et de se féliciter d’une économie qui serait mieux employée à payer des travaux d’église que des dépenses de mangeaille ; – enfin, au lieu de se conduire, depuis son arrivée jusqu’à son départ, de manière à railler l’abbé Lobligeois et à blesser les Prétavoine, il les eût laissés jouir avec béatitude d’un triomphe qu’ils payaient assez cher pour le savourer ; en se montrant humble et vaincu, peut-être eût-il affaibli leur haine.

Mais, tout au rôle qu’il s’était tracé, il n’avait eu souci que de le bien jouer, et le soir, en rentrant chez lui, il s’était couché avec la satisfaction d’avoir si bravement supporté la défaite, qu’il avait mis un grand nombre de convives de son côté, même parmi ceux qui lui avaient toujours été notoirement hostiles.

Par malheur, cette petite satisfaction de vanité n’avait eu qu’une courte durée, et la réalité était venue lui montrer une nouvelle fois que, dans les choses de ce monde, il faut nettement choisir sa voie et savoir d’avance si l’on veut être un homme d’esprit ou un homme d’affaires.

C’était le 28 du mois qu’on avait célébré la cérémonie de la confirmation, et le 30, c’est-à-dire deux jours après, il devait recevoir 25,000 francs de Suchard pour payer les billets qui, après plusieurs renouvellements, arrivaient à échéance. Comme Suchard avait toujours fait les fonds de ces billets exactement, il était sans inquiétude, et jusqu’au soir, il attendit le maître carrier avec une parfaite tranquillité. Il s’agissait de donner quelques signatures, de payer quelques centaines de francs pour escompte, et tout était dit.

Mais, la journée s’étant écoulée sans que Suchard parût, il commença à prendre peur. Jusqu’à minuit il l’attendit et fit rester Cyrille levé pour ouvrir la porte.

— Le courrier de demain m’apportera une lettre et l’argent, se dit-il pour se rassurer, mais il ne se rassura point. Il y avait dans cette absence et plus encore dans ce silence quelque chose qui ne présageait rien de bon.

Il en fut de la matinée du lendemain comme il en avait été de la journée de la veille, point de Suchard, point de lettre, point d’argent.

N’y tenant plus, l’abbé Guillemittes se décida à aller chez le carrier ; c’était un voyage d’une vingtaine de lieues, mais il fallait voir et savoir.

Au moment où il allait monter en voiture, un garçon de recette de chez M. Prétavoine entra dans le jardin.

— Je viens pour cinq billets de cinq mille francs chacun, dit-il, en ouvrant son portefeuille à soufflet.

— C’est inutile, dit le doyen, ne me les donnez pas ; je passerai à la caisse.

Le garçon de recette ouvrit la bouche pour répéter sa formule ordinaire : « demain jusqu’à midi » ; mais il s’arrêta, n’osant faire cette injure à M. le curé.

Quand l’abbé Guillemittes passa au grand trot de sa jument devant la banque, il lui sembla voir madame Prétavoine à l’affût derrière un rideau ; mais la mousseline fut si vite baissée qu’il ne put avoir une certitude. En traversant Rougemare, il trouva l’abbé Lobligeois assis devant sa porte et paraissant prendre un plaisir peu naturel à respirer les tourbillons de poussière que le vent soulevait.

— Lui après elle, se dit-il, c’est bien ; le coup est préparé et c’est d’eux qu’il vient ; je ne trouverai pas Suchard.

Cependant il continua son voyage commencé, car il n’avait d’autres chances que dans le carrier, et, si faibles qu’elles fussent, il fallait quand même les courir.

— Mon mari est à Paris, dit madame Suchard.

— Quand revient-il ?

— Je ne sais pas.

— Il ne vous a rien laissé pour moi ?

— Rien.

— Vous ne savez pas si, avant son départ, il ne m’a pas envoyé des valeurs ?

— Je ne m’occupe que des ouvriers, je ne sais rien des affaires des clients.

— Cependant vous pouvez voir sur ses livres s’il m’a fait cet envoi.

— Ah ! certainement.

On chercha sur les livres ; on ne trouva rien.

— Quelle est son adresse à Paris ?

— Hôtel de Champagne, rue Montmartre.

L’abbé Guillemites envoya une longue dépêche à Hubert pour que celui-ci courût à l’hôtel de Champagne, vît Suchard et obtînt de lui 25,000 francs ou des valeurs facilement négociables pour cette somme ; il ajouta que la réponse payée devait être adressée à Hannebault.

Lorsqu’il rentra au presbytère dans la nuit, il trouva la dépêche d’Hubert qui était arrivée le soir : Suchard n’était pas à Paris, il était en voyage pour quelques jours mais, comme il avait laissé sa valise à l’hôtel, on savait qu’il repasserait par Paris.

Il n’y avait plus d’illusions à se faire, plus d’espérances à échafauder, la bombe éclatait juste au moment prévu et dans les conditions où elle devait faire le plus de mal possible. C’était bien combiné, préparé longuement d’avance avec l’habileté d’ennemis qui n’abandonnent rien au hasard.

Il fallait payer ; mais comment, avec quoi, il n’avait pas trois mille francs en caisse ; mademoiselle Pinto-Soulas était absente de Paris pour une quinzaine, disait Hubert dans sa dernière lettre ; et la mère Sainte-Alix était au bord de la mer avec un assortiment de lingerie, très riche il est vrai, mais qui ne pouvait pas être réalisé en argent du jour au lendemain. Or, c’était le lendemain même qu’il fallait 25,000 francs.

Les trouver étant impossible, il ne perdit pas son temps à chercher des combinaisons plus ou moins impraticables pour se les procurer, mais il chercha le moyen de s’en passer.

Puisqu’il ne pouvait pas payer les billets, ce qu’il fallait, c’était arriver à n’avoir pas à les payer. Ah ! s’il avait été question de comptes, de mémoires, il eût pu gagner du temps mais avec des billets !

Cependant tout était là ; empêcher les protêts et avoir quelques jours devant soi pour se retourner.

Prétavoine consentirait-il à accorder ce temps ? Cette question ne pourrait être résolue qu’après la réponse qui serait faite à cette autre, tout aussi grave : – Que voulaient ses ennemis ? Son humiliation ou sa perte ?

— Avant midi, se dit-il, j’irai chez Prétavoine ; quel niais j’ai été ! avec un peu d’adresse, j’aurais peut-être pu les gagner et Lobligeois resté seul eût été dix fois moins dangereux.

Et brisé de fatigue, il s’endormit en faisant son acte de contrition ; les gens forts n’ont jamais été perdus que par l’orgueil ; quelle puissance que l’humilité !

Le lendemain, il se présenta à la banque et demanda M. Prétavoine.

— C’est pour affaire de caisse ? dit le commis en ouvrant un carton.

— Non, c’est pour une affaire personnelle.

— Alors veuillez entrer au salon, je crois que vous y trouverez M. Prétavoine.

Dans ce salon, il trouva non seulement M. Prétavoine, mais encore madame et aussi l’abbé Lobligeois qui, confortablement assis dans un fauteuil américain, prenait son café sur un petit guéridon laqué posé à portée de sa main. Enfin il y trouva un petit chien, appelé Toto, qui, à son entrée, se mit à aboyer avec rage.

Ce chien était un personnage dans la maison, car il était le maître de madame Prétavoine, qui elle-même était la maîtresse de tout et de tous. Son pouvoir était si bien établi qu’on disait dans le pays qu’il avait la clef de la caisse et qu’il ne la donnait qu’à ceux qui savaient lui plaire.

Sachant cela, l’abbé Guillemittes, qui avait l’horreur et la peur des chiens, se mit à le caresser, mais soit qu’il s’y prît mal, soit que le chien sût à quoi s’en tenir sur ces démonstrations amicales, les aboiements ne cessèrent point, malgré les exhortations de monsieur et madame Prétavoine qui essayaient de le calmer.

— Ce pauvre chéri, dit madame Prétavoine, qui parvint à la fin à le prendre dans ses bras, il faut l’excuser ; il est de très mauvaise humeur parce qu’il a mal dormi cette nuit ; c’est la faute de M. Prétavoine.

— Ah ! vraiment ! dit l’abbé Guillemittes, en s’efforçant de sourire.

— Mon Dieu, oui, il couche dans notre lit ; M. Prétavoine s’est très bien fait à lui, mais lui n’a pas pu se faire à M. Prétavoine qui remue trop ; cette nuit, M. Prétavoine a eu un sommeil agité et cela a troublé le repos de ce pauvre Toto. Venez, Toto, baisez maîtresse chérie.

Pendant un grand quart d’heure la conversation roula sur l’amitié et la jalousie des bêtes ; M. Prétavoine raconta l’histoire d’un terre-neuve qui avait fait quatre cent lieues pour retrouver son maître, et l’abbé Lobligeois s’attendrit dans le récit de la mort d’un lévrier qui s’était suicidé pour cause de jalousie.

— On veut se moquer de moi, se dit l’abbé Guillemittes, qui suait d’impatience en écoutant ces niaiseries et en regardant l’abbé Lobligeois siroter les liqueurs que madame Prétavoine lui servait avec une onction qu’elle n’eût pas mise à verser le vin de la sainte messe.

C’était vraiment un spectacle curieux que de voir le curé de Rougemare dans cette maison : une idole chez des sauvages superstitieux, une adorable maîtresse chez un amant plein de désir et de respect n’eussent pas été traitées avec la tendresse empressée, la prévenance, la soumission révérencieuse qu’on avait pour ce prêtre. Madame Prétavoine le couvait de ses yeux émus comme une mère passionnée couve son enfant chéri ; elle suivait chacun de ses gestes, elle devinait ses regards, et, quand il daignait tremper ses lèvres minces dans son verre, elle jouissait du rossolio qu’il avalait à petits coups. Quant à M. Prétavoine, s’il était moins ému, en sa qualité d’homme, et surtout d’homme d’argent, il ne paraissait pas moins pénétré de joie pour la grâce que « M. le curé » faisait à sa maison en daignant trouver de son goût les choses qu’on lui servait. Dans sa jeunesse, il n’avait point été dévot, et même il s’était fait une certaine réputation à chanter en société les chansons de Béranger ; le Fils du Pape était alors son triomphe, et personne ne disait comme lui :

Ah ! Ventrebleu !

Ah ! Sacrebleu !

Saint-Père, au moins soyez bon père.

Ah ! Ventrebleu !

Ah ! Sacrebleu !

Mais, à vivre en contact perpétuel avec une dévote, on finit par se laisser prendre, si réfractaire qu’on soit ; il se passe une action à peu près analogue à ce que les physiciens appellent le phénomène de la capillarité, peu à peu l’eau bénite monte en vous et s’y maintient. C’était ce qui était arrivé pour M. Prétavoine ; mais, de plus, il avait trouvé dans la dévotion conjugale des avantages qu’il ne soupçonnait pas ; successivement l’abbé Lobligeois l’avait délivré de la direction de sa femme, ce qui était dur ; de l’éducation de ses enfants, ce qui était embarrassant ; et de leur mariage, ce qui était délicat. Comment n’eût-il pas été reconnaissant au confesseur actif et courageux qui, lui rendant ces divers services sans se faire prier, l’avait laissé libre de se livrer à ses combinaisons financières et de gagner sa fortune ?

Quand le rossolio fut bu jusqu’à la dernière goutte, l’abbé Guillemittes espéra que M. Prétavoine allait quitter le salon, et qu’il pourrait le suivre et l’entretenir, mais personne ne bougea ; le seul changement qui se fit eut lieu dans la conversation, on abandonna les chiens pour se rabattre sur les chats.

Voyant qu’il y avait évidemment parti pris, l’abbé Guillemittes se décida à brusquer le dénouement.

— J’aurais une affaire à vous communiquer, dit-il au banquier.

— Heureux de me mettre à vos ordres, monsieur le doyen.

— Mais c’est qu’il s’agit d’une affaire particulière !

— Eh bien, monsieur le doyen, nous ne pouvons être mieux qu’ici pour nous entretenir ; ma femme est mon associée, vous le savez, et M. l’abbé Lobligeois est notre directeur, notre conscience, pour mieux dire, de plus, il est votre ami.

L’abbé Lobligeois s’inclina en signe d’approbation ; mais qu’approuvait-il ? Qu’il était la conscience du banquier ou bien qu’il était l’ami du doyen ?

L’abbé Guillemittes pensa pendant quelques secondes à abandonner la place. Mais il s’était promis d’être humble, et si on le souffletait sur une joue de tendre l’autre. Qu’il partît maintenant dans un mouvement de fierté, il n’en aurait pas moins la honte d’avoir tenté sa démarche, et la lâcheté de n’avoir point osé aller jusqu’au bout. C’était un Calvaire à gravir, mieux valait l’escalader d’une seule fois que s’y traîner marche après marche.

En quelques mots, il dit ce qui l’amenait : on lui avait présenté des billets pour 25,000 fr. et par une circonstance inexplicable, les fonds qu’il attendait pour les acquitter n’étaient pas arrivés.

— Ah ! pardon, dit M. Prétavoine, c’est une affaire de banque, et depuis longtemps déjà absorbé par mes assurances, je ne m’occupe plus de la banque.

L’abbé Guillemittes respira, comptant qu’on allait le renvoyer au caissier.

— … Cela regarde madame Prétavoine, continua le banquier ; veuillez vous entendre avec elle.

On jouait avec lui ce qu’on pouvait appeler le système de la douche écossaise ; après le jet tiède, le jet glacé ; et l’abbé Lobligeois qui, tournant régulièrement les doigts sur sa ceinture, ne le quittait pas des yeux, comme il devait jouir ! Il est dur de souffrir sous les regards, sous les sourires de son ennemi !

En entendant les paroles de son mari, madame Prétavoine s’était tournée vers l’abbé Guillemittes, mais, comme après quelques secondes, elle n’avait point desserré ses lèvres pincées, celui-ci dut reprendre son explication.

— N’ayant pas reçu les fonds sur lesquels je comptais, dit-il, je viens vous demander de m’accorder un délai.

— Quel délai ?

Le doyen respira.

— Demain peut-être, après-demain, je serai sans doute en mesure.

— Je demande de quel délai vous parlez, délai à quoi ? Il s’agit de billets à ordre ; ces billets vous ont été présentés au jour légal : vous ne payez pas ; au jour légal aussi doivent être faits les protêts ; monsieur le doyen connaît trop bien les affaires pour ne pas savoir que c’est là une nécessité absolue à laquelle nous devons nous conformer rigoureusement.

— Cependant…

— Il est midi moins quelques minutes, si vous demandez un délai jusqu’à quatre ou cinq heures ce soir, je suis toute disposée à garder les billets jusque-là, mais je ne peux pas dépasser cette limite, car il faut que l’huissier ait le temps nécessaire pour faire les protêts et vous en laisser copie.

— C’est précisément ces protêts que je voudrais éviter.

— Je comprends cela, un protêt n’est pas agréable, surtout pour un ecclésiastique, et de plus il est dangereux en cela qu’il peut conduire à la faillite.

— Je ne suis pas commerçant.

— Je ne dis pas que vous l’êtes, M. le doyen, bien que cependant il y ait des gens, – je l’ai entendu soutenir, – qui prétendent que, par la construction de votre église, vous ayez fait acte d’entrepreneur. Je dis qu’un protêt dans des mains mal intentionnées peut conduire à la faillite, et vous comprenez facilement combien il me serait pénible à moi bonne catholique de donner des armes, même indirectement, pour qu’un ministre de notre sainte religion fût passible du code de commerce.

— C’est précisément pour cela que je…

— Sans doute, et c’est précisément pour cela aussi que moi je voudrais vous éviter ces protêts ; mais comment ? c’est ce que je vous demande ; l’article 157 du code dit que les juges eux-mêmes ne peuvent accorder aucun délai pour le payement d’un billet, comment voulez-vous que nous qui ne sommes que de simples instruments, des râteaux, pour ainsi dire, à ramasser l’argent, nous vous en accordions un ? Notre devoir est tracé d’avance : nous avons reçu cinq billets de cinq mille francs pour en encaisser le montant ; nous les avons présentés ; ils ne sont pas payés ; nous n’avons plus qu’à les remettre à l’huissier. Ce serait encourir une grave responsabilité que d’agir autrement. Si bien disposés que nous soyons à vous être agréables, M. Prétavoine et moi, nous ne pouvons pas nous écarter de notre devoir.

Ce raisonnement était si serré qu’il n’y avait rien à répliquer ; car madame Prétavoine, se renfermant étroitement dans la question du délai et la discutant méthodiquement comme une mécanique, ne laissait pas s’ouvrir la plus petite porte par laquelle eut pu se glisser un autre sujet. Vous demandez un délai, je vous démontre qu’il m’est impossible de vous l’accorder ; l’entretien est clos. Comme il ne pouvait pas l’être ainsi, l’abbé Guillemittes dut se résigner à l’élargir.

— Si vous ne pouvez retarder les protêts, dit-il, vous pouvez les empêcher.

— Comment cela, M. le doyen ? si vous nous indiquez un moyen praticable, je m’engage d’avance à l’accepter.

— Acquittez les billets en mon lieu et place.

— Vous avez des valeurs pour 25,000 francs à nous remettre ?

— J’ai ma parole à vous donner que demain, après-demain, dans quelques jours au plus tard, vous serez payée.

— La règle de la maison est de faire l’escompte des bonnes valeurs ; si vous en avez à nous présenter, nous acquitterons les billets, sinon nous ne pouvons le faire ; la règle d’une maison est comme la règle d’une conscience, on n’y manque pas, même pour son intérêt, même pour celui de ses amis les plus chers ; le devoir est dur à pratiquer bien souvent, cependant on le pratique.

— Je vous affirme…

— À Dieu ne plaise que nous doutions de votre parole, mais les événements peuvent vous tromper ; vous êtes certain d’avoir ces 25,000 francs demain ou après-demain au plus tard ; comme vous étiez certain hier de les avoir aujourd’hui et cependant vous ne les avez pas.

Jusque là l’abbé Lobligeois avait gardé une impassibilité absolue ; sans le mouvement de ses doigts on eût pu croire qu’on avait devant soi une statue de bois noir ; il étendit la main et madame Prétavoine se tut aussitôt.

— Il me semble, dit-il, que quand un prêtre du caractère de M. le doyen affirme une chose, c’est une garantie ; je ne sais pas ce qu’elle vaut en banque, mais ailleurs elle doit être pesée.

— Sans doute, reprit madame Prétavoine, et ailleurs je la pèserais aussi ; en banque, je suis obligée de la prendre pour ce qu’elle vaut, et les apparences lui donnent une certaine dépréciation. Que sont ces cinq billets ? Nous le savons comme M. le doyen, ce sont des billets renouvelés ; déjà trois ou quatre fois nous avons présenté cinq billets de cinq mille francs chacun à M. le doyen ; cette présentation se fait tous les trois mois et les billets sont toujours souscrits à l’ordre de Suchard. Pour qui connaît un peu les affaires, cela veut dire que M. le doyen n’a pas en ce moment le moyen de payer 25,000 francs et que Suchard lui remet les fonds en échange de nouveaux billets.

Il était dit que l’abbé Guillemittes n’échapperait pas à une humiliation ; et il sentit très bien qu’après lui avoir fait demander un délai, après lui avoir fait implorer un prêt, on allait lui exposer sa situation financière. Cependant il ne quitta pas la place, bien décidé à aller jusqu’au bout ; puisqu’il était arrivé jusque-là, il fallait voir tout et savoir tout.

— Je ne dis pas, continua madame Prétavoine, que M. le doyen n’est pas au-dessus de 25,000 francs ; en élevant sa magnifique église, il a montré à tout le monde l’abondance de ses ressources et la fertilité de son esprit ; je dis seulement que pour le moment il est au-dessous. Mais il y a plus. Nous avons escompté pendant ces six dernières semaines pour plus de 15,000 francs de billets souscrits par M. le doyen et arrivant à échéance avant un mois. D’une part, 25,000 francs, de l’autre 15,000, cela fait 40,000, c’est-à-dire une grosse somme à payer, sans compter que nous avons un certain nombre de traites sur le patronat de Saint-Joseph.

— Ceci est une autre affaire…

— Assurément, mais il n’en est pas moins vrai que c’est une charge nouvelle et qui, en mettant les choses à l’extrémité, peut vous gêner. Bien certainement, M. le doyen, en souscrivant ces différents billets à ses entrepreneurs, s’était inquiété avant de ses ressources ; mais enfin, ce que j’ai déjà dit une fois, je le répète, les ressources ayant manqué aujourd’hui peuvent manquer demain. Dans le commerce cela se voit tous les jours et l’on ne peut être sûr que de l’argent que l’on a encaissé. Nous serions dans d’autres circonstances, je serais la première à dire à M. le doyen : « Vous avez besoin de 25,000 francs, permettez-nous de vous les offrir » ; mais les temps sont critiques ; que 40,000 francs nous manquent ce mois-ci et notre crédit pourrait être ébranlé, je n’ai pas honte de l’avouer. Or, M. le doyen sait bien que, pour une maison de banque, le crédit c’est tout.

L’abbé Guillemites se leva ; il avait vidé le calice jusqu’à la lie. Il n’obtiendrait rien. On voulait les protêts ; on avait tout machiné dans ce but ; rien ne pourrait les retarder ni les empêcher.

On le reconduisit jusqu’à la porte avec des protestations de regret et des assurances de dévouement.

VI
Que faire ?

Il était pris, et pris par sa faute pour s’être laissé duper. Les billets Suchard avaient été une mine disposée par ses ennemis, qui en avaient sans cesse renouvelé la mèche pour qu’elle n’éclatât que le jour et dans les conditions où elle pourrait faire le plus grand mal. Ce jour était venu, et il restait livré à son explosion sans abri et sans secours possibles. Les dispositions avaient été habilement calculées, il ne pouvait pas leur échapper.

Maintenant qu’allait-il arriver ? Il n’était que trop facile de le prévoir, et en ouvrant le code de commerce au titre de la lettre de change et du billet à ordre, on verrait, à mesure que les articles se dérouleraient, la marche régulière que suivrait l’action ; on en était au paragraphe 9, intitulé : Du payement, il n’y avait qu’à suivre et aller jusqu’au paragraphe 12 : des protêts ; puis, arrivé là, de sauter brusquement jusqu’au livre troisième qui porte pour titre : Des faillites et banqueroutes, et alors de bien étudier ce livre dans l’ensemble et le détail. Jour par jour, article par article, on verrait ainsi par quelles phases diverses on voulait le faire passer, car il n’y avait plus d’illusions possibles, ou voulait sa perte, et, après une longue attente, après de savantes préparations, on tenait enfin le moyen de l’accomplir.

Après avoir tourné autour de sa situation, il se dit qu’il devait franchement faire la part du feu et pour l’heure présente ne pas se défendre ; vouloir empêcher les protêts étant impossible, il fallait les subir en se réservant de les expliquer par un retard, une fatalité dans l’envoi des fonds. Un protêt, quand il s’agit d’une aussi forte somme n’est pas déshonorant, et les gens les plus riches peuvent être victimes de cette sorte de surprise. Mais, en même temps, il fallait prendre ses précautions pour arrêter, ou tout au moins pour retarder les actes qui suivent ce premier avertissement et empruntent aux délais légaux un caractère beaucoup plus grave.

Le code de commerce à la main et se promenant dans son jardin, il était en train d’étudier les ressources que la loi met à la disposition des débiteurs, lorsqu’il vit entrer l’abbé Lobligeois ; vivement il fourra le code dans la poche de sa soutane, et, se mettant sur ses gardes, il attendit son adversaire.

Que voulait-il ? Jouir de son humiliation, sans doute. Mais maintenant qu’il n’avait plus rien à demander, ni rien à ménager, il n’était pas en disposition d’endurer la raillerie ou la compassion hypocrite. Aussi, tandis que l’abbé Lobligeois s’avançait avec l’allure serpentine et oblique du renard, l’attendait-il ramassé sur lui-même, prêt à s’élancer d’un bond au premier contact.

— Monsieur le doyen, dit le curé de Rougemare, j’ai beaucoup souffert tout à l’heure, pendant votre visite chez M. et madame Prétavoine.

— Vous les dirigez, et je comprends…

— Justement, c’est parce que je suis leur directeur que mon chagrin a été si vif ; j’aurais voulu leur voir déployer dans une circonstance décisive cet esprit de charité chrétienne et de générosité qui est en eux, je vous l’assure.

— Je n’en doute pas ; il y est même si solidement établi, qu’il y reste sans se manifester au dehors.

— Tout ce que vous pourrez dire, je me le suis dit pendant cette discussion, qui m’a paru aussi longue que cruelle. Mais que voulez-vous ? il est des règles en affaires sur lesquelles les gens d’affaires ne sauraient transiger ; et, dans ce que vous leur demandiez, ils n’ont vu que l’affaire, sans savoir, sans pouvoir envisager les autres côtés de la question.

— Vous ont-ils chargé de venir à moi en conciliateur ? dit l’abbé Guillemittes, incapable d’écouter plus longtemps cette phraséologie, qui l’exaspérait comme l’eût fait un couteau ébréché qu’on serait venu tourner et retourner dans sa plaie saignante.

— Hélas, non, et c’est de mon propre mouvement que je viens, pour moi seul.

La situation devenait intéressante ; L’abbé Guillemittes regarda en face le curé de Rougemare, d’un coup d’œil vif et perçant, mais il ne put rien lire sur le visage éteint qu’il avait devant lui, et bien vite il baissa les yeux de peur de se trahir. Les deux prêtres étaient comme deux lutteurs dans l’arène et tous deux savaient qu’ils étaient assez forts pour profiter de la moindre faute qui serait commise. Aussi se tenaient-ils sur leurs gardes ; l’abbé Guillemittes surtout qui ne pouvait pas deviner où son adversaire voulait le pousser, et par quels moyens il comptait l’attaquer. La crainte de se livrer aussi le rendait circonspect ; il était homme d’action et son ennemi était homme de réflexion, incapable de se laisser emporter à une imprudence et maître de sa volonté tout aussi solidement que de ses nerfs ou de son sang. À le voir devant lui recueilli dans sa haine, calme dans son triomphe, comme si ce qui se passait lui était étranger, il comprenait pour la première fois combien est redoutable l’homme de calcul et de volonté qui n’a qu’un but étroit dans la vie. Pour l’éducation et pour l’intelligence, il se croyait au-dessus de Lobligeois, et pourtant il sentait que, dans les circonstances présentes celui-ci était son maître. Enfermé dans son presbytère de village, il avait, depuis plusieurs années, concentré toute son énergie sur une seule idée, combiné son plan, tendu ses filets comme le misérable braconnier qui, sans autres armes que l’adresse, l’astuce et la patience, tue plus de gibier dans ses courtes expéditions nocturnes que son riche voisin toujours en chasse avec un attirail de chiens, de chevaux, et de piqueurs, – et aujourd’hui, sortant de son trou d’affût, il venait servir la proie amenée sous sa main par ses traqueurs dociles. Mais c’est quand le sanglier est acculé et fait tête qu’il est le plus terrible ; l’abbé Guillemittes chez lui était décidé à une défense de pied ferme sans se laisser coiffer.

— M. le doyen, continua l’abbé Lobligeois, je crois que vous avez été trompé sur mes sentiments pour vous. Lorsque vous êtes arrivé à Hannebault, j’ai éprouvé, j’en conviens, une vive contrariété ; une déception pour mieux dire, car je croyais pouvoir compter, d’après les promesses qui m’avaient été données, sur ma nomination en remplacement de notre cher et vénéré doyen. Cette déception, j’en conviens encore, a persisté pendant quelques mois : vous savez combien est pénible l’écroulement des espérances et l’anéantissement des projets. Échouer quand on croit toucher le port est bien dur, n’est-il pas vrai ? Peut-être n’avez-vous jamais éprouvé cette douleur ; elle est cruelle, je vous assure.

— Depuis longtemps j’ai cessé de former des projets, et je ne sais pas ce que c’est que la chute par cette simple raison que sans désirs comme sans ambition en cette vie de passage, je ne m’expose pas à monter.

— Votre conduite, depuis votre séjour dans notre contrée, m’a appris à vous connaître ; mais tout le monde, hélas ! n’a pas reçu comme vous cette grâce de sagesse. J’avoue, pour ma part, que je ne l’avais point au moment de la démission de notre excellent abbé Pelfresne, et que je me flattais de le remplacer. J’aurais dû reconnaître la haute perspicacité de monseigneur, j’aurais dû me dire qu’il avait de bonnes raisons pour aller vous chercher en dehors de notre diocèse, j’aurais dû comprendre que ce choix était une sorte de conspiration divine, mais je fus troublé par mes regrets. L’esprit est faible quand il est infatué d’une idée aveugle, quand il poursuit un but. Ce fut alors que quelques personnes malveillantes, je le crains bien, vous trompèrent sur mes sentiments.

— Mais on ne m’a jamais trompé sur vous, M. le curé, et je vous dirai même que je ne me suis jamais inquiété de savoir quels sentiments vous pouviez nourrir à mon égard, ne supposant pas qu’ils fussent autres que ceux que nos positions respectives commandaient.

La riposte, si rude qu’elle fût, n’ébranla pas l’abbé Lobligeois, que l’élan de la victoire certaine rendait insensible aux coups ; il reprit :

— Ils furent, en effet, ce que vous supposez si justement, bien que j’eusse aussi la faiblesse de persister dans mes regrets. Mais un jour enfin la lumière se fit dans mon esprit troublé. Ce fut quand vous bâtîtes cette magnifique église. À mesure que ses merveilles s’élevèrent, les écailles me tombèrent des yeux, je vis mon erreur et la détestai. Alors je compris que vous aviez été véritablement l’élu du Seigneur et que c’était bien sous l’inspiration du Saint-Esprit que monseigneur avait été vous choisir. Et quel autre que vous, en effet, eût accompli ce prodige de construire une cathédrale à Hannebault ? Quel autre que vous eût pu susciter ces miracles de charité, et affirmer d’une façon si éloquente par ces pierres qui parlent et ces dorures qui éblouissent, la foi chrétienne de nos contrées ? Alors, me comparant à vous, moi chétif et simple, j’eus honte du détestable esprit d’orgueil qui m’avait pu persuader que je pouvais être doyen d’Hannebault. Ah ! combien de fois je voulus venir m’incliner devant vous et vous demander pardon de ma faute !

Ces paroles furent prononcées avec une onction si vive que le doyen crut un moment que le curé de Rougemare allait se prosterner à ses genoux au milieu du jardin, et au fond du cœur il commença à envier cette puissance de volonté et cette souplesse de caractère. C’était vraiment un adversaire par qui on pouvait être battu sans honte.

— Vous pouvez sentir, continua l’abbé Lobligeois combien ma douleur fut grande il y a quelques instants…

— Je l’ai vue.

— Le refus de madame Prétavoine venait vous arrêter brusquement dans votre œuvre, et au lieu de la juste récompense qui vous est due, de la reconnaissance, de l’admiration de tous les bons catholiques, vous vous trouvez en butte aux tourments de la chicane et des procès. J’ai fait ce que je pouvais pour empêcher cette catastrophe ; car ne fussiez-vous dans l’embarras qu’un seul jour, il me semble que c’est une catastrophe. Mais je n’ai pas réussi.

— Je ne vous suis pas moins reconnaissant de votre démarche que j’apprécie à sa valeur.

— Il m’était difficile en votre présence de peser sur monsieur et madame Prétavoine comme je l’aurais voulu, car je n’aurais pu le faire qu’en leur reprochant ce qu’il y avait de mauvais dans leur conduite ; c’est-à-dire de préférer leur argent à leur foi. Mais aussitôt que nous avons été seuls, j’ai parlé comme je le devais, comme leur ami, comme leur directeur, et j’ai la satisfaction de vous annoncer que l’affaire est arrangée selon vos désirs.

Pendant ces longues explications, l’abbé Guillemittes avait examiné toutes les hypothèses qui pouvaient raisonnablement se présenter, mais il n’avait point pensé à cette étrange conclusion : Lobligeois venant lui apporter la paix ; que voulait dire cela ? Pourquoi ? Dans quel but ? Que cachait cet arrangement inexplicable ? Se moquait-on de lui ? Depuis son arrivée, le curé de Rougemare n’avait pas prononcé une parole qui ne fût une ironie ou une raillerie, et il terminait cette scène de comédie par l’annonce la plus heureuse qui pût tomber du ciel. Il fallait maintenant plus que jamais se tenir sur une prudente défensive, car c’était maintenant sans doute qu’allait se dessiner la dernière attaque ; mais quoi qu’il arrivât, il fallait rendre cette justice à ce plan, qu’il était adroitement combiné, du premier au dernier, tous les effets avaient porté.

— Permettez, dit le doyen revenant bien vite de sa surprise, qu’entendez-vous par « l’affaire est arrangée selon mes désirs » ?

— C’est bien simple ; ce que vous demandiez, n’est-ce pas, c’était que les protêts ne se fissent pas aujourd’hui et qu’il vous fût accordé un certain délai, huit jours au plus.

— Parfaitement.

— Eh bien, ces billets ne seront pas protestés et ce délai vous est accordé.

Il n’y avait rien à répondre, si ce n’est un remerciement ; mais c’était là précisément le difficile, ou plutôt le pénible.

— Et c’est votre parole qui a fait ce prodige ?

L’abbé Lobligeois s’inclina en souriant.

— Votre parole seule ?

— Seule ou non, qu’importe ?

— Il importe, c’est-a-dire, il m’importe beaucoup, au contraire, de savoir à qui je dois cet important service.

— Et s’il a été rendu à l’œuvre sans considération de personne ; n’avez-vous pas reçu des offrandes anonymes pour la construction de votre église ?

— Les offrandes s’adressaient à l’église, c’est-à-dire à Dieu ; le service d’aujourd’hui s’adresse surtout à moi qui suis compromis par le protêt et non à l’église qui n’aurait guère à en souffrir.

L’abbé Lobligeois se fit longtemps prier, puis à la fin il céda, mais bien malgré lui et parce qu’on lui faisait violence.

Pour obtenir ce délai il avait fallu une garantie, et c’était lui, Lobligeois, qui l’avait donnée. Précisément et par une circonstance providentielle, il était en ce moment détenteur d’une somme de trente mille francs ; – comment, à quel titre et pour quel but ? C’était sur quoi il ne pouvait pas s’expliquer ; – mais enfin il avait cette somme en sa possession et, comme elle ne devait pas recevoir d’emploi avant dix jours, il avait cru qu’elle ne pouvait servir à un plus utile usage qu’à payer les billets Suchard. Tout ce que Prétavoine demandait maintenant, c’était que le doyen souscrivît de nouveaux billets à dix jours d’échéance en remplacement de ceux qui allaient être annulés.

C’était donc à cela qu’on avait voulu l’amener, à l’humiliation de devoir son salut à son ennemi mortel.

Son premier mouvement fut de refuser, mais comme depuis longtemps il avait perdu l’habitude d’obéir à ce premier mouvement, il se donna le temps de la réflexion. Sa fierté, sa dignité, sa haine lui disaient de refuser, mais la prudence et son intérêt lui disaient d’accepter, car en gagnant dix jours, il avait des chances de sauver l’avenir.

Il accepta donc et il se rendit avec le curé de Rougemare chez le banquier pour régulariser les instruments légaux.

Les gens qui virent les deux prêtres se séparer sur la place de la Mairie purent croire que la paix était jurée entre eux et que c’était deux amis qui se quittaient aussi contents l’un que l’autre de la bonne journée qu’ils venaient de passer ensemble.

Et de fait tous deux étaient heureux, et si la paix ne se trouvait pas dans leurs cœurs, la gaieté au moins y chantait une chanson moqueuse.

L’abbé Lobligeois avait le plaisir d’avoir réduit enfin celui qu’il haïssait à la dernière extrémité, et la joie plus grande encore de l’avoir forcé à accepter sa main au moment où il disparaissait dans l’abîme ; maintenant il le tenait au bout d’une corde qu’il serait maître de raidir ou de lâcher, de manière à lui tenir la tête au-dessus de l’eau ou au-dessous, à son gré ; car il n’aurait pas les vingt-cinq mille francs dans dix jours, et il n’aurait pas davantage les quinze mille dus à la fin du mois. Alors recommencerait la comédie des délais et des protêts qu’il changerait en drame, le drame de la faillite, le jour où il se serait amusé de la comédie.

L’abbé Guillemittes, lui, n’avait que la satisfaction d’avoir gagné dix jours au prix d’une cruelle humiliation : mais ce temps lui donnait l’espérance. Son tour viendrait.

— Cet homme est plus fort que je ne croyais, se disait-il en revenant au presbytère, mais dans cette fonte si solide, il y a cependant une paille, la vanité. Il me tenait, et au lieu de m’achever d’un seul coup, il n’a pas su résister à l’orgueil de jouer avec moi comme le chat avec la souris. Il a fait la même sottise que j’ai faite quand j’ai voulu abaisser les Prétavoine dans leur triomphe ; c’est en vérité un terrible vice que l’orgueil, comme c’est une terrible force que l’humilité. Il est vrai qu’il croit me tenir et que dans dix jours, il espère frapper le coup qu’il a suspendu aujourd’hui. Mais dix jours, c’est bien long, et je ne suis pas encore si bas qu’il croit.

Puis il continua en toute sincérité, car il était incapable de se tromper lui-même. Tout d’abord il avait commis la grande faute de ne pas l’estimer à sa juste valeur : parce qu’il allait terre à terre, pas à pas, lentement, il avait cru que c’était un homme borné, tandis que lui, Guillemittes, avec son ambition et ses hautes visées, s’était cru un homme supérieur. Mais aujourd’hui il fallait en rabattre et tenir la balance d’une main juste.

