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Un grand patron

de Pierre Very



UN GRAND PATRON

(1951)





À Yves Ciampi

Je t’offre, mon cher Yves, ce roman qui, sans toi, n’eût jamais été écrit.

Différent du film, mais tous deux fraternels, ils ne se trahissent pas : ils se complètent, ils s’éclairent mutuellement.

Disons qu’ils font “des barres parallèles”.

Et tous deux, pour nous, demeureront liés au souvenir de la Ferme Saint-Siméon, et des neiges d’Argentières et de Saint-Gervais – sans oublier la ligne de “Navigation aérienne Slalom-Igloo !” – qui furent les témoins de notre longue lutte contre vents et marées.

et de notre fidélité.

P. V.



Vous seriez à présent assez étonnés si je manquais au second de mes devoirs essentiels, qui est de vous assurer de ma parfaite incompétence en matière de chirurgie.

. . . . . . . . . . .

Oserai-je essayer d’ouvrir le chirurgien ?

. . . . . . . . . . .

Comment résisterais-je à la tentation d’entreprendre cette biopsie ?

D’ailleurs, je n’irai pas bien loin dans les voies de ma curiosité : j’ouvre, et je referme.

PAUL VALÉRY.

Variété V, “Discours aux Chirurgiens”

PREMIÈRE PARTIE

LA MAÎTRESSE LÉGITIME
“Tout se passe comme si…”

Chapitre Premier

HÔPITAL VELPEAU
SALLE D’OPÉRATIONS N° 1
Dans son bain de sérum, le rein attendait…

. . . . . . . . . . .

Lorsque le professeur Louis Delage, posant avec une sorte de tendresse le tranchant du bistouri sur l’épiderme, avait, d’un geste rapide, pratiqué une longue incision : “Quelle élégance ! Quel style !…”, n’avait pu se défendre de chuchoter à l’oreille du professeur Charles Tannard son assistant Loiseau-Mielland.

Il ressentait une émotion artistique, à contempler cette belle ligne rouge. Magistrale, d’une seule venue, il lui trouvait la délicatesse d’un trait jeté sur le papier par le crayon de Léonard de Vinci, la pureté d’un accord de Jean-Sébastien Bach, la sensualité exquise d’un vers de Jean Racine !

C’était un littéraire.

Tannard s’était borné à émettre un grognement.

C’est que Tannard était médecin.

Et Delage chirurgien.

Et – ce qui n’arrangeait rien – ils étaient cousins. Cousins par alliance, seulement, Dieu merci ! mais cousins, néanmoins !

Un moment auparavant, tandis que Tannard et Loiseau-Mielland, seuls dans le bureau de Delage, passaient des blouses :

— Il faut qu’il soit bien sûr de son affaire, pour vous avoir invité à assister à son intervention, monsieur ! avait insinué Loiseau-Mielland.

— On s’imagine toujours que la bataille s’appellera Austerlitz ! avait fielleusement riposté Tannard. Mais il arrive qu’elle s’appelle Waterloo ! Et il y a aussi un certain proverbe sur la peau de l’ours !…

Son ricanement lui avait été coupé au ras des dents par l’entrée de Mlle Martin, l’infirmière-chef.

— Monsieur le Professeur, dès que vous serez prêt…

— Nous vous suivons, mademoiselle.

Au même instant, dans le bloc opératoire, Noblet, un des assistants qui allaient aider Delage, observait :

— C’est sportif de votre part, d’avoir invité le professeur Tannard, monsieur !

Delage, prenant les gants de caoutchouc dans la boîte de métal qu’on lui présentait, avait eu un ricanement assez cousin de celui de Tannard.

— Sportif ? Mais non, vieux ! C’est… plaisant !

Tannard et Loiseau-Mielland étaient entrés en même temps que deux éminents visiteurs : professeur Bergman, de Zurich, professeur Rydberg, d’Oslo : tous deux spécialistes de la chirurgie des affections rénales, de passage à Paris.

— Je vous remercie très vivement de votre invitation, mon cher Louis, avait susurré Tannard. J’y suis plus sensible que je ne puis dire !

— C’est moi qui vous remercie d’être venu, mon cher Charles !

Delage s’offrit le luxe de renchérir :

— Je suis de ceux, vous le savez, qui tiennent à honneur de proclamer la prééminence de l’Esprit – je veux dire de la Médecine, que vous représentez si brillamment ! – sur la main… (montrant sa robuste main d’artisan) la main qui n’est qu’un simple instrument !

Bergman, de Zurich, et Rydberg, d’Oslo, étaient touchés presque émus, oui, on peut dire émus par cette courtoisie de maîtres, ce mutuel respect d’authentiques savants.

En fait, c’était de l’excellente comédie.

Tannard espérait de toutes ses forces voir échouer l’opération particulièrement hardie que Delage allait tenter. Il va sans dire qu’il souhaitait tout le bien du monde au malade, mais tout le mal de la terre à Delage.

Delage le savait pertinemment.

Et Tannard savait pertinemment que Delage le savait !

Télépathie de la haine qui, mieux même que l’amour, aide les êtres à se comprendre.

— La malade dort, monsieur, vint dire l’anesthésiste.

L’opérée, une certaine Mme veuve Berger, soixante-huit ans, raccommodeuse, présentait un très joli cas de maladie polykystique bilatérale des reins.

La plus magnifique collection de kystes que le professeur Delage eût jamais vue.

Un coup de chance, vraiment !…

Tout le groupe passa dans la salle d’opérations N° 1, avec gourmandise.

***

— Catgut 2… Kocher… Clamp…

Jacqueline Mercier, la première panseuse – une fille d’une beauté un peu dure, mais longue, souple, avec des jambes qui étaient une preuve de l’existence de Dieu… ou, si l’on préfère, de l’existence du Diable – rayait d’un trait de lime un tube de verre, en détachait l’extrémité, précipitait sur la table le catgut : une bobine de boyau de chat baignant dans l’alcool. L’instrumentiste plaçait dans la paume du patron la pince de Kocher, une autre pince plus forte : le clamp.

— Aspiration.

Le bec de l’aspirateur plongé dans la plaie. Le jet de sang dans le récipient de verre. Lachaume, qui aide en second, relève l’aspirateur ; il ne prend plus que de l’air. Le ronflement s’achève en chuintement.

Noblet, qui aide en premier, plonge une compresse dans la plaie, la rejette, rougeâtre, dans un seau.

— Pince en cœur.

Ils étaient quarante stagiaires, rangés sur l’estrade en demi-lune, quarante stagiaires tournés vers le groupe d’hommes masqués ; leurs regards sautaient sans arrêt des mains du patron aux yeux du patron : les yeux, les mains de l’idole. Et la même question taraudait leur cervelle, la même angoisse serrait, comme dans les mâchoires d’un écraseur, le cœur des trente-deux garçons et des huit filles. Le patron réussirait-il ?

“Pourvu que le cœur ne lâche pas…”

Ils pensaient à la pauvre femme un peu comme un voyageur pressé, à bord d’une guimbarde asthmatique, écoute le moteur qui s’époumone, râle, dans une côte longue et rude.

“Pourvu qu’il ne me lâche pas !”

Ce n’était pas le moment que le cœur fit à Delage la blague de ne pas tenir le coup !

Car c’était sa troisième greffe de rein : sa fameuse greffe par voie sous-péritonéale et anastomose de l’artère iliaque au malade avec l’artère du rein à greffer.

À deux reprises, déjà, Delage avait pratiqué avec succès cette opération inouïe.

Une révolution dans la chirurgie du rein.

Et quel fameux croc-en-jambe dans les cérébrales théories de Tannard concernant la thérapeutique des affections rénales ! “Tannard la Blanchisseuse !” comme ils l’avaient baptisé, à cause de sa marotte : le lavage du sang par rein artificiel.

Le différend passionné qui, plusieurs années durant, avait opposé les deux “illustres cousins” – comme ils se désignaient mutuellement, par ironie – sur le chapitre de la thyroïde (Tannard tenant pour la médication, Delage pour l’intervention), et que certains confrères avaient malicieusement appelé “la guerre des goitres”, s’était, en somme, terminé en match nul.

Merveille du corps humain, d’être le lieu d’innombrables et ingénieuses cachettes pour la maladie ! Le rein était devenu le champ de bataille où les deux illustres cousins se heurtaient, Delage s’élançant au combat armé de tout l’arsenal de l’outillage opératoire, et Tannard levant sans répit de nouveaux auxiliaires dans l’immense et obscur empire de la pharmacopée.

Il fallait absolument que Delage réussît sa troisième greffe !

Il adresserait alors une communication à l’Académie de Médecine. Il ferait dans La Presse Médicale une publication sensationnelle. D’ores et déjà, Larmy, le plus chevronné des assistants du patron, avait commencé la rédaction de l’article de Delage. Il en avait fignolé deux bons cinquièmes.

***

Couloirs…

Interminables couloirs de l’hôpital, où passe toute la douleur du monde – toute la douleur du pauvre monde…

Et tout l’espoir…

Deux stagiaires de première année se hâtaient vers le bloc opératoire.

— Je viens de faire une piqûre ! disait glorieusement la “Môme Lunettes” : une fille laide et mal faite.

— Veinarde ! faisait son camarade. Marcillac m’a encore donné un plâtre à couper. Tu parles d’une colique !

Il s’appelait Patrice de Vimes. C’était un sémillant jouvenceau de vingt et un ans : classique collier de barbe, blouse très chic, de style américain, montant sous le menton et se boutonnant sur le côté. Petit baron d’Empire, riche, feignant et vaniteux. Ignorance crasse, qu’il croit compenser par la manie du jargon médical. S’est déjà fait imprimer du “papier à ordonnances” :



PATRICE DE VIMES

Étudiant en Médecine



Il jette un regard sur sa montre.

— On va être salement en retard ; le patron doit en être au milieu de son rein !

— C’est le plus passionnant ! fit la Môme Lunettes.

— Vicieuse !

Jaillissant de la salle Pasteur, une infirmière galopait aux trousses d’un externe :

— Monsieur, s’il vous plaît… Vous avez oublié mon sondage, monsieur, le sondage du 3.

Mlle Martin – cinquante-cinq ans, un gros trousseau de clés, un gros registre, trois galons – croisait Mlle Floche, la laborantine, soixante ans, deux petits yeux de merle qui vous toisent et vous considèrent comme un moins que rien sous prétexte que vous dépassez la taille d’un microbe ! (Les microbes : toute sa vie !…)

— Le patron doit en être au milieu de son rein ! se lancèrent-elles l’une à l’autre, avec un synchronisme parfait. Pourvu que tout se passe bien !

Elles avaient dit cela comme on roucoulerait. Rivales jadis dans leur amour pour le patron, unies désormais par ce même amour impossible…

— Mademoiselle Martin… Une entrante, pour une appendicite.

— Chambre 1.

— Mademoiselle Martin… Un bon à signer, s’il vous plaît.