Sans doute, c’était un beau triomphe d’avoir élevé avec les seules ressources de son esprit une église comme celle qui se dressait là, fière et belle devant lui, mais c’était quelque chose aussi qui méritait l’estime d’avoir façonné une âme à son image.

Ah ! s’il avait su s’emparer de mademoiselle Pinto-Soulas comme Lobligeois s’était emparé de madame Prétavoine, que n’eût-il pas fait avec sa fortune !

Mais ce qu’il avait négligé alors que les circonstances le favorisaient, il fallait le tenter maintenant, si difficile que fût la tâche. Après tout, peut-être n’était-il pas trop tard encore. Il avait dix jours devant lui.



VII

Il partit le soir même pour Paris, en disant à tout le monde qu’il allait chercher 25,000 francs pour les rembourser au curé de Rougemare, qui avait eu la sainte générosité de les lui prêter et d’acquitter ainsi des billets dont les fonds étaient en retard.

— Sans M. l’abbé Lobligeois, disait-il, j’étais gravement compromis, car M. Prétavoine faisait protester mes billets. On ne trouve pas 25,000 francs du jour au lendemain et j’étais tellement sûr de recevoir mes fonds, que je n’avais pas mille francs chez moi.

Alors, ceux à qui il parlait ainsi, ne s’arrêtaient dans l’éloge du curé de Rougemare que pour se plaindre qu’on ne les eût pas mis à même de fournir ces 25,000 francs. Ils auraient été si heureux de venir en aide à leur cher doyen ; c’était un si beau monument que l’église.

Plus jeune ou plus naïf, le doyen eût peut-être accepté ces propositions qui pouvaient lui épargner un voyage à Paris, mais il savait le cas qu’on doit faire de ces protestations de dévouement arrivant après le danger. D’ailleurs, à refuser ce qu’il avait la certitude de ne pas obtenir, les avantages étaient nombreux ; du même coup il raffermissait son crédit en inspirant la croyance qu’il n’avait qu’à courir à Paris pour toucher à vue des sommes de 25,000 francs, et en même temps, il se faisait des amis ou tout au moins des partisans de ses prêteurs en paroles : offrir, c’est donner et pour beaucoup de gens les joies d’avoir donné sont d’autant plus grandes qu’elles n’amènent point, comme un arrière goût amer, les inquiétudes de la responsabilité : il est agréable de se trouver généreux sans avoir délié sa bourse et il faut que vous soyez le dernier des égoïstes si vous n’éprouvez pas une certaine tendresse pour celui qui vous a procuré cette satisfaction.

Lorsqu’il arriva à Paris, il était quatre heures du matin ; il se fit aussitôt conduire chez son neveu, rue Childebert ; c’est une heure favorable pour surprendre les jeunes gens et savoir comme ils se conduisent, sans que ceux-ci puissent jouer les scènes de comédie qui ont servi de tout temps à tromper les pères et les oncles. Hubert avait déménagé depuis deux jours, et il demeurait maintenant rue Blanche, au sixième étage, sous le toit.

La clef étant sur la porte, l’abbé Guillemittes entra sans frapper et il trouva son neveu qui, déjà levé, s’ébrouait dans sa cuvette comme un canard qui sent la pluie.

— Ah ! mon oncle !

— Tu as donc changé de logement ?

— Je dois être tous les matins à six heures, chez mon entrepreneur, à Batignolles, la rue Childebert était un peu trop éloignée, et puis elle n’est pas gaie, la rue Childebert, des toits, des cheminées et toujours des cheminées et des toits ; ici j’ai des arbres, des feuilles et des oiseaux qui chantent.

Par la fenêtre ouverte on voyait en effet des massifs de verdure et la vue s’étendait sur un assez grand espace qui n’était occupé que par des jardins ; dans la fraîcheur du matin montaient des parfums de fleurs et l’on entendait le clapotement d’un jet d’eau.

— À qui ces jardins ?

— Je ne sais pas.

— Ils doivent, il me semble, rejoindre ceux de l’hôtel Pinto-Soulas ?

Hubert, qui, à force de se frictionner la peau, était rouge comme une écrevisse, pâlit instantanément sous le regard interrogateur de son oncle.

— Oui, dit-il, le jardin de mademoiselle Isabelle est de l’autre côté en face, et ces combles pointus sont ceux de l’hôtel. Mais à propos de mademoiselle Isabelle, elle n’est pas en ce moment à Paris ; madame Françoise est seule à l’hôtel ; quant à Suchard il est rentré hier soir.

— Il n’est point question de Suchard en ce moment, mais de mademoiselle Isabelle. Pourquoi donc êtes-vous venu vous loger justement derrière son hôtel ?

Hubert resta un moment sans répondre ; un combat se livrait en lui et, à la crispation de son visage décoloré, il était facile de suivre les phases cruelles qu’il traversait : allait-il se taire obstinément, parler avec franchise, ou bien se laisser emporter par la colère que soulevait en lui cette interrogation qui l’outrageait ?

— Je suis venu me loger près de Batignolles, dit-il enfin, et non près de l’hôtel Pinto-Soulas.

— Vous me l’avez déjà dit ; seulement, je fais cette remarque qu’il y avait mille maisons à choisir qui eussent été plus rapprochées de Batignolles, tandis qu’il n’y en avait qu’une joignant ces jardins, et c’est celle-là que vous avez prise.

Hubert, blême et tremblant, regarda sont oncle en face sans répondre.

— Si cette remarque s’impose à mon esprit, continua celui-ci, c’est qu’elle a été précédée de plusieurs autres qui en prennent une signification de leur groupement même. Ainsi…

— Voici cinq heures et trois quarts qui sonnent à la Trinité, il faut que je sois à six heures précises aux Batignolles ; mon patron ne supporte pas les retards et je tiens d’autant plus à ne pas le mécontenter qu’il va m’accorder une augmentation ; j’aurai cent francs par mois au lieu de soixante et alors je pourrai renoncer à la pension que vous avez bien voulu me faire jusqu’à présent. Où puis-je vous voir ce soir ?

— Venez au Bon Lafontaine ; si je suis sorti, j’aurai laissé une lettre pour vous.

— À ce soir, mon oncle.

Et il dégringola l’escalier quatre à quatre, laissant son oncle surpris par cette brusque sortie. Comme Paris forme vite les jeunes gens à l’indépendance, et comme l’argent gagné donne de la fermeté ! Après tout, il avait dit ce qu’il voulait dire, donné l’avertissement qu’il désirait et peut-être en fin de compte valait-il mieux que l’entretien n’eût pas été plus loin. Hubert avait toujours été fier et paraissait être maintenant d’une susceptibilité fiévreuse pour certains sujets ; en poussant plus loin l’interrogatoire, on pouvait le fâcher, ce qui était inutile et même jusqu’à un certain point mauvais, car son rôle n’était pas fini et il pouvait encore rendre des services dans les scènes décisives qui allaient se jouer.

En attendant que madame Françoise fût visible, l’abbé Guillemittes alla déjeuner dans un restaurant de la gare Saint-Lazare ; puis à huit heures, il revint rue de Clichy, où il fut accueilli par la formule habituelle de madame Françoise :

— Pour sûr, c’est le bon Dieu qui vous envoie.

Car, désespérant de sa maîtresse, la nourrice n’attendait plus de secours que d’une intervention miraculeuse. Chaque nouveau venu lui paraissait un instrument de délivrance, et quand ce nouveau venu était le curé d’Hannebault, un habile homme selon son jugement, un malin qui connaissait son chemin, il ne pouvait arriver qu’amené par la main de la Providence elle-même.

— Monsieur le curé, dit-elle, il faut que vous sauviez mademoiselle ; sans vous elle est perdue. Monsieur Hubert a dû vous l’écrire, ça va de mal en pis. Elle ne mange plus, elle ne dort plus, elle ne s’habille plus. Tout ce qui lui reste de force est employé à lire des livres, des grimoires du diable, ou à courir à la suite du magicien, ce Polonais de l’enfer. Elle a consigné à la porte son oncle et son ami, le vieux monsieur Verdole, parce qu’ils ont voulu lui montrer que ce magicien n’était qu’un menteur et un filou. Car c’est un menteur et un filou, vous le savez, n’est-ce pas ?

— Assurément !

— Tout le monde le dit, tout le monde le sait, il n’y a que mademoiselle qui ne veut pas le croire, et si elle osait, elle se fâcherait contre moi, car je ne retiens pas ma langue, vous pensez bien. Voyons, est-ce naturel tout ça, je vous le demande ; est-ce naturel qu’une jeune femme comme mademoiselle, riche, belle, élevée mieux qu’une princesse, soit l’esclave d’un vieux sale vagabond qui lui montre la lune en plein midi et le soleil à minuit ? Ah ! il la tient bien, allez ; ma pauvre petite Isabelle, qu’est-ce qui m’aurait dit ça, elle qui toute petite se fâchait contre moi quand je lui parlais de loup-garou et me disait que j’étais une bête de nounou ?

— Mais comment la tient-il ? comment s’explique-t-on son pouvoir ?

— Il lui montre l’esprit de cette pauvre madame et l’esprit du marquis de Rosselange. Si ça ne fait pas pitié de voir une dame comme mademoiselle, qui a tout appris, croire à ces bêtises-là ! Qu’on croie qu’un homme peut vous jeter un sort, sur vous ou sur vos bestiaux, les faire mourir, vous dessécher comme une feuille de charme, c’est bon, n’est-ce pas ?

— Cependant…

— Oh ! je sais bien, les prêtres se fâchent de ça parce qu’ils ont des ordres là-dessus, mais on sait à quoi s’en tenir. Ma mère l’a cru, ma grand’mère l’a cru, et je peux bien le croire, puisque je l’ai vu comme elles. Mais qu’on s’imagine qu’un homme peut appeler les morts à sa volonté, vous les montrer, les faire parler ou bien écrire, je vous demande si ce n’est pas de la folie ; car enfin, quand on est mort, on est mort, n’est-il pas vrai, et si on ouvre une tombe on ne trouve pas ceux qui y étaient couchés avec leur figure de vivant.

— Notre âme seule est immortelle.

— C’est ce que mademoiselle appelle notre esprit ; elle voit aussi l’esprit de ceux qu’elle aimait, et c’est cet esprit qui lui écrit. Alors moi je lui dis quand elle me permet de lui parler de ça : avec quoi écrit-il ton esprit, il faut un bras, une main pour écrire, où prend-il ce bras et cette main ? Là-dessus elle répond un tas de choses auxquelles je ne comprends goutte, ni elle non plus, je crois bien. Ce que c’est que la maladie, comme ça vous change le monde ! Il faut vous dire encore que le Polonais la soigne pour sa maladie ; si ça ne fait pas pitié ! Soi-disant ce qui la rend malade, c’est des fluites.

— Des fluides.

— Ce n’est pas un mot chrétien, je ne connais pas ça ; enfin, pour la débarrasser de ces fluides comme vous dites, il faut qu’elle prenne un bain de pied jusqu’à la cheville dans une bassine en argent pleine de pièces de vingt francs neuves et mouillées avec une drogue de la composition du Polonais. Cette cérémonie se répète tous les trois jours, et aussitôt qu’elle est accomplie, le Polonais porte les pièces d’or là-haut dans une chambre dont il a seul la clef et où elles doivent rester exposées sur une toile neuve jusqu’à la nouvelle lune. Vous pensez bien que c’est une volerie et qu’à la nouvelle lune les pièces d’or seront envolées, et il y en a pour des mille et mille francs. Mais ça ce n’est rien. Mademoiselle est assez riche pour payer ses fantaisies, et ce serait de l’argent bien dépensé s’il pouvait lui ouvrir les yeux. L’autre jour, me doutant que le Polonais emporte les pièces d’or, j’ai fait exprès de le rencontrer dans l’escalier quand il redescendait de la chambre à la malice et comme si je tombais, je me suis retenue à lui ; il a sonné comme un rétameur de casseroles ; il avait fait sa provision là-haut, car vous pouvez penser qu’il ne vient pas ici les poches pleines. Si je vous racontais toutes ces manigances, j’en aurais pour jusqu’à demain ; mais en voilà bien assez pour vous faire comprendre le vrai des choses ; c’est-à-dire que si quelqu’un ne vient pas à notre secours, nous sommes perdues ; ma pauvre petite y laissera sa raison ; et ce quelqu’un il faut que ce soit vous, monsieur le curé.

— Son oncle, ses amis ont échoué.

— Son oncle, elle s’en défie parce qu’elle croit qu’il a beaucoup plus de tendresse pour sa fortune que pour elle-même. Mais vous, monsieur le curé, elle vous estime, elle vous respecte, et elle sait bien que vous n’avez pas d’autre intérêt que le sien. D’ailleurs il faut être prêtre pour chasser le diable, et je vous assure que ce Nedopeouskine, c’est Belzebut en personne.

L’abbé Guillemittes hésita, se fit prier, puis à la fin consentit à faire une démarche si mademoiselle Isabelle revenait bientôt, car il n’était que pour peu de temps à Paris.

— Ah ! voilà, dit la nourrice, c’est que je ne sais pas quand elle reviendra ; mais vous pourriez aller la trouver ; elle n’est pas loin, à Fontainebleau, où le Polonais l’a emmenée.

— Pourquoi ?

— Est-ce qu’on peut savoir ? pour quelque diablerie, c’est sûr ; tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elle est à l’Hôtel de France ; elle ne voulait pas donner son adresse ; mais je lui ai fait croire que j’étais malade et que si je devais mourir, je voulais la faire venir près de moi. Voilà comme il faut la tromper. Si vous saviez comme je tremble quand je la vois partir comme ça avec lui !

L’abbé Guillemittes ne perdit pas de temps, et à midi il demandait au bureau de l’Hôtel de France le numéro de l’appartement occupé par mademoiselle Pinto-Soulas. On lui répondit qu’il n’y avait personne de ce nom à l’hôtel. Alors il demanda le comte Nedopeouskine et on lui fit la même réponse.

Mademoiselle Isabelle avait-elle indiqué une fausse adresse à la nourrice, ce n’était guère probable, et il était plus sensé de croire que Nedopeouskine avait donné un faux nom. Il insista donc, et comme un ecclésiastique vêtu de drap fin, coiffé d’un élégant chapeau, ganté de gants frais, chaussé de bas de soie et qui sait s’exprimer dans un langage poli, inspire une confiance et surtout une patience qu’on n’aurait pas pour le commun des mortels, il finit par apprendre que la personne qu’il cherchait était en effet descendue à l’hôtel avec un monsieur à grande barbe qui avait donné pour nom : M. Lecomte. Seulement cette personne et son compagnon étaient partis depuis deux jours.

L’abbé Guillemittes laissa paraître un désappointement qui frappa le maître d’hôtel.

— Monsieur l’abbé s’intéressait beaucoup à cette dame ? dit-il.

— Beaucoup, et j’ai le plus grand intérêt à savoir où elle est.

— Eh bien, monsieur l’abbé, veuillez entrer et je pourrai peut-être vous satisfaire.

Lorsqu’il l’eut introduit dans un petit salon dont il ferma soigneusement la porte, le maître d’hôtel s’exprima ainsi :

— Il y a quatre jours que la dame dont vous parlez est descendue chez moi avec ce monsieur Lecomte. Elle prit une chambre avec salon au premier étage et elle dit qu’elle mangerait dans son appartement. M. Lecomte, lui, prit une chambre dans un autre corps de bâtiment et il dit qu’il ne mangerait pas du tout. À peine installés ils envoyèrent chercher une calèche et ils partirent pour faire une course en forêt, d’où la dame revint seule le soir. Elle se fit servir dans sa chambre comme il avait été convenu. M. Lecomte, lui, rentra à deux heures du matin et dans un tel état qu’il battait les murs, dit le portier. Cependant il n’en avait pas encore assez, car il fit réveiller le sommelier et demanda en criant comme un sourd deux bouteilles de champagne qu’on eut la sottise de lui servir. Le lendemain matin, quand je demandai la raison du tapage que j’avais entendu, on me dit ce que je viens de vous raconter. J’attendis que M. Lecomte descendît et lui représentai qu’une conduite comme la sienne était criminelle dans un hôtel respectable, le meilleur de la ville, fréquenté par les Anglais et où descendent généralement les jeunes mariés du monde qui viennent passer leur lune de miel à Fontainebleau. Il me répondit qu’il regrettait d’avoir fait du bruit et que, pour empêcher pareil inconvénient, il me priait de faire monter immédiatement dans sa chambre six bouteilles de champagne et une bouteille de rhum avec du punch. Puis il partit avec la dame pour une excursion en forêt. Comme la veille, la dame rentra seule, et comme la veille encore, M. Lecomte se présenta à deux heures du matin. Mais cette fois il était accompagné de deux femmes, je devrais dire de deux filles, qu’il voulait introduire dans l’hôtel malgré le portier. Appelé par ce tapage, j’accourus. – « Ne touchez pas la femme même avec une fleur » criait-il. Sans l’écouter je poussai les femmes dehors et je refermai la porte. Le lendemain, je n’attendis pas qu’il fût levé pour lui signifier son congé. – C’est bien, dit-il, mais que la dame que j’accompagne ne soit pas souillée de vos sales rapports. – Je n’avais rien à dire à la dame, qui est une personne respectable, j’en suis certain. Ce que je voulais, c’était le départ de cet individu. Il partit en effet avec la dame.

— Ou sont-ils allés ?

— J’ai su qu’ils n’avaient pas quitté Fontainebleau, et le cocher qui est à leur service depuis leur arrivée ici m’a dit qu’ils étaient maintenant à l’auberge du Croissant d’Or ; une auberge de conducteurs de bestiaux qui se trouve sur la route de Paris, avant d’arriver à la Fourche.

L’abbé Guillemittes n’en demanda pas davantage, il savait où trouver mademoiselle Pinto-Soulas, et, ce qui était aussi important, il avait appris sur le médium des détails caractéristiques qui pourraient plus tard servir. Quand on connaissait le régime particulier du Polonais, on s’expliquait qu’il ne mangeât pas en public. Il était donc bien sûr de l’aveuglement de sa dupe qu’il ne prenait pas plus de précautions pour la tromper.

En passant devant l’auberge du Croissant d’Or, il aperçut à une fenêtre du premier étage une femme qui, adossée contre la barre d’appui, lisait avec attention, la tête enfoncée dans son livre. Bien qu’il ne pût pas voir le visage de cette femme, il n’eût pas de doute que ce fût mademoiselle Isabelle. Étudiant alors d’un coup d’œil rapide la distribution générale de la maison, de manière à se diriger sûrement, il monta l’escalier sans demander son chemin. Peut-être Nedopeouskine, qui avait caché son vrai nom à l’Hôtel de France, ne voulait-il pas qu’on pût parvenir jusqu’à elle.

Sa chambre, autant qu’il avait pu en conjecturer, devait se trouver à l’extrémité de la maison ; il suivit donc le corridor jusqu’au bout, et étant arrivé devant la porte ; il frappa deux coups assurés. Aussitôt la porte fut entrebâillée, et un homme à grande barbe montra le bout de son nez.

— Je désire voir mademoiselle Pinto-Soulas, dit le doyen.

Sans répondre l’homme recula et voulut refermer la porte, mais le doyen qui suivait ses mouvements, et se tenait sur ses gardes, poussa vivement du pied dans l’entrebâillement un paillasson en grosse paille qui, faisant matelas, empêcha la porte de se fermer.

— Je demande à voir mademoiselle Pinto-Soulas, répéta-t-il d’une voix ferme.

— Nous n’avons pas fait demander de prêtre, dit l’homme à la barbe ; vous vous trompez de chambre.

— Je ne me trompe pas.

— Monsieur, on n’entre pas ainsi de force chez les gens.

— Je demande mademoiselle Pinto-Soulas, je ne demande pas de leçons.

— Et moi j’en donne ; je suis Polonais et je ne souffrirais pas.

— De quelle Pologne ?

Mais la querelle n’alla pas plus loin, on entendit le bruit d’une porte qui s’ouvrit dans l’intérieur de l’appartement et mademoiselle Isabelle parut.

— Eh, quoi, c’est vous ! monsieur le curé ! dit-elle ; vous ici ; monsieur le comte, faites place, je vous prie.

Nedopeouskine toisa le doyen de haut en bas ; puis comme celui-ci ne paraissait pas faire attention à ses airs de matamore, il prit son chapeau, et l’enfonçant sur sa tête d’un coup de poing, avec le geste de tradition au théâtre pour dire : « vous ne me faites pas peur », il sortit fièrement.



VIII

Sans en avoir l’air, l’abbé Guillemittes avait prêté une extrême attention à cette scène, surtout à l’attitude de mademoiselle Pinto-Soulas qui, devant Nedopeouskine, paraissait mal à l’aise et contrainte comme si elle en avait eu peur. Ce sentiment de peine chez elle fut rendu plus sensible encore par la liberté qu’elle montra aussitôt que le médium fut sorti.

— Comment avez-vous pu me découvrir ? dit-elle d’un air presque souriant.

— Madame Françoise m’a envoyé à l’Hôtel de France, et à l’Hôtel de France on m’a adressé ici ; je suis arrivé à Paris ce matin seulement.

— Vous avez quelque chose d’important à me dire ?

— De très important au moins pour moi ; et c’est là ce qui m’a décidé à vous poursuivre jusqu’à Fontainebleau. Vous avez été toujours si bonne pour moi, si généreuse pour notre église, que j’ai été soutenu par l’espérance que vous excuseriez une fois encore mon importunité, quand je vous aurais fait connaître les motifs impérieux qui la déterminent.

— Parlez, monsieur le doyen, et soyez convaincu d’avance que ce que je pourrai faire, je le ferai ; si j’ai paru vous négliger depuis quelque mois, c’est que j’avais de graves sujets de préoccupation, mais je n’ai pas cessé de penser à vous, et même si je suis ici en ce moment c’est pour vous.

Sans relever ces derniers mots, qui n’étaient pas très clairs, l’abbé Guillemittes raconta l’histoire des billets Suchard dans toute sa sincérité, en appuyant sur le rôle joué dans cette affaire par madame Prétavoine et Lobligeois.

— En me rappelant, dit-il, lorsqu’il fut arrivé à la fin de son long récit, que vous aviez bien voulu déjà mettre cette somme à ma disposition, j’ai espéré que vous auriez la même libéralité dans ces circonstances. Sans vous je suis perdu, mes ennemis accomplissent ma ruine, et dans quelques années notre église tombera avant d’avoir été achevée, tandis que j’expierai mes fautes dans une maison de refuge, si toutefois il s’en trouve une pour le malheureux qui, voulant servir notre sainte religion, l’a, au contraire compromise auprès des mauvais esprits.

— Chassez vite ces vilaines idées, monsieur le doyen, les billets Suchard ne seront pas protestés, pas plus que ne le seront ceux de monsieur l’abbé Lobligeois ; ce n’est pas vingt-cinq mille francs que je veux mettre à votre disposition, ce n’est pas cent mille francs, c’est un million, et si vous trouvez que ce million n’est pas suffisant pour l’achèvement de votre œuvre, c’est deux millions, c’est, en un mot, ce qui vous sera nécessaire.

L’abbé Guillemittes la regarda longuement, se demandant si elle n’était pas déjà folle à lier. Mais voyant sa surprise, elle reprit en riant :

— Vous n’avez donc pas entendu tout à l’heure que j’étais à Fontainebleau pour vous.

— Parfaitement, mais je n’ai pas alors compris vos paroles, pas plus d’ailleurs que je ne comprends celles que vous prononcez en ce moment.

Elle se mit à rire en le regardant, puis d’un geste gracieux lui faisant signe d’écouter, elle lui dit :

— Je ne devrais peut-être pas vous raconter ce que je vais vous dire, mais je vous vois tellement inquiet.

— Et justement.

— Oh ! Très justement, que je manque à la discrétion que j’aurais voulu garder.

— S’il en est ainsi, je ne dois pas entendre.

— Rassurez-vous, je n’ai pas fait de promesse, et en me taisant, je n’aurais obéi qu’à une règle de convenance. Votre intérêt, le désir aussi de vous rassurer, me font manquer à cette règle et seule j’en prends la responsabilité. Vous savez, n’est-ce pas, dans quelles circonstances se produisit la disgrâce de Nicolas Fouquet, le surintendant des finances de Louis XIV. L’histoire raconte que Fouquet fut arrêté à Nantes, trois semaines après la fête magnifique qu’il avait donnée au roi à son château de Vaux, et que cette arrestation le surprit comme un coup de foudre. Ainsi qu’il arrive souvent, ce récit n’est pas conforme à la vérité. En réalité, Fouquet avait été averti qu’il devait être arrêté par d’Artagnan à Nantes, le 16 septembre l661, et il avait pris ses précautions en conséquence.

L’abbé Guillemittes écoutait avec stupéfaction.

— Où veut-elle en venir ? se disait-il ; ou elle se moque de moi, ou elle est folle.

— Ce fut le 20 août au milieu de la fête et pendant que Molière jouait les Fâcheux, que Fouquet reçut cet avertissement d’un astrologue en qui il avait grande confiance, car c’était l’élève préféré de Jean Morin.

— Voulez-vous me permettre de vous demander ce qu’était ce Jean Morin ?

— Un astrologue célèbre que vous pourriez connaitre, car il a été l’oracle de deux princes de l’église, Richelieu et Mazarin. Si grande que fût la foi de Fouquet dans cet astrologue, il ne voulut pas croire à cet avertissement : le Roi le comblait de faveurs, le Roi le caressait ! L’astrologue insista, et lui ayant appris que le Roi obéissait à la jalousie de Colbert, il le décida à garnir d’artillerie et de munitions son château de Belle-Isle, et en même temps à enfouir ce qu’il avait d’argent et de pierreries. Sans perdre de temps, Fouquet envoya chercher à Paris et à sa maison de Saint-Mandé tout ce qu’il avait d’or et de bijoux, et le 24 août, entre minuit et trois heures du matin, ce trésor qui emplissait deux voitures, fut enfermé dans un caveau creusé depuis longtemps au milieu de la forêt de Fontainebleau, dans le triage de la mare aux Évées. Vous savez que Vaux n’est qu’à quelques lieues de Melun et que la mare aux Évées est à cinq ou six kilomètres seulement de Melun. Les voitures partirent de Vaux à dix heures et ce fut Fouquet qui présida lui-même a l’enfouissement de sa fortune ; ce fut pendant cette nuit qu’il gagna cette fièvre violente qui le força à s’embarquer sur la Loire pour éviter les fatigues du voyage. Cette fièvre survenant après l’avertissement qu’il avait reçu aurait dû le détourner de son voyage à Nantes ; mais il espérait se rapprocher de Belle-Isle, où il pourrait se réfugier. Vous savez comment il fut arrêté, vous savez aussi qu’après avoir été transféré à Vincennes, à Moret et à la Bastille, il fut enfermé à Pignerol où il mourut. C’est sur son trésor, resté jusqu’à ce jour dans le caveau de la mare aux Évées, que je compte prendre les millions qui vous sont ou vous seront nécessaires.

L’abbé Guillemittes ayant fait un geste, elle l’arrêta d’un mot :

— Ne craignez rien, ce trésor s’élève, en louis et en pierreries, à une valeur de dix-huit millions qui n’appartiennent à personne, car Fouquet n’a plus d’héritiers. L’État seul peut élever des prétentions et nous avons fait la part de l’État ; si nous n’avons pas convoqué ses agents à cette recherche, c’est qu’elle doit s’exécuter dans de certaines conditions et avec de certains rites, sans l’exécution desquels on ne réussirait pas.

— Pardonnez-moi, interrompit l’abbé Guillemittes, si je manque à des règles que je ne connais pas ; m’est-il permis de vous demander comment vous avez appris l’existence de ce trésor ?

— Par Fouquet lui-même qui s’est communiqué au comte Nedopeouskine.

— Ah ! c’est Fouquet lui-même qui…

— Vous n’ignorez pas que le comte Nedopeouskine est un médium tout-puissant.

— J’ai entendu parler de cela, et Hubert m’a dit que vous aviez dans ses facultés de médium une foi aveugle.

— Une foi absolue, et c’est cette foi qui m’a fait m’engager dans cette affaire de trésor ; vous comprenez qu’avec ma fortune, d’un côté, et de l’autre le peu de goût que j’ai pour l’argent, je ne me serais pas occupée de cette recherche, si elle ne devait pas affirmer aux yeux des plus incrédules le pouvoir du comte Nedopeouskine, ce que je crois très utile pour la propagation de nos croyances ; car il ne suffit pas que les idées nouvelles fassent lentement leur chemin auprès des esprits élevés, il faut encore qu’à un moment donné elles frappent d’un grand coup le vulgaire. J’attends beaucoup de cette découverte à laquelle le comte Nedopeouskine a voulu m’associer, parce que j’ai été l’instrument au moyen duquel il est arrivé à la révélation de ce fait.

— Encore une question, je vous prie : quand doit se réaliser cette découverte ?

— La nuit de la pleine lune, à onze heures trente-six minutes. Nous sommes à Fontainebleau depuis plusieurs jours ; mais nous voulions reconnaître la place, ce que nous avons fait en allant nous promener dans la forêt. Et puis, en plus de cette visite préalable, le comte doit accomplir des rites que lui seul connaît. Tout ce que j’en sais, c’est que depuis trois jours il ne mange pas.

— Ah ! il ne mange pas !

— Non, et il accomplit aussi des cérémonies de purifications auxquelles je ne dois pas être initiée.

— Et quelle est la date de la pleine lune, ce mois-ci ?

— Le 7.

— C’est à-dire dans cinq jours.

L’abbé Guillemittes avait posé toutes ces questions et écouté toutes les réponses si étranges qu’elles fussent pour lui, avec un calme impassible : avant de lancer une parole décisive, il voulait savoir sur quel terrain il allait marcher.

Maintenant il connaissait ce terrain, et ce qu’il venait d’apprendre lui-même ne confirmait que trop ce que son neveu et la nourrice lui avaient déjà dit : le pouvoir du médium sur la jeune femme était tout-puissant.

Comment prendrait-elle les attaques qu’il pourrait essayer contre ce pouvoir ? Au premier mot ne se fâcherait-elle pas ? Ah ! si elle le laissait parler et agir, il espérait bien arriver à dévoiler l’imposture ; mais il fallait qu’il pût parler librement, agir adroitement, c’est-à-dire qu’il fallait du temps. Et pendant que les jours s’écouleraient pour lui à Paris en approches habiles, ils s’écouleraient aussi à Hannebault pour l’abbé Lobligeois. Mademoiselle Pinto-Soulas serait-elle désabusée avant huit jours ? C’était dans cette limite étroite que se posait la question. Cela était possible, mais cela aussi pouvait ne pas arriver. Alors comment parler d’argent au milieu d’une lutte ? Ne serait-ce pas donner une arme au Polonais ?

Cette affaire d’argent il fallait donc la décider immédiatement ; puis après on livrerait bataille au médium. Si l’on était battu, on aurait toujours obtenu cet avantage d’être sorti des difficultés présentes, c’est à-dire des vingt-cinq mille francs trop lourds pour qu’on eût sa liberté d’allure quand on était menacé d’en être écrasé d’un moment à l’autre.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle en le voyant silencieux et recueilli dans ses réflexions.

— Je pense que cinq jours c’est bien long.

— Sans doute, mais nous ne pouvons pas faire marcher la lune plus vite.

— J’aurais voulu me débarrasser de l’abbé Lobligeois avant les délais formels ; car son argent est un fardeau trop pesant pour mes épaules. Si je n’avais pas eu l’imprudence d’employer les vingt mille francs que vous avez eu la charité de me donner avant votre départ pour l’Angleterre, je ne serais pas aujourd’hui dans cette lamentable situation. Il est vrai que l’emploi que j’en ai fait était urgent. Ainsi j’ai trois mille cinq cent francs à…

— Ne vous tourmentez pas, monsieur le doyen, interrompit-elle vivement en le voyant s’engager dans un compte qui l’effrayait ; je ne veux pas vous laisser pendant cinq jours sous le coup des libéralités de monsieur l’abbé Lobligeois. Bien que je n’aie pas mon livre de chèque ici, je peux venir à votre secours, je l’espère : je vais vous faire une lettre avec laquelle vous pourrez toucher ces vingt-cinq mille francs qui vous inquiètent si fort. Ma fortune m’a valu bien souvent des contrariétés et bien des dégoûts, il n’est que juste qu’elle me donne quelquefois un plaisir.

Elle tira d’un élégant nécessaire de voyage ce qu’il fallait pour écrire et, en quelques mots, elle lui fit une lettre pour son banquier. À mesure qu’elle écrivait, le doyen se sentait revenir à la vie : l’encre qu’elle prenait dans l’encrier opérait sur lui comme un sang généreux qu’on eût transfusé dans ses veines.

— C’est un à-compte sur votre million, dit-elle en lui tendant la lettre. Retournez à Hannebault, débarrassez-vous de vos billets et dans sept ou huit jours revenez à Paris toucher la part que je destine à votre église.

— Vous êtes donc bien certaine de l’existence de ce trésor ? dit l’abbé Guillemittes après avoir soigneusement serré la lettre sur le banquier.

— Certaine comme de l’existence du soleil. Jamais le comte Nedopeouskine ne s’est trompé dans ses prédictions.

— Il peut avoir été trompé.

— Cela est impossible ; c’est comme si vous me disiez que les astronomes se sont trompés en fixant la pleine lune au sept ; le trésor existe ; il est dans le caveau de la mare aux Évées, et le sept, à onze heures trente-six minutes, nous le découvrirons.

— Et si contre toutes vos prévisions…

— Dites certitude.

— Si contre votre certitude, vous ne le trouviez pas, que diriez-vous ? que penseriez-vous ?

Elle secoua la tête en souriant avec incrédulité.

— Pourquoi ne me demandez-vous pas ce que je penserais si je voyais une étoile tomber là sur cette table, comme on les fait tomber dans les féeries ?

— Enfin, je suppose que vous ne trouviez pas ce trésor, votre foi en celui qui vous en a révélé l’existence ne serait-elle pas ébranlée ?

— Monsieur le doyen, dit-elle avec une dignité froide, on a déjà plusieurs fois tenté d’attaquer la confiance que j’ai dans monsieur le comte Nedopeouskine. Je comprends jusqu’à un certain point ces attaques, parce qu’on ne sait pas de quoi ma confiance est faite et sur quels fondements elle s’appuie. Mais je ne les souffre qu’une fois. Je crois parce que j’ai mes raisons pour croire, raisons personnelles qui, pour moi, sont toutes puissantes. Ne parlons donc pas de cela, je vous prie. Si nous n’avons pas trouvé ce trésor dans cinq jours, vous pourrez me demander ce que je pense de cette déception ; mais attendez au moins cette épreuve.

Sa parole était si ferme, sa conviction était si solide que c’eût été folie d’insister.

— Attendons, se dit l’abbé Guillemittes, quand les dix-huit millions de Fouquet seront réduits à zéro, il sera temps de reprendre l’entretien.

Il revint à Paris assez à temps pour prendre le train du soir après avoir touché les vingt-cinq mille francs, et le lendemain matin, à onze heures et demie, il se présenta à la banque Prétavoine. Comme l’avant-veille, monsieur et madame étaient au salon où ils prenaient leur café.

— Je regrette, dit le doyen d’un air contraint, de venir encore vous déranger, mais j’ai un nouveau service à vous demander.

— Au sujet des billets souscrits au profit de monsieur l’abbé Lobligeois ? interrompit madame Prétavoine.

— Précisément au sujet de ces billets.

— Est-ce que tu as fait connaître la position de monsieur le curé de Rougemare à monsieur le doyen ? demanda madame Prétavoine.

— Non, « toute bonne » ; je ne suis intervenu dans cette affaire que pour rédiger les pièces nécessaires à la garantie de notre cher curé.

— Alors, monsieur le doyen, il faut que je vous dise en deux mots quelle est cette position ; la somme que monsieur le curé de Rougemare a bien voulu vous prêter avec tant de générosité devait être employée en achat de valeurs industrielles déterminées ; en deux jours ces valeurs ont augmenté de dix pour cent, et nous avons des renseignements certains qui nous permettent d’affirmer qu’avant le quinze cette augmentation sera de vingt-cinq pour cent au moins. Une prolongation de délai serait donc tout à fait impossible ; elle ferait perdre à monsieur le curé de Rougemare plus de sept ou huit mille francs, et je vous avoue que pour mon compte je m’opposerais à ce qu’il accordât cette prolongation.

— Je suis vraiment heureux, dit le doyen avec douceur, de n’avoir pas à vous imposer cette dure nécessité qui vous forcerait à choisir entre vos sentiments de charité chrétienne et vos sentiments d’amitié ; je viens vous demander le service de faire prendre à la banque les engagements que j’ai souscrits avant-hier pour que je puisse les acquitter tout de suite.

— Eh quoi, déjà ! s’écrièrent en même temps la femme et le mari.

— Il s’agissait d’aller à Paris et d’en revenir ; aussi le service que m’a rendu monsieur l’abbé Lobligeois n’est-il pas si considérable que vous paraissiez le croire ; mais dites-lui bien, je vous prie, si vous le voyez avant moi, que je conserverai, pour son intention, les sentiments qu’elle mérite.

IX
S’il s’en était tenu aux paroles de mademoiselle Pinto-Soulas, l’abbé Guillemittes ne serait retourné à Paris qu’après sept ou huit jours. Mais il ne put pas attendre jusque-là ; l’opération magique de Nedopeouskine ayant dû s’accomplir dans la nuit du 7 au 8, il partit de manière à se présenter à l’hôtel de la rue de Clichy le 8 dans la soirée. Il fallait commencer la lutte au moment où mademoiselle Isabelle serait encore sous la première impression de sa déception.

— Mademoiselle vient d’arriver de Fontainebleau, dit madame Françoise ; mais je ne sais pas si elle pourra vous recevoir, elle paraît morte de fatigue, et de plus elle n’est pas de bonne humeur.

— Alors annoncez-moi, ma bonne madame Françoise, et faites que je sois reçu ; le moment est favorable.

— Ah ! mon Dieu, est-ce que le Polonais ?

— Il a trompé mademoiselle, et je crois que nous le tenons.

— Je cours, monsieur le doyen ; vous me rendez mes vingt ans.

Deux minutes après on le faisait entrer dans la bibliothèque du rez-de-chaussée où mademoiselle Pinto-Soulas se tenait étendue sur une chaise longue : ses yeux étaient creusés, ses traits crispés, toute sa personne portait les traces d’une fatigue excessive, autant que d’une vive contrariété.

— Vous êtes pressé, M. le doyen, dit-elle.

— On le serait à moins ; et pour un million on a, je crois, le droit de montrer de l’empressement.

— Avouez que vous n’avez jamais cru à ce million.

— Le puis-je sans vous blesser ?

— Sans me blesser oui, sans me peiner non ; mais en ce moment il ne m’est pas permis de me peiner de ce que vous me direz à ce sujet, car j’avoue que nous n’avons pas trouvé le trésor que nous cherchions.

— Je n’avais donc pas tort l’autre jour de me tenir sur le doute.

— Si votre doute s’appliquait au trésor, vous aviez raison, puisque nous ne l’avons pas trouvé ; mais s’il s’appliquait à la puissance du comte Nedopeouskine, vous aviez tort, car à la place des millions que nous cherchions, nous avons rencontré un document qui prouve cette puissance tout aussi solidement que le trésor lui-même l’eût pu faire.

— Un document ?

— Oui, ceci.

Elle montra posée sur un bureau une chose sans forme précise, gaîne ou portefeuille de couleur noirâtre, à l’aspect dégoûtant et qu’un chiffonnier eût piqué de son crochet sans y mettre la main.

— C’est un portefeuille en cuir ; il était enfermé dans une petite cassette en bois de chêne, et voici ce qu’il contenait.

Elle ouvrit ce vieux morceau de cuir sans le moindre dégoût et en tira une feuille de papier plié en quatre qui, pour la vétusté, ne le cédait en rien au portefeuille. L’ayant dépliée avec soin elle la mit sous les yeux du doyen ; celui-ci resta un moment avant de pouvoir lire les caractères anciens qui s’y trouvaient tracés dans une grosse et solide écriture du XVIIe siècle.

« Estant à la Bastille le vingt-sixième août mil six cent soixante-trois, moy Nicolas Foucquet, vicomte de Melun et de Vaux, marquis de Belle-Isle, donne pouvoir à Paul Pellisson Fontanier de retirer le dépôt qu’il connaît, et de le mettre en sûreté où il jugera à propos pour le mieux de mes intérêts ; déclarant bien expressément que ce qui aura esté faict par luy, l’aura esté par mon ordre.

« Écrit et signé de ma main, audit lieu, au mois et jour que dessus.

« NICOLAS FOUCQUET,

marquis de BELLE-ISLE »



Puis, au-dessous de cette pièce, dans un caractère plus facile, on lisait :

« Ce pouvoir icy enfermé pour tenir lieu du dépôt, lequel a esté transporté en sûreté en l’endroit convenu le quatorzième du mois de mars mil six cent soixante-sept…

« PELLISSON »



— Et où se trouve l’endroit convenu ? demanda l’abbé Guillemittes en rendant le papier.

— Ah ! nous n’en savons rien, mais au fond cela importe peu.

— Comment, mais il s’agit de dix-huit millions.

— Il s’agissait de prouver que dans le triage de la mare aux Évées un trésor avait été caché, et ce papier, il me semble, fait cette preuve aussi complète que possible.

— Selon moi, les dix-huit millions la faisaient beaucoup mieux ; car les millions étaient un fait palpable, éblouissant comme le soleil, devant lequel il n’y avait qu’à s’incliner, tandis que ce papier n’est un fait qu’autant qu’il est démontré qu’il a été écrit par Fouquet lui-même et enfoui dans la forêt à la place du trésor, par Pellisson ; or, ces preuves-là, permettez-moi de le dire, restent à faire.

— Pour vous peut-être et à la rigueur je le comprends ; pour moi non, car je connais le comte Nedopeouskine et le sais incapable d’une pareille supercherie.

— S’il n’en est pas l’auteur, il peut en être la victime.

— Ni l’un ni l’autre ; je vais vous le prouver. Nous avons trop souvent agité durant mon séjour à la Haga les questions de la vie future et de l’immortalité de l’âme pour que vous ne connaissiez pas mes idées à ce sujet.

— Vos aspirations et vos craintes, oui ; mais vos idées, non ; car permettez-moi de vous dire que ce que vous croyez là-dessus est tellement vague qu’on ne peut pas donner à ces croyances, si croyances il y a, le nom d’idées.

— Je ne tiens pas au nom mais à la chose, et la chose que l’on peut constater en moi, n’est-ce pas ? c’est le vague de mes croyances. Ce vague, je l’avoue, il est la cause de ma maladie. Je n’ai pas la force des philosophes qui pensent que le monde futur est un monde scellé dont les mystères sont interdits à notre esprit comme à nos yeux, et que nous ne pouvons connaître qu’au moment même de notre mort. D’un autre côté, je ne peux pas m’enfermer dans la foi étroite des chrétiens.

— Ce qu’ont cru Fénelon, Bossuet, Bourdaloue, ne vous suffit pas ; ce qu’ont enseigné les pères de l’Église ne vous satisfait pas ; ce que les apôtres eux-mêmes nous ont révélé ne vous rassure pas ?

— Les apôtres avaient une lumière qui nous manque ; quant à Fénelon et à Bossuet ils avaient une intelligence supérieure qui leur permettait de se guider au milieu des contradictions qui m’écrasent, moi chétive, ou m’égarent.

— Où voyez-vous des contradictions dans notre sainte religion, où sont-elles ?

— Je ne dis pas qu’elles sont, je dis que je les vois ; peut-être n’existent-elles pour personne excepté pour moi, mais c’est de moi qu’il s’agit en ce moment. Ainsi, quelque ardeur que j’y apporte, je ne peux pas comprendre les croyances chrétiennes sur l’enfer et les peines éternelles.

— Cependant, rien n’est plus facile.

— Je sais ce que vous allez me dire, et vous savez aussi ce que je vais vous répondre ; n’engageons pas, je vous prie, une discussion qui pourrait devenir interminable. Ce qui importe entre nous en ce moment, c’est que vous connaissiez les incertitudes, les doutes, les souffrances de mon esprit au sujet de la vie future. Depuis que j’ai l’âge de raisonner, j’ai été obsédée par cette douloureuse recherche, que les malheurs qui sont venus me frapper ont rendue plus poignante encore. Vous savez combien j’ai aimé ma mère, vous savez aussi que plus tard j’ai fait une perte terrible pour mes affections. Atteinte jusque dans les sources vives de mon être par ces deux catastrophes, je ne voulus pas croire que ces séparations cruelles étaient des séparations définitives.

— Mais le christianisme vous enseigne qu’il est un lieu mystérieux et invisible où les âmes jouissent près de Dieu de l’infinie béatitude, réunies dans l’éternité aux âmes qu’elles ont aimées sur la terre.

— Oui mais il m’enseigne aussi qu’il est un autre lieu également invisible au centre de la terre où d’autres âmes restent éternellement enchaînées dans les ténèbres, tourmentées par les démons au milieu de tous les supplices : le feu, le froid, la faim, la soif. Si j’admets cela, si je crois qu’après leur mort les âmes vont soit dans le paradis soit dans l’enfer où je les rejoindrai quand je serai morte moi-même, il est un autre point que je ne peux pas admettre, c’est que, pendant tout le temps que je resterai sur la terre, je serai séparée de ceux que j’ai perdus et sans communication avec eux, car alors vivre serait la plus intolérable torture qu’on pourrait s’imposer. J’étais sous l’obsession de ces idées douloureuses, lorsque je quittai Hannebault, après la mort du marquis de Rosselange, pour aller m’enterrer en Italie dans la solitude. Là j’étudiai ces redoutables problèmes et ce que les philosophes, ce que les théologiens ont écrit sur ce sujet, je le lus, mais je n’arrivai qu’à une confusion d’idées qui rendait ma raison chancelante, quand je voyais que toutes les hypothèses mises en avant pour nous révéler ou nous expliquer ce qui nous attend au delà du tombeau, n’apportent avec elles rien de positif, rien de précis. Je passai ainsi plusieurs années extrêmement douloureuses et je serais probablement morte à la peine sans la musique qui me portait dans un autre monde, et aussi sans certaines visions de mon sommeil pendant lesquelles je voyais ceux que je regrettais et m’entretenais avec eux. Quand je revins à la Haga, j’eus le bonheur de trouver en vous un habile médecin qui, me jetant brusquement dans un autre ordre d’idées, sut me distraire de mon mal pour un moment. Par malheur, ce moment ne fut pas assez long pour me guérir tout à fait. Lorsque la nouveauté des occupations que vous aviez eu la sagesse de m’imposer commença à se passer, je retournai à mes inquiétudes, et j’y retournai d’autant plus vite que j’étais poussée par mon propre sentiment aussi bien que par une pression extérieure à laquelle je ne pouvais pas me soustraire. Souvent je me reprochais ces distractions que vous me donniez ou que je me donnais moi-même, mais les visions qui m’obsédaient pendant les nuits me les reprochaient plus vivement encore. Combien de fois m’ont-elles accusée de négliger leur souvenir et de les oublier ! Et, si vous m’aviez observée d’un peu près, vous auriez pu me voir partagée entre le plaisir que j’éprouvais à surveiller la maîtrise avec M. Hubert, et les remords qui m’en éloignaient.

— Si vous parliez de scrupules, interrompit le doyen en la fouillant avec son regard de confesseur, je pourrais vous comprendre jusqu’à un certain point, mais des remords ! des remords pour vous être vouée à une œuvre agréable à Dieu, des remords pour avoir fait chanter des enfants !

— Qu’ils fussent ou non légitimes, là n’est pas la question, ils étaient, cela suffit à expliquer l’état de souffrance morale dans lequel je me trouvais lorsque je quittai la Haga pour venir à Paris. Vous devez vous en souvenir, je croyais ne faire qu’une absence de quelques jours ; mais la veille de mon départ je rencontrai le comte Nedopeouskine, chez un vieil ami de ma famille, M. Manœl da Costa, un Portugais, qui occupe sa vieillesse dans l’étude des sciences occultes. La conversation tomba par hasard, il est plus juste de dire providentiellement, sur l’immortalité de l’âme et la vie future, et je racontai les tourments et les doutes qui m’oppressaient. Pendant que je parlais, le comte Nedopeouskine ne me quittait pas des yeux et son regard me troublait profondément. Je voulais l’éviter, et, malgré moi j’y revenais toujours, comme dans l’obscurité on va à la lumière. Lorsque j’eus achevé mon récit, il me demanda si je connaissais le spiritisme ; je lui dis que j’avais entendu parler des tables tournantes et des esprits frappeurs, mais que je n’avais jamais attaché d’importance à ces distractions que je considérais comme malsaines. – Permettez moi de croire que vous avez eu tort, ajouta-t-il les tables tournantes sont au spiritisme ce que la marmite de Héron d’Alexandrie est à la locomotive de Crampton, et vous auriez, j’en ai la conviction, trouvé là le remède souverain à votre souffrance. – Alors M. da Costa m’expliqua la doctrine du spiritisme. Vous la connaissez ?

Sans avoir étudié le spiritisme, l’abbé Guillemittes savait à peu près à quoi s’en tenir sur les idées que cette religion nouvelle a la prétention de révéler ; mais, comme il lui importait beaucoup de savoir quelles étaient au juste les croyances de Mademoiselle Pinto-Soulas à ce sujet, il la pria de continuer son récit sans rien omettre.

— Pour le spiritisme, l’âme est un esprit incarné ; avant qu’elle s’unît au corps, elle était un esprit, d’où il résulte que les âmes et les esprits sont identiquement la même chose. De là deux mondes dans la création, le monde matériel ou visible et le monde immatériel ou invisible, c’est-à-dire spirite. Le monde spirite est primitif et éternel, le monde matériel n’est que secondaire et transitoire ; quand les esprits abandonnent leur monde, ils revêtent une enveloppe matérielle dont la mort les débarrasse ; alors ils redeviennent ce qu’ils étaient avant leur séjour sur la terre. Il y a donc dans l’homme trois choses, le corps, l’âme ou esprit, et le lien qui unit l’âme et le corps, ce lien qu’on appelle périsprit, est une sorte d’enveloppe semi-matérielle qui constitue un corps éthéré invisible à l’homme, mais qu’il peut rendre accidentellement visible par l’évocation. Cette évocation se fait par l’entremise des médiums qui servent d’intermédiaires entre les esprits et les hommes. Ce qui me frappa dans ces explications que je vous résume ici, ce fut que les esprits n’étaient point des êtres d’une création particulière, mais les âmes de ceux qui ont vécu sur la terre ou dans les autres sphères et qui ont quitté leur enveloppe corporelle. Je demandai alors au comte Nedopeouskine s’il pouvait me mettre en communication avec les esprits de ceux que je pleurais. Il me répondit qu’il n’en savait rien, car il ignorait la nature de ces esprits, mais que cependant l’épreuve pouvait être tentée. M. da Costa joignit ses instances aux miennes, et le lendemain soir j’allai chez le comte Nedopeouskine où l’esprit de ma mère et celui du marquis de Rosselange se manifestèrent à moi.

— Qu’appelez-vous se manifester ?

— Non seulement je les vis tels que je vous vois en ce moment, sous la forme qui était la leur quand ils étaient incarnés à la vie corporelle, mais encore ils répondirent à mes questions.

— Par des coups frappés ?

— Par leur écriture directe, sans le secours de la main du médium ; c’est-à-dire par la pneumatographie qui consiste à mettre du papier blanc dans un tiroir de manière que les esprits écrivent eux-mêmes sur ce papier les communications qu’ils ont à nous transmettre.

Disant cela, elle ouvrit un secrétaire, et, tirant deux liasses :

— Voici, dit-elle, les lettres de ma mère et voici celles du marquis de Rosselange.

Au temps de sa jeunesse, l’abbé Guillemittes avait l’esprit tourné à la drôlerie et ses plaisanteries de séminaire étaient restées célèbres ; en écoutant ce récit fait avec une gravité presque solennelle, le jeune homme se réveilla en lui, et il dut se contraindre pour ne pas interrompre mademoiselle Isabelle en lui demandant comment les esprits qui conservaient des mains pour écrire ne portaient point du papier dans leur poche en prévision de ce qui peut arriver.

— Cette écriture directe n’est pas la seule manifestation de la puissance du comte Nedopeouskine, continua-t-elle ; en voici une autre qui est plus merveilleuse encore.

Elle lui tendit deux cartes photographiques ; toutes deux donnaient son portrait, mais à côté de sa figure nette et distincte s’en tenait une autre à demi effacée, dont cependant on pouvait reconnaître vaguement les traits ; l’une de ces figures représentait une femme jeune encore, à l’air triste et maladif, l’autre un jeune homme au type aristocratique plein de force et de santé.

— L’une de ces photographies donne le portrait de l’esprit de ma mère, dit-elle ; l’autre celui de M. de Rosselange. Comprendrez-vous, maintenant, que ma foi dans le comte Nedopeouskine ne peut pas être facilement ébranlée ? Vous le comprendrez encore mieux quand je vous aurai dit qu’il n’est pas doué seulement de la puissance médianimique, mais qu’il a encore retrouvé la tradition de la kabbale, cette science étrange, longtemps cultivée comme elle le méritait, et qui, en ces derniers temps, paraissait livrée à de vulgaires faiseurs. C’est à cette science de la kabbale que nous devons la découverte du trésor de Fouquet.

— Mademoiselle, dit l’abbé Guillemittes après un long intervalle de silence, vous me rendrez le témoignage que je vous ai écouté avec une scrupuleuse attention, car vos souffrances sont celles d’une âme généreuse qui mérite la sympathie même dans ses erreurs. Mais vous devez comprendre que je ne puis admettre que vous veniez me dire que vous avez trouvé le trésor de Fouquet, quand, en réalité, vous avez simplement trouvé un morceau de papier dans un morceau de cuir.

— Qu’importe, si ce papier est de Fouquet.

— C’est ce que je nie précisément. Lorsqu’il y a cinq jours j’ai voulu vous mettre en garde contre le jeu qu’on vous faisait jouer, vous m’avez fermé la bouche en me disant d’attendre. J’ai attendu. Aujourd’hui j’ai le droit de vous dire que vous êtes trompée ; j’en ai le droit comme ami, si vous me permettez ce titre, j’en ai le devoir comme prêtre. Vous m’avez demandé cinq jours pour convaincre mon incrédulité, moi je demande le même délai pour désabuser votre crédulité.

— Monsieur le doyen !

— Oui, mademoiselle, je sais qu’en parlant ainsi je blesse votre croyance et vos espérances, mais je serais criminel de me taire. Quoi qu’il puisse en arriver, je veux obéir à ma conscience. Donnez-moi ce portefeuille et l’écrit qu’il renferme, confiez-moi ces deux photographies et je prends l’engagement de vous prouver avant cinq jours que tout cela est faux.

— Que voulez-vous faire ?

— Je n’en sais rien, car je n’ai pas de parti pris ; mais la vérité se dévoile pour ceux qui la cherchent avec persévérance, et je chercherai. En ce moment, je n’ai que ma foi de chrétien et mon bon sens d’homme pour vous dire qu’on vous abuse ; dans cinq jours, si vous me confiez ces pièces à conviction, je vous apporterai des preuves. Car enfin vous devez comprendre…

Madame Françoise, en entrant dans la bibliothèque, arrêta son discours.

— M. le comte Nedopeouskine veut absolument voir mademoiselle, dit-elle ; il prétend que c’est pour une affaire de la plus grande importance.

Mademoiselle Pinto-Soulas lança au doyen un regard que celui-ci comprit.

— Ne craignez rien, dit-il, il ne peut y avoir de conflit entre nous, je lui cède la place, et je reviendrai.

Et, comme elle restait embarrassée, il prit le portefeuille et les deux photographies sans attendre un consentement ou un refus formel. Au moment où il les logeait dans la large poche de sa soutane, Nedopeouskine entrait.

Les deux adversaires s’examinèrent un moment en silence, puis le doyen s’approchant du médium :

— Je suis un curé de village, dit-il, curieux et ignorant comme un paysan : c’est en cette qualité, qui n’est pas une recommandation, j’en conviens, que je vous prie de me permettre une question : mademoiselle me dit que vous croyez aux esprits ; est-ce vrai, monsieur ?

— Mon Dieu, oui, monsieur le curé, j’y crois, comme vous, vous croyez à l’Immaculée Conception.

Ils se saluèrent, et, tandis que le curé sortait, Nedopeouskine s’assit dans le fauteuil que celui-ci venait de quitter.

X
Que le portefeuille eût été fabriqué par Nedopeouskine et enfoui par lui dans la forêt de Fontainebleau, que l’écrit de Fouquet et celui de Pellisson fussent l’œuvre d’un faussaire ; que les deux photographies de madame Pinto-Soulas et du marquis de Rosselange à l’état d’ombres ou d’esprits fussent dues à un escamotage, l’abbé Guillemittes n’en doutait pas. Tout cela sentait la supercherie et la criait. Mais il s’était engagé à faite la preuve de ces différentes tromperies, et c’était là que commençait la difficulté, car il fallait que la lumière qu’il projetterait sur elles fût si vive qu’elle forçât Isabelle à ouvrir ses yeux quand précisément elle ferait tous ses efforts pour les tenir fermés.

Dans l’enquête qu’il allait entreprendre, la première chose à chercher, c’était l’authenticité de l’écriture de Fouquet et de Pellisson ; le lendemain matin il s’en alla donc à la bibliothèque. Sans être un savant ou un rat de livres, il savait que la bibliothèque a été en partie établie avec les fonds de Fouquet, et de plus il savait encore que les papiers du surintendant avaient été conservés et qu’ils devaient se trouver dans les pièces de Colbert. Dans tout cela on devait bien rencontrer des manuscrits de Fouquet.

Il monta à la salle des manuscrits et fit sa demande à un employé qui, le regardant en souriant sous ses lunettes bleues, l’interrogea pour savoir si c’était les papiers de la cassette qu’il désirait. Alors le doyen, se rappelant que cette cassette renfermait les nombreuses lettres des femmes de la cour qui avaient reçu les hommages et surtout les offrandes du galant ministre, fut un moment déconcerté ; mais il se remit bien vite, et il expliqua qu’il désirait simplement voir un autographe de Fouquet, afin de le comparer avec une pièce qu’on attribuait à celui-ci.

— Si votre pièce est authentique, monsieur l’abbé, vous seriez bien généreux de l’offrir à la bibliothèque, car nous n’avons rien de Fouquet.

— Allons, se dit le doyen, le Polonais est habile et il prend ses précautions pour qu’on ne puisse pas prouver qu’il est un faussaire. Et Pellisson ? dit-il en s’adressant à l’employé.

— Pellisson, c’est différent ; sous le n° 2282 du supplément français, nous avons en deux volumes le manuscrit des Mémoires de Louis XIV, écrit de sa main.

Il n’eut qu’à ouvrir le volume pour que la tromperie lui sautât aux yeux ; il était d’une belle écriture, grosse ronde droite et rapide, tandis que la pièce trouvée dans la forêt était d’une écriture longue, légèrement inclinée à l’anglaise avec les déliés fins et tremblés. Ce n’était même pas une imitation ; jamais Nedopeouskine n’avait vu l’écriture de Pellisson, et il s’était contenté d’une écriture du dix-septième siècle telle quelle.

— Je n’ose vous offrir mon autographe de Fouquet, dit le doyen en tendant le manuscrit, car il est de la même main que celui attribué à Pellisson, et celui-là est faux.

— Si les amateurs d’autographes venaient faire des comparaisons ici, dit l’employé, ils s’épargneraient bien des dépenses et les recueils particuliers seraient moins gros de moitié.

Il tenait donc une preuve : le faux était flagrant, et à la rigueur suffisant pour démasquer le Polonais ; mais plus on aurait de preuves contre lui plus on serait fort.

— Si je pouvais démontrer que ce portefeuille date d’hier, se dit le doyen, et non de Louis XIV !

Au premier abord la preuve était plus difficile à faire que pour l’autographe, car il n’y avait pas de terme de comparaison et un morceau de vieux cuir ressemble terriblement à un autre morceau de cuir vieux comme lui.

Pour sortir d’embarras, il ne trouva rien de mieux que de s’adresser à un maroquinier et de lui demander un portefeuille exactement pareil, pour la forme comme pour la matière, à celui qu’il lui donnait comme modèle.

Le fabricant tourna et retourna longtemps ce fameux modèle, le flaira, le palpa, le toucha du bout de sa langue, puis le rendant au doyen :

— Je suis habitué, dit-il, à comprendre toutes les fantaisies, et bien que ce que vous me présentez là ressemble plutôt à une tige de botte cousue par le haut et par le bas qu’à un portefeuille, je serais tout disposé à vous en faire un pareil si c’était possible ; mais, justement, cela ne se peut pas.

— Et pourquoi ?

— Bien entendu ce n’est pas pour la forme, mais pour la matière. Le cuir avec lequel ce portefeuille a été fait, a été tanné par un procédé qui a pour base l’acide sulfurique et ce procédé, qui n’a servi que pendant sept ou huit ans, n’est plus en usage aujourd’hui ; je vous donnerai quelque chose d’analogue à ça, mais comme ça me paraît une curiosité, ce sera autre chose.

— Et à quelle époque se servait-on de ce procédé à l’acide sulfurique ?

— Il y a une dizaine d’années.

— Avant on ne s’en servait pas ?

— Jamais, monsieur.

— Par exemple il y a cent ans ?

— Il y a cent ans, comme il y a deux cents ans, on travaillait les cuirs à la chaux ou à l’orge, mais pas à l’acide sulfurique ; c’est comme si vous me disiez qu’il y a cent ans on prenait le chemin de fer pour aller de Paris à Saint-Cloud.

— Alors je vous remercie ; puisqu’on ne peut faire quelque chose d’exactement pareil, j’y renonce.

Ce qu’il lui fallait maintenant pour battre complètement Nedopeouskine, c’était de découvrir le procédé au moyen duquel on avait obtenu les portraits de madame Pinto-Soulas et du marquis de Rosselange ; s’il arrivait à cette découverte, le Polonais serait vaincu sur toute la ligne.

Comme il ne connaissait pas de photographes auxquels il pût s’adresser franchement, il prit la route qui lui était habituelle lorsqu’il voulait quelque chose, c’est-à-dire la route détournée, et il demanda tout simplement qu’on lui fit des copies de ces deux portraits. Puis, tout en causant, il amena la question qui le préoccupait. Mais le premier photographe qu’il interrogea ne put rien lui répondre de précis ; les photo-portraits avaient été faits selon la méthode de tout le monde, mais qu’étaient les figures à demi effacées qui flottaient comme des ombres derrière le personnage principal ? Il n’en savait rien. Comment les avait-on posées ? il ne le savait pas davantage.

Un second, un troisième, un quatrième lui firent les mêmes réponses, et il commençait à désespérer d’obtenir un éclaircissement satisfaisant, lorsqu’un cinquième récompensa enfin sa persévérance.

— Ce que vous me montrez-là, dit-il, ce sont ce que les Américains appellent des photographies spirites.

— Et par quels procédés les obtient-on ?

— Par les procédés ordinaires, je crois.

— Mais les ombres, les esprits, comment peut-on les photographier ? Il faut d’abord les évoquer, les forcer à se manifester ; or, comme pour moi, ces manifestations sont fausses, je voudrais savoir comment on reproduit l’image de ce qui n’existe pas.

— Quant à cela je n’en sais rien ; tout ce que je sais, c’est que ce genre de portrait n’est pas nouveau comme vous paraissez le croire ; il a été inventé à New-York par un photographe nommé Mumler, et, autant que je me rappelle, il a donné lieu à un procès dans lequel on soutenait que les images des esprits étaient dues à un habile escamotage.

— Ce serait cet escamotage que je serais curieux de connaître.

— Je ne crois pas qu’à Paris vous trouviez un photographe pour vous l’expliquer, et, si vous tenez absolument à apprendre quelque chose là dessus, je vous engage à vous adresser à Robin.

L’abbé Guillemittes n’était pas de ces gens qui sourient d’un air entendu lorsqu’on leur parle d’une chose ou de quelqu’un qu’ils ne connaissent pas ; il n’avait jamais honte d’avouer son ignorance. Ayant posé ses questions, il apprit que ce M. Robin avait été directeur d’un théâtre de magie sur lequel, pendant dix ans, il avait donné des représentations extrêmement curieuses de physique amusante. Pour lui ce n’était pas là une recommandation bien rassurante cependant il voulut tenter l’aventure et se fit conduire à l’adresse qui lui avait été indiquée.

— Physique amusante, se disait-il pendant que sa voiture roulait vers la Bastille, qu’est-ce que cela peut bien être ? Des tours de cartes, de gobelets, des bouteilles inépuisables ; et il regrettait presque sa course en pensant qu’il allait trouver un physicien dans le genre de son Suisse qui, lui aussi, avait fait de la science amusante au temps où il parcourait les foires en vendant ses fioles électriques.

Il trouva un homme à barbe blanche, aux yeux jeunes et perçants, au parler doux, aux manières discrètes et polies, qui le reçut dans un vaste cabinet de travail qui ressemblait à un muséum d’histoire naturelle ; les murailles étaient couvertes de tableaux représentant des paysages et des animaux antédiluviens, un mastodonte, un megathérium, un plésiosaure, des marécages, des forêts de la période houillère ; dans des vitrines qui couraient autour de la pièce on voyait des minéraux et des fossiles.

L’abbé Guillemittes commença à croire que la physique amusante pourrait bien être autre chose que ce qu’il avait tout d’abord imaginé, et ce fut avec sa politesse des grandes circonstances qu’il répéta pour la sixième fois ses questions sur les photographies spirites.

— Pardonnez-moi, monsieur l’abbé, si avant de vous répondre, je me permets de vous adresser une question : croyez-vous au spiritisme ?

— Nullement, et c’est un moyen pour dévoiler ses fraudes que je viens vous demander : mon but est d’ouvrir les yeux d’une personne qui a été aveuglée par la puissance prétendue merveilleuse d’un médium.

— Alors nous pouvons causer librement et nous entendre, car moi non plus je ne crois pas au spiritisme, d’abord parce que ma raison s’y oppose, et aussi parce que je peux exécuter moi-même tout ce que font les médium.

— Vous pouvez évoquer les morts ?

— Pas plus que les médium, mais, comme eux, je peux donner l’illusion de cette évocation, comme eux je peux faire apparaître des spectres et des fantômes : rien n’est plus facile, et si, au lieu d’être un ecclésiastique habitant la province, vous étiez un Parisien, il est probable que vous auriez vu ces apparitions sur mon théâtre du boulevard du Temple.

— Au théâtre on fait ce qu’on veut, et l’on trouve dans les spectateurs des complices.

— Croyez-vous que ceux qui voient une apparition ne sont pas les complices de celui qui la provoque ? Cela est tellement vrai que les médium se refusent toujours à évoquer les esprits devant les incrédules, parce qu’alors, ou l’esprit ne vient pas, l’incrédule n’étant pas dans les dispositions nécessaires pour voir ce qui n’existe pas ; ou il vient, et l’incrédule, qui veut aller au fond des choses, découvre le truc par lequel il a été amené : il en est de notre vue comme de notre intelligence, l’une et l’autre sont susceptibles de tomber dans d’étranges aberrations, mais ces aberrations n’arrivent qu’autant qu’elles rencontrent pour se manifester des conditions particulières. Ainsi, je pourrais peut-être vous montrer des fantômes, qui, bien entendu, n’existeront que dans votre imagination ; mais ce ne sera pas en plein midi, ce sera la nuit ou dans une soirée d’octobre, au moment de la pleine lune, quand un léger brouillard flotte au-dessus des prairies et que votre âme subit les impressions troublantes de la saison qui finit : ce sera une illusion de votre sentiment. Ainsi je pourrais encore vous montrer dans une glace l’ombre d’une personne que vous regrettez, mais pour cela vous devrez vous contenter de ce que vous voyez et ne pas vous inquiéter des moyens que j’emploie, car il n’y aura dans cette apparition qu’une illusion d’optique.

— Ce serait précisément ces moyens que je voudrais connaître, dit l’abbé Guillemittes qui, ne se contentant plus de l’explication des photographies, voulait aller plus loin et désirait savoir par quels artifices on peut produire l’apparition d’une ombre.

— Les miens sont des plus simples, mais je dois vous prévenir que ce ne sont pas les seuls possibles, et il est très probable que le médium qui trompe la personne à laquelle vous vous intéressez en emploie d’autres.

— Oh peu importe ; je ne tiens pas à dire : « c’est ainsi que vous avez été trompée, » mais bien à affirmer qu’on est trompé, et la meilleure preuve à donner à l’appui de mon affirmation, c’est de faire ce que le médium a fait, ou plus justement d’arriver au même résultat, c’est-à-dire à l’apparition d’une personne morte.

— Je vais vous dire comment je procédais sur mon théâtre ; cela vous fera comprendre comment on peut procéder dans une chambre en allant du grand au petit : la scène, coupée transversalement, se trouve divisée en deux parties, un dessus et un dessous ; sur le dessus et à l’extrémité vers les spectateurs est posée une grande glace sans tain inclinée à 45°; dans le dessous se jouent les scènes qui doivent se réfléchir sur la glace. Pour produire l’apparition, il n’y a qu’à projeter la lumière d’une lanterne sourde sur le personnage qui se tient dans le dessous et aussitôt son image va se peindre sur la glace ; de sorte que le spectateur qui ne peut pas voir ce qui se passe dans le dessous et qui ne voit même pas qu’il y a un dessous, se trouve en présence d’une image vivante et impalpable. D’où vient-elle ? Comment est elle produite ? c’est ce qu’il est impossible de découvrir, si l’on n’a pas connaissance du procédé très simple qui la fait naître. Supposez donc qu’au lieu de nous trouver dans un théâtre, où nous savons que nous assistons à un trompe-l’œil plus ou moins habilement exécuté, nous nous trouvions dans une chambre et que nous voyions se peindre dans une glace ou simplement sur le verre d’une fenêtre, l’image d’un spectre, d’un personnage célèbre ou d’un ami que nous avons perdu, ne serons-nous pas disposés à croire au surnaturel, surtout si nous nous trouvons dans ces conditions morales dont je vous parlais tout à l’heure ? Si Brutus, qui était cependant un homme de cœur et de tête, vit un spectre peu de temps avant la bataille de Philippes, c’est qu’il était alors accablé de travail, privé de sommeil et sous le poids des idées les plus graves.

— Ce que je comprends sur la scène d’un théâtre machiné, me paraît beaucoup moins facile dans une chambre.

— Pourquoi cela ? Le tout est d’observer la loi des proportions. Mais tout d’abord la chambre a un avantage sur le théâtre. Dans un théâtre, les spectateurs, sachant d’avance qu’on va les tromper, se tiennent sur leurs gardes et cherchent à deviner le secret de l’opérateur ; dans une chambre, au contraire, on ne se trouve qu’avec des personnes disposées à accepter ce qu’on leur montre et que l’on peut d’ailleurs préparer. Quant aux proportions, il est bien entendu qu’elles défendent de faire dans une chambre ce qu’on fait au théâtre ; on ne peut naturellement avoir une scène et un dessous dans lequel joueront les acteurs. Mais pour cela l’apparition des spectres n’est pas impossible : ainsi, dans ce cabinet même, avec ce miroir, accroché à la muraille, je puis vous donner l’illusion d’une apparition ; pour cela je n’ai qu’à incliner mon miroir à 45°; à disposer en face de lui une boîte sous ce bureau, dans laquelle j’aurai placé le buste ou le médaillon de la personne que je voudrai vous montrer, et au moment où j’éclairerai ce buste, l’image ira se reproduire dans le miroir. Vous voyez qu’il faut bien peu de choses pour produire cet effet surnaturel et que c’est un tour des plus simples, qui ne demande ni des appareils compliqués, ni de l’habileté de main chez l’opérateur. Ce qui serait difficile, ce serait d’amener l’esprit au milieu de cette pièce, de l’asseoir là, sur ce fauteuil, de manière que nous l’ayons en face de nous comme je vous ai en ce moment en face de moi, mais cela jamais médium ou physicien ne l’a fait, parce que cela est surnaturel et que le surnaturel n’est pas de notre monde.

Pendant cette explication l’esprit de l’abbé Guillemittes avait travaillé ; ce n’était plus prouver à Isabelle que les portraits étaient une supercherie qu’il voulait, mais bien que les apparences elles-mêmes des esprits n’était qu’une illusion d’optique. Décidément il n’avait pas fait une course inutile.

Comme il se retirait après avoir mis dans ses remerciements tout l’art dont il était capable, ce qui n’est pas peu dire, car il était aussi habile dans les élans de sa reconnaissance que dans les timidités de ses demandes, le physicien l’arrêta :

— Puisque vous êtes curieux de ces illusions, dit-il, et des moyens qui les produisent, j’ai là, dans mon salon, un tableau qui peut-être vous intéresserait : c’est une Madone qui pleure, et, ce qui ne s’est jamais fait jusqu’à ce jour, change de bras pour porter son enfant.

L’abbé Guillemittes regarda son interlocuteur pour voir ce qui se cachait sous ces paroles, mais quel qu’en fût le sens railleur, elles avaient été dites si doucement et si finement qu’on ne pouvait s’en fâcher.

— Je vous remercie, dit-il ; à chaque jour sa leçon ; comme je suis pressé, celle du médium me suffit pour aujourd’hui.

XI
Décidé à tenter sur Isabelle l’apparition des esprits, la première chose à faire était d’avoir deux bustes de madame Pinto-Soulas et du marquis de Rosselange.

Il se fit conduire chez un sculpteur qui avait travaillé à l’église d’Hannebault et lui demanda si l’on pouvait modeler ces bustes d’après les photographies spirites : il ne s’agissait pas d’une œuvre d’art ni même d’une ressemblance parfaite ; ce qu’il fallait c’était un à peu près et une grande rapidité d’exécution. Dans ces conditions le sculpteur s’engagea à livrer ces deux ébauches trois jours après.

Cela fait, le doyen pensa à se donner l’aide qui lui était indispensable pour la préparation de la boîte et de la glace, et naturellement il s’adressa à Hubert. Mais celui-ci s’étant fait expliquer ce que son oncle voulait de lui et le rôle qu’il devait jouer, refusa absolument son concours : explications, prières, colères, rien ne l’ébranla.

— Vous ne pouvez pas détester ce Nedopeouskine plus que je ne le déteste moi-même, dit-il ; vous ne pouvez pas désirer plus que moi de voir mademoiselle Isabelle affranchie de son influence, mais je n’oserais jamais intervenir entre elle et lui.

— Parce que ?

— Parce que je respecte ses croyances même quand je les trouve mauvaises, et ne me crois pas le droit de lui ouvrir de force les yeux si elle ne veut pas les ouvrir d’elle-même.

— Si elle était emportée par le courant, resteriez-vous sur le bord à la regarder se noyer ?