Mlle Martin signe, tout en répondant à une autre infirmière :

— Le 16, l’estomac de M. Larmy ? Régime lacto-végétarien, voyons, mon petit !

Elle s’éloigne, des yeux et des oreilles tout autour de la tête, faisant marcher le service à la baguette, chère vieille vestale à la fidélité un peu féroce de chien briard, portant précieusement dans son cœur la fleur toujours fraîche de son vieil amour, cet amour pour l’amour duquel elle est restée vieille fille, cet amour auquel IL n’a jamais souri, qu’IL n’a seulement jamais vu, jamais soupçonné !

Une ravissante Croix-Rouge sortait du bloc opératoire comme Patrice de Vimes et la Môme Lunettes allaient y pénétrer.

— Joli paquet de glandes ! fit, avec un sifflotement, le petit baron d’Empire.

Il était l’amant de la Môme Lunettes.

Mais il estimait que le genre mufle fait bien. Il comparait volontiers la femme à une usine gigantesque, mais de destination dérisoire. Au centre de l’usine, un orifice minuscule. Vous mettez un crayon dans cet orifice. Vous pressez un bouton. L’armée des dynamos et des turbines entre en action dans un vrombissement d’Apocalypse. Re-bouton. Stop. Vous retirez le crayon de l’orifice : il est impeccablement taillé ! Telle est l’unique destination de cette usine dantesque : tailler les crayons ! Il avait pêché cette idée dans un vieux conte de Pierre Mac Orlan et l’appliquait au sexe féminin.

— Vous, les femmes, c’est ça : ni plus, ni moins ! C’est la seule “conversation” qu’on puisse avoir avec vous !

Le plus comique – et qui, peut-être, explique tout – c’est qu’avec son argent, sa particule, son collier de barbe et sa blouse mirobolante, il ne plaisait pas aux filles. Il avait fallu une Môme Lunettes pour…

— Tiens ! fit-il, la môme Delage qui vient voir son cher Jacques Brulanges !

Catherine Delage : la nièce du patron. Autre “joli paquet de glandes !”

***

— Le patron doit en être au milieu de son rein, disait l’interne Marcillac à Larmy, qui faisait un fibrome infecté, dans la salle d’opérations N° 2. Paulette, mon petit, des crins…

Ici, pas de stagiaires, pas d’invités plus ou moins éminents : ils n’étaient que cinq dans la salle : Larmy, Marcillac, l’anesthésiste, l’instrumentiste et Paulette, la deuxième panseuse.

Enfin : six, en comptant l’opérée…

— Pourvu que le patron réussisse ! dit Larmy.

— Il réussira sûrement, monsieur, dit Marcillac. Trois cas, trois guérisons : ça va faire un boucan du tonnerre ! La tête de Tannard, avec son traitement médical par lavage du sang !

Avec la valve éclairante de Nabias, Larmy se livrait à une inspection minutieuse du champ opératoire. Il grimaça :

— Bien ce que je craignais. Rien à faire pour éviter l’hystérectomie totale. Pauvre femme !

— Et alors ? fit Marcillac. Elle va être rudement débarrassée ! Plus jamais d’enfants ! L’amour sans risques, toute la vie ! Hein, Paulette,… Il y en a qui paieraient cher…

— C’est que, justement, celle-là aurait tellement voulu avoir un enfant ! répliqua Larmy.

— Drôle d’idée, dit Marcillac en ricanant.

— Allons ! Ne vous faites pas plus dur que vous n’êtes, vieux !

Après un silence, Larmy demanda :

— Vous êtes toujours en froid avec Catherine Delage ?

— Ne me parlez plus de cette pimbêche !

Larmy réprima un sourire. Avec Catherine, le beau, l’athlétique et avantageux Marcillac, le don Juan de Velpeau, le bourreau des cœurs qui disait de lui-même : “Moi, les cœurs brisés, je les recolle à l’albuplast !”, Marcillac était tombé sur un bec.

— Au fond, entre nous, vieux, glissa Larmy, qu’est-ce qui vous intéresse le plus en elle ? “La jolie Catherine”, ou la “nièce du patron ?”

— À votre tour d’être dur, monsieur !… Mais Marcillac était “le genre indérapable” – Mettons, admit-il avec un sourire de coin, que je m’intéresse… aux deux !

— Pince de Villar, demanda Larmy.

Ouvertes, les mâchoires dentelées de la pince de Villar pour hystérectomie totale faisaient songer à la gueule d’un crocodile en miniature.

À travers la porte, on entendait, dans la salle d’opérations N° 1, la voix du patron, brève, à l’anesthésiste :

— Mademoiselle, votre malade pousse.

Et la réponse de l’anesthésiste :

— Je vais lui faire du curare, monsieur.

***

“Je t’accorde que le sang est un liquide un peu particulier.”

— Catgut o… Clamp… Compresse…

Les mains du patron, hallucinantes d’agilité et de précision.

Tannard, Rydberg, Bergman, Loiseau-Mielland, prodigieusement attentifs au moindre mouvement de ces mains-fées.

Les quarante stagiaires cherchant à suivre, de l’estrade en demi-lune, le cheminement du bistouri à travers la chair, l’itinéraire vers la maladie.

“Je t’accorde que le sang,…”

Ronflement de l’aspirateur plongé dans la plaie.

Le rouge. La couleur rouge. Les gants rougis de sang. Les instruments, les “champs” rougis de sang ; le “floc” des compresses ensanglantées jetées dans le seau.

Et, dans la lumière du scyalitique pareil, au-dessus de l’opérée, à une roue solaire, le reflet rougeâtre des gants, des “champs”, des instruments ; le reflet de la plaie.

“… le sang est un liquide un peu particulier… Je t’accorde que le sang…”

Jacques Brulanges se répétait cette phrase que lui avait dite un jour son parrain, le patron. Il s’y cramponnait. Dans sa tête, tout commençait à tourner. “Je n’y arriverai jamais… Jamais !” Il fallait rester, pourtant ; tenir jusqu’au bout. “Les autres tiennent bien ! Je ne suis pas fait autrement que les autres !”

Jacques regardait la pointe de ses chaussures, puis le scyalitique, puis, furtivement, ses camarades les stagiaires. Un instant, son regard s’arrêta sur le visage de Napoléon Groslier, le Noir d’Haïti. Jacques se demandait si, sur son front, la sueur se détachait, aussi luisante – aussi révélatrice – que sur le front du Noir.

Car, lui aussi, Napoléon ne supportait qu’à grand-peine la vue du sang.

Son regard croisa celui de Jacques.

L’angoisse de Jacques le stimulait, l’aidait à serrer les dents.

De même que l’angoisse du Noir stimulait Jacques.

Le cliquetis des instruments… L’odeur d’éther… La chaleur… Oh ! cette chaleur…

Par les baies, Jacques apercevait les têtes des arbres. Feuillages doucement balancés. Douce couleur verte, image de fraîcheur.

Ici, la couleur rouge. Et cette suffocante, nauséeuse chaleur.

“Je ne vais pas pouvoir… Je ne peux plus…”

Il regardait le Noir. Qui le regardait.

Deux paniques qui se demandaient mutuellement assistance.

Jacqueline Mercier regardait haineusement Madeline Lalande, la jolie Croix-Rouge, qui contemplait le patron avec ferveur.

Car Mercier, maîtresse de Marcillac – c’est la vie… – était amoureuse du patron.

Comme les autres ! Comme toutes les autres !

Elle sursauta : le patron, d’un geste violent, venait de lancer à la volée à travers la salle une paire de ciseaux qui glissaient sur les dalles :

— Mercier ! Des ciseaux qui coupent !

Pourpre de honte, Jacqueline filait à ses boîtes, apportait d’autres ciseaux, balbutiait :

— Je vous demande pardon, monsieur.

Indifférent, le patron s’adressait à Lachaume :

— À angle droit, votre écarteur, vieux.

Dans son bain de sérum, le rein à greffer attendait ; un superbe rein de trente ans, absolument sain, en parfait état de marche, donné à la Science par un couvreur tombé d’un toit, il y avait une semaine, et dont le cas ne laissait aucun espoir. On avait eu largement le temps de préparer la veuve Berger, de la mettre en état de supporter la greffe – dès que le couvreur serait décédé. Ce qui s’était produit il n’y avait guère plus d’une heure.

De sorte qu’un bien court intervalle de temps s’était écoulé, entre l’instant où l’ouvrier avait glissé dans le sommeil de la mort, et celui où Mme Berger avait glissé dans le sommeil procuré par les anesthésiques : le sommeil pour la vie…

Napoléon, le Noir d’Haïti, jetait des regards éperdus à sa voisine : une Indochinoise, surnommée “Bouton d’Or”. La vue du sang, de la plaie : est-ce qu’elle y résistait, elle ?… Elle y résistait parfaitement ! De même que les sept autres filles. Ça n’avait pas l’air de les gêner du tout ! Au contraire… Curieux, que ce qui est fait pour donner la vie et qui, par définition, devrait être tellement sensible, puisse supporter… Supporter ?…

Il y avait de la volupté dans leurs regards braqués sur la plaie !… “Fini, je lâche…” gémit en lui-même Napoléon, à bout de résistance. Mais il vit remuer les lèvres de Patrice de Vimes penché vers la Môme Lunettes. Il lut sur les lèvres ce que disait le petit baron d’Empire : “Vise Brulanges ! Il ne va encore pas tenir le coup ! Il est formidable sur les bouquins, mais il ne peut pas supporter la vue du sang !”

Et la Môme Lunettes répondait : “C’est pourtant passionnant !”

Le Noir regarda vers Jacques.

Jacques, inondé de sueur, s’obstinait.

Mais un “champ” qui pendait accrocha son regard… Dès lors, c’est en vain que Jacques se contraint à considérer un camarade qui prend des notes, puis à regarder le bout de ses chaussures, puis le scyalitique, puis le front incliné du patron.

Toujours, tandis que l’on entend les claquements métalliques des instruments, la voix brève du patron, le “crac” des pinces se refermant sur les veines et les artères pour l’hémostase, toujours il sent son regard lui échapper, revenir à ce linge opératoire dont la pointe, goutte à goutte, se charge de sang.

Légères rotations du buste de Noblet ; il prend, à sa droite, une compresse blanche, il la plonge dans la plaie ; il jette, à gauche, dans un seau, la compresse rougie ; il prend une autre compresse blanche… Le seau s’emplit de gazes sanglantes. Et, à présent, le sang commence à s’écouler du “champ” dans un récipient. Le camarade qui prend des notes devient flou. Le Noir, tous les stagiaires deviennent flous. Le scyalitique se met à tournoyer, et chavire.