— Certes, je me jetterais à l’eau ; mais si elle me disait qu’elle veut mourir, si grand que fût mon désir de la sauver, je ne la sauverais pas de force. Je crois bien qu’elle est à l’eau aujourd’hui, entraînée par le courant comme vous dites, mais je ne me permettrai jamais de lui tendre une main qu’elle ne demande pas.

— C’est absurde.

— Eh ! mon oncle, qui sait si elle n’est pas plus heureuse de son erreur qu’elle ne le serait de la vérité ; vous prêtre, vous avez peut-être le droit d’agir au nom de cette vérité, c’est peut-être un devoir pour vous, mais moi je ne suis pas prêtre.

— Vous êtes mon neveu, vous êtes un enfant, votre devoir est de m’obéir.

— En tout, mon oncle, je le ferai, mais pas en cela.

— Mademoiselle Isabelle a bien voulu vous convertir au spiritisme, et vous, vous n’osez pas attaquer chez elle ce que vous croyez une erreur.

— Non, mon oncle, je n’ose pas ; si, dans une conversation avec elle sur le spiritisme, elle me demandait ce que je pense de cette croyance aux esprits, je lui dirais mon sentiment ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; vous voulez que, dans une scène de fantasmagorie, je me fasse votre compère pour lui démontrer que ce qu’elle croit si passionnément n’est qu’une jonglerie ; pour cela je dois mettre en jeu le portrait de sa mère, c’est-à-dire sa mère elle-même ; jamais je ne ferai cela.

Cette résolution si fermement affirmée rendit l’abbé Guillemittes hésitant dans l’exécution de son projet, car il était arrivé à l’âge où les gens de bonne foi avec eux-mêmes s’arrêtent souvent troublés devant les croyances de la jeunesse. Qui a raison ? l’expérience ou le sentiment, la naïveté ou l’habileté ? Peut-être dans cette répugnance d’Hubert y avait-il une délicatesse d’impression que son sens moral émoussé ne pouvait plus sentir. Peut-être mademoiselle Pinto-Soulas ne pardonnerait-elle pas au chirurgien qui la débarrasserait de son mal ? Elles sont nombreuses les femmes qui rougissent devant leur médecin et qui, malgré toute leur reconnaissance, sont mal à l’aise auprès de lui.

Alors il pensa à faire intervenir le père Labutte et à lui donner à jouer le rôle dont il n’osait assumer la responsabilité. Mais depuis trois mois le célèbre jésuite était tombé en enfance, et ce vieillard qui, pendant cinquante années de direction active, avait fait gagner des millions à sa Compagnie, vivait maintenant misérablement chez une pauvre veuve de Montrouge ; infirme, paralysé des jambes, presque goutteux, devenu un objet de gêne et de dégoût pour ceux à la fortune desquels il avait usé sa vie, on l’avait mis là en pension, sous l’honnête prétexte de lui donner l’air et la tranquillité de la campagne : la campagne c’était celle qui descend sale et triste de Montrouge à Bicêtre : l’air c’était celui qui s’exhalait des fumiers d’un nourrisseur ; la tranquillité c’était celle de cette banlieue pleine du tapage des lourdes voitures et du tumulte des ouvriers carriers.

Privé de cet auxiliaire, l’abbé Guillemittes en revint à son projet primitif ; après tout, c’était pour le bien d’Isabelle qu’il travaillait et il y aurait vraiment naïveté à s’arrêter devant ces scrupules d’enfant. Les missionnaires qui s’en vont dans les pays barbares ne sont point appelés par ceux qu’ils doivent convertir ; ils partent poussés par leur foi et par cette conviction que c’est leur devoir de faire triompher la vérité en combattant l’erreur. Mademoiselle Pinto-Soulas était dans l’erreur ; lorsque ses yeux seraient dessillés, sa raison lui imposerait de l’estime pour ceux qui seraient venus à son secours.

Cependant, comme il lui fallait un aide dans son opération magique, il s’adressa à madame Françoise ; ce n’était point d’adresse qu’il avait besoin, d’habileté de main, de finesse, mais seulement de complaisance. Si la nourrice voulait se prêter à sa demande, elle serait très suffisante.

— Si je veux vous aider, dit-elle lorsqu’il lui eut expliqué son plan, je crois bien, et à tout ce que vous voudrez encore, pour chasser ce maudit Polonais de la maison. Mais, voyez-vous, monsieur le doyen, je ne veux pas vous décourager d’avance ; seulement je suis bien certaine que tant que vous ne l’exorciserez pas, vous n’arriverez à rien. Vous le chasserez, il rentrera par une autre porte ; et si on lui ferme la grande porte au nez il viendra sur un manche à balai.

— Ce n’est pas lui qui est à craindre, c’est mademoiselle Isabelle elle-même ; il n’a de puissance sur elle que parce qu’elle a l’esprit malade ; si nous guérissons son esprit, du même coup nous tuerons le Polonais. Vous savez bien que, quand un enfant est malade de faiblesse et d’appauvrissement, on a beau tuer la vermine qui le dévore, cette vermine renaît sans cesse, tandis que si l’on commence par rendre la force et la santé à l’enfant, la vermine disparaît toute seule sans qu’il soit nécessaire de la tuer. Ainsi il en sera avec mademoiselle.

— Bien sûr, vous en savez plus que moi là-dessus ; mais il n’en est pas moins vrai que, si vous vouliez l’exorciser, ça serait mieux encore, parce qu’il n’y a pas de doute qu’elle est possédée. C’est Belzébuth, et il lui aura jeté un sort ; je lui disais toujours « Ne te promène pas seule comme ça le soir la veille de la nouvelle lune, surtout ne va pas du côté du carrefour des Buées ! » Ah ! bien oui, elle me riait au nez ou bien elle haussait les épaules. Ce que j’avais prédit est arrivé. Je ne me donne pas pour avoir plus de malice que ceux qui ont étudié, mais je sais ce que je sais et j’ai l’expérience du pays. Quand je n’étais encore qu’une jeune fille, j’avais dix-sept ans, notre cousine Justine Froment était possédée du diable ; rien n’avait pu la guérir ; elle se roulait par terre et mangeait l’argile des murs. M. le doyen Pelfresne, qu’on avait demandé pour l’exorciser, n’avait jamais voulu, disant toujours que ce qu’il lui fallait c’était une bonne absolution. Mais cette absolution c’était là le difficile. On attendait et elle n’allait pas mieux. Alors M. le curé de Biville…

— M. l’abbé Lobligeois ?

— Oui, c’était le temps où avant de venir à Rougemare il était à Biville. Il voulut bien faire ce que n’avait pas voulu M. le doyen Pelfresne. Je le vois encore arriver, il avait apporté ses ornements, un goupillon et de l’eau bénite. Il nous fit toutes sortir de la chambre et il resta seul avec Justine. Alors voilà qu’il commence à dire des prières et voilà que Justine ou plutôt le démon qui était en elle commence aussi à se défendre ; plus il disait de prières, plus elle riait ; il lui jette de l’eau bénite, elle défait sa camisole ; il lui en jette encore, elle défait son jupon ; si bien qu’à la fin il ne lui restait que sa chemise et qu’elle se roulait par terre en criant : « Veux-tu te taire, brigand ? » Mais M. le curé de Biville ne se décourageait pas ; il lui jetait de l’eau bénite, et quand elle la recevait c’était comme si elle eût reçu de l’eau bouillante. Ce qu’il y avait de curieux, c’est que cela ne l’empêchait pas de rire, elle se dressait et disait : « Adore-moi, imbécile ; » ou bien tout à coup elle s’élançait sur le curé et le serrait dans ses bras comme si elle eût voulu l’étouffer. Je vous assure qu’il n’était pas à son aise ; il était rouge à éclater. Mais il paraît que c’était ça qui faisait le plus de mal au démon, car elle criait : « Cette peau me brûle, quelle saleté de peau ! » Alors le curé, entendant ça, la prit aussi dans ses bras et la serra si fort et si longtemps qu’il finit par faire sortir le démon… Voilà ce que j’ai vu, moi qui vous parle, car nous étions cachées dans le fournil à côté de la chambre de Justine et nous avons senti le diable passer quand il s’est enfui ; il a laissé comme une odeur de roussi. Aussi je vous dis que, tant que vous n’aurez pas vos ornements, de l’eau bénite et le livre aux prières, vous ne réussirez pas. Ce sera toujours à recommencer.

— Ce qui était bon pour votre cousine Justine ne vaudrait rien pour mademoiselle Isabelle ; il y a possession et possession.

— Je comprends ça.

— Ce n’est pas son corps qui est possédé, c’est son esprit ; c’est donc sur son esprit qu’il faut agir, et j’espère beaucoup dans les moyens plus simples que je veux employer : s’ils ne réussissent pas, il sera toujours temps d’en venir à l’exorcisme.

— Ça c’est parler, monsieur le doyen ; et j’ai toujours dit que vous étiez un homme de tête. Vous pouvez compter sur moi.

Assuré du concours de la nourrice, il attendit tranquillement le moment fixé pour agir ; mais avant il fit une nouvelle découverte qui redoubla ses espérances de succès.

En examinant l’écriture de Fouquet et en la regardant au jour, il remarqua dans le papier un nom écrit en filigrane : « Sainte-Marie. » Sans doute c’était la marque du fabricant. Il alla consulter un papetier pour savoir si l’on fabriquait toujours du papier de cette marque ou tout au moins à quelle époque on l’avait fabriqué ; il avait l’apparence d’un papier d’autrefois fait à la main avec des vergures espacées d’un pouce, non satiné, non rogné, et d’une teinte jaunâtre. Mais, malgré ces signes caractéristiques, il pouvait, tout aussi bien que le portefeuille, n’être pas du XVIIe siècle. Il ne datait pas, en effet, de cette époque, pas plus que du XVIIIe siècle, et il provenait tout simplement de « la papeterie du Marais, » qui le fabrique couramment à Sainte-Marie, petit village de Seine-et-Marne, dont on écrit le nom on filigrane dans la pâte ; à 5 francs la rame on pouvait en avoir autant qu’on voulait.

Enfin le jour de l’expérience arriva, et l’abbé Guillemittes, profitant de l’absence de mademoiselle Isabelle, alla installer ses appareils rue de Clichy. Ils étaient d’une telle simplicité qu’un enfant eût pu les disposer : deux petites caisses renfermant l’une le buste de madame Pinto-Soulas, l’autre le buste du marquis de Rosselange et un réflecteur pour poser sur une lampe. Les caisses furent cachées sous une table recouverte d’un tapis, et une grande glace placée en face fut inclinée à 45 degrés, de manière à refléter les deux images quand elles seraient éclairées ; l’inclinaison de cette glace fut la seule difficulté qu’il rencontra, mais avec l’aide de la nourrice et du valet de chambre il en vint cependant à bout.

Toutes ses dispositions prises et la place à laquelle la nourrice devait poser la lampe étant bien indiquée, il attendit le soir, puis, à l’heure où la nuit commençait à tomber, il revint.

Comme à l’ordinaire, mademoiselle Isabelle se tenait dans la pièce où les bustes avaient été préparés, et, mélancoliquement assise près d’une fenêtre, elle regardait les ombres qui commençaient à s’épaissir dans le jardin, tandis que son oreille écoutait machinalement les bruits de Paris ; le temps était à l’orage, chargé d’une électricité qui tendait les nerfs ; par intervalle, dans le ciel nuageux, passaient des lueurs fugitives qui étaient plutôt des reflets d’éclairs que des éclairs même ; les héliotropes et le réséda du jardin exhalaient des parfums pénétrants.

— Les chances sont pour moi, se dit le doyen.

Et il s’assit plein de confiance. Tout d’abord il parla de choses étrangères à son sujet, des courses qu’il faisait pour son église, de ses commandes, des artistes qu’il avait visités ; puis habilement il amena l’entretien au point qu’il voulait, en témoignant le regret qu’elle ne pût pas voir maintenant cette église, leur œuvre commune.

— Quand reviendrez-vous à la Haga ? continua-t-il. Peut-être seulement dans plusieurs années, car vous êtes retenue à Paris par des raisons dont je sais maintenant toute la force. Je n’avais jamais étudié ces graves problèmes qui vous occupent, mais depuis quelques jours j’y ai beaucoup réfléchi ; j’ai lu quelques ouvrages sérieux sur cette matière et je comprends tout l’attrait qu’ils doivent exercer sur une âme comme la vôtre. Le malheur est que, parmi ceux qui ont la religion des sciences surnaturelles, se glissent trop souvent des intrigants et des imposteurs.

— Si vous voulez faire allusion à une personne en qui j’ai toute confiance, je crois pouvoir vous affirmer que vous vous trompez.

— Vous croyez et votre croyance, bien entendu, s’appuie sur des témoignages pour vous sacrés ; mais si ces témoignages étaient faux !

— J’ai vu ; puis-je récuser mes yeux ?

— Et qui plus que nos yeux est sujet à l’erreur ; n’est-ce pas pour corriger les illusions de l’œil que le tact vient si puissamment au secours de l’homme ? Ce n’est pas tout de voir, il faut toucher, il faut comprendre. Que diriez-vous si moi, qui ne suis pas un médium, je faisais ce que font les médium ?

— C’est impossible.

Il se leva et frappa un petit coup à la porte contre laquelle il s’appuya dans un mouvement tout naturel. C’était le signal convenu avec la nourrice pour qu’elle apportât la lampe. Elle entra aussitôt et posa cette lampe à la place indiquée de manière que la lumière projetée par le réflecteur frappait vivement le tapis sous lequel les bustes étaient cachés, et laissait tout le reste du salon dans l’ombre.

— Impossible, dites-vous, continua-t-il ; peut-être, en effet, cela serait impossible avec une personne incrédule ; mais supposez au contraire, que je suis avec une personne disposée à admettre l’existence des esprits et à croire aux manifestations spirites ; supposez que les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons sont favorables à ces manifestations, ou plutôt à leur illusion, c’est-à-dire que la soirée est lourde comme celle-ci, que l’air est chargé d’électricité, que nos nerfs tendus rendent notre intelligence inquiète, que nous subissons, en un mot, des influences extérieures qui nous troublent et nous égarent ; alors si je dis à cette personne que moi aussi j’ai reçu le pouvoir d’évoquer les esprits, si je la fais regarder dans cette glace, comme je vous prie d’y regarder en réalité, ne sera-t-elle pas trompée ?

Il parlait avec autorité et mademoiselle Isabelle l’écoutait émue malgré elle. Lorsqu’il étendit la main vers la glace, elle suivit son geste des yeux. En même temps de son autre main restée libre, il souleva le tapis et instantanément l’image du buste de madame Pinto-Soulas passa sur la glace. Mais, comme il laissa retomber le tapis aussitôt, l’apparition n’eut que la durée d’un éclair.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle.

— Oui, vous êtes troublée, n’est-ce pas ? eh bien, regardez encore.

Cette fois ce fut l’image du marquis de Rosselange qui se peignit et s’effaça sur la glace avec la même rapidité.

Vivement, mademoiselle Isabelle se retourna, mais déjà le tapis était retombé.

— Vous voilà disposée, continua le doyen, à croire tout ce que je voudrai, que les esprits sont une réalité, que je suis un puissant médium, enfin, que l’existence du monde surnaturel vous est démontrée. Si je suis un charlatan, je pourrai vous dire cela et vous l’accepterez, car vous avez vu, je vous ai fait voir. Mais si, au contraire, je suis un honnête homme qui n’a d’autre but et n’est poussé par d’autres mobiles qu’une profonde sympathie et les inspirations de sa foi chrétienne, alors je vous dirai : regardez, regardez jusqu’au bout, et voyez bien.

En disant cela, il rejeta vivement le tapis.

Elle resta assez longtemps sans parler ; puis d’une voix saccadée :

— Une scène de fantasmagorie bien exécutée, dit-elle, détruira-t-elle ce qui était sincère ?

— Si ce que vous appelez sincère était exécuté par un imposteur, commencerez-vous à douter de cette sincérité ? Eh bien, le comte Nedopeouskine est cet imposteur, et la scène que je viens de vous montrer, il l’a jouée, par d’autres moyens peut-être (il y en a de nombreux pour produire ces illusions), mais en réalité comme moi. Et la preuve, puisqu’il vous faut encore des preuves, c’est qu’en tout il vous trompe.

Et aussitôt il expliqua la fausseté de l’écriture de Pellisson, la fausseté du portefeuille, la fausseté du papier. Puis, la voyant atterrée :

— Vous le voyez, imposteur et faussaire, dit-il ; maintenant si vous voulez le voir escroc, montons à cette chambre où il est censé déposer l’or qui sert à ces bains prétendus électriques. Je n’y suis jamais entré, puisque seul il en a la clef, mais si l’or n’y est plus, croirez-vous enfin à l’escroquerie ?

Elle hésita un moment ; puis d’une voix résolue :

— Montons ! dit-elle, et elle sonna pour que le valet de chambre les accompagnât avec une pince ou un ciseau, un outil enfin propre à faire sauter une serrure.

La porte ouverte, on ne trouva pas la moindre pièce d’or.

Ils redescendirent au salon ; elle était accablée et, pendant plus d’un quart d’heure, elle resta enfoncée dans son fauteuil sans ouvrir la bouche, les yeux perdus dans le vague.

— Il est dix heures, dit l’abbé Guillemittes, si vous vouliez, vous pourriez prendre le train de minuit pour rentrer à la Haga. Venez dans cette maison où vous avez connu le calme de la jeunesse, venez au pied de nos autels qui vous avaient rendu la force, l’espérance et la foi.

— Vous avez raison, dit-elle faiblement.

— Alors partons.

— Non pas ce soir, demain.

— Mais…

— Je comprends vos craintes, mais vous ne me connaissez pas si vous me croyez capable de retomber dans ma faiblesse. Demain je serai, à midi, à la gare pour prendre l’express.

L’abbé Guillemittes eût préféré partir immédiatement, car un retour de Nedopeouskine était possible ; mais il fallut qu’il se contentât de cette promesse. Son triomphe était assez complet, pour qu’une rechute parût peu probable.

Le lendemain, à onze heures et demie, en voyant mademoiselle Isabelle et madame Françoise dans la cour de la gare, il poussa un soupir de soulagement. Enfin !

Hubert avait voulu accompagner son oncle ; mais, bien qu’il connût le résultat de la soirée, il paraissait d’une tristesse lugubre et ne comprenait rien de ce que son oncle lui disait.

Au moment d’entrer dans la salle d’attente, Isabelle lui tendit la main :

— Si vous prenez des vacances, dit-elle, je serai heureuse que vous veniez les passer à Hannebault ; j’aurai plaisir à faire de la musique avec vous, comme autrefois. À bientôt.

DEUXIÈME PARTIE
I
Rentrée à la Haga, mademoiselle Pinto-Soulas reprit ses occupations et ses habitudes d’autrefois, comme si elle ne les avait interrompues que pendant quelques jours.

Et bien que son absence eût été longue, bien qu’elle eût été remplie par des événements pour elle considérables, rien ne parut changé dans sa vie. Ceux qui, le lendemain de son retour, la virent passer calme et accueillante comme à son ordinaire, pour se rendre à la messe basse du curé, durent croire qu’elle n’avait été faire à Paris, qu’un simple voyage d’agrément.

En la quittant, la veille, l’abbé Guillemittes n’avait pas osé lui demander si elle viendrait à sa messe ; aussi l’attendait-il avec anxiété. Quelle influence les extravagances du spiritisme avaient-elles eues sur ses croyances religieuses ? Quels sentiments avaient été atteints, quels avaient sombré ? L’éducation pieuse de sa jeunesse avait-elle des racines assez solides pour résister aux secousses de Nedopeouskine ? Toutes ces questions avaient une importance décisive, au point de vue du plan de conduite qu’il comptait adopter avec elle pour l’avenir.

Comme le dernier coup de la messe tintait, elle entra dans l’église, et l’abbé Guillemittes qui, dans l’ombre de la sacristie, guettait les arrivants, tout en arrangeant ses ornements sacerdotaux, eut la satisfaction de la voir se diriger vers sa place. Quand il passa devant elle, précédé par le suisse et les deux enfants de chœur, elle était agenouillée et, la tête cachée entre les mains, elle priait avec ferveur ; la hallebarde du suisse, qui sonna majestueusement sur les dalles, ne la tira point de sa méditation.

Au lieu de se retirer la messe dite, elle attendit que l’abbé Guillemittes sortît de la sacristie, et alors elle lui demanda à visiter les travaux qui avaient été exécutés pendant son absence. Elle n’avait rien oublié, ni le nom des peintres, ni celui des sculpteurs, ni la place de telle statue, ni le dessin primitif de telle grille, et pour chaque chose elle eut un mot particulier qui montrait que, pendant son séjour à Paris, elle était revenue plus d’une fois, par la pensée, à l’église d’Hannebault.

— Comme on a travaillé ! dit-elle surprise de l’état d’avancement, dans lequel elle retrouvait ce qui à son départ était à peine ébauché.

— Chaque jour régulièrement, sans repos, sans distraction, avec ordre, car tout est là dans la vie : accomplir sa tâche pas à pas, sans se perdre à droite ou à gauche dans des sentiers qui ne conduisent nulle part, et aussi ne pas rester sur le bord du chemin en y rêvant l’impossible.

— Vous avez raison, dit-elle tristement, mais tous les voyageurs ne voient pas leur but.

— Alors ils doivent prendre un guide qui leur évite les erreurs : si lourd que soit le fardeau qui charge les épaules, on le porte quand on a près de soi un bras qui vous dirige et vous contient.

Sans répondre, elle demanda à quelle heure se donnaient les leçons de la maîtrise.

— Dans dix minutes ; c’est M. l’abbé Colombe qui a bien voulu remplacer Hubert ; il ne le vaut pas comme musicien, mais, pour l’attention et le soin, il lui est supérieur ; au reste il va toutes les semaines à Condé prendre une leçon d’accompagnement.

— M. l’abbé Colombe est donc universel ?

— Il est zélé.

Avec sa soumission habituelle, l’abbé Colombe s’était prêté aux désirs de son curé, et il avait accepté la succession d’Hubert, « bien qu’il en fût indigne, » comme il le disait lui-même ; avec une modestie parfaite il s’était remis à reprendre des leçons, répétant aux enfants le samedi, ce qu’il avait appris le vendredi, à Condé.

Quand il arriva à la sacristie et qu’il y trouva Mlle Isabelle disposée à assister à son cours, il se troubla au point d’en perdre la tête. Travailler en présence d’une « personne du sexe », sous les yeux de cette personne, être exposé à rencontrer son regard, à entendre ses paroles, à respirer les parfums diaboliques qui s’exhalaient de ses cheveux et de ses vêtements (car il croyait que toutes les femmes étaient des magasins de parfumerie), – c’était vraiment un supplice qui ne pouvait être comparé qu’à celui de saint Antoine. Cependant il rangea ses élèves et courageusement il commença sa leçon ; mais il avait la gorge tellement serrée par l’émotion qu’ayant à reprendre l’intonation d’un des enfants, il fit un couac épouvantable. Alors, tous les gamins partirent d’un formidable éclat de rire, qui acheva de le démonter. Mlle Isabelle voulut venir à son aide, mais plus elle y mettait de douceur et de grâce, plus il s’anéantissait ; la sueur lui tombait du front en grosses gouttes, il balbutiait, il se reprenait, il ne savait quelle contenance tenir et répétait machinalement :

— Mademoiselle est pleine de grâces.

Il avait dit ce mot sans y réfléchir et parce qu’il était venu sur ses lèvres, mais tout à coup son esprit en fut frappé. « Pleine de grâces, » Peut-on dire à une femme qu’elle est pleine de grâces ? N’est-ce point une inconvenance, une provocation, une déclaration ? Seigneur Jésus ! On dit de la Sainte Vierge Marie qu’elle est pleine de grâces, comme on dit à Dieu qu’on l’aime ; mais est-il permis de se servir de ce langage divin, en l’appliquant à « une personne du sexe » ?

— Mademoiselle, dit-il, je vous demande bien pardon.

— Et de quoi donc, monsieur l’abbé ?

— Croyez à tout mon respect.

— Je crois que vous ne devez pas vous tourmenter ainsi pour quelques petites fautes de ces enfants ; ce n’est rien.

— Ce n’est pas de ces enfants que je veux parler.

L’abbé Guillemittes intervint :

— Êtes-vous souffrant ?

— Je ne me sens pas très-bien.

— Alors il faut remettre la leçon à demain, dit mademoiselle Isabelle ; à demain, monsieur l’abbé : mais, bien entendu, seulement si vous êtes mieux ; si vous êtes encore souffrant, je ferai la classe pour vous.

Demain ! Le lendemain il faudrait s’exposer de nouveau à ce supplice ; le pauvre vicaire rentra au presbytère dans un état pitoyable. Alors, ouvrant un livre qui faisait sa lecture favorite : les Serviteurs de Marie, par l’abbé Victor Rabillé, il chercha comment on devait veiller avec sévérité sur son cœur, et il trouva un exemple qui lui était donné par saint Bernard : « Un jour il (saint Bernard) avait arrêté avec une curiosité irréfléchie peut-être, ses yeux sur une femme ; et aussitôt, effrayé des suites que pouvait avoir pour sa virginité cette imprudence, il courut, pour se punir de sa faute, se jeter dans un étang profond et presque glacé ; il y resta fort longtemps ; tellement que le sang avait cessé de circuler dans ses membres gelés ; mais il obtint d’éteindre entièrement en lui les feux de la concupiscence. »

Il n’en était pas encore à la concupiscence et même il ne connaissait cet horrible péché que de réputation ; mais qui peut sonder les mauvais desseins du démon et qui sait jusqu’où peut tomber la pauvre nature humaine ? Saint Bernard, qui était un saint, avait bien été tenté ; lui, qui n’était qu’un infime pécheur, ne pouvait-il pas l’être ? Et alors ? À cette pensée seule, il était pris d’un tremblement qui faisait résonner sa chaîne de médailles. Quel malheur qu’on ne fût pas dans la saison où les étangs sont glacés ! Il est vrai que les eaux de la rivière étaient, dit-on, glaciales. Le soir venu, il endossa une vieille soutane, et il alla chercher sur les bords de l’Andon un endroit propice au dessein qui lui était suggéré par la lecture des Serviteurs de Marie ; il le trouva en face de la maison de M. Thomé dans un trou où l’eau était profonde ; un saule courbé sur le courant semblait disposé exprès pour qu’on pût se retenir à son branchage. Il y avait une heure qu’il était plongé dans l’eau jusqu’au cou, « attendant que le sang eût cessé de circuler dans ses membres gelés, » lorsqu’il fut brusquement dérangé.

— Ah ! brigand, s’écria une grosse voix, je t’y prends donc ; sors de l’eau que je te déclare un procès-verbal.

— Un procès, et pourquoi ?

— Pour t’apprendre à pêcher la nuit.

— Mais je ne pêche pas.

— Comment, c’est vous, monsieur le vicaire ; qu’est-ce que vous faites là ?

On s’expliqua. La grosse voix appartenait au garde-pêche qui avait cru avoir affaire à un délinquant. Le vicaire rentra transi au presbytère après avoir pris un bain, qui était une bonne précaution et non une expiation. Quant au garde-pêche, il s’en alla au cabaret raconter qu’il avait trouvé le vicaire dans la rivière, et le lendemain cette histoire fournit le sujet de toutes les conversations. Les conjectures les plus étranges furent mises en avant, et il y eut même des bonnes âmes qui donnèrent à entendre que c’était par ce chemin, que le vicaire allait tous les soirs rendre visite à mademoiselle Euphémie : ces prêtres sont si hypocrites ; voilà donc pourquoi celui-là avait mauvaise mine ; maintenant tout s’expliquait ; mais qui l’aurait jamais pu croire ? Le docteur Chaudun fit là-dessus les plaisanteries les plus salées de son répertoire ; c’était, disait-il, le plus éclatant témoignage qu’il connût en faveur de l’hydrothérapie avant l’immersion un mourant ; après, un vainqueur. Pour trouver un point de comparaison il fallait remonter à Héro et Léandre ; encore le récit antique était-il vaincu par le récit moderne, l’Hellespont étant beaucoup moins froid que l’Andon. Quand le curé de Mulcent apprit cette histoire, il en fit une idylle qu’il récitait après dîner dans les maisons où il n’y avait pas de dames :

Que de plaisir de voir deux colombelles

Bec contre bec en trémoussant des ailes

Mille baisers se donner tour à tour ;

Puis tout ravi de leur grâce lascive,

Tremper au frais d’une source d’eau vive

Dont le doux bruit semble parler d’amour.

Si autrefois l’abbé Guillemittes n’avait pas tenté de faire de mademoiselle Pinto-Soulas sa pénitente, ç’avait été surtout pour ne pas entrer en rivalité avec le père Labutte, c’est-à-dire avec les jésuites : simple curé de campagne, il n’avait point osé s’exposer à l’inimitié de la terrible compagnie.

Maintenant cette crainte avait perdu beaucoup de sa force ; le père Labutte était tombé en enfance, et depuis qu’il ne pratiquait plus le confessionnal, mademoiselle Isabelle ne l’avait pas remplacé : le moment était favorable pour réaliser ce qui naguère avait été différé. Si plus tard les jésuites se plaignaient qu’on leur eût enlevé une riche pénitente, les réponses à leur opposer ne manqueraient pas : la place qu’on avait prise n’était pas occupée ; on n’avait pas sollicité, on avait accepté ; une chrétienne, une paroissienne était sans confesseur, elle s’était présentée, on l’avait écoutée.

Mais il fallait qu’elle se présentât, et malgré les invitations indirectes qui lui avaient été adressées, malgré les allusions aux guides spirituels qui aplanissent les sentiers terrestres, elle ne paraissait nullement incliner à cette démarche. Elle venait à la messe presque tous les jours ; elle s’occupait des travaux de l’église ; elle surveillait les leçons de la maîtrise, mais elle ne parlait point du confessionnal, et lorsque la conversation penchait de ce côté, elle la détournait ou la laissait tomber.

Or, l’expérience avait été trop décisive pour que l’abbé Guillemittes se contentât de ces dispositions favorables à son œuvre, qui pouvaient changer du jour au lendemain, comme déjà elles avaient changé. Ce n’était point avec ces seules dispositions qu’il pouvait la tenir. À cette âme maladive, à cet esprit curieux et inquiet, il fallait autre chose que des occupations bornées qui toujours tournaient dans un cercle étroit. Ce n’était point parce qu’elle aurait examiné une statue, indiqué le dessin d’un fleuron ou bien fait chanter des enfants qu’elle trouverait sa journée remplie. Cela était bon tout au plus pour lui prendre quelques heures, mais cela était insuffisant pour l’empêcher de rêver et de chercher « l’au-delà ». Qu’elle retombât dans le vide où elle était lorsqu’elle était partie pour Paris, qu’arriverait-il ? S’il avait pu une fois l’arracher à l’influence du médium, c’était une heureuse chance sur la répétition de laquelle il était imprudent de compter ; d’ailleurs, contre quelle influence nouvelle faudrait-il lutter ? Quel mobile animerait, attirerait cette imagination tourmentée et indécise ? Avec elle tout était à craindre, surtout l’impossible et l’imprévu. Il fallait donc l’avoir dans la main, surveiller chaque jour son esprit et lui donner un aliment qui le soutînt toujours sans le rassasier jamais. Et quel meilleur aliment que celui qui se trouve dans une foi active ?

Pourquoi ne s’était-elle pas encore présentée au confessionnal ? Pourquoi évitait-elle tout sujet de conversation qui pouvait l’amener à s’expliquer franchement sur cette absence ? N’y avait-il chez elle qu’indifférence religieuse ? Ou bien n’y avait-il pas répulsion pour le confesseur ?

Comme à l’ordinaire, l’abbé Guillemittes se garda bien d’aborder de front ces différentes questions, et au lieu de s’adresser directement à Mlle Isabelle, ainsi que l’eût fait un bon curé de village tout simple et tout franc, comme l’abbé Pelfresne par exemple, il mit en avant l’abbé Colombe et le chargea de tâter le terrain.

Un matin il descendit au déjeuner, portant à la main le Petit Carême de Massillon.

— Excusez-moi, dit-il, d’être en retard, c’est ce livre exquis qui est le coupable. Ah quel prédicateur que ce Massillon !

L’abbé Colombe n’était point un contempteur des gloires de l’Église ; pour lui Bossuet, Bourdaloue, Fléchier, Massillon étaient également grands sans distinction comme sans préférence ; lorsqu’il avait un moment de liberté, il aimait mieux lire un chapitre de l’abbé Rabillé qu’une page de Bossuet, mais c’était là affaire de goût personnel ; il s’inclina en entendant les paroles de son curé, et répéta :

— Exquis, oui, livre exquis, si j’ose m’exprimer ainsi.

— Je lisais, continua l’abbé Guillemittes, le Petit Carême, et je me disais que la vérité, quand elle est élevée, est de tous les temps. Ainsi lisez le sermon sur les exemples des grands et des princes de la terre, et vous pourrez le répéter aujourd’hui sans qu’il ait rien perdu de son actualité ; dans un village, dans un bourg comme le nôtre, il y aura bien peu de choses à changer pour qu’il puisse s’appliquer à nos paroissiens.

— Vraiment ? je n’avais jamais songé à cela ; mais je n’ai pas l’esprit littéraire, si toutefois je peux dire que j’ai un esprit quelconque.

— Voyez plutôt : que dit ce sermon ? Que les exemples des grands, n’est-ce pas, font le salut ou la perte de ceux qui, placés dans une position inférieure, se laissent guider ou influencer par ce qui se passe au-dessus de leur monde infime. Eh bien, appliquez cela à nos paysans et à nos bourgeois. Pourquoi celui-ci, qui n’est qu’une brute, ne va-t-il pas à la messe ? Parce que son voisin, qu’il regarde comme étant son supérieur, n’y va pas. Pourquoi Michelin épouserait-il la fille Dehais, puisque M. Thomé a donné à la paroisse le déplorable exemple de vivre avec sa servante, dont il avait un enfant ? Pourquoi Mme la notairesse se présenterait-elle au confessionnal, alors que Mlle Pinto-Soulas n’y vient pas ? S’il n’est plus question de Louis XIV et des princes de la terre, le sermon n’est pas moins vrai pour notre petit monde, et si les exemples des puissants de notre paroisse n’ont pas d’influence sur toute la France, ils en ont sur notre paroisse, comme ceux de Louis XIV en avaient sur tout le royaume.

Le cerveau de l’abbé Colombe n’était point un champ sur lequel poussaient des moissons spontanées, mais le grain qu’on y semait n’était pas perdu, avec le temps il germait. Huit jours après cette conversation, il annonça à son curé qu’il avait l’intention de prêcher « sur l’exemple ».

— C’est une excellente idée, dit l’abbé Guillemittes, comme je voudrais vous en voir souvent. Par modestie, vous restez trop dans le terre-à-terre. Il est bon de prendre quelquefois des sujets généraux. Je suis sûr que vous tirerez de celui-là un excellent parti.

— C’est que je ne m’en suis pas tenu au général, j’ai dû entrer dans le particulier, ainsi…

— Ne me dites pas, je vous en prie, ce que vous avez préparé, laissez-moi la surprise et la joie de vous écouter ; seulement laissez-moi vous rappeler que c’est toujours la timidité qui vous perd.

— Je suis un si pauvre homme !

— Dans la chaire, vous n’êtes plus un homme, vous êtes un prêtre ; vous parlez au nom de Dieu, et vous n’avez à ménager que les convenances sans prendre souci des personnes. Rappelez-vous ce que Louis XIV disait à ce Massillon dont nous parlions l’autre jour : « J’ai entendu plusieurs grands orateurs et j’en ai été content, mais quand vous parlez, je suis mécontent de moi-même ». Il faut qu’en vous écoutant, ceux qui n’ont pas la conscience en paix soient mécontents d’eux-mêmes ; ou alors vous avez prêché pour vous et non pour eux, pour votre réputation ou votre intérêt et non pour leur salut.

L’abbé Colombe prêcha donc « sur l’exemple », et son sermon produisit à peu près le même effet que celui de ce prédicateur qui, menaçant de jeter sa calotte à la tête de la femme impudique qui avait osé entrer dans l’église, vit toutes les femmes courber la tête quand il leva son bras. Les allusions du vicaire furent si transparentes que chacun se reconnut et reconnut son voisin, car toute la paroisse d’Hannebault passa devant sa justice.

— Qu’avait donc M. le vicaire aujourd’hui ? se demandait-on en sortant de la messe.

— On ne l’avait jamais vu si violent.

— C’est encore un nouvel effet de l’eau de l’Andon, dit le médecin quand on lui raconta cette sortie ; décidément elle est merveilleuse ; elle vous met le feu au corps et vous rend enragé.

Mais le résultat que l’abbé Guillemittes avait voulu produire fut atteint. Le mardi, après la messe, il vit Mlle Pinto-Soulas interroger le suisse.

— Que voulait Mlle Pinto-Soulas ? demanda-t-il.

— Elle désirait savoir quand on trouvait monsieur le doyen à son confessionnal.

— Et vous avez répondu le mercredi et le samedi avant ma messe ?

— Oui, monsieur le doyen.



II

Le lendemain matin, en entrant dans l’église, l’abbé Guillemittes aperçut mademoiselle Isabelle qui l’attendait dans la chapelle où se trouvait son confessionnal. Il marcha vers elle :

— La messe au maître-autel, dit-il.

— Ce n’est pas pour la messe que je suis venue.

— Vous avez un projet à me communiquer ?

— Je vous prie de m’entendre.

— Comment donc ? vous savez que je ne suis jamais plus heureux que quand vous voulez bien me faire part de vos idées.

— Ce n’est pas de mes idées qu’il s’agit aujourd’hui ; je vous prie de m’entendre au confessionnal.

— Moi, votre confesseur !

— Ne suis-je point votre paroissienne ?

— Sans doute, mais ce n’est pas une raison.

— J’ai assisté dimanche au sermon de M. le vicaire.

— Oh ! l’abbé Colombe a été un peu loin ; dans l’ardeur de son zèle il a pu blesser certaines convenances.

— Pas envers moi : et je lui sais grand gré de ses paroles au contraire : elles m’ont rappelé une règle qui toujours avait dirigé ma vie et dont, en ces derniers temps, j’ai négligé l’exercice : ma position sociale doit profiter et non nuire à ceux que la fortune a placés au-dessous de moi.

— Si cette raison est la seule qui vous amène à mon confessionnal, permettez-moi de vous dire qu’elle n’est pas suffisante : nos actions n’ont de mérite qu’autant qu’elles nous sont inspirées par notre cœur et notre conscience.

— Si elle est pour le moment et accidentellement déterminante, elle n’est pas seule ; en m’écoutant vous le comprendrez.

— Assurément rien ne peut être plus agréable à mon cœur que de vous voir revenir enfin aux pratiques régulières de notre sainte religion ; mais ce m’est un grand effroi de penser que vous me voulez prendre pour votre guide spirituel. Parce que vous avez rencontré en moi une certaine intelligence pour les travaux de l’architecture et aussi quelques connaissances artistiques et archéologiques, il ne faut pas vous tromper sur mon compte. En réalité, je suis un esprit borné et un homme qui n’a aucun usage des choses du monde. Tandis que vous, mademoiselle, vous êtes un esprit élevé, une âme délicate habituée à des manières, à des ménagements qui ne se retrouveraient ni dans mon caractère ni dans mon éducation.

— Dans le confessionnal ce n’est point à l’homme qu’on s’adresse, mais au prêtre.

— Sans doute, et Notre-Seigneur lui-même a dit : « Celui qui vous entend, m’entend. » Mais, cependant, il n’en est pas moins vrai que l’homme reste toujours sous la robe du prêtre, et que la parole de Dieu, passant par notre bouche, emprunte fatalement notre langage ; elle est anglaise, si je suis Anglais, comme elle est dure, si je n’ai pas de tendresse dans le cœur. Vous étiez sous la direction du révérend père Labutte, et le père Labutte était une des lumières de la compagnie de Jésus. Que suis-je moi, simple curé de village, à côté de cet esprit remarquable ? Si vous deveniez ma pénitente, vous ne rencontreriez pas auprès de moi, les facilités et les douceurs que vous pouviez trouver près de lui. Je n’appartiens pas aux jésuites, je ne partage ni leurs idées ni leurs sentiments. Ma manière de comprendre et de pratiquer la foi ne ressemble en rien à la leur ; c’est celle d’un curé de campagne sans subtilités comme sans faiblesse. Ainsi, que je sois votre directeur, je m’occuperai peu de votre conduite, qui est celle d’une femme excellente et généreuse ; je n’aurai pas souci de votre intérieur, de votre domestique ou de votre fortune ; je n’interviendrai point dans vos relations pour vous conseiller telle personne on vous défendre telle autre ; je ne favoriserai point celui-ci ou celui-là des prétendants à votre main ; mais je m’occuperai beaucoup de votre esprit. Car c’est là qu’est le mal, dont vous souffrez. Au lieu de vous laisser chercher au delà de ce que notre sainte religion nous enseigne, je vous enfermerai dans le cercle rigoureux de la foi, et je vous y tiendrai d’une main ferme, rude comme celle d’un paysan ; je ne permettrai point à votre imagination de s’échapper en poursuites chimériques qui vous tourmentent et vous empêchent d’être la parfaite chrétienne que vous seriez sans ces curiosités maladives. Et je crois que vous trouveriez alors une tranquillité d’âme, un apaisement, une satisfaction que vous avez jusqu’à ce jour vainement cherchés, parce que vous les demandez à des courants divers qui ne pouvaient pas vous les donner. Mais je crois aussi que ce calme, ainsi obtenu, serait trop chèrement payé par vous. Voilà pourquoi j’hésite à vous recevoir à mon tribunal. D’autres que moi pourront vous le donner, ce calme, car il se trouve dans la foi, et ils le feront sans blesser en vous tous vos sentiments intimes. Adressez-vous donc à ceux-là.

Elle le regarda surprise de ce langage, dont le ton exagérait encore la brutalité. Il continua :

— Qui je vous conseille, n’est-ce pas ? Mon Dieu, je ne sais trop. Mais si vous voulez, nous chercherons ensemble, et je suis convaincu que nous rencontrerons dans le chapitre de la cathédrale de Condé, le directeur qui convient à votre conscience sensible ; un homme la fois ferme et doux, un esprit cultivé, un homme du monde qui vous comprenne toujours et ne vous blesse jamais : M. Marbœuf, par exemple, ou même M. de Sintis. Pardonnez-moi un mot qui au premier abord a quelque chose de choquant, mais qui cependant est bien juste, il me semble : évitez une mésalliance. Et s’en serait une de venir à moi qui ne suis qu’un rustre. Ah ! certes, pour diriger votre conscience vers le port où elle trouverait la paix et le bonheur, j’aurais une ardeur, une pieuse jalousie que n’auront peut-être pas ces excellents chanoines modérés en tout, mais je crois que leur modération vaudra beaucoup mieux pour vous que mon emportement. Je vous le répète, je crois que, pour vous guider, il faut une main gantée et je n’ai par malheur qu’une main nue et calleuse à vous offrir ; vous souffririez trop à son contact. Voilà pourquoi je vous dis : avant de vous agenouiller dans ce confessionnal, réfléchissez, prenez votre temps, cherchez un plus digne que moi. Bien entendu, je ne vous repousse pas.

— Il me semble cependant que vous ne m’encouragez pas.

— Je ne vous encourage pas, cela est vrai mais il est vrai encore que je n’ai ni le désir ni la volonté de vous repousser, je vous avertis, voilà tout. Rien ne presse, n’est-ce pas ? Dans huit jours, si votre intention n’a pas été modifiée par mes paroles, revenez à ce confessionnal, à cette même heure, et je vous écouterai.

Pendant ces huit jours, il évita de la voir, ou, quand il la vit, il évita de lui parler d’autres sujets que de ceux qui s’agitaient ordinairement entre eux, l’église et la maîtrise. Mais il savait bien que ces paroles, jetées comme au hasard dans cette âme ouverte, y fermenterait rapidement.

Quel attrait plus puissant, en effet, pour une femme que de poursuivre ce qui paraissait vouloir lui échapper ! Elle n’était venue au confessionnal de l’abbé Guillemittes qu’avec une certaine répugnance ; mais maintenant que son guichet ne s’ouvrait pas à son premier appel, elle attendait, impatiente, le moment où elle pourrait frapper un second coup. Elle voulait, il fallait qu’il s’ouvrît. Il n’y avait pas que la provocation du refus qui l’irritât, les explications aussi qui l’avaient accompagné l’avaient profondément troublée. Si l’homme se retrouve toujours, même sous la robe épaisse du prêtre, ainsi que l’avait dit l’abbé Guillemittes, la femme se retrouve aussi avec sa nature curieuse et capricieuse sous la robe montante de la dévote. Cette violence de sentiments, cette brutalité de volonté, qui ne ressemblaient en rien à l’indulgence commode du père Labutte, n’étaient point faites pour effrayer : il y a des femmes qui aiment à être battues.

Le mercredi suivant, en arrivant à l’église, l’abbé Guillemittes trouva mademoiselle Pinto-Soulas dans la chapelle : sans dire un mot, sans faire un signe, il entra dans la sacristie, et presque aussitôt, il en ressortit avec le rochet à manches ouvertes : la porte du confessionnal se referma et derrière le grillage, le guichet glissa dans sa charnière : « Ma fille, je vous écoute. » – « Mon père… » Le lien était noué.

Mais ce fut lentement, doucement qu’il se serra ; l’abbé Guillemittes ayant pour principes de ne rien brusquer.

Tout d’abord, il ne permit point qu’elle vint souvent à son confessionnal.

— Pour l’exemple, dit-il, il suffit que vous y soyez venue ; pour vous, je trouve que vous ne devez pas vous reposer de tout sur moi, mais qu’il vous faut garder votre volonté, c’est-à-dire votre responsabilité.

En réalité, il voulait qu’elle désirât ces retours de la confession, et qu’elle les attendît impatiemment, sachant bien qu’en toute chose, ce qui est trop facile perd vite son prix et engendre la satiété.

Il avait parlé de sévérité, il montra, au contraire, dans les premiers temps, une grande douceur, beaucoup d’indulgence et même une certaine faiblesse.

Il se fit aussi petit, et en rien elle ne rencontra de ces supériorités tranchantes qui effraient et rebutent : son esprit ainsi que sa conscience paraissaient ouverts à tout étudier et à tout comprendre. Comme elle, il était faible ; comme elle il péchait ; sa seule supériorité était d’être l’homme de Dieu et de parler la langue de la foi, qui ne se trompe et ne trompe jamais.

Alors, insensiblement, et de jour en jour, elle se laissa prendre par cette volonté étrangère qui l’envahit, l’enveloppa, la noya comme l’eau qui, rencontrant un obstacle, monte goutte à goutte, contre lui, jusqu’au moment où elle le dépasse et le submerge. Cela se fit sans qu’elle en eût conscience : elle croyait encore être elle-même quand déjà depuis longtemps elle n’était plus que le reflet d’une lumière et l’écho d’une voix.

Lorsqu’elle reconnut en elle cet état spirituel, loin de s’en effrayer, elle appliqua son esprit à l’analyser et à le justifier. Cela devait être ainsi, se disait-elle ; et elle demanda à ses lectures la confirmation de ce sentiment. Au couvent elle avait eu entre les mains la correspondance de Saint François de Sales et de madame de Chantal ; mais elle n’avait parcouru ces lettres qu’avec une attention distraite ; pour la première fois, elle les comprit et les sentit dans toute leur profondeur. Lettre par lettre, elle vit comment madame de Chantal avait livré son âme et comment, après son vœu d’obéissance entre les mains du saint, elle avait pris dans son cœur « la première et la dernière place ».

C’était d’elle-même qu’elle avait fait cette lecture et sans demander conseil a son directeur. Lorsqu’il en fut informé, il se fâcha fort, et, pour la première fois, laissa paraître cette dureté dont il l’avait menacée.

— Ce ne sont pas ces lettres que je blâme, dit-il sans vouloir écouter ses excuses, car personne ne peut les blâmer ; c’est votre acte lui-même, car je démêle très bien le mobile qui vous a conseillé cette lecture. Dans la soumission et l’obéissance de madame de Chantal, vous avez voulu trouver un exemple illustre qui justifiât à vos yeux votre propre soumission. C’est encore votre esprit qui a péché. Ne saura-t-il donc jamais se plier docilement à la règle qu’il a demandée ? Si vous n’avez pas confiance dans ma direction, si vous ne voulez pas vous y livrer entièrement, quittez-la, mais tant que vous l’acceptez, ne cherchez pas au delà, car les sentiers détournés, que pourra vous conseiller votre imagination toujours inquiète, ne peuvent aboutir qu’au gouffre de l’erreur.

Elle courba la tête sans répliquer et ne s’appliqua plus qu’à redevenir l’enfant soumise et docile qu’elle était aux premières années de sa jeunesse, alors qu’elle était ignorante, ne sachant rien, s’en rapportant à ce qu’on lui disait, à ce qu’on voulait pour elle.

Elle laissa diriger sa vie, et se conforma scrupuleusement aux règles méticuleuses qui lui étaient fixées, heureuse de ne plus chercher, de ne plus vouloir, de ne plus savoir.

Le premier point qu’il lui avait imposé avait été de reconnaître que c’était son esprit qui, jusqu’à ce jour, avait causé tous ses tourments.

— Si vous avez été malheureuse en Italie, lui avait-il dit, c’est que votre esprit était inquiet, en proie, si je peux m’expliquer ainsi, à des appétits perversifs : vous avez voulu chercher ce qui n’est pas donné à l’homme de connaître ; vous avez voulu soulever des voiles que notre bras n’est pas assez long pour atteindre, et vous vous êtes fatiguée, usée, épuisée, dans des efforts stériles. C’est la même cause qui, plus tard, vous a fait subir l’influence du comte Nedopeouskine ; vous ayez cru en lui parce que vous avez eu l’espérance que son bras serait plus puissant que n’avait été le vôtre et qu’il vous ouvrirait la porte d’un monde où, seule, vous n’aviez pas pu pénétrer. Si vous voulez trouver le calme, c’est donc votre esprit que vous devez soigner ; et le seul traitement qui me paraisse efficace pour vous, c’est le repos : il faut faire ce que les médecins font pour un membre cassé, le condamner à l’immobilité. Ce que je vous demande donc tout d’abord, c’est que cet esprit abdique entre mes mains.

— Ne me trouvez-vous pas assez docile ?

— De volonté, de cœur, oui ; d’esprit, non. Si vous n’aviez pas la foi, si vous étiez une femme mondaine qu’il me fallût convertir, je ne vous parlerais pas ainsi. Je m’adresserais à votre intelligence et vous mettrais aux mains des livres de nos maîtres, qui, j’en suis certain, vous ouvriraient les yeux comme à tous ceux qui ont bien voulu les étudier de bonne foi. Mais vous n’êtes pas cette femme ; vous croyez, et, dans les dispositions où vous êtes, ces livres vous seraient mauvais, en ce sens qu’ils ne vous donneraient pas le repos, pour votre état indispensable. Ce serait une nourriture trop forte pour vous, car elle vous forcerait à réfléchir, à travailler, à chercher ce que précisément je veux éviter, et ce à quoi je pense arriver par une nourriture plus douce, mieux appropriée à vos besoins, qui vous occupera sans vous fatiguer.

— Ce que vous voudrez, dit-elle.

Ce fut en partant de ce principe, qu’il avait eu l’adresse de lui faire admettre, qu’elle se laissa enfermer dans le cercle étroit qu’il avait tracé : sa dévotion fut réglée comme une bonne horloge, et, petit à petit, elle en arriva à ce point qu’elle n’eut pas une seconde dans la journée pour penser librement : chaque heure, chaque minute étaient occupées et d’avance leur emploi était rigoureusement déterminé.

Aussitôt éveillée, prière du matin ; après la prière, une heure de lecture pieuse et une demi-heure d’oraison. Puis la messe arrivait, et, en rentrant au château, elle devait faire une nouvelle lecture. Le déjeuner était suivi de dévotions à la sainte Vierge et à sainte Anne qui prenaient deux heures. Ces dévotions terminées, c’était le tour des litanies, puis celui du chapelet. On atteignait ainsi le dîner. La soirée commençait par des dévotions au sacré cœur de Marie et au sein de Sainte-Anne ; elle se terminait par une méditation ou un exercice spirituel.

Placées à cette heure, ces méditations avaient l’avantage de fournir un sujet de réflexion à la veille ou de rêves au sommeil. En effet, dans ces exercices de la méditation, qui sont inconnus de bien des gens du monde n’étant point dévots de profession, l’organisme est assez fortement ébranlé pour ne pas retrouver aussitôt son calme et sa fermeté.

Pour faire une bonne méditation, il faut, d’après les préceptes enseignés dans les livres spéciaux, se livrer à un travail qui met en jeu toutes les forces de l’attention, ce qui ne veut pas dire de la réflexion et de la raison. Ainsi on doit commencer à se figurer d’une façon matérielle le lieu où se passe le mystère qu’on veut contempler ; se représenter ensuite d’une façon corporelle les personnages qui ont un rôle dans ce mystère ; entendre par l’ouïe intérieure ce que disent ces personnages ; en un mot, jouer soi-même tous ces rôles en se donnant la sensation de leurs plaisirs ou de leurs douleurs, et comme eux, jouir ou souffrir par le goût, l’odorat ou le toucher.

Qu’une âme passionnée ait à faire une méditation sur la Conception de Jésus, qu’elle se représente la chambre étroite et pauvre de la sainte Vierge à minuit, alors qu’elle n’est éclairée que par la clarté de la lune, et que Marie, agenouillée, attend l’arrivée de l’ange Gabriel, elle n’aura certes pas d’autres idées que celles des personnages qu’elle vient de jouer.

Qu’elle ait à se figurer l’enfer en longueur, largeur et profondeur, avec le bruit des gémissements, des cris aigus, des hurlements et des blasphèmes ; avec l’odeur de la fumée, du soufre et de la poix ; avec le goût amer des larmes des réprouvés ; avec l’impression brûlante de ces feux qu’il faut toucher, et elle sortira de cet exercice anéantie si elle n’est pas hallucinée.

Bien que l’abbé Guillemittes n’appartînt pas aux jésuites, comme il l’avait dit sincèrement, et qu’il ne partageât pas leurs idées, il leur avait pris ce système des exercices spirituels qui sont « l’âme et la source de leur société », selon l’expression d’un de leurs pères, car, pour la direction méthodique et mécanique des consciences, ils seront toujours les maîtres. Il lui avait été commode d’appliquer des règles toutes faites, et il avait agi comme ces médecins qui, malgré eux, font de l’empirisme pour que leurs malades ne s’adressent pas aux charlatans.

Au reste, la méthode avait produit sur mademoiselle Isabelle son effet ordinaire, et celle-ci s’était petit à petit si bien pliée à ce joug qu’elle n’avait même plus la pensée d’aller au delà de la limite qui lui était tracée : elle tournait dans son manège, sans avancer, sans s’écarter à droite ou à gauche, les yeux bandés.

On lui disait de lire la vie de Marie-Alacoque, elle la lisait sans réfléchir, sans s’étonner de rien, sans ennui comme sans plaisir. Et de même elle lisait la Passion de la sœur Emerick, sainte Thérèse, la Mystique de Goerrez et les quinze volumes qui ont été écrits sur les litanies de la sainte Vierge, par un chanoine polonais. Elle n’avait souci que d’une chose : accomplir ce qui lui avait été prescrit.

Avec un homme, ce système de direction n’eût point eu peut-être les mêmes résultats ; il se fût sans doute révolté et échappé. Mais il y a dans le cœur des femmes, quoi qu’on dise, un besoin de soumission à une volonté supérieure qui les livre toujours à celui qui sait les dominer. Depuis son enfance, mademoiselle Pinto-Soulas avait toujours commandé, elle n’avait jamais obéi : obéir était pour elle une nouveauté, et par cela seul un plaisir, quel que fût le commandement. Elle était fière de sa soumission, glorieuse de son abaissement.

Mais mieux que cela encore, le vide qu’elle avait depuis si longtemps dans le cœur et dans l’esprit était rempli : plus de soucis, plus d’inquiétude ; vivant par un autre, elle ne se sentait plus vivre et ne souffrait plus.



III

Dans le monde religieux et dévot du diocèse de Condé, on ne parlait que de la piété éclatante de mademoiselle Pinto-Soulas ; et ces bruits, colportés et commentés, établissaient au loin la réputation du curé d’Hannebault.

Jusque-là, on lui avait reconnu le mérite d’être un architecte de talent, un habile homme d’affaires, mais les qualités sérieuses du bon prêtre lui avaient été contestées. Pour certaines consciences sévères il était même un embarras : ces honnêtes gens rendaient à l’église d’Hannebault la justice qui lui était due, mais glissaient toujours légèrement sur le compte de son curé. Quant aux incrédules et aux malveillants, ils ne se gênaient pas pour dire que l’abbé Guillemittes ferait un excellent gérant à la tête d’une maison de commerce, que, comme commis-voyageur, il n’aurait pas son pareil, mais que ce n’était pas un prêtre, ou alors la religion n’était qu’affaire de boutique.

— Si j’avais un stock de biberons démodés, disait le médecin Chaudun, je le donnerais à notre doyen, et je suis certain qu’il trouverait moyen de m’en débarrasser avec bénéfices ; si j’avais besoin de réunir des actionnaires pour un chemin de fer de Paris à la lune, je les lui demanderais et je suis certain aussi qu’il les découvrirait ; mais, si j’avais la clef de ma conscience à donner, ce ne serait pas à lui que je la confierais.

Et il faut dire que, si cette opinion n’était point admise par tout le monde en ces termes, il y avait cependant un grand nombre de gens, et des plus droits, qui ne la contestaient point dans sa conclusion.

La conversion de mademoiselle Pinto-Soulas changea le sentiment public.

— Car c’est bien une conversion, disaient les dévots qui font de la solidarité cléricale une affaire de conscience ; mademoiselle Pinto-Soulas était à Paris livrée aux tentations d’une espèce de sorcier ; M. le curé d’Hannebault a été la chercher ; il lui a arraché les écailles qui fermaient ses yeux, il l’a ramenée à la vérité, et aujourd’hui elle est un sujet d’édification pour tous.

— Et une vache à lait pour son église, disaient les mal-pensants ; mademoiselle Pinto-Soulas est riche, avec elle les souscripteurs particuliers deviennent inutiles ; mieux vaut avoir affaire à une seule personne qu’à dix ou vingt mille, alors surtout qu’on la tient dans sa main.

— C’est de la captation, disait le notaire.

— De la possession, disait M. Chaudun.

Mais ces notes isolées se perdaient dans le concert général des louanges.

Il y avait un fait certain qui sautait aux yeux de tous : en arrivant à Hannebault, mademoiselle Pinto-Soulas ne pratiquait pas, maintenant elle pratiquait. À qui attribuer le mérite de cette conversion, si ce n’est au curé qui avait profité de ses relations pour amener ce résultat ? Habilement profité, disaient les méchants. Eh bien, après ? Depuis quand l’habileté était-elle un crime ? S’il avait agi maladroitement, de manière à ne pas réussir, mériterait-il mieux les remerciements ?

Ce qui, mieux encore que ces discussions, affirmait le succès de l’abbé Guillemittes, c’était le désappointement et la colère de ses adversaires.

— On ne parle que de la conversion de mademoiselle Pinto-Soulas, lui dit M. Fichon ; si vous pouviez la décider à faire une offrande à l’œuvre de Monseigneur, offrande que vous porteriez vous-même, ce serait de bonne guerre ; on s’occupe beaucoup à l’évêché de l’influence que vous avez su prendre sur la riche héritière.

— Mais cette influence est nulle : je suis son confesseur, voilà tout.

— Assurément, assurément ; mais on aurait préféré vous voir le confesseur d’une vachère ou d’une tréfileuse ; il n’y a qu’une demoiselle Pinto-Soulas dans le diocèse, et vous êtes son directeur. Quant à moi, mon cher doyen, je vous fais mes compliments les plus sincères. N’oubliez pas l’offrande à Monseigneur : plus elle sera grosse, mieux cela vaudra. Bien entendu, en parlant ainsi, je ne crois pas appauvrir votre église, mademoiselle Pinto-Soulas est assez riche pour donner des deux mains.

— C’est ce qu’elle fait.

Quant à l’abbé Lobligeois, il était accablé de ce triomphe, qui venait le frapper au moment même où il croyait voir éclater les mines qu’il avait si habilement disposées. Que n’avait-il écrasé son ennemi le jour où il l’avait tenu dans sa main ! Mais il avait voulu jouer avec lui comme le chat avec la souris. Il avait voulu l’humilier, il avait voulu jouir de son agonie savamment prolongée, et maintenant, l’occasion perdue ne se retrouverait sans doute jamais.

— Ce n’est pas une femme qui aurait fait cette faute, disait et répétait madame Prétavoine tournant et retournant le couteau, les femmes savent tirer d’une occasion tout ce qu’elle peut donner. J’avais cru que les prêtres étaient à moitié femmes.

Elle disait cela avec un ton de mépris qui irritait encore la blessure du curé de Rougemare, car, à ces reproches mérités, elle ne manquait pas de joindre l’éloge de l’abbé Guillemittes. On avait cru que c’était un simple bâtisseur, un maçon, quelle erreur de jugement ! c’était, au contraire, un habile homme, un esprit délié, un caractère résolu ; il ne laissait pas échapper les bonnes occasions et il trouvait moyen de sortir en vainqueur des mauvaises. C’était un coup de maître que cette direction de mademoiselle Pinto-Soulas. Avec l’appui de sa fortune, où ne pourrait-il pas atteindre ? Il serait évêque un jour sans doute. En attendant, il s’était mis au-dessus des difficultés financières de son entreprise ; il ne venait plus de billets de lui en recouvrement ; il payait comptant ou, quand il ne payait pas, il renvoyait les entrepreneurs à une date certaine, sans que ceux-ci osassent parler de billets. Madame Prétavoine mettait une telle acrimonie dans ses reproches et une telle ardeur dans ses éloges que l’abbé Lobligeois se demandait avec une certaine inquiétude si, par cet échec, son autorité sur sa pénitente n’avait pas été détruite ; en tout cas, son prestige avait été obscurci ; il n’était qu’un prêtre, il n’était plus une idole et un oracle ; M. Prétavoine prenait avec lui des airs dégagés qu’il ne se serait jamais permis autrefois, et même il osait déclarer tout haut que l’abbé Guillemittes était une forte tête financière, ce qui s’appelle une forte tête ; et il n’était pas douteux que, dans la banque, il eût fait une belle fortune par la fertilité de ses combinaisons. C’était un homme à qui l’on pouvait demander des conseils et qu’il valait mieux avoir pour ami que pour ennemi.

Si vif que fût l’effet produit sur l’abbé Lobligeois par ce succès, il y avait quelqu’un cependant qui l’avait plus vivement encore ressenti, mais dans un sens contraire. Ce quelqu’un était l’abbé Colombe.

Lui qui avait pris mademoiselle Pinto-Soulas « pour un vase de perdition », quel pauvre homme il était ! C’était une sainte, ou tout au moins, si elle ne l’était pas encore, elle le deviendrait assurément un jour, après sa mort.

Et il n’avait pas encore osé lever les yeux sur elle de peur qu’elle l’entraînât à la concupiscence. Quand il se rappelait ce souvenir, il rougissait jusqu’à la racine des cheveux, et il devint si malheureux d’avoir un jour porté ce jugement téméraire, qu’il voulut s’en accuser hautement. Il raconta donc à son curé l’histoire de la baignade, sur laquelle jusque-là personne n’avait su la vérité.

— Oui, c’est pour me mettre à l’abri de la concupiscence que j’ai été me plonger dans l’Andon : comme si une chaste personne telle que mademoiselle Pinto-Soulas, chaste et immaculée, pouvait nous induire à la tentation même à son insu : ce n’est pas une fâââme !

— Mais, malheureux ! il y avait là de quoi vous tuer.

— Mourir n’eût été rien, si je n’étais pas mort en état de péché, car mon action était coupable, bien coupable.

— Et quand on pense que c’est vous, mon chez abbé, qui êtes l’auteur de cette conversion, car c’est votre sermon qui a dessillé les yeux de mademoiselle Pinto-Soulas et l’a amenée au tribunal de la pénitence ! Je le disais encore il y a quelques jours à l’évêché : si la timidité ne rendait pas quelquefois la voix de M. l’abbé Colombe balbutiante, ce serait un grand prédicateur, il a le don des paroles touchantes, il faut penser à lui.

Le vicaire fut si ému par cet éloge que son trouble de joie, faillit le suffoquer.

— Je ne veux pas vous quitter, dit-il.

— Oh ! il n’est pas question que vous me quittiez ; vous savez bien qu’à l’évêché je n’ai pas le pouvoir de faire récompenser vos mérites.

— Même quand vous seriez évêque, je désire rester dans cette église, Janitor domus Domini.

— Mais je ne suis pas évêque.

— Vous le serez un jour, cela ne fait de doute pour personne.

Maintenant que mademoiselle Pinto-Soulas n’était plus « une fâââme » pour l’abbé Colombe, il avait quelquefois le courage de lui adresser la parole le premier, mais bien entendu sans lever les yeux sur elle. Il s’enhardit jusqu’au point de lui offrir Les serviteurs de Marie, et, quand elle lui rendit ce livre en disant qu’elle avait été touchée par sa lecture, il fut le plus heureux prêtre de la chrétienté. Ce fut aussi une grande joie pour lui de couper les livres pieux que l’abbé Guillemittes faisait venir toutes les semaines de chez Fabreguette, pour alimenter la dévotion de mademoiselle Pinto-Soulas. En coupant les pages, il les parcourait et son fonds de bonnes lectures s’en trouvait enrichi. Quelquefois même, quand il en avait le temps, il apprenait quelques vers au passage : ce fut ainsi qu’il retint les suivants, bien remarquables comme inspiration, disait-il :

Le cœur de Jésus m’a appris

Que l’amour est un grand mystère,

Soit pour le corps ou pour l’esprit.

Il faut tout souffrir ou tout taire.

Je bénis mille fois mon sort

Si l’amour me donne la mort.

Bien entendu cet amour était l’amour divin, l’autre n’étant « qu’un fumier ».

Heureux de son triomphe, l’abbé Guillemittes n’était pourtant pas sans inquiétude sur sa durée. Mademoiselle Pinto-Soulas l’effrayait, et c’était avec peur qu’il se demandait comment il pourrait nourrir toujours sa nature insatiable. Qu’arriverait-il le jour où il n’aurait plus un aliment nouveau à lui donner ?

Il n’était point le directeur sûr de soi, ferme dans sa supériorité, comme on en voit tant. Il se jugeait, il jugeait sa pénitente et savait le peu de solidité de l’état de quiétude, dans lequel elle se trouvait.

Déjà plusieurs fois il avait été obligé de changer de système de direction, et de prévenir avec adresse la lassitude qu’il voyait poindre, sans lui laisser le temps de s’accuser nettement. Après avoir commencé par lui interdire les lectures intelligentes, il avait dû les lui permettre. Après avoir employé avec elle la douceur, il avait recouru à la dureté. Après l’avoir admise plusieurs fois la semaine au confessionnal, il l’avait ajournée, refusée pendant des quinzaines. Et, par ces secousses, il avait habilement réveillé l’intérêt en elle, à l’heure où il le voyait prêt à s’éteindre.

Mais après ?

Déjà il sentait venir le moment où il serait débordé : il fallait qu’il inventât sans cesse du nouveau : le nouveau n’est pas inépuisable. Pour retarder ce moment il usait de l’artifice de diviser ses aliments en petites doses et de ne les servir qu’avec un accompagnement trompeur, mais il avait beau faire, son fonds diminuait, diminuait chaque jour et le rationnement menaçait. Ah ! la direction des femmes n’est pas chose si facile ou si agréable que bien des gens se l’imaginent, et, pour lui, celle de mademoiselle Isabelle était un travail incessant. Ce qu’on lui donnait, elle le recevait, mais elle n’en gardait rien : son esprit était un sable altéré qui laissait passer l’eau qu’on versait incessamment dessus. Encore, disait-elle. – Encore. – Toujours. Si l’on s’arrêtait, le vide aussitôt se produisait en elle.

Ce fut alors qu’il pensa à appeler à son aide un secours étranger.

Il y avait au patronat de Saint-Joseph une sœur nommée sœur Sainte-Ursule qui, jusque ce jour, lui avait causé des ennuis de toutes sortes, mais qui lui parut propre à le soulager dans sa tâche.

C’était une grande et belle fille, très forte et très sanguine, de vingt-quatre à vingt-cinq ans, qui, au temps où elle était sous la direction de l’abbé Colombe, avait des visions dans lesquelles elle lisait la destinée des âmes du purgatoire.

Pour la guérir de ces visions qui ne lui plaisaient guère, l’abbé Guillemittes l’avait prise sous sa direction, et en même temps qu’il avait conduit son esprit d’une main froide et dure comme le fer, il avait employé son corps dans les travaux pénibles de la communauté. Au lieu de la laisser à la broderie où elle était habile, on l’avait mise au jardin, et là, le louchet ou la fourche à la main, elle avait tenu la place d’un homme, et elle l’avait tenue sans distraction comme sans repos. Car, sous la surveillance de la mère Sainte-Alix, ce qui avait été ordonné par l’abbé Guillemittes s’exécutait de point en point et régulièrement. Dans son jardin, dès avant le lever du soleil jusqu’après son coucher, la sœur Sainte-Ursule labourait, ratissait, piochait et usait dans un labeur incessant force et santé.

Quoiqu’elle les dépensât largement toutes les deux, le sang la gênait toujours, et cela malgré les jeûnes fréquents qui lui étaient ordonnés et le chétif ordinaire que la communauté offrait à ses pensionnaires, quand elles avaient permission de manger. En même temps, bien qu’elles lui eussent été sévèrement défendues, ses visions la tourmentaient toujours. De tout cœur, elle voulait obéir à son confesseur, mais la vision était plus forte que sa volonté : les âmes pour lesquelles elle priait lui parlaient, et elle les voyait sous la forme d’un cœur souillé ou d’un cœur brillant, selon leur état moral. La nuit, des figures venaient se poser sur son lit et l’entretenaient : c’étaient des âmes du purgatoire qui lui racontaient ce qui se passait dans ce lieu et lui donnaient des nouvelles des autres âmes qui s’y trouvaient ; c’était ainsi qu’elle avait appris que le purgatoire était au centre de la terre, tout près de l’enfer, et qu’il était divisé en plusieurs compartiments.

Ces histoires, racontées dans la communauté, y produisaient un effet extraordinaire, et il fallait toute l’autorité de l’abbé Guillemines et toute la sévérité de la mère Sainte-Alix pour que la contagion ne gagnât pas les autres sœurs. Alors que serait devenu le travail ? les visions sont bonnes dans des maisons où l’on ne fait rien, ce qui n’était pas le genre du patronat de Saint-Joseph.

Ce fut cette sœur Sainte-Ursule que le doyen résolut de mettre en rapport avec mademoiselle Isabelle.

— Il y a au patronat, lui dit-il un jour, une sœur qui m’inquiète un peu : elle aurait besoin de distractions et de repos. Voulez-vous me permettre de vous l’amener ; vous pourriez lui être salutaire ?

Il l’amena donc et mademoiselle Pinto-Soulas la reçut avec une douce sympathie qui toucha la sœur Sainte-Ursule jusqu’au cœur ; la délicatesse de parole, les manières discrètes, les attentions fines de mademoiselle Isabelle ressemblaient peu au ton dur et cassant de la mère Sainte-Alix. On la promena dans le château, dans le jardin, dans le parc, dans les serres, et cette jardinière, enfermée depuis son enfance dans un couvent, jouit avec ravissement de ce qu’on lui montrait : des fleurs éblouissantes, des plantes au feuillage tropical ; jusqu’à ce jour elle n’avait pas vu d’autres fleurs que celles des choux ou des carottes, et elle n’en avait jamais rêvé de plus belles que celles des pois. Les palmiers de la grande serre la transportèrent sur les bords du Jourdain dans le pays de Jésus.

Elle revint souvent : Mademoiselle Isabelle l’emmena avec elle dans ses courses en voiture, et souvent elle alla lui faire une visite au patronat.

Ce genre de vie, si nouveau pour la recluse, n’était pas fait pour calmer son imagination. Les visions revinrent d’autant plus fréquentes et plus précises que maintenant le directeur ne les proscrivait plus avec la même sévérité. Il ne se fâchait plus comme aux premiers temps, et il ne disait plus qu’elles étaient le produit de l’hallucination.

Quand mademoiselle Isabelle entendit parler de visions et de conversations avec les âmes, elle ouvrit les oreilles et l’esprit.

Elle interrogea la sœur Sainte-Ursule, elle la pressa, et celle-ci, qui n’avait plus la bouche close, raconta ses entretiens avec les âmes du purgatoire ; elle dit aussi comme en plein jour, pendant son travail du jardin, elle voyait souvent dans une auréole rouge les âmes de ses parents, de ses amies de jeunesse ou de ses compagnes.

Ce n’était plus là de la fantasmagorie : on ne pouvait pas accuser la sœur Sainte-Ursule de tromperie, car elle était la sincérité même, la bonne foi et la simplicité. Ce qu’elle disait avoir vu, il était certain qu’elle l’avait vu. Avec quels yeux ? toute la question était là : ceux du corps ou ceux de l’hallucination ? Mais mademoiselle Isabelle ne se posait pas cette question.

Ce monde mystérieux, où elle avait si souvent voulu pénétrer et toujours inutilement, pouvait donc s’ouvrir, il s’était ouvert pour cette fille inculte mais qui avait une foi ardente. Il fallait donc avoir la foi.

Alors une intimité étroite s’établit entre ces deux femmes si différentes l’une de l’autre ; et ce que l’abbé Guillemittes avait prévu s’accomplit : mademoiselle Pinto-Soulas trouva dans son commerce avec la religieuse l’aliment nouveau qu’il ne pouvait plus lui donner : il put se reposer et se borner à une simple surveillance.

Répondant aux désirs de mademoiselle Isabelle, la sœur Sainte-Ursule avait été assez heureuse pour étendre le cercle de ses visions. Il ne se bornait plus aux âmes des personnes qu’elle avait connues ; mais il embrassait maintenant celles dont on lui parlait.

Ainsi, elle vit madame Pinto-Soulas dans le paradis et monsieur de Rosselange dans le purgatoire, où il avait des entretiens fréquents avec saint Joseph qui lui témoignait une grande bienveillance. En priant ardemment pour M. de Rosselange, on pouvait espérer le délivrer bientôt.

On pria. On s’excita mutuellement. Mais l’une et l’autre, dans leur vol, n’arrivèrent point au même but. Tandis que chez la sœur Sainte-Ursule l’exaltation se matérialisait, tandis qu’elle se laissait emporter à désirer et à attendre les visions mystérieuses avec une violence qui la faisait tomber en syncope ; tandis que ces visions revêtaient toujours une nouvelle forme sensible, de sorte qu’elle les touchait, les embrassait, les serrait dans ses bras ; chez mademoiselle Isabelle, au contraire, l’exaltation s’élevait dans des régions purement spirituelles. Pour elle pas de visions, pas de corps palpables, mais une foi ardente, un amour passionné, un mysticisme pur, qui n’avait rien de la dévotion grossière et sensuelle de la religieuse.