Le vertige…

Pas bouleversé du tout, en revanche, le petit baron d’Empire ! Il bâillait derrière sa main. La vue de la plaie opératoire lui donnait faim. “Un bon steack au poivre !…” se disait-il. Son regard tomba sur “Bouton d’Or”. “Je ne me suis jamais farci une Indochinoise : ça doit être croquignolet !” Il étudiait les lèvres de “Bouton d’Or”. “Doit avoir un baiser de succube, d’une délicatesse inquiétante ! Faudra absolument que je m’en farcisse une !”

Jacques essaie de fixer sa pensée sur ce qu’il aime le plus au monde après Catherine Delage : sa peinture, ses maquettes. Par exemple ce projet de décor, si réussi, qu’il a imaginé pour un Hamlet (qu’on ne montera jamais, bien entendu). Ou cette série de paysages qu’il a brossés le mois dernier, en Provence. La plaine d’oliviers gris, comme cendrés, et, en arrière-plan, ces amas rougeâtres…

Rougeâtres…

Le Rouge…

“Je t’accorde que le sang…”

L’aspirateur, encore…

Nausée…

“Je ne peux plus. Jamais je n’aurai la force d’atteindre la porte. Toute cette rangée de stagiaires, à longer… Non. Je ne… Ce rein… Ce rein dans son bain de sérum… C’est ignoble. Non, c’est merveilleux, je sais bien. Merveilleux. Ignoble… Surtout, ne pas le regarder, ce rein… Je vais tomber… Je suis sûr que je vais tomber… Et Catherine, qui va me dire… Catherine, qui va encore m’appeler son “charcutier”.

Napoléon Groslier sourit : il voit Jacques, flageolant, quitter la salle d’opérations. Napoléon se contraint à regarder le rein, le récipient de l’aspirateur, le champ ensanglanté, le seau aux compresses ensanglantées, la plaie opératoire. Il a gagné, Napoléon ! Il a tenu ! Il sait que, maintenant, il tiendra jusqu’au bout.

Le patron a vu Jacques sortir.

Dans le local contigu à la salle d’opérations, Larmy et Marcillac, leur hystérectomie achevée, se lavaient les mains jusqu’aux coudes, en vue d’une autre intervention.

— Alors, vieux ! On n’assiste pas son bon parrain jusqu’au bout ? ironisa Marcillac.

Jacques n’avait même pas la force de répondre. Il fit irruption dans le couloir. Mais il aperçut Catherine ; il tenta de prendre une contenance.

— Qu’est-ce qui ne va pas, mon Jacques ? Je te trouve tout blanc !

— Ça va très bien ! Seulement, il fait une chaleur, là-dedans, tu comprends…

— Oui, oui, fit-elle, je comprends !

Et, point dupe, elle lâcha ce mot qu’il redoutait, ce sobriquet stupide dont elle l’affublait, tendrement :

— Mon charcutier sentimental !

Allait-elle lui redire, une fois de plus, qu’il n’était pas fait pour ce métier, qu’il n’y arriverait jamais, que sa vraie vocation était de peindre ?

Il était si visiblement mal à l’aise qu’elle eut pitié.

— J’ai une course à faire, dit-elle ; je reviendrai te prendre vers midi, avec ma nouvelle Simca. On ira déjeuner à Saint-Germain-en-Laye et puis on fera un tour en forêt.

— C’est ça. À tout à l’heure, ma Catherine…

Il se sauva vers les lavabos. Là, il s’aspergea le visage, se claqua les joues, n’ayant qu’une pensée : aller au plus vite s’asseoir sur un banc dans la cour de l’hôpital, et respirer…

Mais, à l’instant où, encore défait, il repassait dans le couloir, il voit Madeline Lalande, la Croix-Rouge, sortir, défaillante, du bloc opératoire. Elle s’adosse à une muraille, passe une main tremblante sur son front inondé de sueur. Cette détresse redonne des forces à Jacques. Il resserre son nœud de cravate, rectifie un pli de sa blouse.

— Ça ne va pas, mon petit ? fait-il avec sollicitude.

Elle tourne vers lui un regard de noyée. Il lui tapote affectueusement l’épaule.

— Ça fait souvent ça, dans les débuts, dit-il, d’un ton gentiment supérieur. Allez prendre un peu l’air !

Et, comme on se lance dans le vide, il rentre dans la salle d’opérations.

Regard du patron…

***

— C’est fou, ce qu’ils m’ont donné comme vitamines à m’ingurgiter ! C ! B ! B2 ! PP ! K ! Ça ne vaut pas une douzaine d’huîtres ! Ils m’ont mis au régime de Kempner.

— Moi aussi ! Une demi-louche de légumes (carottes, navets, endives, épinards) trois fois par jour. Vous parlez d’une nouba !

— Moi, j’ai droit à une louche. C’est vrai que je suis passé sur le billard avant vous ; je suis “votre ancien !”…

Un sentiment d’importance émanait des attitudes, des gestes, du ton de ces deux malades.

Non sans raison ! Car tous deux possédaient sur le reste des humains, – deux sur deux milliards – l’écrasante supériorité d’avoir trois reins ! Ils n’étaient rien de moins que “Le cas n° 1” et “Le cas n° 2” du professeur Delage ! Sa première et sa seconde greffe du rein. Aussi, tout l’hôpital Velpeau les enveloppait-il d’une chaude sollicitude. On leur était reconnaissant de montrer de bonnes joues (encore un peu creusées, il ne faut pas demander l’impossible !) qui portaient témoignage du génie du patron.

À intervalles réguliers, on les faisait revenir, en vue d’observations. Il s’agissait de savoir comment se comportait le beau rein tout neuf qu’on leur avait greffé. Examens. Auscultations. Radios. Mlle Martin les couvait. Mlle Floche analysait tendrement leur sang et leurs urines (dont ils apportaient, dans de petites fioles, des échantillons : urine recueillie à jeun, urine de dix heures du matin, urine d’avant le repas, urine de la digestion, urine du milieu de la nuit). Ils apportaient également leur courbe de température : température de dix heures du matin, de six heures après-midi. Ils étaient gonflés de fierté, de sentir que leur vie était devenue d’un prix inestimable, qu’ils ne vivaient plus seulement pour eux – banalement, comme tout le monde, tous ces gens qui ne vivent que pour vivre ! – mais qu’ils vivaient en outre pour la Science, que leur existence ne leur appartenait plus, mais appartenait à la Science – dont ils étaient devenus les collaborateurs.

— Alors, monsieur 24, monsieur 9, ça va toujours aussi bien ? leur demanda tendrement la surveillante.

À la ville, ils étaient Gaston Berval, bistrot ; René Meilleray, placier en aspirateurs électriques. Mais, ici, ils avaient été et ils demeuraient “Monsieur 24”, “Monsieur 9” – du numéro de leur lit dans la salle Laënnec !

— Vous vous rappelez, monsieur 24, le jour où vous avez été porté sortant ? faisait Mlle Martin, avec l’œil transparent et la voix floue de qui évoque un souvenir sentimental.

— En vous amenant monsieur Berval, avait-elle dit, ce matin-là, à la femme du bistrot, on vous remettra une liste de tout ce qui lui est défendu ! Il est au régime de Kempner.

Quelques semaines auparavant, les mêmes interdictions avaient été remises à Meilleray, la greffe n° 1, lors de sa sortie.

Vins et alcools : défendus.

Sauces, graisses : défendus.

Épices : défendues.

Pain : défendu.

Lait : défendu.

Beurre : défendu.

Il y allait de leur vie. (Sans parler de la vie des innombrables malades condamnés, que l’on pourrait sauver par la suite, si l’excellence de la greffe était démontrée.)

Et – simple corollaire, mais qui démontre que le bonheur des uns peut faire le bonheur des autres – il y allait de l’intérêt majeur du patron.

Que Meilleray et Berval mourussent centenaires, on le leur souhaitait de tout cœur.

Mais, dans l’immédiat, on souhaitait qu’ils vécussent en tout cas jusqu’à ce que le patron ait réussi encore une greffe : sa troisième…

Jusqu’à ce qu’il ait pu adresser sa communication à l’Académie de Médecine et fait une publication dans La Presse Médicale…

L’idéal eût été que trois “greffés” pussent demeurer en vie au moins jusqu’à ce qu’un membre de l’Académie de Médecine (section Chirurgie) se décidât à mourir, et que son successeur – Delage, forcément ! – fût élu. Il y avait d’ailleurs de bonnes chances pour que le délai ne fût pas tellement long. Sur les vingt-quatre membres de la section Chirurgie, on en dénombrait plusieurs déjà fort convenablement âgés, qui pouvaient décemment songer à plier bagages. On comptait très spécialement, pour cela, sur l’éminent professeur Hippolyte Durieux de La Barre ; il souffrait d’une belle endocardite très avancée et était à la merci d’un bon phénomène embolique ou thrombosique. À son défaut, il y avait son ennemi de toujours, l’éminent professeur Gilbert Peccavi, le secrétaire perpétuel de l’Académie de Médecine. On chuchotait qu’il avait un cancer massif du foie. Si la mort devait emporter l’un des deux, le patron préférait mille fois que ce fût Durieux, car Delage était lié, de vieille et solide amitié, à Peccavi. Mais enfin, l’homme est mortel ; Peccavi, qui avait été un vivant glorieux, ferait un glorieux défunt. Et ce serait certainement d’un fort bon œil qu’il verrait, de là-haut, son cher Delage s’asseoir à sa place dans son fauteuil.

***

Louis Delage, professeur de clinique chirurgicale à l’hôpital Velpeau, à Paris.

Membre de nombreuses Sociétés Savantes, tant françaises qu’étrangères,

et bientôt, il fallait l’espérer (ainsi qu’il vient d’être dit) membre de l’Académie de Médecine et, ce, en dépit de l’opposition de Tannard qui, puissant dans la place, lui en barrait obstinément l’entrée,

en attendant l’Académie des Sciences. (L’honneur que lui ferait cette illustre Compagnie en lui ouvrant son sein ne pourrait que rejaillir sur elle),

en attendant l’Académie française.

Croix de guerre 14-18… Médaille militaire 14-18… Médaille Interalliée de la Victoire 14-18… Médaille de la Résistance et Médaille de la France Libre, 1940-1945… Officier de la Légion d’honneur… en attendant la croix de Commandeur.

Mais attention !

Ces honneurs, ces titres, ces distinctions, Delage n’en était point dupe.

Pas une seconde !

Il eût bien ri si on l’avait soupçonné de tirer vanité du fait qu’il était Chevalier de l’Ordre Royal de Léopold (Belgique), Officier de l’Ordre Royal de Georges Ier (Grèce), Croix d’Or de l’Ordre Pontifical de Saint-Jean-de-Latran (Vatican), Grand Officier de l’Ordre de Scanderberg (Albanie), Plaque d’Or de l’Ordre Impérial de Kim-Khanh (Annam), Commandeur de l’Ordre Royal du Million d’Éléphants et du Parasol Blanc (Laos).

Tous ces hochets de gloire, Delage ne les avait poursuivis, ardemment, et ardemment saisis, que parce qu’ils lui venaient de celle qu’il aimait – et pour lui en faire hommage.

Collectionner les croix, les médailles, les parchemins, c’était, si l’on veut, la façon de Delage de collectionner les mèches de cheveux, les myosotis, les trèfles à quatre feuilles, d’effeuiller la marguerite “… un peu… beaucoup… passionnément…”

Une ambition sentimentale, en quelque sorte.

Par la Bien-Aimée, et pour Elle !

Elle – sa maîtresse merveilleuse.

Sa maîtresse légitime – dont il avait tout reçu, à qui il avait tout donné.

Et par haine pour Tannard, son rival exécré.

Que la maîtresse de Delage fût coquette – la coquetterie même ! – qu’elle sourît à d’autres – combien d’autres ! – et même qu’elle trahît Delage, Delage l’admettait. C’était dans la règle du jeu, le jeu de leur amour qui n’était qu’une perpétuelle lutte ; mais quelles retrouvailles, ensuite !

De cette garce, la plus somptueuse de toutes les garces passées, présentes et à venir, Delage pouvait tout accepter, tout souffrir.

Tout. Sauf Tannard !

Qu’elle pût faire les yeux doux à Tannard, “cette fausse lumière, ce cérébral ratiocineur, à longues phrases et à courtes vues, qui, n’ayant rien à dire, passait son temps à se répéter !” qu’elle pût aguicher Tannard, cet “asexué”, qu’elle pût tromper Delage avec Tannard, “cet impuissant”, cela, Delage était incapable de le supporter.

Il tourna légèrement le front vers Tannard, qu’entouraient Bergman, Rydberg, Loiseau-Mielland, et, un sourire crispé sous la bavette, il dit d’une voix suave :

— Nous approchons !

Un peu du ton dont un touriste, au cours d’une longue randonnée, nomme au passage à ses compagnons un site remarquable (ils le connaissent aussi bien que lui, mais que de plaisir dans la sonorité des mots !) : les gorges de Ramadieu ou la falaise du Chevreuil – ou bien leur montre, vision glorieuse dans la distance, une ville au nom magique : Sienne, ou Tolède, Delage dit :

— L’artère iliaque externe.

***

Berval et Meilleray continuaient à faire les cent pas dans le couloir.

— Ça va ? leur demanda tendrement Mlle Floche, la laborantine.

— Au poil, dit Berval. Je digérerais des briques !

— Plus tard, plus tard ! dit-elle, effrayée.

Chaque fois qu’ils passaient dans le bloc opératoire, ils jetaient un coup d’œil anxieux vers la porte et baissaient la voix. On eût dit les deux époux d’une même femme, qui attendaient un enfant !

C’était bien d’une naissance qu’il s’agissait, d’ailleurs : la naissance d’une “collègue” : le troisième spécimen de la race de ceux qui ont trois reins. Trois seulement, depuis que le monde est monde !

— Tout à l’heure, dans mon bistrot, dit Berval, on va arroser ça.

— Au jus de fruit, dit Meilleray, en souriant.

— Comme de juste, dit Berval, avec une grimace.

Ils ne s’étaient jamais rencontrés auparavant. Ravis d’avoir fait connaissance.

— Moi, dit Berval, je faisais de l’anurie par néphrite épithéliale nécrosante.

Il avait débité d’un trait, sur un ton de perroquet doctoral, ces mots qu’il avait appris par cœur. “Épithéliale”… “Nécrosante”. Aucun soupçon de ce que cela pouvait signifier. Mais la sonorité lui plaisait.

— Moi aussi, dit Meilleray, je faisais de l’anurie. Mais c’était par glomérulo-néphrite.

Lui également savait les termes par cœur.

— Glomérulo ! répéta Berval. C’est marrant !

Glomérulo : un joli nom, qui sonnait de façon guillerette. Faisait penser à un jeu. Ces appareils à billes, par exemple, que l’on voit dans les cafés, qui fonctionnent à l’électricité. Ils pourraient très bien s’appeler des glomérulos, pourquoi pas ? “On fait une partie de glomérulo ?” “Je te joue l’apéro au glomérulo.” “Ah, celui-là, il est champion pour le glomérulo !”

— Moi, mon troisième rein, confia Berval, il me vient de Léopold Garnier. Vous voyez qui je veux dire ?

— Garnier ? Je pense bien ! Celui qui a violé et étranglé deux petites filles… Ça a fait assez de bruit. Un bonheur qu’on l’ait raccourci, cette ordure-là !

— Ah oui, alors ! lança Berval. Sans compter qu’en plus, c’est un bonheur pour moi ! ajouta-t-il finement. Parce que, sans le rein de ce salaud…

— Moi, dit Meilleray, mon troisième rein, il me vient de Jean-Louis Aubert.

— Le type qui a fendu à coups de hache le crâne de trois rentiers, à Bourg-la-Reine ?

Ils se considéraient mutuellement avec un doux sourire.

Chacun d’eux n’était vivant que grâce au rein d’un criminel prélevé aussitôt après l’exécution. Cela ne leur paraissait nullement sinistre. Pas même gênant. Ils acceptaient le plus naturellement du monde cet enchaînement, pourtant horrible ; de circonstances : ces petites filles qu’il a fallu que l’on viole et que l’on étrangle, ces inoffensifs rentiers qu’il a été indispensable que l’on assomme, afin que Garnier, afin qu’Aubert soient livrés à la guillotine, afin qu’eux-mêmes : Gaston Berval, bistrot, père de deux enfants, et radical-socialiste, et René Meilleray, placier en aspirateurs, célibataire, et R.P.F. – pussent jouir, longtemps encore il fallait l’espérer, de la lumière et de la chaleur du soleil, et du distrayant vacarme de la rue !

C’est la vie !

Berval, qui n’était que le deuxième cas du professeur Delage, n’était pas jaloux de ce que Meilleray occupât la première place dans la série historique. C’était déjà très beau d’être le deuxième. Tous deux se savaient sensationnels. Des “pionniers !” Et ils attendaient “la troisième collègue” : Mme Berger.

— Je la connais depuis vingt ans, la mère Berger, dit Berval. Elle habite sur le même palier que moi, au quatrième, dans l’immeuble juste en face de l’hôpital, où j’ai mon café. C’est l’ancienne concierge. Même que c’est moi qui l’ai signalée au professeur Delage. Son cas, à elle, ça n’est ni mon épithéliale nécrosante ni votre globulo…

— Glomérulo…

— Ah, oui, pardon. Ni ton glomérulo. Allons, bon, voilà que je vous tutoie. Au fait, pourquoi on ne se tutoierait pas ?

Sitôt dit, sitôt adopté.

— Pour te finir avec la mère Berger, elle a… Attends donc, elle a du…

S’il sait par cœur les termes définissant sa propre affection, Berval a moins bien retenu ceux qui désignent l’affection de sa voisine.

— Cancer ? suggère le placier en aspirateurs.

— Non. C’est pas ça.

— Tuberculose ?

— Non plus. Bon Dieu, j’ai pourtant le mot sur le bout de la langue. Elle a du… du… Soudain, il s’épanouit :

— Du polykystique ! Voilà ! Elle a du polykystique dans le rein.

— Bougre !… Et son troisième rein, d’où il vient ?

— Je ne sais pas.

Ils parcoururent un journal : il n’y avait pas eu d’exécution capitale ce matin.

— Peut-être que le professeur Delage a trouvé le moyen de garder des reins vivants en conserve ?

Ils ne savent pas.

Ils n’en souffrent point.

Leur mission n’est pas de savoir.

Mais de vivre.

Ils vivent.

Jusqu’à présent, ils ont tenu, les deux greffés ! Ils sont là. Solides au poste ! Bon pied bon œil !

De nouveau, ils se sourient, affectueusement, avec une attendrissante fierté de phénomènes de foire, de veaux à deux têtes, de moutons à cinq pattes !

Ils vivent.

Deux bornes de première grandeur, jalonnant la Voie triomphale qui doit mener le patron à l’Académie.

***

— Aspiration… Clamp… Ciseaux…

Tout à son intervention, Louis Delage songeait à sa maîtresse avec une exaltation violente. Il ne songeait qu’à Elle ; il ne voyait qu’Elle ; le pas léger de la panseuse en espadrilles glissant sur les dalles, c’était Son pas à Elle ; l’odeur de l’éther : Son parfum ; la respiration de l’opérée : Son souffle à Elle ; on entendit, venant de la rue, étouffée dans la distance, la trompe d’une ambulance de Police-Secours transportant quelque blessé : c’était Elle qui adressait un discret bonjour à son amant Delage, en passant ; il La voyait sur le visage attentif de ses aides, sur le visage de l’anesthésiste, sur les visages crispés des trente-deux stagiaires garçons et des huit stagiaires filles chavirées d’amour pour lui – pauvres gosses ! – et délicieusement remuées par la vue du sang : c’était Elle partout, il n’y avait qu’Elle, toujours ; cette salle d’opérations brillante de nickels, c’était Son alcôve à Elle, Son boudoir…

Delage se rappelait quel concours de circonstances singulières, presque incroyables, l’avait mis, un soir, en présence de Mme Berger, la pauvre vieille aux reins troués de kystes, et quel étrange messager sa maîtresse avait choisi pour lui faire savoir qu’elle l’attendait : un gamin de neuf ans à la caboche hantée de fantômes ! C’était Elle qui le lui avait envoyé, afin qu’il le conduisît, comme par la main – et par quels chemins insolites – au lieu du rendez-vous où elle l’attendait.

C’était le jour anniversaire de Florence Delage. Elle venait d’atteindre la quarantaine. Delage, une semaine auparavant, avait tout juste franchi le cap de la cinquante-cinquième année. À cette occasion, Florence lui avait offert une édition rarissime de Voltaire.

Delage n’en avait pas moins oublié d’offrir un cadeau à sa femme, pour son anniversaire à elle !

Pourtant, il l’aimait bien, Florence.

Mais le temps, le moyen de penser, à la fois, à son épouse et à sa maîtresse ?

Elle-même, Florence, comprenait très bien cela. Une femme intelligente. La compagne idéale. Une parfaite associée, pour dire le mot. Vingt années d’une association sans nuages.

Vingt années dès le début desquelles Florence avait compris qu’elle devait s’effacer devant la maîtresse de son mari : La Maladie !…

Le patron se pencha davantage sur la plaie opératoire ; sa main s’abaissa, pour sectionner, ligaturer, clamper.

Sous les gants de caoutchouc souillés de sang, ses doigts frémissaient d’une fièvre qu’il n’est pas possible de nommer autrement qu’amoureuse.



Ainsi, je voudrais, une nuit,

Quand l’heure des voluptés sonne.

Vers les trésors de ta personne

Comme un lâche ramper sans bruit,



Pour châtier ta chair joyeuse,

Pour meurtrir ton sein pardonné,

Et faire à ton flanc étonné

Une blessure large et creuse,



Et, vertigineuse douceur !