Pendant assez longtemps, l’abbé Guillemittes n’eut qu’à laisser aller cette foi nouvelle. Mais il arriva un moment où il fut effrayé de la route parcourue : la barque qu’il avait lancée était entraînée par le courant et elle menaçait de lui échapper : le feu qu’il avait allumé prenait le développement d’un incendie.

Mademoiselle Isabelle parlait bien souvent des douceurs de la vie religieuse, de son calme, de ses joies. Si elle allait vouloir prendre le voile ! À cette pensée, il eut peur. Dans un couvent ? mais cela ne faisait plus son affaire.

Il fallait enrayer. Mais comment ? Et cherchant à sortir de cette difficulté, il se dit plus d’une fois que décidément c’était chose lourde que la direction d’une femme. Sans doute toutes ne ressemblent pas à mademoiselle Isabelle : il y en a de simples qu’on contente avec un chapelet ; il y en a de coupables, et celles-là, quand elles ont livré leur secret, on les tient bien par leurs fautes ; mais quand elles sont affinées, ardentes et pures comme mademoiselle Pinto-Soulas !

Quelles armes trouver pour lutter contre ce mysticisme ? l’abbé était fort peu mystique lui-même et se sentait incapable de garder sa fermeté dans ces subtilités de pensée.

Un moment il pensa à appeler Hubert à son aide pour faire une diversion ; mais un événement inopiné qui se présenta fort à propos vint le tirer de son embarras.



IV

On touchait au moment des élections générales, et c’était, dans la circonscription électorale de Condé, un sujet de préoccupation et de soucis pour bien des gens.

Le baron Friardel, le député en exercice, qui avait été jusqu’à ce jour le candidat agréable du gouvernement sans être ostensiblement son candidat officiel, se trouvait devenu candidat désagréable. Dans le monde administratif on ne disait point, il est vrai : « Si le baron Friardel est réélu, c’en est fait de la France et de la dynastie » ; mais quand on parlait de lui, c’était avec embarras et réticence, comme si on en savait long sur son compte.

— Ah çà, qu’a donc fait notre député ? disaient les maires en sortant de chez le sous-préfet.

Et les malins prenaient un air entendu, tandis que les naïfs déclaraient n’y rien comprendre.

— Peut-être qu’il est légitimiste.

— Peut-être qu’il est orléaniste.

— Il est ce qu’il était quand nous l’avons nommé.

— Eh bien, alors ?

— Avez-vous ou n’avez-vous pas confiance dans le gouvernement ? tout est là ; ce n’est pas pour monsieur celui-ci ou monsieur celui-là qu’on vote, c’est pour le gouvernement ; si le gouvernement ne veut plus du baron Friardel, nous ne pouvons pas le soutenir.

— C’est évident.

— Mais n’en veut-il plus ?

— Ah ! Voilà.

— Il en veut toujours.

— Il n’en veut plus.

— Que monsieur le sous-préfet s’explique.

Et ces malheureux maires suaient d’inquiétude quand ils recevaient la visite du baron Friardel. Il était encore le député du gouvernement, mais demain il ne le serait peut-être plus. Comment manœuvrer au milieu de ces incertitudes ? M. Maridor notamment en perdait la tête.

— Soyons diplomate, se disait-il.

Mais il ne suffit pas de vouloir être diplomate pour le devenir du jour au lendemain, au moins dans les choses de la vie et sans titre officiel ; car les grâces d’État, qui du soir au matin font d’un général ou d’un avocat un ambassadeur, ne s’étendent point aux simples maires ; d’ailleurs, si ces grâces peuvent donner le titre de diplomate ; elles ne donnent point la science de la diplomatie ; et c’était cette science que M. Maridor désirait.

Prendre un air froid et poli en même temps, parler sans rien dire et comprendre ce qu’on ne vous dit pas, que n’eût-il donné pour se trouver doué tout à coup de ces qualités ! Et il y a des gens qui se figurent qu’il n’y a rien de plus facile que d’être maire.

Au moins si le baron Friardel s’expliquait ! Mais il en était de lui comme de M. le sous-préfet, on n’en pouvait rien tirer de précis. Était-il ou n’était-il pas l’homme du gouvernement ? Mystère. Pourquoi ne le serait-il plus ? Pourquoi le serait-il encore ? C’était à jeter sa langue aux chiens.

En fait, la question était embrouillée, pour des têtes plus fortes que celle du maire d’Hannebault.

M. Friardel avait été nommé une première fois député de la circonscription de Condé-le-Châtel avec l’appui du clergé et la neutralité de l’administration. Cette nomination presque libre, alors que tant d’autres étaient dues au zèle des gardes champêtres, des gendarmes, des instituteurs, des maires, des cabaretiers et de l’armée des fonctionnaires, lui avait donné une sorte d’indépendance. Il pouvait ne pas regarder les ministres pendant les séances, prêt à obéir à leur moindre signe. En habile homme qu’il était, il n’avait point abusé de cette indépendance. Toutes les fois que le gouvernement avait eu besoin de son vote, il l’avait donné de bonne grâce. Seulement, ce vote n’était point acquis d’avance, il fallait le demander ; alors, donnant, donnant. Personne comme lui ne savait se rendre aux bonnes raisons.

— Ce matin encore j’étais hésitant sur la question, mais Votre Excellence m’a convaincu.

Et il retenait l’Excellence une minute pour lui rappeler, que quelques jours auparavant il avait demandé une faveur à l’obtention de laquelle il tenait beaucoup.

Ce n’était pas lui qui menaçait la dynastie impériale, ou qui montait à la tribune pour taquiner les ministres et blâmer l’administration. Il laissait cela aux ambitieux et aux imprudents, il n’était qu’indépendant, mais il l’était bien.

De pareils hommes ne sont pas les ennemis d’un gouvernement et une administration prudente s’en contente volontiers ; nombreux ils seraient gênants, mais s’ils ne sont que quelques-uns ils rendent des services ; on les propose en exemple. – On nous accuse de ne vouloir que des commis ou des complaisants, voyez le baron Friardel ; n’est-il pas assez indépendant ? S’il vote pour nous, c’est que nous avons dix fois raison.

Dans ces conditions, le baron Friardel devait se croire le député à vie de Condé-le-Châtel, et il l’eût été, en effet, si une nouvelle ligne de chemin de fer n’avait dû traverser une partie de la circonscription. Or, l’inventeur de cette ligne, dont le besoin ne se faisait pas sentir, était un financier parisien qui voulait être député, La Motte-Blériot, bien connu dans le monde des affaires.

— Faites-vous nommer dans votre département, lui avait dit le ministre, nous vous appuierons.

— Je suis trop connu dans mon pays ; personne ne voterait pour moi ; à Condé j’ai le prestige de mon chemin de fer.

Comme on ne pouvait rien refuser à M. La Motte-Blériot, il avait été convenu qu’il se présenterait à Condé ; mais le gouvernement, de peur d’un échec qui était possible avec un adversaire tel que Friardel, ne s’engageait pas à l’appuyer ostensiblement. À lui de préparer son succès ; à la dernière heure seulement l’évêque, le préfet, les procureurs impériaux, le commandant de la gendarmerie, l’ingénieur des ponts et chaussées, l’ingénieur des mines, le receveur général, les directeurs des contributions directes et indirectes, le directeur de l’enregistrement, le directeur des postes, l’inspecteur des télégraphes, l’inspecteur des écoles primaires auraient à intervenir et à dire tout bas, de la bouche à l’oreille, le nom du préféré de l’administration. Jusqu’à ce jour on devrait se contenter de combattre Friardel en dessous, de telle sorte que s’il ne triomphait pas, on dirait que l’élection de M. La Motte-Blériot était une nouvelle confirmation de la confiance des campagnes, qui n’avaient pas voulu de l’indépendance séditieuse du baron Friardel.

Une des premières visites de M. La Motte-Blériot dans sa tournée électorale fut pour l’abbé Guillemittes, et afin de ne pas se faire « coller » sur l’architecture par le doyen d’Hannebault, il amena avec lui le journaliste Liénard, qui rédigeait son journal financier. Liénard avait pour mission de donner le ton, et M. La Motte-Blériot, une fois qu’il était averti, achevait les phrases de son cornac.

— Quelle admirable église du treizième siècle ! dit Liénard après avoir visité l’œuvre du doyen.

— Ah c’était le bon siècle, acheva M. La Motte-Blériot.

— Celui de l’élégance dans l’exécution et de la foi dans l’idée, dit le journaliste.

— La foi ! continua le banquier, c’est ce que je dis toujours, le salut est là.

— C’est le port, dit Liénard, qui ne croyait même pas en lui.

— L’arche sainte ! s’écria le financier.

— Vous êtes religieux ? interrompit l’abbé Guillemittes.

— Comment donc ! religieux ! répliqua le candidat ; pour moi personnellement je n’ai pas le temps, hélas ! emporté par les affaires, de consacrer à la religion tous les instants que je voudrais, mais je fais élever mon fils chez les jésuites ; par là, M. le doyen, vous pouvez juger de mes principes.

Disant cela, il s’approcha du tronc sur lequel on lisait : « Pour les travaux de l’église », et il glissa une liasse de billets de banque pliés en deux ; puis, comme s’il était désolé de la modicité de son offrande, il fouilla dans son gilet, dans son pantalon et versa dans le tronc tout ce qu’il put réunir de louis et de pièces de monnaie.

— C’est ce qui s’appelle vider ses poches, dit le journaliste chargé de fournir les mots de la situation.

— Et quelle meilleure occasion ! dit le financier ; mais pour une œuvre de cette importance les dons de simples particuliers ne sont rien, c’est l’appui de l’État qu’il lui faut ; aussi je veux, si les électeurs me choisissent pour représenter la circonscription de Condé, que l’église d’Hannebault soit inscrite la première sur la liste du ministère des beaux-arts. Chaque année il vous faut des tableaux, des statues.

— Comme électeur, dit l’abbé Guillemittes, je n’ose prendre un engagement, car je ne sais quel sera le candidat de monseigneur.

— Voilà qui est parlé ! s’écria M. La Motte-Blériot, qui se croyait sûr d’avoir l’appui de Mgr. Hyacinthe ; si tout le monde était dans ces idées, le repos de la France serait assuré. Quoi de plus simple et de plus logique ? l’empereur désigne aux électeurs un candidat qui mérite sa confiance, et les électeurs ratifient le choix de l’empereur ; par ce moyen, le gouvernement se soumet périodiquement au jugement de la nation, sans risquer son existence même.

— L’ordre est à jamais établi, dit le journaliste.

— L’ère des révolutions est fermée, acheva le banquier.

En quittant l’abbé Guillemittes, M. La Motte-Blériot se rendit chez Prétavoine, au grand contentement de Liénard, dont le rôle fatigant allait être interrompu pour quelques instants ; entre banquiers on parlerait la langue des affaires ; il n’aurait rien à dire.

Ces prévisions se réalisèrent ; le banquier parisien et le banquier provincial s’expliquèrent, sans qu’il fût besoin d’un trucheman.

— Vous avez vu notre curé ? demanda madame Prétavoine.

— Assurément, ma première visite dans le pays a été pour lui. Je l’ai traité avec cérémonie, pensant que vous me pardonneriez, si j’agissais avec vous en confrère, en ami. Au reste, je suis très satisfait de son accueil.

— Il vous a promis sa voix et son influence ?

— Il ne m’a rien promis formellement ; mais il réglera sa conduite sur celle de Monseigneur, et Mgr. Hyacinthe sera pour le vrai candidat du gouvernement.

— L’influence de Monseigneur n’est pas toute puissante dans le diocèse ; à côté de la sienne et peut-être au-dessus règne celle de M. l’abbé Fichon, et vous devez savoir que M. le vicaire général sera pour M. le baron Friardel. Déjà il vous combat : on dit tout bas que vous n’offrez aucune garantie à nos opinions religieuses ; ce sera une arme puissante contre vous.

— Mon fils est chez les jésuites.

— Cela n’est pas suffisant et cette tactique est bien démodée ; comment voulez-vous convaincre un paysan en lui expliquant que vous faites élever votre fils par les révérends pères ? Pour lui vous êtes un homme d’argent ; cette accusation ne sera que trop commode à exploiter, et elle aura du poids non seulement auprès des paysans, mais encore auprès de bien des prêtres.

— Les marchands du Temple, dit Liénard, pour ne pas s’endormir.

— Précisément. Que pourront répondre vos partisans ?

— Que je dote le pays d’un chemin de fer.

— Cela est bon pour les intérêts, mais pour les idées ? M. le baron Friardel est connu comme un homme qui pratique ; il y a dans le diocèse des témoignages de sa foi ; tous les prêtres savent qu’il a donné une verrière à l’église d’Hannebault.

— Friardel est un farceur ; s’il pratique ici, il se rattrape à Paris.

— Son nom est écrit sur la verrière de notre église. Qu’avez-vous à opposer à cela ? Je ne parle que pour les gens religieux, et ils sont nombreux dans notre diocèse.

— Je peux donner une verrière aussi ; s’il ne faut que cela…

— Il serait vraiment trop beau à vous de faire un cadeau à notre curé qui, j’en ai la certitude, sera contre vous.

— Parce que ?

— Parce que Monseigneur sera pour ; cet antagonisme tient à des raisons particulières trop longues pour être expliquées ici.

— Cependant il faut que je fasse quelque chose.

— Assurément, dit Liénard en intervenant ; madame me paraît expliquer très finement la situation du pays, la position respective des deux adversaires et l’attitude que vous devez prendre. J’ai déjà vu un cas analogue au vôtre, il y a quelques années en Bretagne. Trois jours avant l’élection, le candidat orléaniste fait une distribution de chapelets bénits par le Saint-Père. Le candidat légitimiste se croit perdu, mais une dame vient à son aide ; elle réunit ses amies et toutes les âmes pieuses de la ville ; on travaille jour et nuit et l’on peut, la veille de l’élection, faire une distribution de scapulaires qui enfonce celle des chapelets. Il vous faudrait quelque chose dans ce genre.

— C’est cela même, dit madame Prétavoine qui avait été fâchée du mot « enfonce » appliqué à des choses aussi saintes que des scapulaires, mais qui, d’un autre côté, avait été flattée du compliment adressé à sa finesse.

— Conseillez-moi, dit le banquier.

— Ce qu’il faut, c’est un acte de votre part qui parle aux yeux et aux oreilles de tous, sans contestation possible. Par exemple, si vous aviez des relations à Rome qui vous permissent d’obtenir de saintes reliques, vous pourriez offrir ces reliques à une église du diocèse, et ce serait là, il me semble, un acte de foi réunissant toutes les conditions. Les journaux pourraient, pendant plusieurs mois, s’occuper chaque jour de ce don ; vous seriez assurément attaqué par les feuilles de la révolution, et les polémiques qui s’engageraient à ce sujet vous serviraient admirablement.

— Voilà une idée ! dit Liénard.

— Si je ne donne pas une verrière à l’église d’Hannebault, pourquoi lui donner des reliques ?

— Et qui parle de l’église d’Hannebault ? interrompit madame Prétavoine : croyez-vous que je cherche en ce moment l’intérêt de mon église ? Nullement. Je trouve même que ces saintes reliques dans notre église luxueuse ne seraient pas bien à leur place, et j’aimerais mieux une bonne église de village. Celle de Rougemare, par exemple. À ce choix fait par vous, je verrais plusieurs avantages : le petit clergé du diocèse vous serait reconnaissant d’avoir porté votre offrande à une modeste église au lieu de l’adresser à une cathédrale ; et, d’un autre côté, vous vous feriez de M. le curé de Rougemare un partisan, ce qui n’est pas à dédaigner, car pour l’habileté, la volonté et les ressources de l’esprit, c’est le seul prêtre que je sache digne de lutter contre l’abbé Guillemittes, qui, je vous le répète, sera contre vous.

— Vous avez vidé vos poches trop tôt, dit Liénard.

— Heureusement j’ai gardé celle de l’habit, répliqua le financier en frappant sur son portefeuille.

— Le doyen a fait une levée sur votre bourse ? dit Prétavoine qui jusqu’à ce moment avait laissé parler sa femme.

— Il l’a levée entière.

— Et il votera contre vous.

— Allons, j’adopte la proposition de madame, et je promets de saintes reliques à l’église de Rougemare.

— Voilà une maîtresse femme, dit Liénard en sortant de chez le banquier.

— Elle est la tête de la maison ; j’ai eu affaire à elle plusieurs fois et elle a toujours trouvé moyen de tourner les choses à son avantage. Aujourd’hui elle me rend cela en suggérant son idée de reliques.

— C’est une bonne idée.

— Je ne dis pas non ; mais du diable si je sais comment exécuter ma promesse. J’ai des relations à Rome, cela est vrai ; seulement je ne peux pas dire : « Envoyez-moi une caisse de Reliques à Rougemare, franco en grande vitesse, » comme je dirais à un négociant de Palerme : « envoyez-moi des mandarines par le prochain paquebot. » Des reliques ! des reliques ! Qu’est-ce qu’on entend par là ? Où cela se trouve-t-il ? À qui faut-il s’adresser pour en obtenir ? En donne-t-on à ceux qui en demandent, comme on donne une marchandise ? Enfin combien cela coûte-t-il ?

— Pour cela, je peux vous renseigner.

— Vous savez comment on obtient des reliques, vous ?

— Non, mais je connais quelqu’un qui répondra à toutes vos questions et, très probablement, vous trouvera ces reliques. Vous rappelez-vous Vérard ?

— Qui a rédigé le Petit Financier, le Père de famille, la Bourse pour tous ?

— Oui.

— Je me souviens d’avoir eu affaire à lui pour des émissions ; il était d’une âpreté remarquable, et, après avoir reçu ce qui lui était attribué, il lui fallait toujours quelque chose en plus ; il emportait la plume avec laquelle il signait son reçu.

— Eh bien ! Vérard a quitté le journalisme financier pour le journalisme religieux ; il rédige aujourd’hui le Lys immaculé qui est l’organe d’une agence avec Rome, laquelle est elle-même l’annexe d’un comptoir d’objets de piété, ornements d’églises, bénitiers, médailles, chapelets, cierges, missels, photographies pieuses et politiques, portraits du comte de Chambord et de Bernadette Soubirous ; le tout est établi derrière Saint-Sulpice, rue Férou.

— Vérard ne m’a jamais paru être qu’un médiocre commerçant.

— Aussi, n’est-il pas seul directeur de cette agence ; il est associé avec un abbé qui dirige la partie commerciale ; lui s’occupe surtout du journal.

— Qu’est-ce qu’une agence avec Rome, je vous prie ?

— Je ne suis pas très fort là-dessus, mais je crois que c’est un intermédiaire pour se procurer des dispenses et pour accomplir une foule de formalités sans recourir aux évêques. Vous savez qu’en ces derniers temps Rome tend à diminuer le pouvoir de nos évêques, qu’elle traite un peu comme des préfets, par dessus la tête desquels elle est bien aise de passer. De plus, on est besoigneux à Rome et l’on fait profiter un cardinal, un camérier, un fonctionnaire quelconque, de redevances, qui, dans la marche régulière des choses, iraient aux évêques. Je crois qu’une agence établie dans ces conditions doit vous procurer vos reliques, ou, en tous cas, vous renseigner.

— Eh bien ! faites, et tenez-moi au courant ; si les prix sont raisonnables, je leur offrirai des reliques. De saintes reliques offertes par le banquier La Motte-Blériot et obtenues par l’entremise de Liénard, ancien directeur de journaux de théâtre, et Vérard, ancien journaliste financier ; ce sera assez drôle. Ne nous ferons-nous pas attaquer dans le Siècle et l’Opinion ?

— Tant mieux ; nous serons alors défendus par le Monde et l’Univers.

Aussitôt qu’il fut rentré à Paris, Liénard se rendit rue Férou et fit part de son désir d’obtenir des reliques.

— Vous ne pouvez vous adresser mieux qu’à notre agence, dit Vérard ; car nous avons précisément à Rome une succursale qui fournit le monde entier, l’Europe et l’Amérique, de saintes reliques. Pour 300 écus romains, vous pouvez avoir de saintes reliques enchâssées dans un reliquaire d’un beau travail artistique ; pour 1,000 écus, nous vous donnerons un corps saint entier dans une châsse. Voici notre prospectus et notre prix courant.

— Demain vous aurez une réponse, car vous comprenez bien, mon vieux Vérard, que je n’ai pas l’intention de m’offrir ces saintes reliques pour moi-même ; c’est pour La Motte-Blériot.

— Ah bah ! La Motte-Blériot fait collection de reliques ! Pas possible, n’est-ce pas ?

— Parole d’honneur ; seulement ces reliques doivent être données par lui à une église, à l’occasion des élections.

— Alors je comprends ; mais puisqu’il en est ainsi, nous pouvons parler dans le Lys immaculé de cette pieuse donation ; vous ferez reproduire cette note dans les journaux du département, et en échange de ce petit service, La Motte-Blériot attestera qu’il a été satisfait de notre reliquaire : cela fera bien dans nos annonces.

Liénard alla porter ces renseignements à son patron, et comme le prospectus était en italien, il lui en traduisit une partie : « Notre société, occupée uniquement de travaux religieux, est la seule qui fabrique des reliquaires dits calendriers, d’après les règles d’un art élevé : elle exécute en toute espèce de métal des crucifix qui peuvent contenir des saintes reliques et jouissent, par la beauté de leur ouvrage, du droit de propriété ; elle enveloppe de cette façon les corps des saints martyrs, peint les cadres religieux et fournit tout ce qui est capable d’inspirer la dévotion (e fornice di tutto cio che è capace a promuovere la divozione). »

— C’est inspirer le vote que je désire, interrompit le banquier.

— C’est la même chose. Maintenant que choisissez-vous ? un reliquaire de ce genre, ou bien un corps entier ? car la société possède une armoire où sa trouve un trésor inqualifiable de parcelles de corps ; avec ces parcelles on forme un corps, on y appose un nom dans la forme authentique, et on le met dans une châsse de forme antique.

— Le reliquaire me suffit.

— Alors je commande le reliquaire pour 300 écus.

Huit jours après, l’Écho de Condé reproduisait un entrefilet du Lys immaculé, annonçant aux personnes bien pensantes que M. La Motte-Blériot venait d’offrir à l’église de Rougemare des reliques saintes qui, « en même temps qu’elles affirmaient la foi du donateur, attestaient aussi son vif désir d’être utile la contrée, de toutes les manières ».



V

En lisant cet entrefilet, le baron Friardel se sentit menacé sur un terrain qu’il avait cru jusqu’à ce jour solide et inattaquable, et tout de suite il pensa à consulter l’abbé Fichon.

— Le coup part d’une main cléricale, se dit-il ; seule, une main cléricale saura le parer.

— Il n’y a pas à vous inquiéter outre mesure de cette petite manœuvre, dit le vicaire général, notre clergé ne sera pas dupe de cet accès de piété qui prend M. La Motte-Blériot comme une fièvre. D’ailleurs, je crois pouvoir vous assurer que le concours de notre clergé vous est acquis.

— Vous croyez, mais demain n’est à personne.

— Sans doute et j’admets que votre prudence normande ne se fie qu’à ce qu’elle tient. Cependant, si vous considérez les conditions dans lesquelles se présente votre élection, vous devez, il me semble, n’avoir aucune crainte de notre côté. Monseigneur est désolé de l’opposition qui vous est faite. Par son origine il se trouve obligé d’accueillir le candidat que son gouvernement lui envoie, et je ne serais pas surpris qu’il votât pour lui. Mais ce sera tout ; il n’osera pas aller plus loin ; si dans son cabinet, au coin de la cheminée, il recommande M. La Motte-Blériot, il n’interviendra ni ouvertement ni officiellement ; tandis que moi je pourrai le faire et le ferai : vous êtes le candidat de l’église, vous représentez nos idées, nos principes, nos droits, cela sera affirmé.

— Mais la manœuvre religieuse de mon adversaire ?

— Je conviens qu’il serait imprudent de la négliger ; aussi je vous engage à aller consulter l’abbé Guillemittes ; les reliques de M. La Motte-Blériot sont offertes à l’église de Rougemare ; or il y a entre le curé de Rougemare et le doyen d’Hannebault une rivalité qui fera de celui-ci le partisan le plus solide, le conseil le plus utile que vous puissiez souhaiter. Écoutez-le et laissez-vous guider par lui ; c’est un homme qui réussit tout ce qu’il entreprend : s’il se met de votre côté contre le curé de Rougemare et son donateur, je les plains tous deux. Bien entendu, cela pourra vous coûter une statue ou un rétable ; aussi voyez si vous êtes disposé à ce sacrifice.

Disposé ? non, assurément. Le baron Friardel n’était, ni par habitude ni par principes, disposé à aucun sacrifice d’argent, mais il se résignait à ceux qu’il croyait productifs. C’était là le cas. Il avait fait un coûteux cadeau à l’église d’Hannebault ; en rappelant adroitement ce premier cadeau il pourrait, sous doute, rogner quelque chose sur le second.

— M. le baron, dit l’abbé Guillemittes après avoir attentivement écouté l’exposé de l’affaire, je ne comprends qu’une manière de lutter contre un adversaire habile : il a fait une chose qui est bien, faites-en une qui soit mieux.

— Vous me conseillez donc d’imiter M. La Motte-Blériot ?

— Il a offert des reliques à l’église de Rougemare ; à votre place, j’en offrirais à celle de Cinglais ou de toute autre paroisse.

— Mais je ne suis pas dans la même condition que M. La Motte-Blériot ; je suis connu dans notre pays, mes principes religieux et ma foi y sont, je l’espère, appréciés.

— Assurément, et mon église est là pour porter hautement témoignage de cette foi et de cette charité. Mais l’offrande généreuse que vous avez faite à l’église d’Hannebault date de plusieurs années, et le souvenir en est effacé, dans l’esprit du public, s’il ne l’est pas dans le cœur de ceux qui l’ont reçue ; tandis que celle faite par M. La Motte-Blériot à l’église de Rougemare date d’hier, ou plus justement datera de demain, c’est-à-dire du moment de l’élection ; c’est donc elle qui frappera les oreilles, alors que le bruit de la votre sera pour ainsi dire éteint : la foule est oublieuse ; pour conserver sa faveur il faut travailler sans cesse et ne pas s’en rapporter au passé.

— Si je donne des reliques à l’église de Cinglais, il me semble qu’on pourra m’accuser d’avoir fait une spéculation. Des reliques provoquent des pèlerinages et amènent des voyageurs dans un pays ; les deux auberges de Cinglais et trois cabarets sur cinq m’appartiennent.

— J’ai parlé de Cinglais, comme j’aurais parlé d’un autre pays ; j’ai parlé de reliques comme j’aurais parlé d’un autre don, s’empressa de répliquer l’abbé Guillemittes qui n’était pas homme à laisser se refermer une porte qui s’entrouvrait devant lui ; ce que vous voulez, n’est-ce pas, c’est que cette réplique domine le tapage qu’il veut faire ; Cinglais serait bon pour cela, mais si vous trouvez une église plus en vue, plus célèbre, cela sera mieux encore.

— Cette église n’est pas difficile à découvrir, elle frappe les yeux de tous.

— Où donc la voyez-vous ?

— Devant nous ; sa croix dorée nous illumine de ses rayonnements ; c’est la vôtre, mon cher doyen ; voulez-vous accepter mon offrande ?

— Accepter, accepter, dit l’abbé Guillemittes en souriant ; n’allez-vous pas bien vite, Monsieur le baron, et n’êtes-vous pas un peu comme le chasseur qui propose la peau de l’ours qu’il tuera demain ?

— Puisque M. La Motte-Blériot a pu offrir des reliques à l’église de Rougemare, moi, baron Friardel, je peux bien en offrir à l’église d’Hannebault. Il est vrai que je n’ai aucune idée des moyens à employer pour se procurer ces reliques ; mais il me semble que cela ne doit pas être impossible.

— Impossible, non ; difficile jusqu’à un certain point : il faut pour cela s’adresser à Son Ém. le cardinal-vicaire ou à monseigneur le sacristain du Pape, ou enfin au Saint-Père lui-même.

— Et cela coûte ? demanda Friardel qui ne pouvait jamais oublier son économie.

— Les reliques ne se vendent pas : vous iriez vous présenter les mains pleines d’argent, on ne le recevrait pas, et vous n’obtiendriez rien. Mais si vous avez rendu des services signalés à notre sainte religion, si vous êtes un haut personnage, on pourra vous donner des reliques. Le plus souvent ces reliques seront des fragments d’os de saints martyrs. Il y a au Vicariat et au Vatican des armoires pleines d’ossements, recueillis dans les catacombes de Saint-Calixte sur la voie Appienne ; ces ossements sont baptisés de noms chrétiens des temps primitifs, quand la pierre placée devant le compartiment des chambres sépulcrales où ils ont été trouvés ne porte pas d’inscription ; si ce compartiment est marqué d’une petite fiole de verre, c’est qu’il renferme des restes de martyrs. Le Pape seul donne des corps entiers, et il ne le fait que pour des églises ou des corporations religieuses.

— Nous sommes une église.

— Hannebault est une église ; mais vous n’en êtes point le curé.

— Alors nous nous contenterons d’un fragment de reliques, que nous obtiendrons du cardinal-vicaire ou du sacristain du Pape.

— C’est là précisément que se présente une des difficultés dont je vous parlais tout à l’heure : l’église de Rougemare peut très bien recevoir un fragment de reliques dans un reliquaire plus ou moins artistique, c’est beaucoup pour elle ; l’église d’Hannebault, par son architecture, et aussi par son importance, est condamnée à une plus grande exigence.

— Je comprends qu’il vous faille un reliquaire dans le style de l’église.

— L’exigence ne porte pas seulement sur le reliquaire ou la châsse, elle porte encore sur les reliques elles-mêmes. Ainsi, bien souvent j’ai pensé à enrichir notre église de saintes reliques, car je crois qu’elles contribuent à entretenir et à aviver la foi ; j’en ai toujours été empêché par cette raison que je voulais un corps entier, et que je ne croyais point avoir mérité cette précieuse offrande.

Il y eut un moment de silence : le baron Friardel se voyait engagé dans un chemin qui pouvait le conduire plus loin qu’il n’aurait voulu : un corps entier, une châsse dans le style de l’église, cela menaçait de l’entraîner dans des dépenses dont il ne voulait pas se charger.

— Si vous tenez absolument, continua l’abbé Guillemittes, à offrir des reliques à notre contrée, ce qui serait faire œuvre pie, je veux me mettre à votre disposition et m’employer pour vous dans la mesure de ce que je peux ; il y a quelques années, je n’osais demander un corps saint, mais aujourd’hui peut-être je le pourrais faire avec plus de chance de succès ; notre église est en bonne voie d’achèvement, et notre Saint-Père le Pape me jugera peut-être digne d’être récompensé de mes faibles efforts.

— Pardon, mais si vous obtenez personnellement des reliques de Rome, je ne vois pas en quoi cela pourra battre en brèche M. La Motte-Blériot.

— Aussi, n’est-ce pas ma personne qui devrait paraître, mais la vôtre ; je ferais la demande, et le don vous serait accordé. D’ailleurs, il y aurait deux choses distinctes dans ce don : les saintes reliques et la châsse qui les renfermerait. Si je peux obtenir l’une, je ne pourrais pas, en ce moment au moins, payer l’autre.

— Comment payer ? Ne me disiez-vous pas que les reliques ne se vendent point ?

— Les reliques, oui ; on ne fait pas à Rome commerce de choses saintes, cela est de notoriété publique ; mais la châsse ? Comment voulez-vous que notre Saint-Père, injustement spolié, nous offre une châsse de prix quand il a besoin, au contraire, de la générosité des fidèles ? Et puis vous savez bien qu’à Rome, les questions d’argent, pour n’avoir point la brutalité qu’on rencontre ailleurs dans les affaires temporelles, ont eu et ont toujours une certaine importance ; rappelez-vous ce trait de l’histoire de Pologne, quand les Polonais, épuisés d’hommes et d’argent dans leur guerre contre les infidèles, voulurent faire canoniser Hedwige, femme de Wladislas, qu’ils avaient nommée la sainte, à cause de ses vertus : sur les preuves écrites, la cour de Rome reconnut la justesse de cette demande ; mais avant d’y répondre elle posa de certaines conditions qui portaient sur des droits de chancellerie que les Polonais se trouvèrent trop pauvres pour acquitter : – « Point d’argent, point de sainte, » dit le pape Nicolas V. Aujourd’hui point d’argent point de châsse, point de châsse point de reliques.

— Alors je reviens à la question que je vous posais : on ne paye pas les reliques, c’est entendu, mais combien coûte la chasse ? Si elle n’est pas d’un prix trop élevé, je serai heureux de vous l’offrir ; si, au contraire elle dépasse la somme dont je puis disposer, je ne lutterai pas sur ce terrain avec M. La Motte-Blériot ; je ne suis pas un financier.

— Votre fortune est connue.

— Mal connue, Monsieur le doyen ; je viens d’être condamné à payer au fils de mon malheureux beau-frère une somme de deux cent mille francs ; l’année est mauvaise, les fermiers ne paient pas : et puis la vie à Paris, pendant la session du Corps législatif, coûte fort cher ; sans doute pour un député qui n’est point indépendant, il y a de bonnes affaires, mais je suis indépendant ; je donne mon temps à mes électeurs et je ne peux leur donner des châsses que si le prix en est modéré.

— Il ne s’agit pas d’une châsse comme celle que Bonard construisit pour Sainte-Geneviève et à laquelle il employa 7 marcs d’or et 193 marcs d’argent ; il ne s’agit point davantage d’une châsse ornée de pierreries ; si, plus tard, la piété des fidèles nous offre des pierres précieuses, nous saurons les employer comme ornement ; mais ce qui importe pour le moment c’est un coffre pour enfermer les reliques, une boîte, selon l’étymologie.

— Parfaitement, une boîte, c’est cela même, dit Friardel reprenant espoir.

— Oui, mais une boîte dans le style de l’église.

— Assurément.

— Vitrée, afin de laisser apercevoir le corps du saint.

— Vitrée, dit Friardel qui calcula que le verre n’était pas cher.

— Enfin, comprise de telle sorte que plus tard on puisse l’enrichir de tous les ornements qui nous arriveront.

— Oh ! plus tard, tout ce que vous voudrez ; pour le moment ce que je vous demande, c’est que vous sachiez la somme à payer immédiatement, et, je vous le répète, si elle n’est pas trop lourde, les reliques sont à vous.

L’abbé Guillemittes connaissait l’économie de Friardel et il savait que le baron, malgré son désir de l’emporter sur M. La Motte-Blériot, était homme à renoncer aux reliques si elles devaient l’entraîner dans une trop grande dépense : ayant donc pesé, d’un côté, son désir d’être député, et de l’autre son amour de l’argent, il lui fixa une somme que le baron accepta.

— C’était cher, terriblement cher, mais enfin il était heureux de donner cette preuve palpable du zèle de ses convictions.

Alors, à côté de l’Écho de Condé, soutenant la candidature de La Motte-Blériot, l’Étoile de la Vallée, qui soutenait la candidature Friardel, annonça que notre Saint-Père, pour récompenser M. le baron Friardel, maire de Cinglais, conseiller général, député au Corps législatif, des nombreux services qu’il avait rendus à la religion, lui accordait des saintes reliques que celui-ci offrait à l’église d’Hannebault.

Puis, huit jours après, il publia un nouvel article sur ce sujet pour préciser le don du baron Friardel : ces reliques étaient celles de sainte Rutilie, retrouvées dans les catacombes. Le feuilleton racontait la légende de sainte Rutilie, fille d’une grande famille romaine, convertie en secret au christianisme, dénoncée par son mari païen, et martyrisée par Dioclétien. Il y avait des scènes entre la femme et le mari qui tiraient les larmes. Par malheur, le journaliste, qui était un poète parisien exporté en province pour le travail des élections, n’avait mis aucun amour dans son œuvre. Habitué à ne parler que de Zeus, de Vénus, d’Akhilleus, d’Hektôr, il avait trouvé profondément ennuyeux de s’occuper d’une martyre chrétienne, et, toutes les fois que la note trop courte qu’on lui avait donnée pour le guider avait fait défaut, il s’était lancé dans la fantaisie. Puis, quand il avait craint de s’égarer et d’aller trop loin, il s’était rattrapé à Polyeucte.

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée,

Je suis chrétienne enfin…

Et de Rome passant à Hannebault, il avait terminé par cette citation :

Nous autres, bénissons notre heureuse aventure,

Allons à nos martyrs donner la sépulture,

Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu,

Et faire retentir partout le nom de Dieu.

Cette fin n’avait point satisfait le baron Friardel, qui avait dit sèchement que, dans ces circonstances, le nom qu’il importait de « faire retentir partout » était le sien, Friardel ; et que c’était pour cela, pour cela seul, qu’il payait un tirage supplémentaire à l’Étoile de la Vallée.

Ce feuilleton, qui n’avait point contenté celui pour qui il était fait, avait fortement inquiété celui contre lequel il était dirigé. M. La Motte Blériot avait envoyé Liénard à Condé, et dans tous les numéros de l’Écho, celui-ci avait pris la défense des saintes reliques de Rougemare. Il n’avait plus été question de politique que d’une façon incidente ; la question des reliques avait dominé la politique : nommons La Motte-Blériot qui a donné les reliques de Rougemare, disait l’Écho ; nommons Friardel qui a fait venir sainte Rutilie de Rome pour bénir notre contrée, répliquait l’Étoile ; l’Ordre, le Prince, la Dynastie elle-même n’occupaient plus qu’un rang secondaire.