À travers ces lèvres nouvelles,

Plus éclatantes et plus belles,

T’infuser mon venin, ma sœur !



Tout se passait comme si ces vers fabuleux de Baudelaire gémissaient dans la mémoire de Louis Delage.

Comme si les lèvres sanglantes de la plaie opératoire fussent devenues les lèvres mêmes de la “maîtresse” de Delage : La Maladie !

Le patron se pencha davantage encore.

Et tout se passait comme si, au fond de la plaie, là où les organes mis à nu frémissaient, palpitaient (c’était Son pouls à Elle ! Sa fièvre à Elle !…) comme si Delage voyait – de même que l’on voit trembler le reflet d’un visage, à la surface de l’eau sombre, au creux d’un puits – comme si Delage voyait, tout au fond de la plaie, le Visage renversé de la Maladie, qui lui souriait…

Chapitre Deuxième

L’HOMME INVISIBLE
Tout était arrivé le fameux soir du cocktail, où l’on avait si longtemps attendu le nouveau ministre de la Santé Publique. Trois semaines de cela. Le 8 juin. C’était le lendemain des élections législatives.

Aussi, ce matin du 8 juin, Richard Delage, frère aîné de Louis, le cheveu hirsute, nu sous sa veste de pyjama, assis sur son lit jonché de journaux, téléphonait fébrilement.

Il appelait I.N.F.1, S.V.P., la permanence de quartier du M.R.P., du P.R.L., du R.P.F.

Il s’enquérait des ballotages, pointait, calculait la majorité probable, dessinait, sous la forme galante de l’éventail, la “physionomie” qui allait être celle de la nouvelle Chambre.

— Tu permets ? demanda timidement Marie-Laure, avançant une main vers le téléphone. Ce serait une catastrophe, si…

— Minute ! J’appelle Hurlot-Lafaille, l’ex-vice-président de l’intergroupe, pour le féliciter de sa réélection. On ne peut pas moins faire que de le bombarder à la Santé Publique. Ce bougre-là me doit tout, tu comprends, c’est moi qui l’ai fait, je l’ai porté à bout de bras pendant des années ; il ne daigne plus s’en souvenir, naturellement, mais…

À en croire Richard, innombrables étaient les hommes politiques qui “lui devaient tout”, qu’il “avait faits”, “portés à bout de bras pendant des années”, et qui, les ingrats, “ne daignaient pas s’en souvenir, naturellement !”

— Ce serait une catastrophe si le magasin oubliait de me faire livrer mon guerrier chinois ! gémissait Marie-Laure.

— Allô ! Hurlot-Lafaille ?… tonitruait Richard. Ici, Richard Delage. Non, pas le chirurgien. Son frère Richard. (Agaçant, de ne jamais pouvoir se nommer sans s’entendre répondre : “Ah, oui, le chirurgien”.) J’ai tenu à être des premiers à vous dire mon bravo le plus chaleureux, mon cher Président.

— Trop aimable, mon cher Président.

Richard avait été, une fois, président d’une quelconque sous-commission, – laquelle au juste, il n’y avait guère que Dieu et Richard à s’en souvenir. Peu importait, d’ailleurs. La phrase toute faite du bon peuple sur la beauté : “On ne peut pas être et avoir été !” n’est pas valable en politique, où il suffit d’avoir été pour continuer d’être, … être censé continuer d’être. Soyez président, soyez ministre, ne fût-ce qu’une heure, on vous appellera à vie “monsieur le Président” “monsieur le Ministre”. Et, quand on vous enterrera, ce sera un président, un ministre que l’on portera en terre ! Aimable complicité de gens bien élevés, qui engage si peu et fait tellement plaisir !

— Serviteur, mon cher Président ! Serviteur…

Richard raccrocha en soupirant :

— Je suis la cariatide de la famille !

La bonne, une jeunesse de dix-huit ans, entra pour apporter le courrier.

— Je ne sais pas si tu es la cariatide de la famille, fit Marie-Laure sur un ton de reproche languissant, mais cette petite est mineure, et toi, tu es membre de l’Association des pères de famille du XVIIe et…

Elle n’acheva pas. Richard suivit la direction de son regard, et vit qu’il était pratiquement nu.

— Seigneur !… fit-il – et il se précipita dans la salle de bains.

Marie-Laure feuilletait une brochure publicitaire du Père Houig, le capucin homéopathe, distribuée gratuitement dans les pharmacies spécialisées. Lachesis. Sanguinaria. Lapis Albus, Pulsatilla. Sumbul. Cannalis Indica. Buffo. Ces remèdes portaient des noms vraiment ravissants. Des noms “très chou”, avec un petit air de sorcellerie extrêmement excitant. L’homéopathie : cette “Magie Blanche !” À chaque nom de médicament était affecté un numéro d’ordre. Ce numéro était reporté en face de chaque nom de maladie (par ordre alphabétique). C’était d’un pratique !… Vous avez de l’asthme ? Qu’à cela ne tienne ! Le médicament n° 58 a été inventé pour vous. Vous êtes goitreux ? Alternez les numéros 7 et 114, et vous verrez votre goitre fondre comme neige au soleil. Constipation ? Prenez le 19 et allez en paix. Ennuis de prostate ? 24 et 91. Et si ça ne suffit pas, un petit coup de 88, le tour est joué, vous urinez comme l’enfant qui vient de naître, avec la bénédiction du bon Père Houig. Le tout est de ne pas vous tromper dans votre diagnostic, de ne pas attribuer à un embarras gastrique la responsabilité d’une migraine provoquée, en fait, par une tumeur cérébrale ; de ne pas confondre une banale vésicule herpétique avec le redoutable chancre phagédénique ! Mais, à ce rien près, c’est follement amusant de se soigner soi-même ! Surtout lorsque, comme Marie-Laure, on a pour mari un docteur en médecine (Richard n’avait jamais exercé mais enfin il avait le titre), pour beau-frère un grand patron chirurgien (Louis Delage), et, pour cousin par alliance (par Florence), un grand patron médecin : Charles Tannard.

À la porte, coup de sonnette. Sursaut de Marie-Laure :

— Mon guerrier chinois !

Mais c’était la nouvelle armoire à pharmacie qu’on livrait.

Dieu, qu’elle était belle ! Exécutée d’après les plans de Marie-Laure, elle comportait, pour le classement des médicaments, une infinité de cases ornées chacune d’une étiquette : Rein. Sang. Foie. Cœur. Hormones. Vitamines, etc… Et, pour les médicaments dont Marie-Laure ne savait ce qu’ils pouvaient guérir au juste – ou bien, polyvalents en diable, ils guérissaient presque tout ! – on avait prévu une vaste case, où les ranger, sous la désignation : Divers…

Marie-Laure raffolait des médicaments. Elle les collectionnait, comme un bibliophile les livres, un philatéliste les timbres. Devant les pharmacies, elle se contraignait à passer très vite, presque en fermant les yeux, pour résister à la tentation d’entrer. Sinon, quelle ruine !… Elle était de celles qui, dans la salle à manger des hôtels, des pensions de famille, ou au wagon-restaurant, palpitent de curiosité en voyant des tubes de comprimés, des flacons à compte-gouttes, des boîtes de granulés sur les tables environnantes, et brûlent de savoir les noms de ces spécialités. De celles qui s’extasient aux mots : dynamisé… irradié… atomisé…

Toujours à l’affût des “nouveautés”, elle avait eu le premier tube de phénergan, le premier tube de dramamine (fraîchement arrivée d’Amérique, via la Suisse). Lorsque la pénicilline faisait ses débuts sur la scène, elle avait persécuté Tannard et Delage pour obtenir un flacon-échantillon. À présent, la chère créature soupirait après un tantinet d’aspergilline, un tantinet d’auréomycine, – pour sa “collection”.

Nouveau coup de sonnette.

On livrait le guerrier chinois, enfin.

— Comme Florence va être contente ! s’extasia Marie-Laure. J’espère que c’est un joli cadeau pour son anniversaire, à ce pauvre chou !

— Dépêchons-nous de nous habiller, lança Richard, de la salle de bains. Je dois sauter à mon groupe, puis à la permanence du R.G.R. Nous finirons par arriver en retard chez Louis.

— Mais je suis prête, fit plaintivement Marie-Laure. Et toi, tu es encore tout nu, mon pauvre chou !

***

Vers ce même moment, Gaston Berval, étayé à gauche par son épouse et à droite par sa fille, opérait sa sortie de l’hôpital Velpeau et ramassait toutes ses énergies en vue d’effectuer la traversée du boulevard et gagner, sur l’autre trottoir, ce havre : Le Petit Velpeau, son bistrot. Il marchait à petits pas prudents, osant à peine décoller ses semelles du sol.

— Pourvu que ce sacré troisième rein n’aille pas me faire le tour de cochon de se décrocher !

Sur l’autre trottoir l’attendait, prêt à l’ovation, un groupe compact de garçons, voisins, amis, clients.

Tout à la fierté d’être un cas sensationnel, une vedette (on avait parlé de lui dans la presse du soir !) Berval tira solennellement de sa poche de veste une photographie découpée dans un journal.

— Tenez ! me voilà ! On ne peut pas me voir, forcément, mais c’est moi, sur le billard ! Et le chirurgien, c’est le professeur Delage. On l’a pris en photo pendant qu’il me greffait mon rein.

Dans le vacarme de l’apéritif d’honneur (pour Berval, un jus de fruit), la coupure, de main en main, finit par échouer sur une table près de laquelle se tenaient deux enfants : Émile et Albertine.

Albertine : onze ans, la cadette des Berval, une fille-garçon, cheveux courts, éternellement vêtue d’une salopette, râblée, musclée, tête vide et main leste, une bagarreuse, un vrai chef de bande !

Émile : neuf ans, le petit-fils de Mme Berger. Une mine de vieux rabougri et triste ! Un fil de fer ! Chétif à se demander comment cette “fausse-couche” couleur de navet pouvait vivre. Mais, avec ses airs de minus crétinoïde, il en avait plus dans le crâne qu’une douzaine d’Albertine ! C’est bien simple : Émile n’existait que par la cervelle !

Sitôt eut-il jeté un regard à la photographie du patron en tenue opératoire il avala de travers sa salive ! Une subite émotion déformait sa bouche souffreteuse, marquée d’un pli amer étrangement précoce. (Même son sourire donnait l’impression qu’il allait fondre en larmes !)

— Albertine ! souffla-t-il d’une voix étouffée. Albertine ! Regarde !

Sous un éclairage fantomatique tombant d’une sorte de lune de métal : le patron… Un être blanc des pieds à la tête : bottes, blouse, calotte. Ce personnage terrifiant plongeait une lame brillante dans un corps étendu (que l’on ne faisait que deviner). Ses mains étaient gantées de caoutchouc. Et même ses traits on ne pouvait les voir : ils étaient voilés d’un linge blanc. On n’apercevait que les yeux, d’une fixité cruelle…

Albertine mangeait des cacahuètes.

— Regarde, faisait Émile. On dirait…

— On dirait quoi ? fit Albertine, crachant une épluchure de cacahuète.

— Viens !… lança Émile. Tu verras !

Et il sortit en courant du café : force fut à Albertine de le suivre.

Il la conduisit devant un petit cinéma au fronton duquel un calicot annonçait le programme en cours : Le Retour de l’Homme Invisible.

Sur une photographie, en très gros plan, une tête fantastique, entièrement enveloppée de bandelettes blanches. À l’emplacement des yeux avaient été ménagés deux trous…

— Marrant ! dit Albertine.

Elle regarda encore la photo :

— Ça ne devait pas être commode, quand il voulait se moucher !

Voilà tout ce que lui suggérait cette image poétique !

Émile approcha de la photo de l’Homme Invisible la photo non moins fascinante du patron masqué de blanc :

— On dirait… que c’est le même !

— Quoi ?

— Le patron, p’t’être que c’en est un, lui aussi, d’Homme Invisible ?…

Émile était le genre de petit garçon qui se pose des questions bizarres : “La nuit monte-t-elle de la terre ou descend-elle du ciel ? Où va la flamme d’une bougie, quand on la souffle ? Où va le bruit ? etc…”

— Oh ! dis ! sans blague ! fit Albertine. Si ça existait, les hommes invisibles, on les verrait !

Un ronflement de moteur la fit tressaillir.

— C’est sûrement une traction avant !

C’était bien une traction avant.

Il n’y avait pas de place pour les fantômes dans l’esprit de cette gamine garçonnière, à l’estomac bi-quotidiennement bourré de bœuf bourguignon et de gras-double ! “Quelle est la voiture la plus rapide du monde ? Combien est-ce qu’un autobus consomme aux cent kilomètres ? La Renault braque-t-elle mieux que la Peugeot ?” Telle était la sorte de question qui tourmentait Albertine. Tandis qu’Émile, chichement alimenté, était, par tous les pores, perméable au mystère ! Par toutes les ramifications de son système nerveux, il était vulnérable aux merveilleux maléfices de l’imagination.

— Oh ! vise ! jeta Albertine. Une douze cylindres ! Ça, ça existe !

Émile était comme pétrifié. Seul, semblait vivant en lui son regard, sautant de la photo du patron à celle de l’Homme Invisible.

— Alors ? On s’en va ?…

Émile n’entendait pas. Il éprouvait le sentiment d’avoir fait la découverte d’un secret infiniment redoutable. Et il s’étonnait de ne pas voir les passants tomber en arrêt devant la photo de l’Homme Invisible, s’attrouper, crier au miracle.

— Allez ! amène-toi ! fit Albertine, agacée.

Elle mâchait du chewing-gum : il fallait toujours qu’elle mangeât quelque chose.

— Je faucherai de l’argent dans la caisse de mon père, dit-elle, et cet après-midi on viendra voir le film !

***

— Quel amour, vraiment !

— Je suis contente qu’il te plaise, mon chou !

Au fond de Neuilly, dans l’hôtel particulier du patron, Florence Delage faisait de son mieux pour “s’extasier” devant le terrifiant cadeau de Marie-Laure : le guerrier chinois. Une horreur moustachue, peinturlurée comme si elle avait été trempée dans un arc-en-ciel de carnaval et incrustée de verroteries sentant leur clinquant d’une lieue.

Le déjeuner s’était passé sans Louis Delage – retardé à l’hôpital – naturellement !

Florence, toute à la préparation du grand cocktail qu’elle donnait ce soir-là de 6 à 9, n’avait guère cessé de téléphoner, durant le repas.

Aux fournisseurs, pour le caviar, le saumon fumé, les raiforts à l’allemande, les foies truffés du Périgord, les concombres à la russe, les anchois. “… N’oubliez pas les amandes salées, n’est-ce pas ? Très important !…”

À des membres éminents du corps médical, de la politique, des lettres, des arts et même à de hauts dignitaires ecclésiastiques : “Je me permets de vous rappeler que nous comptons absolument sur vous, ce soir, Monseigneur. Nous serons infiniment honorés de votre présence. Nous aurons Hurlot-Lafaille, le nouveau ministre de la Santé. Oui, je sais, il est franc-maçon, mais de vieille souche catholique !”

À une cliente qui appelait, elle donnait un rendez-vous pour Louis. Notait. Puis, à Richard :

— Dites-moi, “cher Président”, Hurlot-Lafaille, on peut vraiment compter sur lui pour ce soir ?

— Il m’a formellement promis. Hurlot n’a rien à me refuser : c’est moi qui l’ai fait !

— Oui, évidemment. Vous pouvez servir le café, Chang !…

Coup de téléphone à Tannard :

— Je vous rappelle que nous comptons absolument sur vous ce soir, illustre cousin ! Non, votre illustre cousin Louis n’est pas encore arrivé. Retenu à l’hôpital. Je suis habituée, depuis vingt ans ! Allo, j’oubliais de vous dire : nous aurons Hurlot-Lafaille, le nouveau ministre de la Santé !

— Comment, mon chou, tu invites Tannard ? s’effarait Marie-Laure.

— Hé, je suis une Tannard, moi aussi ! Et puis, Tannard est de l’Académie !

— Il ne manque pas une occasion de tirer dans les jambes de ton mari !

— C’est tellement normal ! On ne se déteste vraiment bien qu’en famille !

Marie-Laure secouait le front, douloureusement, puis, tout à trac :

— Où est-ce que tu vas le placer ?

— Tannard ?

— Non. Mon Chinois !

Le guerrier chinois mesurait un mètre cinquante-cinq. Soit, à deux centimètres près, la taille de Chang, le serviteur chinois des Delage. Chang tenait le guerrier à bras-le-corps. Il avait l’air d’étreindre tendrement un ancêtre immémorial. Et le guerrier chinois paraissait follement courroucé de sentir sur lui la main de ce descendant dégénéré, en veste blanche et gants blancs, vendu à l’Occidental !

On avait successivement “essayé” l’œuvre d’art dans le grand salon, dans le petit salon, dans le cabinet de consultations de Louis, au fond du hall d’entrée, au pied du grand escalier. Chaque fois, Marie-Laure trouvait que le guerrier faisait “très gros effet, très décoratif”. Chaque fois, Florence insinuait “qu’il ferait peut-être encore mieux au premier, dans la bibliothèque de Louis”, ou “dans la chambre à coucher de Louis”, ou…

— Au premier ? Tu veux l’enterrer ? protestait Marie-Laure. Et de proposer un autre emplacement. Florence, avec résignation, faisait un signe à Chang :

— Chang !…

Chang ressaisissait à bras-le-corps l’ancêtre plus jeune que lui, et suivait ces dames. Richard, un verre d’alcool à la main, suivait la procession.

— Que je suis sotte ! s’exclama Marie-Laure, il fera formidablement bien dans le vestibule. Tous tes invités pourront l’admirer. Il est vraiment très chou. D’abord, tout ce qui est chinois est tellement chou !

Sourire à Chang.

— Ça va vous donner la nostalgie de votre pays, Chang !

— Je ne crois pas, madame, fit Chang, ambigu. Un peu inquiet de son audace, il susurra : « La France est un si beau pays ! »

— J’adore tout ce qui est chinois ! délirait Marie-Laure, tandis que Chang emportait le guerrier. Les jonques… Les pagodes… Les bonzes… L’acupuncture… Ah ! visiter Pékin en pousse-pousse !

— Ouais ! grommela Richard. Eh bien ! moi, je te fiche mon billet que si j’étais quelqu’un à la Maison-Blanche… Je les aurais vite réglés, les Sino-Coréens ! Une bonne bombe atomique sur tout ça, pour en faire de la confiture de coing !

Il pensait soudain que Chang, du vestibule, pouvait entendre. Il criait :

— Je ne dis pas ça pour vous, Chang !

— Tu es impossible ! protestait Marie-Laure. Tu n’as que la bombe atomique à la bouche !

— Eh bien ! et toi, avec ton acupuncture, ton homéopathie… Tu crois que tu ne l’es pas, fatigante ? Je suis médecin, il ne faudrait quand même pas l’oublier !

— Médecin !… Un médecin qui a payé un camarade pour qu’il lui écrive sa thèse ! Qui n’a jamais soigné un malade ! Qui n’est même pas fichu de me guérir d’un rhume !

— Je t’ai déjà dit cent fois que le plus grand médecin de la terre n’est pas capable de guérir un rhume !

La porte d’entrée s’ouvrait devant Louis Delage, météorique.

La vue du guerrier chinois le stoppa en plein élan.

— Qui a apporté cette horreur ? C’est au moins ma belle-sœur ?

Chang inclinait le front.

Delage, d’un doigt recourbé, comme quand il vérifiait le plâtre d’un de ses malades, cognait sur le guerrier, qui sonna le creux.

— Ça doit se casser facilement. C’est encore une chance !

Il filait à son cabinet de consultations, tout illuminé par un Van Gogh et un Renoir.

— Je me demande si mon guerrier plaira à ton mari, faisait Marie-Laure, dans la salle à manger. Louis s’intéresse si peu à l’Art !… À propos d’art, sais-tu ce que m’a avoué Catherine ? “Son” Jacques aurait des dispositions pour la peinture !

— Eh bien ! je lui conseille de les perdre, ses dispositions pour la peinture ! vociféra Richard. Catherine n’épousera jamais un artiste ! Mais un médecin ! Un médecin qui deviendra un professeur ! Un patron !

Richard,… qui n’avait pas été capable d’écrire lui-même sa thèse !

— Voyons, “cher Président !”, un pinceau vaut bien un bistouri !

— Si c’est votre avis, Florence, ce n’est pas le mien ! Il n’y a jamais eu de saltimbanques dans ma famille, Dieu merci !

Il aimait le son de sa voix : une basse somptueuse dont il savait à merveille tirer des effets de puissance. (Il n’aimait rien tant que d’imiter le violoncelle avec sa bouche, dans ses water-closets – lieu où l’on est seul, en général, et où l’acoustique, la plupart du temps, est excellente.) Richard faisait des effets de voix comme les lutteurs forains font des effets de biceps ou de pectoraux. Quelques sonores coups de gueule, et vous voilà classé tribun, grand caractère ! Vous jouissez aussitôt d’une réputation d’intransigeant, d’incorruptible. Dictateur par la glotte ! Croix-d’Or et Plaque d’Or de la corde vocale ! Tonnerre de fer-blanc ! Mais quoi : Richard avait la meilleure des excuses : il était politicien !

— Jamais ! Jamais de saltimbanques à mon foyer ! déclama-t-il. Jacques fera bien de s’enfoncer ça une fois pour toutes dans son petit crâne. Sinon…

— Sinon : pan ! Une bonne bombe atomique ?

Richard haussa les épaules.

Soudain, silence.