Mais chaque jour La Motte-Blériot, qui avait pris les devants, perdait du terrain : les reliques de Rougemare, c’était vague, cela ne frappait pas les imaginations comme sainte Rutilie, personne réelle méchamment mise à mort par son cruel mari. – Tu m’en ferais bien autant que M. Rutilie, disaient les paysannes à leurs maris. – Si ça arrivait, répliquaient les maris, on ne t’en ferait pas autant qu’à sainte Rutilie, tu ne serais jamais reconnue comme sainte.

L’arrivée des reliques acheva de tourner les opinions du côté Friardel ; l’Étoile raconta qu’il avait fallu une voiture à trois chevaux pour transporter la caisse immense qui renfermait sainte Rutilie, tandis qu’une charrette à un cheval avait suffi pour emporter les reliques de Rougemare, et encore n’avait-elle pas toute sa charge. Liénard, mis au pied du mur, avait répliqué qu’il ne répondrait pas à des arguments « de la force de trois chevaux ». Mais ce mot n’avait fait rire que les incrédules qui, depuis le commencement de la polémique, s’en donnaient à cœur joie ; quant aux paysans, ils avaient parfaitement compris que trois chevaux valaient mieux qu’un seul cheval.

Enfin sonna l’heure solennelle de la translation des saintes reliques, huit jours avant l’ouverture du scrutin. Dans les deux églises d’Hannebault et de Rougemare, on voulut donner à cette pieuse cérémonie toute la pompe possible. Le clergé de la contrée s’était partagé en deux camps, mais celui d’Hannebault était de beaucoup le plus nombreux : le vent du succès soufflait sur Hannebault.

À laquelle des deux cérémonies assisterait Monseigneur ? avait été la question qui pendant longtemps avait excité la curiosité du monde religieux. – Son origine l’oblige à soutenir La Motte-Blériot, disaient les uns. – S’il doit quelque chose au gouvernement, ne doit-il rien au Saint-Siège ? répliquaient les autres ; il ira à Hannebault, il ira à Rougemare, il ira aux deux !

En réalité, il n’alla ni à l’une, ni à l’autre ; car, navré du tapage scandaleux qui se faisait autour de ces saintes reliques, partagé entre Rome et Paris, également indifférent à la piété de La Motte-Blériot et à celle de Friardel qu’il ne croyait pas sincères, il en vint, dans son tourment et son chagrin, à se donner une véritable attaque de goutte, qui le cloua dans sa chambre. Ce fut donc M. l’abbé Fichon qui présida à la cérémonie d’Hannebault le lundi, et M. de Sintis, le deuxième vicaire général, qui présida à celle de Rougemare, le mardi, de telle sorte que les deux vicaires généraux purent parler librement en faveur de leur candidat.

À Rougemare un incident marqua la cérémonie. Quand les fidèles furent admis à contempler les saints ossements, enfermés dans le reliquaire, un homme d’une paroisse voisine poussa un grand cri : à la suite d’une chute qu’il avait faite en ébranchant un arbre, il portait sa tête couchée sur l’épaule, il la releva et la remua. La foule fut frappée d’étonnement, et les histoires les plus étonnantes, commencèrent à circuler dans le pays.

À Hannebault, il ne se passa rien de pareil, et les seuls cris qui furent poussés furent des cris d’admiration quand, dans une châsse en forme de chapelle, on aperçut sainte Rutilie, de grandeur naturelle, couchée sur un matelas de satin : le corps modelé en cire, était vêtu d’une longue tunique blanche, et sa figure rose encadrée de cheveux noirs avait une expression de ravissement ; à côté d’elle, dans sa main, était la palme des martyrs.

L’abbé Guillemittes avait désiré que mademoiselle Pinto-Soulas assistât à cette cérémonie, mais, malade en ce moment de douleurs qui l’avaient presque entièrement paralysée d’un côté, elle n’avait pu se rendre à ce désir.

— C’est un grand malheur, avait dit l’abbé Colombe, car bien certainement l’exaltation de la joie lui eût été salutaire : ainsi moi, je ne suis plus le même pauvre homme, je me souviens de ce que je dis.

Si les reliques ont pour effet de raviver la dévotion chez les dévots, elles ont un effet contraire chez les incrédules, à qui elles offrent un inépuisable sujet de plaisanteries. Dans la foule qui chaque jour se rendait en pèlerinage aux reliques de Rougemare et à celles de sainte Rutilie, il n’y avait pas que des âmes pieuses, il y avait aussi des curieux et des mauvais plaisants. De ce nombre se trouva le médecin Chaudun. Quand le baron Friardel fut nommé député avec une majorité écrasante, M. Chaudun déclara qu’il voulait savoir quelle part les reliques pouvaient avoir dans la défaite de La Motte-Blériot et le triomphe de Friardel.

— Au point de vue médical, disait-il en riant, il est intéressant de savoir quels sont les meilleurs os pour faire des reliques ; ceux du tronc ont-ils plus de vertus que ceux des membres, ceux à moelle valent-ils mieux que ceux à jus ?

Il fit donc cet examen comparé et alors il déclara ne rien comprendre à l’échec de La Motte-Blériot.

— Les reliques de sainte Rutilie, autant que j’ai pu en juger dans ce corps de cire, dit-il sont composées d’os humains ; tandis que quelques-uns des os enfermés dans le reliquaire de Rougemare sont des os de volatile. Oui, madame, de simple volatile ; des cuisses de poulet. Je ne suis pas homme à me tromper là-dessus. Or, comme je ne suis pas homme non plus à douter de l’authenticité de ces reliques, scellées d’ailleurs du sceau apostolique, je me demande comment les reliques de la Colombe céleste n’ont pas plus de vertu que celles d’une sainte. Le Saint-Esprit battu par sainte Rutilie, c’est trop fort, et dans une affaire d’élection !

Ce mot dit en l’air, par un voltairien, devait avoir plus tard, répété et colporté, une importance considérable.

VI
Ce n’était pas la première fois que mademoiselle Isabelle se trouvait dans un mauvais état de santé.

Lorsqu’elle avait quitté l’Italie pour revenir à la Haga, elle était tourmentée par des accidents nerveux que son changement de vie avait soulagés, mais n’avait pas radicalement guéris.

Plus tard, pendant les derniers mois de la puissance de Nedopeouskine, ces accidents avaient reparu avec des alternatives diverses, et dans ces derniers temps, à la Haga, ils avaient pris un caractère assez sérieux pour amener une sorte de paralysie partielle.

Son médecin, qu’elle avait consulté pendant son séjour à Paris, lui avait dit que le meilleur remède à sa maladie était le calme moral et le contentement ; puis, comme adjuvant, il lui avait fait une longue ordonnance prescrivant l’habitation à la campagne dans un lieu abrité des vents d’ouest, l’usage des vêtements de laine, et le régime des viandes blanches unies aux légumes herbacés. Mais lui prescrire le calme moral c’était ordonner le bouillon de poulet aux misérables qui n’ont pas un sou dans leurs poches trouées : quand on n’a pas en soi le calme moral, on ne le prend pas à volonté comme on prend une pilule ou une médecine.

Au château de la Haga elle avait trouvé l’habitation à la campagne, mais la direction de l’abbé Guillemittes, accompagnée des conversations de la sœur Sainte-Ursule, ne lui avait point donné le contentement de l’esprit.

Alors les accidents nerveux s’étaient reproduits plus fréquents et plus violents. Aux mouvements automatiques, que les médecins ont baptisés du joli nom de « pandiculations », s’étaient joints des suffocations et des syncopes avec un abaissement de chaleur qui effrayait madame Françoise plus que tout. – « C’est le froid de la mort, disait-elle ». Puis bientôt après était venue une impossibilité de remuer la jambe gauche, qui ressemblait à une paralysie locale de quelques muscles. La nourrice alors avait voulu faire appeler un médecin, mais mademoiselle Isabelle s’y était opposée : – Je guérirai cette fois, comme j’ai déjà guéri plusieurs fois, avait-elle dit, et je te défends, nourrice, de faire venir un médecin.

Cette défense, nettement accentuée n’avait contrarié qu’à demi la nourrice, car sa confiance dans la médecine n’était pas très-grande. On se cassait une jambe, le médecin vous la remettait, c’était bien ; on avait une fluxion de poitrine, le médecin vous saignait, c’était bien encore. Mais la maladie dont souffrait sa maîtresse n’était pas une maladie ordinaire qu’on soigne avec les médicaments du pharmacien, c’était un mal de saint. Les saints qui avaient jeté une mauvaise influence sur mademoiselle Pinto-Soulas étaient au nombre de trois : saint Accroupi qui l’empêchait de marcher ; saint Allouvi qui l’empêchait de manger (saint Allouvi donne le besoin ou le dégoût des aliments à son choix) ; enfin saint Défini qui la poussait tous les jours vers la tombe, sans compter saint Pati qui lui imposait une souffrance générale.

À ces différentes influences de saints malfaisants il n’y avait qu’un remède à opposer ; heureusement il était d’une efficacité certaine : c’était une série de neuvaines avec des feuilles de lierre qu’on mettait tremper dans l’eau bénite ; ces feuilles de lierre devaient être cueillies, bien entendu, sur les murailles de la chapelle de la Bonne-Mère de Dieu, qu’on accusait le curé de Clévilliers d’exploiter. Les saints seraient vaincus, et la guérison serait assurée ; les feuilles de lierre de la « Bonne-Mère » en avaient accompli bien d’autres, plus difficiles et plus extraordinaires.

La nourrice n’était pas la seule bonne âme qui s’inquiétât de la maladie de mademoiselle Pinto-Soulas ; l’abbé Colombe aussi cherchait sa guérison.

— Une personne si accomplie, disait-il, quel malheur !

Il n’osait aller au château, parce qu’il savait qu’on promenait mademoiselle Isabelle sur une chaise longue et qu’une « personne du sexe », si accomplie qu’elle soit, est mauvaise à voir dans cette position ; mais chaque jour après sa messe, il montait chez le concierge, demander le bulletin de la journée de la veille.

Dans son inquiétude bienveillante, il se levait dix fois par jour, pour aller consulter la girouette, et voir si le vent ne menaçait pas de tourner à l’ouest.

— Moi, c’est le vent d’est qui me rend malade, mais je voudrais que le vent soufflât toujours de l’est. Une personne si accomplie !

En sa qualité de malade, il avait la crédulité des remèdes, et deux ou trois fois il se permit d’écrire à mademoiselle Pinto-Soulas pour lui conseiller « l’emploi de quelques moyens curatifs dont il pouvait parler par expérience », notamment de la douce Revalescière qui avait guéri notre Saint-Père, de la moutarde blanche « étonnante pour le sang », et aussi de certaines chaînes électriques. Bien entendu ces billets étaient écrits dans une forme respectueuse et ne demandaient pas de réponse : « Une personne qui a souffert se permet d’appeler l’attention de mademoiselle Pinto-Soulas sur… etc. ; » mais une fois lancé dans l’énumération des vertus de son remède, il ne s’arrêtait devant aucun détail précis, et il constatait avec bonheur que la farine de santé guérissait « sans purges ». Ce qu’elle guérissait il l’énumérait complaisamment ; mais sa plume ecclésiastique avait d’innocentes hardiesses que la nôtre n’a pas.

— Je ne sais si mademoiselle Pinto-Soulas, disait-il à l’abbé Guillemittes, me fait l’honneur d’user des remèdes que mon expérience lui suggère, mais il paraît qu’elle n’éprouve pas de mieux. Au reste, cela ne me surprend qu’à demi, car j’ai la conviction qu’elle ne guérira que par une intervention divine.

— Comment cela ?

— Cela est bien délicat à dire, et pour une pauvre tête comme la mienne bien difficile à expliquer, surtout en s’adressant à un esprit supérieur tel que le vôtre. Mais il me semble, si j’ose m’exprimer ainsi, que, jusqu’à un certain point et dans une certaine mesure, vous, son directeur, vous pourriez amener cette guérison d’un mot.

— Ce que vous me dites là, mon cher abbé, la sœur Sainte-Ursule me le disait précisément ce matin ; elle voulait obtenir de moi la permission de conseiller à mademoiselle Pinto-Soulas de demander sa guérison…

— À la Sainte Vierge, interrompit vivement l’abbé Colombe, heureux d’apprendre que quelqu’un avait la même idée que lui, ce qui n’arrivait pas souvent.

— Non, mais à sainte Rutilie.

— C’est évidemment une inspiration divine qui est venue frapper la sœur Sainte-Ursule, s’écria le vicaire illuminé lui-même de cette lumière qui, pour la première fois, brillait devant son esprit ; sainte Rutilie assurément, et je ne mets pas en doute que si mademoiselle Pinto-Soulas voulait s’adresser à notre sainte, elle fût exaucée.

— À ce sujet, continua l’abbé Guillemittes, la sœur Sainte-Ursule me racontait des cas de guérisons surnaturelles, et qu’on peut, jusqu’à un certain point, qualifier de miraculeuses, obtenues par les reliques de sainte Rutilie. Ainsi, la notoriété publique rapporte que l’enfant de Félicité Billard, malade d’une fluxion de poitrine et condamné par le docteur Chaudun, a été guéri pour avoir été présenté devant les saintes reliques. Le médecin avait dit que l’enfant serait perdu s’il respirait le grand air ; sa mère, inspirée par la foi, l’a enveloppé dans son tablier, l’a apporté devant la châsse de la sainte, a prié avec ardeur, et en rentrant chez elle l’enfant était mieux ; trois jours après il était guéri. M. Chaudun a poussé les hauts cris, disant que la mère était folle, qu’elle méritait d’être emprisonnée.

— C’est un homme intelligent, dit-on ; pour moi je ne m’en suis jamais aperçu ; on ne comprend rien à ses paroles à double sens, et je crains qu’il ne soit égaré par l’orgueil de la science.

— Dans ces circonstances, il n’a pas voulu croire à l’inspiration ; il n’a vu que les règles étroites d’une science bornée : l’enfant a guéri contre ces règles ; il ne devait pas guérir.

— Mais c’est là précisément qu’est le miraculeux.

— Sans doute. De même dans le cas d’un carrier de Saint-Réau dont j’ai oublié le nom : ses yeux avaient été presque entièrement aveuglés par l’explosion d’une mine ; il est venu demander sa guérison à sainte Rutilie, et il a recouvré la vue.

— M. le curé de Saint-Réau dit que les yeux n’étaient point aussi malades que ce carrier, nommé Perdoux, le voulait persuader.

— Oui, je sais, et c’est bien pour cela que je voudrais qu’on ne parlât pas de ce cas ; il m’est pénible de voir un prêtre comme M. le curé de Saint-Réau, se mettre en contradiction avec la notoriété publique. Déjà mal noté à l’évêché pour l’opposition de son esprit et les tendances de ses idées, il m’est douloureux de le voir entrer dans cette voie. Il a été votre prédécesseur à Hannebault, mon cher abbé ; voyez où l’indépendance mal comprise, peut entraîner.

— Quant à moi, s’écria l’abbé Colombe, je crois pouvoir être sans crainte ; je ne me permets pas de blâmer M. le curé de Saint-Réau, mais avec la grâce de Dieu, j’espère ne jamais m’écarter des règles d’une respectueuse soumission dans mes idées et ma conduite.

— Je vous crois, et n’ai pas voulu vous mettre en cause ; la seule ressemblance qu’il y ait entre vous et M. le curé de Saint-Réau, c’est que vous avez été l’un et l’autre vicaires à Hannebault.

— Puisque vous me parlez des guérisons miraculeuses obtenues par l’intercession de sainte Rutilie, reprit l’abbé Colombe après un moment de silence et de réflexion, me serait-il permis d’ajouter que vous oubliez la mienne ? Sans doute, je suis un si pauvre homme, que je ne suis pas un exemple à citer. Cependant il n’en est pas moins vrai, qu’alors que les reliques de sainte Rutilie sont arrivées à Hannebault, j’étais dans un état de santé déplorable : je ne mangeais plus, je ne dormais plus, et la nuit comme le jour, j’endurais des souffrances intolérables. Aujourd’hui j’ai retrouvé un peu de sommeil, et je peux assister à vos repas, sans vous contrarier par mon inappétence pour la nourriture. À quoi est dû ce soulagement surnaturel ? À la science de M. Chaudun ! Ah ! certes non. Mais j’ai prié, j’ai demandé à sainte Rutilie de m’accorder la grâce de ne souffrir que dans une mesure n’empêchant pas l’exercice de mon saint ministère, et j’ai été exaucé. Aussi, quand je considère cette guérison, dont je ne parle qu’a vous seul ; quand d’un autre côté, je considère celles bien plus extraordinaires de Perdoux et de l’enfant de Félicité Billard, je m’interroge pour savoir comment vous n’engagez pas Mlle Pinto-Soulas à demander sa guérison à sainte Rutilie. Et, je l’avoue, ma sincérité dût-elle vous affliger, je ne trouve pas de réponse ; en vérité, je n’en trouve pas.

— C’est que vous êtes l’âme la meilleure que je connaisse, mon cher abbé, l’esprit le plus pur.

— Oh ! Monsieur le doyen, je vous en prie, épargnez ma confusion ; je ne mérite pas ces paroles ; je suis, je vous assure, un pauvre homme.

— Vous êtes un homme loyal et franc, ne soupçonnant jamais les autres. Mais tout le monde n’est pas comme vous. Il y a sur la terre des gens qui passent leur vie à suspecter les actions et les intentions de leurs voisins. Pauvres, ils souffrent de ce que ce voisin est riche ; malhonnêtes, ils tâchent d’expliquer les actes de ce voisin de manière à faire croire que sa moralité ne s’élève point au-dessus de la leur ; il est intelligent, c’est un intrigant ; il est ouvert, c’est un simple ; il est franc, c’est un bavard. En même temps que je suis le directeur de mademoiselle Pinto-Soulas en ce moment paralysée, je suis le curé de l’église d’Hannebault qui possède les reliques de sainte Rutilie. Comprenez-vous ?

L’abbé Colombe regarda son curé, regarda la tenture de la salle à manger, regarda la nappe qui couvrait la table ; mais ni la nappe, ni la tenture, ni le visage du curé ne lui donnèrent l’explication de ces paroles obscures.

— Je cherche, dit-il, mais je suis un si pauvre homme !

— C’est que vous cherchez en vous, au lieu de chercher dans les autres. Supposons un moment que mademoiselle Pinto-Soulas est guérie, miraculeusement, par les reliques de sainte Rutilie. Comment la rumeur publique accueillera-t-elle cette guérison ? Mademoiselle Pinto-Soulas n’est point une personne qui peut se perdre dans la foule ; son nom, sa fortune appellent l’attention. Sa guérison, n’est-ce pas ? frappera tous les esprits et provoquera partout les récits populaires. Que dira-t-on ?

— On dira que c’est un miracle.

— On dira ce que je vous disais tout à l’heure : l’abbé Guillemittes est à la fois curé d’Hannebault et directeur de mademoiselle Pinto-Soulas.

— Maintenant comme tout à l’heure, je vous répondrai : je cherche.

— Cherchez à qui le miracle profite.

— À la foi, dont il prouvera d’une façon éclatante la toute-puissance.

— Et puis aussi, n’est-ce pas, à l’église d’Hannebault ? Eh bien, il y aura des gens qui voudront confondre l’église et le curé.

— Les malheureux !

— Oui, les malheureux ; mais, hélas ! il est grand sur la terre, le nombre des malheureux. De combien d’accusations n’ai-je pas été déjà victime, pour avoir élevé cette église ?

L’abbé Colombe resta un moment silencieux ; mais les mouvements involontaires de ses mains, les contractions de son visage, le feu de ses regards, disaient qu’il était à l’intérieur fortement agité. À la fin, il se leva et, venant se placer en face de l’abbé Guillemittes :

— Monsieur le curé, dit-il d’une voix tremblante, je vais prononcer des paroles pour lesquelles je vous demande pardon d’avance, en vous suppliant de ne voir que l’intention qui les inspire et non le sens brutal qu’elles peuvent avoir dans ma bouche maladroite.

— Vous m’effrayez, monsieur l’abbé.

— Oh ! n’ayez pas peur, car je ne peux pas m’écarter du respect que je vous dois, puisque ce respect emplit mon cœur. Ce que je veux dire, c’est que, pour ce qui touche mademoiselle Pinto-Soulas, vous me paraissez écouter des considérations qui ne sont pas celles que vous inspirent ordinairement la charité et la foi.

Le vicaire suait à grosses gouttes ; il s’essuya le front avec son mouchoir et continua :

— Je comprends combien une âme sensible comme la vôtre doit souffrir des déboires qui l’ont abreuvée, et qu’ainsi elle ait la frayeur de déboires nouveaux ; mais nous ne sommes pas sur cette terre pour nous réjouir, nous sommes des voyageurs qui avons à traverser une vallée de larmes ; s’arrêter aux premiers pas de la route est une faiblesse.

L’abbé Guillemittes, habitué à ce genre d’éloquence qu’il entendait presque tous les dimanches, ne broncha point.

— Je veux dire, continua l’abbé Colombe, que dans la position où se trouve mademoiselle Pinto-Soulas, ce serait une faiblesse de s’arrêter devant les clameurs ou les calomnies de ceux qui s’occuperont de sa guérison dans un esprit malveillant et démoniaque. Quelle est, en effet, cette position ? mademoiselle Pinto-Soulas est malade ! D’un mot, par un bon conseil vous pouvez la guérir. Et ce mot vous ne le diriez pas, retenu par je ne sais quelle crainte mondaine ? Non, monsieur le curé, non, je ne croirai jamais cela.

— Cependant… essaya l’abbé Guillemittes.

— Une fois déjà, une seule fois, je me suis permis de vous entretenir de mademoiselle Pinto-Soulas.

— Je me souviens, ce fut au sujet de l’exemple que mademoiselle Pinto-Soulas ne donnait pas à la paroisse.

— Eh bien ! souvenez-vous aussi, monsieur le doyen, des résultats bienheureux qu’amena cette intervention, qui, je crois pouvoir le dire, était une inspiration.

— Je me souviens, dit l’abbé Guillemittes en se levant avec gravité ; pour l’avenir, je réfléchirai à ce que vous venez de me dire.

L’abbé Colombe resta seul dans la salle à manger, ému et tremblant. Il avait parlé d’une façon bien hardie à son curé, « un homme si supérieur » ; mais, après tout, il avait obéi à la voix de sa conscience.

Pendant huit jours il n’y eut pas un seul mot d’échangé entre l’abbé Guillemittes et son vicaire, au sujet de mademoiselle Pinto-Soulas. Et l’abbé Colombe se demandait déjà s’il ne reprendrait pas l’entretien où il avait été interrompu, quand le curé le prévint.

— Je vous avais promis de réfléchir à ce que vous m’avez communiqué au sujet de mademoiselle Pinto-Soulas. J’ai réfléchi.

— Et vous avez décidé ?

— Je n’aurais rien décidé encore, si la position de mademoiselle Isabelle ne s’était pas aggravée, tant la détermination à prendre est pour moi délicate. Mais, depuis quelques jours, la paralysie a augmenté.

— Son état est-il désespéré ?

— Je ne crois pas. Seulement, elle ne peut plus, pour ainsi dire, remuer ; tout le côté gauche du corps est paralysé. Dans ces conditions, je ne peux plus hésiter davantage : la responsabilité devient trop grave pour moi, surtout après vos observations, vos avertissements qui l’ont précisée à mon esprit troublé.

— Je vous ai parlé d’après les inspirations de ma conscience.

— Et je vous en remercie, mon cher abbé ; vous n’avez pas craint de me blesser, je sens tout le prix de votre sacrifice. Demain on apportera mademoiselle Pinto-Soulas, à votre messe de huit heures.

— Et pourquoi pas à la vôtre ?

— Parce que demain, à mon grand regret, je ne serai pas à Hannebault ; je suis mandé à l’évêché et, dans les dispositions où l’on m’y reçoit d’ordinaire, je ne peux pas me permettre de manquer à une invitation formelle de Monseigneur ; mais qu’importe ? Le prêtre n’est rien, les saintes reliques sont tout.

— Assurément.

— Après votre messe, mademoiselle Isabelle adorera les reliques de sainte Rutilie. Je vous engage à dire cette messe au maître-autel, et je crois que vous pourrez faire apporter la chaise longue de la malade dans le chœur ; ainsi elle sera près de la châsse de la sainte : la sœur Sainte-Ursule se tiendra près d’elle. À propos de la sœur Sainte-Ursule, je dois vous dire que, suivant elle, nous pouvons compter sur une guérison certaine. Dans ses extases, elle a eu des entretiens avec sainte Rutilie, qui lui a promis formellement de faire un miracle en faveur de mademoiselle Pinto-Soulas. Je vous dis cela entre nous, car vous savez que je n’attache pas plus d’importance qu’il ne convient, aux visions de la sœur.

— Cependant c’est très grave et ces visions répétées avec un caractère de bonne foi…

— D’entière bonne foi, j’en conviens.

— Ces visions, dis-je, méritent, il me semble, d’être prises en sérieuse considération.

— C’est encore là une question qui me tourmente fort. Mais, pour le moment, il s’agit de mademoiselle Pinto-Soulas. Elle assistera donc à votre messe et elle adorera les reliques, soutenue par la sœur Sainte-Ursule, si elle ne peut pas s’agenouiller.

— Il est bien fâcheux que vous ne soyez pas là.

— Sans doute, mais il y a impossibilité absolue. Je le regrette d’autant plus que j’avais fait venir l’organiste de la cathédrale de Condé, pour m’entretenir avec lui des dimensions à donner à nos grandes orgues. Mais, puisqu’il sera là, vous pourriez peut-être réclamer son concours, qu’il vous prêterait, j’en suis certain, très volontiers. Ainsi je trouve que si pendant l’adoration des saintes reliques, vous faisiez chanter le Veni Creator par la maîtrise, ce serait un témoignage de gratitude rendu à la charité de mademoiselle Pinto-Soulas ; témoignage qui toucherait peut-être son cœur.



VII

Le lendemain matin, au moment où sonnait la messe de huit heures, les dévotes qui se rendaient à l’église, virent la voiture de mademoiselle Pinto-Soulas s’arrêter devant le porche.

— Tiens, mademoiselle Pinto-Soulas !

— On disait qu’elle ne pouvait plus marcher.

— Ne croyez donc pas ces histoires.

— C’est M. l’abbé Colombe qui l’a dit à madame Maridor, qui me l’a répété, et M. l’abbé Colombe ne fait pas des histoires.

— Tout le monde dit qu’on la porte sur une chaise longue, et elle ne se promène plus qu’en voiture dans son parc.

— Enfin qu’est-ce qu’elle a ?

— Une paralysie.

— À son âge ?

— Le mal vient à tout âge ; il est toujours bien certain qu’elle ne peut pas se servir de ses jambes. Et la preuve la voilà.

En effet, deux domestiques soulevèrent mademoiselle Isabelle et la mirent sur une chaise qu’ils portèrent dans l’église : elle voulut qu’on la conduisît à sa place ordinaire, mais le suisse, qui la précédait, dit que M. le curé avait donné des ordres pour qu’une place lui fût préparée dans le chœur.

Tous les yeux étaient fixés sur elle : on la trouvait maigrie et pâle ; mais la maladie n’avait point causé cependant autant de ravages que sa longue réclusion pouvait le faire supposer ; il y avait même dans sa beauté pâle quelque chose d’ardent et de triste à la fois, qui frappait les yeux et remuait le cœur. Derrière sa chaise, marchait la sœur Sainte-Ursule.

— Elle n’est pas si mal qu’on avait voulu le dire.

— En tous cas, elle ne marche pas.

— Ça, c’est certain.

L’abbé Colombe sortit de la sacristie et la messe commença. Elle dura plus longtemps que de coutume, car le vicaire, tremblant d’émotion, mit encore plus de lenteur dans sa prononciation qu’il n’en mettait d’ordinaire ; jamais les mots « peccatoribus, secula seculorun, Dominus vobiscum », n’avaient eu pareille longueur ; jamais ses génuflexions, ses adorations, ses signes de croix n’avaient eu tant de majesté ; jamais messe, enfin, n’avait été dite avec plus de ferveur.

L’assistance remarqua que mademoiselle Pinto-Soulas, aux endroits où l’on doit s’agenouiller, n’avait pas quitté sa chaise, se contentant d’incliner la tête.

La messe finie, l’abbé Colombe entra dans la sacristie, mais il en ressortit presque aussitôt. Alors on approcha mademoiselle Pinto-Soulas de la châsse de sainte Rutilie, et la sœur Sainte-Ursule, l’ayant prise sous les bras, la souleva et la mit debout. Un coussin avait été placé sur un prie-Dieu. Mademoiselle Isabelle, toujours soutenue par la sœur Sainte-Ursule, s’agenouilla sur ce coussin, et parut prier avec ardeur.

Auprès d’elle l’abbé Colombe et la sœur Sainte-Ursule priaient aussi ; et de même dans l’église les fidèles priaient pour la guérison de cette jeune femme qui, depuis qu’elle était au monde, n’avait pensé qu’à répandre le bien autour d’elle.

Sa prière fut longue. Mais enfin elle fit signe à la sœur Sainte-Ursule, de bien vouloir lui tendre la main pour la relever. À ce moment, le suisse, qui se tenait immobile et raide derrière elle, frappa les dalles sonores d’un grand coup de sa hallebarde, et aussitôt l’orgue du chœur se mit à jouer, tandis que les enfants de la maîtrise chantaient de leurs voix claires :

Veni, Creator spiritus,

Mentes tuorum visita.

Mademoiselle Isabelle surprise, émue, regarda autour d’elle, attendant toujours le bras de la sœur Sainte-Ursule.

Mais celle-ci, s’étant approchée d’elle, ne lui tendit pas la main ; elle se pencha à son oreille, et d’une voix vibrante :

— Levez-vous, dit-elle, et marchez.

Mademoiselle Isabelle ne bougea pas.

— Marchez, répéta la sœur Sainte-Ursule, sainte Rutilie a exaucé votre prière.

Elle fit un mouvement et se dressa sur ses jambes.

— Marchez, répéta la sœur, marchez !

Elle se tenait debout ; elle fit un pas en avant, puis un second, puis un troisième.

— Marchez, murmurait la sœur à voix basse.

Elle se dirigea vers le porche : tous les fidèles s’étaient levés et la regardaient.

Dans le chœur, les enfants de la maîtrise chantaient :

Accende lumen sensibus,

Infunde amorem cordibus

Infirma nostri corporis

Virtute firmans perpeti.

En arrivant au porche, la sœur Sainte-Ursule, qui était vigoureuse, prit mademoiselle Isabelle dans ses bras et la mit en voiture.

Cet événement extraordinaire s’était produit à neuf heures ; à neuf heures et demie, toute la ville le connut. On courait de porte en porte, pour se communiquer la nouvelle.

— À la messe de huit heures, mademoiselle Pinto-Soulas, complètement paralysée, a marché !

— C’est donc un miracle ?

— C’en est un.

— Chez nous, à Hannebault !

Les dévotes qui avaient assisté à la messe, étaient assaillies de questions, on s’entassait chez elles.

— Vous avez vu ?

— De mes yeux, de mes propres yeux, j’ai vu mademoiselle Pinto-Soulas se lever et marcher. On dira tout ce qu’on voudra, j’ai vu.

M. Chaudun, qui faisait ses visites du matin, fut arrêté par madame Maridor.

— Vous savez, Monsieur le docteur, que mademoiselle Pinto-Soulas vient de marcher à l’église ; elle est partie sur ses jambes.

— Qu’est-ce que vous me contez là ?

— Ce que j’ai vu.

— Vous avez vu Mlle Pinto-Soulas marcher ?

— Comme je vous vois.

— C’est encore un joli tour du curé.

— M. le doyen n’était pas à la messe.

— Alors le tour n’en est que plus fort.

— C’est épouvantable ce que vous dites là.

— Nous causerons de cela plus tard : je vais voir mes malades qui sont malades, eux.

— Croyez-vous que Mlle Pinto-Soulas n’était pas malade ?

— Si, je crois même qu’elle l’est encore ; mais Mlle Pinto-Soulas est atteinte d’une maladie particulière, qui comporte toutes les fantaisies possibles. Vous me dites qu’elle ne marchait pas ce matin et qu’elle marche maintenant, je n’y contredis point ; mais, si vous voulez voir quelque chose de surnaturel là-dedans ou de miraculeux, votre serviteur très humble. L’homme au cou tordu de Rougemare, l’enfant de Félicité, maintenant Mlle Pinto-Soulas, c’est une épidémie de miracles.

Quand Mme Prétavoine apprit cette nouvelle, elle ne montra aucune incrédulité.

— Cela devait arriver, dit-elle à son mari ; décidément le doyen est un homme très fort.

— Que va dire l’abbé Lobligeois ?

— Que veux-tu qu’il dise avec son homme au cou tordu, un homme de rien, un misérable journalier. Mais Mlle Pinto-Soulas, une femme riche, connue, au-dessus du soupçon, voilà qui est heureux pour l’église d’Hannebault. Au reste, il faut convenir que le doyen a bien mérité ce bonheur ; c’est un homme.

— Tu es depuis quelque temps, « toute bonne », bien changée pour l’abbé Guillemittes.

— Je lui rends justice et j’avoue que j’aimerais mieux l’avoir pour ami que pour ennemi : nous avons fait une sottise dans l’affaire des billets.

— On pourrait peut-être la réparer.

— Ne te mêle pas de ces affaires-là, ça me regarde ; d’ailleurs, la sottise est à porter au compte de M. le curé de Rougemare, dans l’intérêt de qui nous avons agi.

L’abbé Guillemittes ne revint de Condé qu’à son heure ordinaire, et on le vit monter la grande rue au pas de sa jument, sans se presser, comme un homme qui ne se doute pas de ce qui l’attend chez lui.

Ce qui l’attendait, c’était l’abbé Colombe dans un état de joie et d’exaltation indescriptible.

— Monsieur le doyen, monsieur le doyen !

— Eh bien, quoi ? Êtes-vous malade ?

— Je n’ai jamais été si heureux, si joyeux : Mlle Pinto-Soulas marche.

Alors il raconta en détail comment Mlle Isabelle était arrivée à la messe, comment elle s’était agenouillée pour invoquer sainte Rutilie, comment elle s’était relevée et elle avait marché. Quand il raconta comment elle avait passé au milieu des fidèles émerveillés, ses yeux s’emplirent de larmes et sa voix se brisa.

— Ceci est très grave.

— C’est un miracle !

— Oh ! ce n’est pas à nous qu’il appartient de prononcer ce mot.

— Il me semble cependant que nous pouvons avoir un jugement, sous la réserve de le soumettre humblement au jugement du souverain pontife.

— Sans doute ; mais, par notre position, nous sommes tenus à la plus grande réserve ; je vous prie donc de ne jamais prononcer le mot de miracle ; quand vous devrez parler de cet événement surnaturel, ne le qualifiez pas, dites simplement que Mlle Pinto-Soulas a marché ; il y a là un fait.

— Indiscutable.

— Indiscutable à cette seule condition, qu’on s’enferme dedans étroitement.

— Ne nous accusera-t-on pas de retenir la vérité captive ?

— Et qui parle de retenir la vérité ? Je veux, au contraire, l’entourer de toutes les garanties qui peuvent la rendre inattaquable. Pour cela, dès ce soir, je veux recueillir les témoignages de toutes les personnes qui étaient à la messe. Vous voudrez bien m’écrire votre relation, et j’interrogerai les autres personnes qui étaient à l’église, en notant leurs récits, dans une sorte de procès-verbal. Quelles étaient ces personnes ?

L’abbé Colombe n’avait pas l’habitude de regarder les assistants, et il eût dit sa messe devant des chaises sans s’en apercevoir. Heureusement, et par un favorable hasard, le Suisse avait la liste exacte de ces personnes.

On put donc les interroger, et l’abbé Guillemittes consigna leurs réponses avec une fidélité scrupuleuse ; même quand on lui affirma qu’une voix était sortie de la châsse de sainte Rutilie, disant : « Levez-vous et marchez », il ne fit pas d’objection, il écrivit ce qu’on lui rapportait. Comme devant un juge d’instruction on dut signer sa déposition, et les personnes qui ne savaient pas écrire déposèrent devant des témoins qui affirmaient le procès-verbal conforme au récit.

Cette enquête dura cinq jours : tout le monde fut entendu, même les enfants, surtout les enfants.

Pour qu’elle fût complète, il eût fallu aussi la déposition de l’acteur principal. Mais l’abbé Guillemittes, malgré son assurance, n’osa la demander, tant avait été grande la répugnance que Mlle Isabelle avait manifestée à parler de cet événement. Pour pénétrer auprès d’elle, il avait même été obligé de forcer la consigne, et la sœur Sainte-Ursule, qui s’était présentée chaque jour comme à l’ordinaire, n’avait jamais été reçue.

Il se passa donc du récit de Mlle Pinto-Soulas, qui n’était pas d’ailleurs indispensable à son dessein, lequel, ainsi qu’il le disait lui-même, n’avait d’autre but que de consigner fidèlement les manifestations de la rumeur publique.

À mesure que les dépositions des témoins oculaires étaient recueillies, elles étaient recopiées par l’abbé Colombe.

Le sixième jour, muni de cette copie, l’abbé Guillemittes se rendit à l’évêché.

— J’allais vous écrire, dit monseigneur Hyacinthe en le recevant avec raideur, car il se passe, me raconte-t-on, d’étranges choses dans votre paroisse. On parle de miracle.

— Oui, monseigneur, on en parle beaucoup.