— N’ayez crainte, mon cher, je ne vous oublie pas, mais je mène une vie… Vous aurez mon article après-demain sans faute.

On entendait Louis Delage téléphoner, de son cabinet de consultations, au directeur d’une revue scientifique.

Puis, autre coup de téléphone. La femme de Grainville-La Tour, l’agent de change, rappelait. Inquiète au sujet de son bébé, récemment opéré de l’appendicite à la clinique du patron. Température normale. L’enfant mangeait bien, digérait bien, dormait bien. “Mais alors, chère Madame…” “Eh bien ! voilà : l’enfant ressent de vagues douleurs dans la région de l’aine.” “À gauche, ou à droite ?” demanda malicieusement Delage. “À gauche” dit la dame. Puis se reprit : “Non, je veux dire à droite… puisqu’il s’agit d’appendicite !” Mais corrigea encore : “D’ailleurs, je crois que l’enfant souffre aussi à gauche.” “Le bébé se plaint ?” “Non, monsieur le Professeur. Mais une mère, n’est-ce pas… Je suis sûre qu’il ressent des douleurs. Je crains, enfin, c’est-à-dire, ne craignez-vous pas qu’une péritonite ?…” Elle voyait déjà son enfant plein de pus ! “Allons, chère madame, ne nous laissons pas aller à l’imagination ! S’il y avait anguille sous roche, le thermomètre se ferait un devoir de nous le dire !” Delage était tenté d’ajouter : “Prenez quelques comprimés de sympathil. Et travaillez, surtout ! Faites quelque chose, occupez-vous, prenez un amant ; ou changez-en, si c’est déjà fait !” Ah ! ces mères de famille !…

Maintenant, il appelait sa clinique :

— Bonjour, sœur Marie-Ange. Je vois que vous ne vous êtes pas encore fait enlever par notre ravissante fracture du tibia, de la chambre des Glycines ! (Le fils de Dupuygourite, le député, un jouvenceau qui venait de s’offrir spirituellement une jolie fracture double du tibia, ouverte s’il vous plaît ! en faisant du ski… acrobatique dans le grand escalier de son papa.) Dans le téléphone, rire argentin de la brave bonne sœur, septuagénaire ! – Et comment va l’ulcère des Glaïeuls ? (L’ulcère du général Raoul André.) À merveille ? Parfait ! Je reconnais bien là les militaires. Et comment se comporte la prostatite des Lilas ? (La prostatite de M. de Grandgéraud, de l’Académie française.) Elle recommence à saigner ? Ah ! ma sœur, ces prostates d’immortels !…

Ce n’était pas tant des malades, qu’il demandait des nouvelles, que des maladies !

— Vous allez recevoir un fibrome (la femme de Marc Ambérieu, le grand éditeur) et une tumeur du sein (la fille de Gilbert Saint-Voisin, le grand pianiste). Installez le fibrome aux Roses, et la tumeur aux Camélias. Je viens les voir tout de suite. Dieu vous bénisse, ma sœur !

Coup de fil à un confrère radiologue de Chartres.

— Bien reçu votre pyélonéphrite. Intéressante.

Comme on dirait : “Intéressante, cette gamine !”

— Vous avez beau temps, à Chartres ? Ici, pluie sur pluie !

Raccrochait. Ratissait d’un regard véloce sur son agenda la liste des rendez-vous. (Les consultations, il n’y tenait guère. “Pas le temps !…” Et l’argent ne l’intéressait pas. D’ailleurs, il en avait à ne savoir où le mettre !)

Chère, chère Maladie ! Il venait à peine de la quitter, à son hôpital ! Et c’était pour aller la retrouver au plus vite, à sa clinique. Ainsi tous les jours. Mais, pour elle, ce n’était point assez ! Il fallait encore qu’elle vînt, visiteuse masquée, jusque dans son cabinet de consultations. Sous les traits, tantôt, de ce malade défait, tremblant, incapable de discipliner son angoisse – tout impudeur ! ou, tantôt, de celui-là, fier d’avoir fait lui-même “son diagnostic !” (Eh ! nous possédons le Larousse Médical !) ou de ce troisième qui arrivait avec la foi attendrissante du charbonnier, c’était Elle – la Maladie : Elle, toujours !

Dans la salle d’examens, elle se dévêtait, coquette. Elle s’offrait aux regards du patron, à son toucher, étendue, comme abandonnée, sans défense – mais avec quelle arrière-mine de rébus ! (– Cherche, mon ami ! Cherche ! Trouveras-tu en quel point de ce pauvre corps je me suis dissimulée ?) Colin-maillard ! (– Tu brûles !… Ah ! tu t’éloignes, tu es dans l’eau ; tu gèles ! Le voile qui cache mon visage, le soulèveras-tu assez pour pouvoir me donner mon nom ?)

Cette salle d’examens, plus stricte que la plus impeccable des salles de bains ou qu’un parfait salon de soins de beauté, avec son scyalitique, sa table de métal brillant, ses appareils étincelants, son armoire vitrée garnie d’instruments en acier inoxydable, délicats comme les accessoires de la coquetterie la plus raffinée, et les onguents, les pommades, les teintures d’iode, les alcools à 90. Vous êtes chez vous, Madame la Maladie ; rien de trop beau pour une personne d’aussi noble rang !

Et il y avait le bruit d’abeille de ce téléphone, par lequel elle l’appelait quand, jouant les “lionnes” languissantes, elle lui demandait de venir jusqu’à elle, tant pis s’il était mort de fatigue, mort de faim ! “— Tu déjeuneras une autre fois !” La plus exigeante des maîtresses !…

Une radio était encore installée sur le négatoscope. Le patron alluma l’ampoule. Un tibia en forme de lame de sabre apparut. “Une très belle ostéite hérédo-syphilitique ! Superbe, vraiment !” Jeudi, Delage l’opérerait. Ce jour-là, son amante se nommerait “Ostéite”.

Contemplant l’image affligeante, c’était un peu comme s’il eût contemplé l’image d’une femme adorée.

Il bourrait sa serviette de documents : observations, rapports, analyses, et filait. Au passage, il saisissait sur une planchette une corbeille garnie de ces échantillons de spécialités pharmaceutiques dont les laboratoires font à ces Messieurs du Corps Médical un hommage intéressé. Il jaillissait dans le hall, jaillissait dans la salle à manger. Sourire à Florence : “Bien reposée ?” Sourire à Marie-Laure : “Bonjour, Marie-Laure.” Grimace fraternelle à Richard : “Ça va, cher Président ?” À tous : “Je m’excuse pour le déjeuner, mais…” Large mouvement des bras en ailes de moulin : “C’est infernal !” À Chang dressant son couvert : “Inutile, Chang, je ne déjeune pas.” Mélancolique hochement de tête de Florence : “Je devrais être déjà à ma clinique. Je suis venu en coup de vent prendre des radios.” Et s’apprêtait à disparaître, quand :

“Au fait, Marie-Laure, il est magnifique, votre guerrier chinois. Mais… en quel honneur ?”

— Voyons ! C’est pour la fête de Florence !

— C’est vrai ; c’était aujourd’hui ; j’ai oublié ! Je suis impardonnable ! Tu veux bien me pardonner, ma chérie ?

— Est-ce que je ne te pardonne pas tous les ans ?

Pas une fois, en vingt ans, Florence n’avait offert à Louis une occasion de lui pardonner quoi que ce fût, à elle.

Parfaite… implacablement !

— Alors, Président, demandait Louis à Richard, ton Hurlot-Lafaille, tu nous l’amènes ce soir ?

— Il m’a formellement promis. Tu penses : un garçon que je tiens à bout de bras depuis des années !

— Ben, voyons ! Il te doit tout ; autant dire que tu l’as fait ! coupe le patron, pince-sans-rire.

— Exactement ! dit Richard. Toute la question est de savoir si Hurlot va réussir à décrocher un portefeuille dans la nouvelle combinaison ministérielle. J’ai remué ciel et terre pour lui, j’ai jeté tout mon poids dans la balance : je ne peux pas faire plus !

— Ben, voyons !… Si je comprends bien, conclut Louis, si Hurlot décroche la timbale, il n’aura pas le temps de venir. Et s’il n’est pas ministre, il aura tout le temps mais… ce sera parfaitement inutile !

Il questionnait la “parfaite associée” :

— Mgr Rivière ?

— Sera là. Avec son grand vicaire. Également, les Bouillaud. Les Jusserand.

— Très important, Jusserand ! Parfait…

L’illustre cousin viendra.

Louis ricana.

— Attiré par le fumet du ministre, forcément ! Et par Peccavi ! Parfait !…

— À propos, j’ai eu un coup de fil de Peccavi.

Louis bondit :

— Il nous fait faux-bond ?

— Rassure-toi : il viendra. C’est Mme Peccavi qui est empêchée. Horriblement fatiguée…

— Ah ! parfait ! Tu m’as fait peur !

— Peccavi… Peccavi… rabâchait cependant cette bécasse de Marie-Laure. Ce nom-là ne m’est pas inconnu. Peccavi… Peccavi… Ça me dit quelque chose…

— Je pense bien ! C’est le secrétaire perpétuel de l’Académie de Médecine !

Delage vidait sur la table la corbeille de spécialités pharmaceutiques.

— Pour vous, Marie-Laure ! Pour votre “collection !”

— Oh ! des médicaments ! Merci, Louis !

— De rien !…

Il fonçait vers la porte.

— À ce soir, au cocktail. On bavardera… en famille.

“En famille !”… “Nous recevons quelques amis…” (Une centaine d’intimes – tout au plus !)

Parti. Disparu…

La pauvre Marie-Laure se jetait sur le tas de médicaments, éclatait en brefs gémissements de jubilation :

— Oh ! de la foldine ! Ce sont des vitamines extraites des feuilles. Oh ! de l’albuplast dans un nouvel empaquetage ! Oh ! des suppositoires ! Du pénisulfa O.R.L. avec sa petite bouteille, son amour de compte-gouttes et sa grosse ampoule ! Quelle splendeur, que c’est chou !

La dernière boîte la roulait dans une vague d’extase :

— Des cachets de cerveau ! Des cachets de cerveau, Florence ! Je ne l’avais pas, celui-là ! Solange en a pris, Solange du Breuilh, tu vois qui je veux dire, qui est tellement chou ! Elle a pris de ces cachets de cerveau, et il paraît que c’est inouï, ce que ça la faisait aller à la selle ! Oh ! C’est trop, Louis, c’est trop ! Elle s’égosillait : “Merci, Louis ! Merci !…”

***

Ce soir-là, tandis que le cocktail de Florence déroulait ses fastes et ses grâces, Albertine et Émile, blottis derrière des massifs, dans le jardin, épiaient. Albertine mâchonnait une feuille de fusain. Une épine de houx piquait Émile à la nuque, une feuille de buis lui chatouillait l’oreille. Les yeux écarquillés, il frissonnait d’une peur exquise. Il aimait sa peur…

Dans l’enfilade des salons de l’hôtel particulier illuminé, les invités se découpaient en ombres chinoises contre les baies.