— Et quel est ce miracle, je vous prie ?

— Là-dessus je ne puis rapporter à Votre Grandeur que ce que j’ai entendu, car le jour où l’événement, que la rumeur publique qualifie de miraculeux, a eu lieu, j’étais ici a Condé, dans ce même cabinet, et c’est le soir seulement en rentrant au presbytère, que j’ai connu cet événement. Si Votre Grandeur veut des détails précis d’un témoin oculaire, digne de toute foi, elle peut interroger M. l’abbé Colombe, mon vicaire, qui a vu, tandis que moi j’ai seulement entendu.

— Et qu’avez-vous entendu ?

— Comme en ces matières délicates l’oreille peut se tromper et encore plus la mémoire, j’ai consigné, dans un procès-verbal, les témoignages des quarante-trois personnes qui ont assisté à l’événement.

— Où est ce procès-verbal ?

— Le voici, ou plus justement en voici la copie.

— Et pourquoi pas l’original ?

— Parce que j’ai considéré que cet événement touchait particulièrement ma paroisse, et que ce procès-verbal revêtu des signatures des témoins devait rester dans nos archives. Mais, si Votre Grandeur désire cet original, je puis l’apporter demain ; de même je serais tout prêt à le communiquer à la commission qui informerait sur ce fait, si toutefois Votre Grandeur nommait une commission.

— Pour nommer une commission, il faudrait que ce fait qu’on accompagne de tant de bruit en ce moment, valût la peine d’être examiné et je ne le connais pas encore.

— Ces dépositions diverses pourront, je crois, éclairer Votre Grandeur.

— Mlle Pinto-Soulas est votre pénitente ?

— Oui, monseigneur.

— Votre bienfaitrice ?

— La bienfaitrice de notre église, oui, monseigneur, elle nous a donné de nombreuses marques de sa foi et de sa générosité.

— On parle de sommes considérables données par elle.

— Considérables, en effet, pour ceux qui recevaient, mais non pour celle qui donnait, car sa fortune est au-dessus de la prodigalité. Au reste, nous avons reçu des dons considérables de plusieurs personnes, et il y a cela de remarquable dans le fait qui vient de se produire, que le don le plus précieux qui nous ait été accordé, les reliques de sainte Rutilie, soit venu précisément récompenser notre donatrice la plus généreuse : il y a là, pour moi au moins, quelque chose de providentiel.

L’entretien prenait une tournure gênante ; l’évêque l’interrompit.

— Je lirai ce procès-verbal, dit-il.

« La rumeur publique » n’était point restée enfermée dans Hannebault : elle avait rapidement parcouru la contrée ; à trente lieues à la ronde on ne parlait que du miracle d’Hannebault.

Ce n’était pas la première venue qui avait été miraculeusement guérie par la nouvelle sainte ; c’était la personne la plus riche du pays, Mlle Pinto-Soulas elle-même, Mlle Pinto-Soulas « la riche ». Elle avait mis le prix à se payer les meilleurs médecins, mais les médecins et la médecine avaient été impuissants ; il avait fallu l’intervention du Saint-Père qui avait envoyé exprès une sainte de Rome. À mesure qu’elle s’étendait, la légende s’enrichissait ; non seulement la sainte avait parlé, mais elle avait fait un signe de sa main.

Le résultat de ces bruits, fut d’amener une affluence considérable de pèlerins ou de curieux à Hannebault. Le suisse ne pouvait plus quitter la châsse de sainte Rutilie ; du matin au soir, il restait là, appuyé sur sa hallebarde, la poitrine bombée, la tête renversée en arrière, et les enfants qui rentraient dans leurs villages emportaient de ce colosse superbe des idées fantastiques ; ils en rêvaient et les récits qu’ils faisaient à leurs camarades étaient extraordinaires. Mais lui, peu sensible à cette gloire, regrettait le temps heureux où il pouvait rester de longues heures à table. – Je maigris, disait-il, donnez-moi un peu de repos, j’ai perdu quarante centimètres de ceinture ; quand je ne serai plus décoratif, à quoi serai-je bon ?

Le clergé du diocèse s’était partagé sur le miracle mais le plus grand nombre des curés qui le contestaient franchement était tout à fait minime : généralement on restait dans l’attente, sans vouloir se prononcer, il faudrait voir ce que dirait monseigneur.

Pendant la conférence qui suivit immédiatement l’événement, l’abbé Guillemites voulut tâter l’opinion de ses confrères, et il ne vit une opposition nettement accentuée que chez le curé de Saint-Réau.

— Je ne peux pas me prononcer sur un fait que je ne connais pas, dit celui-ci, mais je n’hésite pas à déclarer que je regrette l’effet qu’il produit. Je crois que nous vivons dans un temps où la discrétion en tout doit être notre règle souveraine.

— Voulez-vous cacher la vérité, et l’empêcher de se faire jour ? s’écria l’abbé Colombe.

Un autre prêtre se renferma dans une réserve silencieuse à propos de la guérison de Mlle Pinto-Soulas. Ce fut le curé de Clévilliers. Mais celui-ci savait à quoi s’en tenir sur cette guérison : et s’il avait voulu parler, il eût pu en dire long. Seulement, il ne voulait pas parler, et même il avait poussé la discrétion jusqu’à prier Mme Françoise de ne pas raconter sa neuvaine.

— Réjouissons-nous en silence de cette guérison, avait-il dit à la nourrice, mais ne la colportons pas. Laissons-les triompher glorieusement à Hannebault, avec leur sainte Rutilie. Cela convient à leur église dorée. Quant à nous, restons modestes dans notre modeste chapelle, et n’oublions jamais ce que nous devons à l’intercession de la « Bonne-Mère ».

Cependant l’autorité ecclésiastique, malgré le bruit qui se faisait autour du miracle d’Hannebault, paraissait vouloir se renfermer dans l’indifférence. Les mois succédaient aux mois, et Mgr Hyacinthe ne parlait pas du procès-verbal qu’il avait reçu. Quand le premier vicaire général lui touchait quelques mots de cette question brûlante, il se contentait de répondre qu’il l’étudiait, et aussitôt il changeait le sujet de l’entretien.

— Si vous ne forcez pas monseigneur dans ses retranchements, dit le vicaire général à l’abbé Guillemittes, vous resterez perpétuellement dans la situation où vous êtes ; il faut prendre un parti, et monseigneur ne peut pas s’y résigner : ses idées, son caractère, son origine, tout le retient.

Ces retranchements furent forcés : un jour l’Opinion nationale publia sous le titre : les Fausses reliques, un article qui mit le feu aux poudres.

Cet article racontait l’histoire de la lutte électorale entre le baron Friardel et La Motte-Blériot, en insistant surtout sur le rôle considérable qu’on avait fait jouer aux reliques dans cette bataille ; tandis que M. le baron Friardel se faisait appuyer par des reliques authentiques (ou tout au moins reconnues comme telles par l’autorité papale), son concurrent n’employait à son service que de fausses reliques ; abusé par l’agence à laquelle il s’était adressé, il avait offert à l’église de Rougemare, à la place d’os de saints, des os de poulet. La fraude avait été reconnue par un savant médecin. Une enquête avait été habilement conduite, et en remontant de l’agence parisienne à l’agence romaine, on avait découvert à Rome une véritable fabrique de fausses reliques.

Cet article fut reproduit par le Siècle, à Paris, l’Indépendance belge, à Bruxelles ; le Phare de la Loire, la Gironde, le Journal de Rouen, dans les départements. Les journaux religieux intervinrent. Mais, huit jours après, le Temps donna le coup de grâce à cette affaire scandaleuse : son correspondant rapportait qu’un procès de fausses reliques était en ce moment pendant devant le tribunal del Vicariato ; un employé de la chambre des reliques, un marchand de curiosités et des agents subalternes étaient traduits sous l’inculpation : 1°d’avoir fait usage du sceau apostolique pour fabriquer de faux documents ; 2°d’avoir donné comme vraies des reliques fausses, même de personnages dont il n’existe pas de reliques ; 3°enfin de s’être fait payer pour la vente de ces reliques, qui étaient expédiées dans le monde entier.

Ces journaux à la main, l’abbé Guillemittes se rendit à l’évêché et demanda formellement qu’on examinât l’événement surnaturel qui s’était produit dans sa paroisse. Par suite de la fraude abominable dont le curé de Rougemare avait été victime, il se trouvait lui-même sous le coup d’insinuations malveillantes, qu’il ne pouvait pas supporter plus longtemps. Il avait dans son église de saintes reliques qui, lui ayant été données directement par le souverain pontife, lui-même, possédaient tous les caractères de l’authenticité la plus absolue ; ces reliques avaient amené une guérison surnaturelle ; il demandait que cette guérison fût examinée par l’autorité compétente. Ce n’était pas pour lui qu’il parlait, il n’était et n’avait été pour rien dans cet événement ; c’était pour la foi, c’était pour le respect de la religion.

En même temps qu’il faisait cette demande à son évêque, celui-ci en recevait une autre d’un côté opposé. Le miracle d’Hannebault avait soulevé une vive émotion et le gouvernement priait monseigneur l’évêque de Condé de vouloir bien le tirer au clair. M. le préfet vint lui-même à l’évêché : il était utile au point de vue politique de savoir précisément quelle part de responsabilité on pouvait appliquer au baron Friardel dans cette affaire ; car, enfin, si le baron Friardel donnait des reliques qui faisaient des miracles, c’était le député à vie de la circonscription de Condé, et alors mieux valait l’éteindre tout de suite au Sénat que de le garder au Corps législatif, ou ses exigences devenaient gênantes.

Une commission fut donc nommée ; l’abbé Guillemittes avait espéré que l’abbé Fichon en serait le chef, mais l’influence gouvernementale l’emporta dans la personne de M. de Sintis, le deuxième vicaire général.

En entrant dans la vie, M. de Sintis avait pris pour règle de conduite d’observer religieusement en tout les formalités et les traditions ; c’était pour lui économiser le temps et la réflexion. Dans l’affaire présente, la loi des formalités lui indiquait que le premier témoignage à obtenir était celui de Mlle Pinto-Soulas : il commença donc son enquête par le château de la Haga.

Vicaire général du diocèse, il avait cru qu’il n’avait qu’à se présenter pour trouver toutes les portes ouvertes devant lui ; il les trouva au contraire fermées, et il fallut que l’évêque écrivît lui-même à Mlle Pinto-Soulas pour que celle-ci consentît à accorder un entretien dont l’idée seule la blessait.

Aussi dans cet entretien fut-elle sobre de détails : « J’étais malade, incapable de me servir d’une jambe, je me suis fait porter à l’église ; j’ai prié ; je me suis relevée et j’ai marché ».

— Et depuis, vous avez toujours bien marché ?

— Non ; tantôt j’ai pu marcher, tantôt j’ai dû rester étendue.

— Alors vous n’êtes pas guérie ?

— Je vais mieux.

Mais ce n’était pas là seulement ce que voulait le vicaire général : il lui fallait le détail exact et précis : Comment s’était-elle relevée ? Quelle prière avait-elle dite ? Depuis combien de temps était-elle malade ? quelle était cette maladie ?

— Ce sont des accès, n’est-ce pas, dit-il, qui surviennent après des contrariétés ou des émotions morales, agréables ou pénibles ? Alors la température de vos pieds et de vos mains ne s’abaisse-t-elle pas ? La gêne de la respiration ne va-t-elle pas jusqu’à la suffocation ? N’éprouvez-vous pas la sensation d’une boule qui s’élève pour monter jusqu’à la gorge, en occasionnant un sentiment de strangulation ?

En entendant cet interrogatoire médical, Mlle Pinto-Soulas se leva pourpre de honte.

— J’ai raconté, dit-elle d’une voix saccadée, le fait que vous désiriez savoir ; je n’ai rien à y ajouter.

— Cependant, mademoiselle, il faut savoir quel est votre état de santé, pour juger la guérison.

— J’ai dit ce que j’avais à dire.

— Cependant…

Elle fit une courte inclinaison de tête qui marquait nettement que la visite était terminée, et malgré son assurance, M. de Sintis fut obligé de se lever.

Au moment où le vicaire général sortait du salon, Hubert y entrait.

— Vous ici ?

— J’arrive de Paris pour passer quelques jours à Hannebault.

— Alors, parlez-moi de Paris : que dit-on ? que fait-on ? avez-vous entendu madame Krauss dans Fidelio ? Que pense-t-on de la nouvelle exposition de peinture ? Asseyez-vous là ; racontez-moi tout cela ; arrachez-moi à mes idées : étourdissez-moi.



VIII

C’était à peine si Hubert avait pu voir Mlle Isabelle quatre ou cinq fois pendant son dernier séjour à Hannebault ; aussi fut-il bien surpris de cet accueil.

— Vous allez dîner avec moi, lui dit-elle.

— Mais mon oncle, le jour de mon arrivée, que dira-t-il ?

— Écrivez à votre oncle que je vous garde, je lui ferai porter votre billet : mettez-vous à ce bureau ; ouvrez ce tiroir.

Hubert faisait ce qui lui était commandé ; en ouvrant le tiroir un parfum faible, mais cependant pénétrant, le saisit au cœur.

— Eh bien, vous n’écrivez pas ?

— Je cherche.

— Et vous trouvez ?

— Je ne trouve pas.

— Alors, donnez-moi le buvard, je vous prie, et l’encrier, je vais écrire pour vous. À propos, cela ne vous peine pas trop de fausser compagnie à votre oncle ?

— Oh ! Mademoiselle.

— Pendant que j’écris, voulez-vous m’obliger de sonner un coup ?

Mme Françoise parut ; en apercevant Hubert, elle poussa un cri de joie.

— Ah ! Quel bonheur ! nous allons donc voir quelqu’un qui n’aura pas une figure de cire ? Pourtant vous n’avez pas trop, bonne mine, savez-vous ?

— J’ai été malade, et l’on m’envoie à Hannebault en convalescence ; on me met au vert.

— Malade ?

— Je ne mangeais plus.

— Et maintenant ?

— Maintenant je mangerais de l’herbe plus volontiers que du pain.

— Nourrice, dit Mlle Isabelle, qui avait fini d’écrire, fais porter cette lettre chez M. le doyen et descends à la cuisine ; tu diras qu’au dîner ordinaire, on ajoute des asperges et des haricots verts, au dessert du fromage à la crème et des fraises.

Puis, s’adressant à Hubert :

— Je connais ces dégoûts qui vous prennent à la fin de l’hiver ; on voudrait brusquement sauter à la saison des groseilles et des cerises. Aussi l’observation du carême est-elle une bonne chose. Mais, pour le neveu d’un curé, je crois que vous observez peu le carême.

— Je vous assure, dit Hubert on souriant, qu’au point de vue de l’abstinence, j’ai fait carême cette année.

— Je vous demande pardon, dit-elle vivement, craignant d’avoir touché un sujet pénible.

— Cela n’en vaut pas la peine, vraiment ; je n’ai aucune honte à reconnaître que je ne suis pas riche ; d’ailleurs, je ne suis pas pauvre au point de n’avoir pas à manger ; si j’ai fait abstinence, c’est que j’ai bien voulu : j’ai eu un caprice et je me le suis payé en faisant des économies.

— Sur votre estomac !

— 45 centimes par jour en cinq mois m’ont donné 65 fr. 25 et j’ai pu acheter une gravure, dont j’avais depuis longtemps envie.

— Qu’avait-elle de si merveilleux cette gravure ?

— C’est une sainte Élisabeth de Murillo qui n’a rien d’extraordinaire pour les amateurs ; mais pour moi elle a le grand mérite d’être un portrait.

— Le portrait de votre mère ?

— Non, ma mère était blonde, et la sainte Élisabeth représente une jeune femme brune, au teint pâle, avec des cheveux et des yeux noirs.

Il y eut un moment de silence ; puis Mlle Pinto-Soulas se leva.

— Si vous voulez m’offrir votre bras, dit-elle, nous allons du mois d’avril passer d’un bond dans le mois de juin ; autrement dit, nous allons faire un tour dans la serre aux primeurs, je veux que la vue des cerises, des fraises et des raisins vous mette en appétit.

De la serre aux primeurs on passa dans le jardin d’hiver, où les camélias et les azalées étaient dans toute la splendeur de la floraison ; puis du jardin d’hiver dans le parc.

— Si nous allions voir un peu sous bois les violettes et les primevères, dit Mlle Isabelle ; si l’herbe n’est pas bonne à manger comme vous disiez tout à l’heure, elle est douce à voir avec sa fraîcheur printanière.

— Ne craignez-vous pas la fatigue ?

— Cette promenade m’a fait du bien ; et puis j’ai votre bras ; il y a longtemps que je n’ai marché ; je ne suis pour ainsi dire pas sortie depuis l’automne ; comme les feuilles sont fraîches, comme les gazons sont verts ; ces oiseaux qui chantent sont meilleurs que nous ; ils témoignent leur joie et remercient le printemps.

Dans les allées sablées d’un sable jaune qui sortait de la carrière, ils s’avancèrent lentement en devisant de choses et d’autres, à bâtons rompus, parlant joyeusement pour te plaisir de parler. Déjà le parc avait reçu sa toilette printanière, partout les feuilles avaient été ramassées, la terre des massifs était fraîchement retournée, et, sur les pelouses comme dans les clairières, l’herbe nouvelle commençait à s’épaissir ; çà et là des milliers de pâquerettes blanches et des touffes de jacinthes bleues tranchaient brusquement, sur ce tapis vert velouté de reflets sombres.

— Il y a précisément trois ans, dit Hubert, que vous êtes revenue à la Haga ; ce n’est pas la même date, mais c’est le même jour ; l’air était tiède comme aujourd’hui ; c’était une belle journée comme celle qui nous éclaire en ce moment, et l’on respirait ces senteurs du renouveau, comme on les respire maintenant.

— Vous avez de la mémoire ; c’est ce jour-là que M. Mario écrivit une sotte lettre à votre oncle ; pauvre garçon, s’il s’en était tenu à cette seule sottise, il serait encore ici, mais il a si bien fait, qu’à la fin j’ai dû le renvoyer en Italie.

— Pour moi, je lui suis reconnaissant de cette sottise, car c’est elle qui m’a amené au château. Il me semble que c’était hier. L’heure était un peu plus avancée que maintenant, mais le paysage était le même. Je n’étais jamais entré dans votre parc, je fus émerveillé. Et, comme à ce moment j’avais la tête pleine de la lecture de l’Arioste, il me sembla que j’entrais dans le palais d’une enchanteresse.

— Mettons fée, dit Mlle Isabelle en souriant.

— Les cygnes qui glissaient sur le lac, ces mêmes cygnes que voilà encore, m’accompagnaient les ailes ouvertes. J’entrai dans le parloir, et, après quelques instants d’attente, je vis, par la porte ouverte, une forme blanche, une apparition surgir devant moi, au milieu du salon sombre. Cette forme blanche s’assit au piano.

— Vous n’avez pas parlé.

— J’avoue que j’ai regardé et écouté.

— Mais c’est très mal, ce que vous avez fait là.

— J’avais la tête troublée, et le sentiment désolé que vous avez mis dans votre jeu n’était pas fait pour me calmer. C’est alors que, pour la première fois, j’ai senti toute la puissance de la musique. Bien souvent depuis, le soir dans l’ombre, j’ai joué cette berceuse de Chopin et toujours il m’a semblé vous voir venir dans votre robe blanche.

— Je crois qu’il est l’heure de dîner, dit Mlle Pinto-Soulas ; si vous voulez, nous pouvons rentrer.

Ils revinrent en silence : Hubert était tremblant et ne trouvait plus une parole à dire.

Heureusement Mlle Isabelle vint à son secours, et, pendant le dîner, elle lui fournit des sujets de conversation, en l’interrogeant sur ses travaux.

Il n’était plus l’enfant d’autrefois : deux années passées à Paris, ses études, ses lectures, le monde qu’il avait vu lui avaient ouvert des idées nouvelles. Il avait la franchise et le naturel ; il parla de ses espérances avec une naïve assurance, avec une confiance juvénile qui touchèrent Mlle Pinto-Soulas. À vingt ans, ce jeune homme, qui n’avait ni pension ni patrimoine, avait déjà triomphé des premières difficultés de la vie : son travail matériel suffisait à ses besoins et lui permettait de préparer son avenir, dans une sphère plus élevée, que celle où les circonstances l’avaient jeté.

Les heures s’écoulèrent : plusieurs fois il voulut se retirer, elle le retint.

Puis, comme il allait partir, elle se mit au piano.

— Puisque vous aimez tant cette berceuse, dit-elle, il faut que je vous la joue, pour vous remercier de la bonne journée que vous m’avez fait passer.

À la porte du salon, elle lui tendit la main et lui fit promettre de venir le lendemain.

— De bonne heure ; j’ai besoin de votre gaieté.

Dans le parloir, il trouva Mme Françoise.

— À demain, n’est-ce pas, M. Hubert ? dit la nourrice ; il y avait plus d’un an que je n’avais entendu rire ma pauvre fille. Elle a bien de l’affection pour vous, allez.

Il était si heureux qu’il ne pensait pas à l’heure indue à laquelle il rentrait au presbytère ; mais Cyrille, en lui ouvrant la porte, le rappela à la réalité.

— M. le doyen vous attend dans son cabinet de travail.

Ce fut une douche d’eau froide.

— Vous rentrez bien tard, dit l’abbé Guillemittes.

— Mais, mon oncle…

— Ce n’est pas un blâme, vous n’êtes plus un enfant : je veux dire seulement qu’étant en convalescence, il serait bon à vous de ne pas faire d’imprudence. Vous avez passé la journée avec Mlle Pinto-Soulas ; comment est-elle ? Vous a-t-elle parlé de sa maladie et de sa guérison ?

— Elle ne m’en a pas dit un mot.

— De quoi donc vous a-t-elle parlé ?

— Mais de moi, mon oncle.

— À propos, Mme Thomé est venue pour vous voir ; elle veut vous demander un plan pour une annexe qu’elle voudrait projeter à sa maison : elle reviendra demain.

— J’irai chez elle demain matin.

— Non, je crois que vous feriez bien de l’attendre : madame Thomé est veuve, elle ne désire pas que les jeunes gens aillent chez elle, attendu que sa fille est légataire de la fortune du père Thomé, et que, si sa fille se mariait, l’administration de cette fortune échapperait à ses mains, plus avaricieuses que maternelles. N’oubliez pas qu’autrefois on vous a accusé de vous occuper de Mlle Héloïse.

— Je vous jure que je n’y ai jamais pensé.

— Enfin, attendez la mère ici, ce sera plus prudent.

— Est-ce qu’elle viendra de bonne heure ?

— Pourquoi donc ?

— C’est que demain, je dois passer la journée à la Haga.

— Mon cher Hubert, dit gravement l’abbé Guillemittes, vous êtes maintenant un homme ; n’oubliez pas la distance qu’il y a entre vous et Mlle Pinto-Soulas ; cette distance est considérable sous tous les rapports.

— Mais, mon oncle, je ne comprends pas.

— Vous comprenez très bien, et, par la réflexion, vous comprendrez mieux encore. Bonsoir.

Hubert espérait trouver dans sa chambre la liberté de se souvenir et de rêver ; mais il avait à peine fermé sa porte, qu’on y frappa deux coups discrètement. C’était l’abbé Colombe.

— Je guettais votre retour, dit celui-ci, car j’ai un conseil à vous demander.

— Un conseil, à moi, vous l’homme sage et excellent !

— Un conseil artistique. Vous savez, mon cher ami, dans quel état de souffrance physique j’étais lorsque vous êtes parti pour Paris : tous les remèdes de la médecine avaient été impuissants contre cette malheureuse maladie. J’avais renoncé à me soigner, lorsque j’ai été soulagé, miraculeusement soulagé par l’intercession de sainte Rutilie. Je voudrais donc offrir à notre sainte un témoignage de ma gratitude, un ex-voto. Mais quelle forme donner à cet ex-voto ? Là est la difficulté. Un boiteux guéri offre ses béquilles. Mais moi ?

— Le fait est que, guéri d’une maladie d’estomac, je ne vois pas trop quelle forme donner à l’ex-voto qui rappellera cette guérison.

— Comme vous, j’ai commencé par ne pas voir, mais à la fin, à force de chercher, je crois que j’ai été inspiré. Voici ce que j’ai trouvé. Ce dont je souffrais surtout, c’était d’un poids très lourd, qui me pesait sur l’estomac. Ce poids je ne le porte plus. Je pourrais donc offrir un poids en argent. Ce serait une allégorie. Qu’en pensez-vous ?

— Très joli, dit Hubert qui avait l’esprit ailleurs.

— Un kilogramme d’argent coûte deux cents francs ; je pourrais dans quelques mois avoir ces deux cents francs ; alors, si vous vouliez me donner un dessin, je ferais fondre mon poids ; d’ici là, je chercherais une inscription laudative.

— Comptez sur le dessin, dit Hubert ; seulement dans votre inscription, il faudra glisser l’allégorie ; car un poids est un poids, et, en voyant le vôtre, on pourrait penser à la reconnaissance d’un boucher ou d’un charbonnier, plutôt qu’à celle d’un vicaire.

Hubert devait rester un mois à Hannebault. Ce mois, il le passa presque entièrement au château de la Haga. Pendant les premiers jours, il ne quittait le presbytère qu’après le déjeuner, mais bientôt il alla au château dès le matin. Mlle Pinto-Soulas possédait une assez grande quantité de statues et de vases qui n’avaient point été placées dans le parc, et elle voulut faire ce placement avec lui. Il fallait choisir les endroits favorables, diriger les ouvriers, puis, quand la statue était placée il fallait voir l’effet qu’elle produisait ; alors il y avait des arbres à abattre, pour disposer les points de vue. Ce n’était pas trop de la journée entière pour ces travaux.

Peu à peu Mlle Isabelle avait retrouvé la force, elle pouvait faire maintenant d’assez longues marches. D’ailleurs, quand elle était fatiguée, elle lui demandait son bras, ou bien l’on s’asseyait sur un banc, et l’on restait là à causer. La saison était splendide ; jamais le mois de mai n’avait eu de journées si belles et si chaudes ; les paysans se lamentaient en disant qu’il n’y aurait pas d’herbe, mais ce n’était point la question de l’herbe qui les préoccupait.

Parfois Hubert pensait aux paroles de son oncle ; mais que pouvait le souvenir de cet avertissement, contre le courant qui l’emportait ? D’ailleurs, pourquoi s’inquiéter ? Mlle Isabelle ne laissait paraître ni surprise, ni contrariété, de son empressement. Toutes leurs journées étaient si bien remplies que souvent le soir, quand il se levait pour se retirer, elle disait : « Déjà ? »

Et puis ce que lui disait la nourrice était mieux fait encore pour le rassurer.

— Je l’ai toujours répété, disait-elle, ce qu’il fallait à ma pauvre fille, c’était la distraction. Vous l’avez guérie, monsieur Hubert ; elle ne l’oubliera pas, soyez-en certain : vous lui avez passé votre bonne humeur et votre jeunesse. Ah ! si elle avait voulu se marier, je l’ai toujours dit, elle n’aurait jamais été malade : un mari, des enfants, c’est la vie d’une femme. Et une bonne femme, qu’elle ferait, monsieur Hubert, et jolie, car enfin elle est jolie, n’est-ce pas ?

— Très jolie, très belle.

— Vous ne seriez pas un homme, si vous ne la trouviez pas belle. Mais la beauté n’est rien sans le cœur. Si vous saviez comme elle aime, ceux qu’elle aime. Il ne faut pas croire qu’elle est fière de sa richesse : je suis bien sûre que si elle aimait un homme sans fortune, elle ne lui demanderait pas ce qu’il a ou ce qu’il n’a pas.

Cependant, jour par jour, le mois s’écoula ; la veille du départ fut triste, longue à passer ; les paroles se présentaient difficilement, et il y avait des silences embarrassants. Chez Hubert surtout, ces silences paraissaient avoir quelque chose de douloureux : il avait évidemment quelque chose à dire ; il voulait parler, il s’arrêtait aux premiers mots et se taisait.

Précisément le temps s’était, à la fin, mis à la pluie, et il avait tout à coup soufflé un vent âpre, comme il arrive souvent en mai. On passa la soirée dans le salon, devant le feu, les fenêtres closes. Par moments et durant de longues minutes, on n’entendait que le tic-tac de la pendule, ou les pétillements du feu dans la cheminée. Mlle Isabelle n’avait point proposé de se mettre au piano, et Hubert n’avait point osé le lui demander : il était d’ailleurs dans des dispositions où la musique gaie l’eût fait grincer des dents, et la musique sentimentale pleurer.

Quand dix heures sonnèrent, il se leva.

— Il faut partir, dit-il, il le faut.

— Vous reviendrez aux vacances.

Elle lui tendit la main ; il la prit, mais, au lieu de la serrer d’un légère pression comme à l’ordinaire, il la garda dans la sienne ; pendant plusieurs secondes, ils restèrent ainsi la main dans la main, les yeux dans les yeux. Puis, Mlle Isabelle nagea doucement.

— Ne partez pas, dit-elle ; revenez demain.

Et mettant son doigt sur ses lèvres, elle sortit du salon.

Hubert passa cette nuit-là accoudé à sa fenêtre, regardant dans les profondeurs bleues les combles et les cheminées de la Haga, que la lune éclairait selon le caprice changeant des nuages. Elle était là ; elle l’aimait !

Le lendemain, il eut peine à attendre l’heure habituelle, pour se présenter au château. Ce fut Mme Françoise qui le reçut.

— Mademoiselle est souffrante, dit-elle, elle a passé une mauvaise nuit ; elle vous prie de ne pas quitter Hannebault ; elle vous fera dire quand vous pourrez la voir.

Pourquoi ce changement ? Mais il n’avait personne à qui demander une parole d’espérance : il resta avec son angoisse, n’osant pas quitter le presbytère, de peur que, pendant son absence, on vînt le chercher.

Trois jours s’écoulèrent ; que pouvait signifier ce silence inexplicable ? Heureusement la fièvre le prit et l’emporta dans le monde des chimères.

Le matin du quatrième jour, il reçut une lettre, qui lui fit croire qu’il était fou. Cette lettre venait de Paris et portait un en-tête imprimé : M. Mauret, agent de change, rue de Richelieu. Voici ce qu’elle contenait :

« Monsieur,

« Conformément aux instructions qui m’ont été données, j’ai employé aujourd’hui en achat de rente française 3 p. cent au cours moyen de 71 fr. 82 la somme d’un million qui m’a été versée en votre nom par le Comptoir d’escompte. Je vous prie de me faire savoir, si je dois vous envoyer les titres, ou les garder, jusqu’à votre prochain voyage à Paris. »

Après avoir lu cette lettre fantastique, Hubert regarda l’adresse, convaincu qu’il y avait erreur, c’était la sienne : « M. Hubert Guillemittes, chez M. le doyen d’Hannebault. »

— C’est la fièvre, se dit-il, ou bien ce sont les camarades de l’atelier qui me font une scie. Elle est drôle.

Une heure après, un domestique vint lui annoncer que Mlle Pinto-Soulas le priait de passer au château.

Il y courut. Mlle Isabelle était dans le salon. À son entrée, elle se leva ; il voulut s’avancer vers elle, mais de la main elle l’arrêta.

— Après ce qui s’est passé, dit-elle, ou nous ne devons plus nous voir, ou nous devons nous voir toujours. Par malheur, il y a entre nous un obstacle terrible : mon âge et ma fortune. La fortune, j’ai voulu rapprocher la distance, et vous avez dû recevoir ce matin une lettre qui vous donne toute liberté de parole. Reste la question de l’âge : voulez-vous d’une femme plus âgée que vous ?

Le mariage se fit à Milan devant le consul de France.

Quand, du haut de la chaire, l’abbé Guillemittes annonça « qu’il y avait promesse de mariage entre Mlle Isabelle Pinto-Soulas de cette paroisse et M. Hubert Guillemittes de Paris », un frémissement de surprise parcourut l’assistance ; et dans toute la contrée, il ne fut question que du mariage de la riche mademoiselle Pinto-Soulas avec le neveu du curé d’Hannebault, un petit jeune homme qui n’avait rien.

L’opinion unanime fut que c’était là le triomphe du curé, qui, décidément, était un homme très fort. Seul, le docteur Chaudun n’accepta point cette idée, et, contre tous, il soutint que l’abbé Guillemittes était fâché de ce mariage qui s’était fait malgré lui, par la toute-puissance de la jeunesse et de l’amour.

Qui avait raison du public ou du docteur ? Personne n’en sut jamais rien, car l’abbé Guillemittes ne parla jamais de ce mariage.

S’il fut peiné de perdre sa pénitente, le ciel par bonheur lui apporta une compensation à cette déception. Un jour, en glissant le guichet de son confessionnal, il trouva devant lui le visage de Mme Prétavoine qui, abandonnant l’abbé Lobligeois maladroit, malheureux et malade, venait s’agenouiller devant le curé de sa paroisse. Il ne la repoussa point ; et un mois après, il eut la satisfaction de s’asseoir dans le fauteuil où il avait vu son rival assis ; autour de lui, M. et Mme Prétavoine étaient aux petits soins, comme ils l’avaient été autrefois pour son ennemi. Il voulut les récompenser de cette soumission, et Mme Prétavoine, guidée par ses conseils, inspira à son mari l’idée de fonder une Banque des campagnes qui est en train de devenir une puissance formidable dans l’État ; cette société qui a pour but de développer l’agriculture et l’industrie, suivant les lois de la civilisation chrétienne, a l’appui d’un grand nombre de membres du clergé, qui touchent 2 p. 100 sur le montant des affaires qu’ils procurent à la Banque des campagnes.

En même temps qu’il apportait aux Prétavoine le concours de son habileté, il cédait aux instances du docteur Chaudun, et, à la fin, il associait ses efforts à ceux du médecin, pour obtenir la construction d’un hôpital. Cette construction est décidée, les fonds sont votés. M. Maridor, hostile au projet, est remplacé et bientôt les travaux vont commencer. Naturellement l’abbé Guillemittes en sera le directeur.

Cela lui fait bien des affaires sur les bras, l’église à terminer, la banque à surveiller, l’hôpital à mettre en train ; mais il n’en est point embarrassé, et il trouve encore le temps de s’occuper activement du patronat de Saint-Joseph, dont le commerce a pris un développement très étendu ; il y passe chaque jour une heure et il y maintient, dans toute sa rigueur, la règle de travail qui a présidé à sa fondation : c’est le respect de cette règle qui l’a obligé à envoyer dans le Midi la sœur Sainte-Ursule ; par ses visions et ses extases, elle était devenue une cause de distraction et de trouble ; on négligeait la couture pour le mysticisme.

Sa seule contrariété vive et persistante, dans le cours de ces succès qui s’enchaînent, lui vient de l’hostilité de son évêque. Monseigneur Hyacinthe, en effet, n’a rien oublié et n’a point cédé : la commission qu’il préside n’a point encore fait entendre le rapport de M. de Sintis, sur les faits surnaturels qui se sont passés à Hannebault. Lorsqu’on le presse de différents côtés, il répond qu’il n’est point éclairé. M. Fichon lui-même n’a pu faire faire un pas à la question, et, pour consoler l’abbé Guillemittes de cette résistance passive, il lui a obtenu de la cour de Rome, un titre qui lui permet de porter des bas violets, et de se faire appeler « monseigneur ».

Ce fut dix-huit mois seulement après leur mariage que M. et Mme Hubert revinrent à Hannebault, accompagnés de deux petites filles jumelles qu’Isabelle allaitait elle-même, et que Mme Françoise, redevenue nourrice, promenait orgueilleusement dans ses bras vigoureux.

Leur première visite fut pour le doyen, mais il n’était point au presbytère, et ils ne trouvèrent que l’abbé Colombe, qui les reçut avec embarras, car depuis que Mlle Pinto-Soulas s’était mariée, elle avait cessé d’être pour lui « une personne accomplie » : elle n’était plus qu’une « personne du sexe. »

En passant devant l’église, elle voulut y entrer, et, pendant qu’elle était agenouillée, le second suisse, qui ne la connaissait pas, lui offrit une petite brochure. Elle la prit, et, on traversant l’esplanade de la Haga, elle l’ouvrit. C’était la légende de sainte Rutilie ; au chapitre X, intitulé : Troisième cas de guérison, elle y lut son histoire, le nom seul était dissimulé sous des initiales.

— Il faudra, dit-elle à Hubert, que nous usions des anciennes relations de mon père, pour faire nommer ton oncle évêque quelque part.

— Voudra-t-il quitter son église ?

— Oh ! pour un évêché !

Lorsque l’abbé Guillemittes rentra au presbytère et apprit la visite de son neveu et de sa nièce, il se rendit aussitôt au château. Hubert et Isabelle étaient à faire une promenade dans le parc ; il les attendit en causant avec Françoise, qui surveillait les deux petites filles, étendues en plein air sur un tapis, et se roulant.

Bientôt Hubert et Isabelle parurent, marchant côte à côte, se tenant par la main : Hubert avait la démarche assurée d’un homme heureux et libre, dans celle d’Isabelle, il y avait une grâce alanguie, qui en faisait une femme tout autre que la jeune fille d’autrefois sèche et vive.

— Regardez-les donc, monsieur le doyen, fit la nourrice avec un sourire de contentement ; je l’ai toujours dit, il n’y avait pas à chercher si loin ni si longtemps, c’était ça.

Au bruit des pas sur le sable, les deux bébés avaient regardé autour d’elles et voyant leur mère venir, elles avaient tendu leurs petits bras de son côté, toutes deux en même temps.

Alors la nourrice les prenant :

— Le v’là le miracle ! dit-elle.


source : Ebooks gratuits






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