— Qu’est-ce que c’est tous ces types-là ? faisait Albertine, médusée.

— Ben !… dit Émile, c’est des malades !

Très brillante soirée, très réussie. Invités de marque.

“Je vais, tu viens, nous nous croisons. Stop ! Une courbette, un baisemain. Je te lâche à bout portant une “perle” soigneusement choisie dans l’arsenal de la bonne vieille galanterie française ; tu me décoches en retour un sourire. Je pense : “– Hé, hé ! Voilà une bouche qui donne à penser !…” J’essaie de me représenter ce que tu donnes, toute nue. Toi, tu te dis : “Ce vieux déplumé affreux !… Enfin, – serait affreux s’il n’était un gros banquier ! Un coffre-fort n’a pas besoin d’être beau pour être aimé !”

Sa Grandeur Mgr Rivière était là, avec son grand vicaire. Les Bouillaud, Grainville-La Tour, l’agent de change. Ambérieu, le grand éditeur, pilotant un petit jeune homme maniéré, dont il assurait qu’il serait le Balzac du XXe siècle, et une jouvencelle qui n’était rien de moins que Molière ressuscité, jurait-il au frère de M. de Grandgéraud, le prostatique de l’Institut. Il y avait là le rédacteur en chef d’un quotidien du matin. Le rédacteur en chef d’un quotidien du soir. Le rédacteur en chef d’un hebdomadaire. Les Jusserand. Le directeur d’une revue médicale. Roulier, le “Roi de l’Intestin”, et sa fille. Un metteur en scène maudit. Également, le bon Dr Léonard, le médecin-légiste, les de Grillon-Lussac, les de Marmion-Fourgue (branche aînée), les Goldschmidt (joailliers), les Golsdstein (fourreurs), lady Olympia Mac Minty, sir Herbert Gloan, les Ashenheimer, frère et sœur. Et, bien entendu : Girolama, la prophétesse néo-doloriste, et l’inévitable Florent-Florent, l’enfant terrible, le couturier adulé de la capitale : il allait, disait-on, interpréter un grand rôle dans une bande cinématographique que préparait, dans un secret retentissant, le metteur en scène maudit : tout Paris se pâmait d’avance. Et, il va sans dire, Vova était là, Vova, vous savez bien, le grand Vova, sans lequel il ne saurait être de fête digne de ce nom. Vova, ce touche-à-tout de génie ! “Mais enfin, que fait-il au juste, ce fameux Vova ?” “Voyons ! Vous ne savez pas ! Eh bien ! il fait… il fait… D’abord, il connaît tout le monde. Tout le Paris qui pense… et qui danse. Et puis l’essentiel n’est pas de faire quelque chose, mais que l’on en parle ! Ne soyez donc pas tellement “province”, très cher !”

Une pincée d’anciens ministres se bourraient de sandwiches au caviar. On attendait Hurlot-Lafaille, le nouveau ministre, qui tardait.

***

Un moment auparavant, Émile et Albertine étaient sortis du cinéma. Émile en avait encore le souffle coupé, d’avoir vu sur l’écran l’Homme Invisible dérouler les bandelettes enveloppant son crâne et son visage, et au fur et à mesure on ne voyait, derrière, que le vide ! Plus de cheveux, plus de front, plus de bouche… Plus de tête du tout ! Il avait retiré ses gants : plus de mains ! Puis ses vêtements : plus rien ! Rien que le creux que fait le poids d’un corps s’allongeant sur un lit ; rien qu’une cigarette magiquement suspendue dans l’air ; rien que des bouffées de fumée qui naissaient du néant.

— Tu parles d’un truc ! On se demande comment ils font ça ! disaient les spectateurs, à la sortie. Émile ne se le demandait pas. Ça lui paraissait tout naturel. “Puisque l’homme était invisible, ça ne pouvait pas se passer autrement !”

Sur le thème de : “Si je pouvais devenir invisible, moi, je…” jaillissaient des réflexions révélatrices des caractères.

Un cupide : “Moi, je cambriolerais la Banque de France !”

Un patriote : “Moi, j’irais à Moscou. Qu’est-ce que je piquerais comme documents secrets sur le bureau de Staline !”

Un libidineux : “Moi je ferais des drôles de petites virées, la nuit, dans les chambres des palaces : tu te rends compte, ces visions d’art ! Et, dans la journée, sur les Champs-Élysées, je relèverais les robes des belles poules, histoire de les voir sauter en l’air !”

Une bonniche : “Moi, je voudrais m’offrir une fois un voyage en wagon-lit.”

Une autre bonniche : “Moi, je voudrais aller une nuit dans la chambre de Jean Marais… pour le regarder dormir !”

Émile rêvait.

— Dis, Albertine… Ça serait quand même formidable, si le patron en était un, d’Homme Invisible !

— Puisque je te dis que les hommes invisibles, ça n’existe pas !

— Qu’est-ce que t’en sais ?

— J’en sais rien, mais j’y crois pas !

Une réaliste, Albertine !

— D’abord, c’est pas dur, y a qu’à aller guetter devant chez lui, et tu verras ! décida-t-elle brusquement.

— Devant chez lui ? T’es folle ?…

— Oh ! toi, t’as toujours peur de tout ! Allez, on y va ! J’sais où c’est. On va prendre le métro jusqu’au pont de Neuilly.

Neuilly… Tout à l’autre bout de Paris.

— Mais, pour le retour, il te restera assez ? Moi, j’ai pas un sou.

— T’occupe pas ! Viens !

***

Au cocktail de Delage, chaque hôpital parisien était représenté par un prince du bistouri, ou un prince du stéthoscope, ou un prince du microscope. Grands seigneurs de la Maladie, amants, comme Delage, de la Maladie, qui ne pensaient guère qu’à Elle, ne parlaient guère que d’Elle. De sorte que tout se passait comme si, à côté de Florence, une autre maîtresse de maison : la Maladie, allait, invisible, de l’un à l’autre, de groupe à groupe.

— Bravo ! très cher ; vos trois actes, quel triomphe ! lançait Florence à Jussieu (Jussieu cadet), l’auteur d’une comédie dramatique dont la première venait d’être donnée sur la rive droite.

— Mon Dieu, je ne suis pas mécontent ; la critique a dit tout le mal souhaitable de ma pièce, ça démarre bien ! laissait complaisamment tomber Jussieu cadet, de sa bouche en cul de poule.

Déjà, Florence se dirigeait vers l’ambassadeur itinérant d’Australie :

— Cher ami, comme c’est aimable à vous d’avoir… Je sais combien votre temps… Laissez-moi espérer que vous…

— Très chère amie, croyez bien que c’est avec… Et je serais tellement heureux si… Laissez-moi espérer que vous… répondait galamment l’ambassadeur itinérant.

Près du buffet se tenait, en carré, la vieille garde : Larmy, Marcillac, Mlle Martin, Mlle Floche : les fidèles du patron.

Marcillac buvait ferme, et faisait une mine comme ça, parce que Catherine Delage tardait.

Richard Delage faisait une tête plus lugubre encore, parce que Hurlot-Lafaille, qui avait effectivement, dans l’après-midi, décroché le portefeuille de ministre de la Santé Publique, n’arrivait pas.

— Ce fameux sérum de Bogomoletz, est-ce vraiment efficace ? demandait un colonel de cavalerie en retraite au bon docteur Léonard, le médecin légiste.

Il se sentait un peu… déficient, le cher colonel. Et, pour être colonel, on n’en aimerait pas moins… être homme ! Au moins de loin en loin !

— Oh ! naturellement, je ne crois pas au père Noël ! Je ne demande pas de miracles ! Mais, n’est-ce pas, une petite amélioration… si c’était possible ! Que diable : il faut bien que vieillesse se passe !

— Vous savez, bon ami, répliquait dans son menton le sceptique docteur Léonard, il y en a un, paraît-il, qui disait aux morts : “Lève-toi et marche !” Et ils se levaient. Mais il ne s’appelait pas Bogomoletz ! Et il n’a pas laissé sa recette !

Florence, aérienne, passait de Lambertin – vieux médecin des hôpitaux, professeur à la Faculté, nanti de tous les titres, qui rêvait du Prix Nobel – à William Tracy, le conseiller d’ambassade.

Cet amoureux si timide, si fidèle, qui savait l’aimer sans l’ombre d’espoir, la distrayait, l’amusait, et, même, l’attendrissait un peu.

— Vous êtes merveilleuse, chère Florence… Chaque jour plus belle ! Quand je pense…

— Chut, coupait Florence. Vous allez encore me dire que mon mari est “aveugle”, qu’il ne me voit même plus ! C’est vrai, d’ailleurs. Seulement, moi, je ne peux voir que lui ! Allons, “Monsieur le conseiller d’ambassade”, ne prenez pas cet air mélancolique ! Soyez sérieux : souriez !

Mgr Rivière parlait à Louis Delage de sa sœur, la Révérende Mère dominicaine sœur Élisabeth de la Sainte-Enfance, Elle était affligée d’une disgrâce qui, évidemment, eût été une pure catastrophe pour une jeune première de l’écran ou une sociétaire du Français ! Grâce au ciel, il n’en allait point de même pour la Révérende Mère. Mais enfin… Mais enfin… Bref, il était venu au nez de la Révérende Mère des varices qui lui faisaient des narines vineuses et boursouflées. Épouse de l’Agneau, on peut croire que sœur Élisabeth de la Sainte-Enfance avait d’autres soucis que de plaire ! Mais enfin – même une sainte femme peut avoir de ces faiblesses ! – cette espèce de désobligeante pomme de terre violette et tarabiscotée qui lui tenait lieu de nez contristait la Révérende Mère.

— Que la Révérende Mère entre à ma clinique, et j’arrangerai cela, dit Delage. J’arrangerai cela très bien.

— Quoi ! Vous-même, mon cher Maître ? Ah, non, jamais ! protestait Mgr Rivière. J’aurais vraiment scrupule à… Un homme de votre valeur… Et pour un bobo bénin… Un bobo véniel ! acheva-t-il en souriant.

— Pardon, Monseigneur, mais lorsque vous donnez l’absolution à un pénitent, vous ne vous bornez pas à lui remettre seulement ses péchés mortels ? Vous n’estimez pas indigne de vous de lui remettre aussi ses péchés véniels ? Voyons, quand la Révérende Mère pourrait-elle se rendre libre pour entrer à ma clinique ?…

Toujours pas de Catherine Delage.

Toujours pas de Hurlot-Lafaille.

Un petit homme roux à la démarche de canard allait, furetant, de groupe en groupe. On le sentait honteux de lui-même, parmi tant d’illustres personnalités, un peu comme qui se serait fourvoyé en chandail à col roulé et pantalons de golf dans une soirée de gala. Il était, en effet, dentiste à Bordeaux.

Il n’était pas stomatologiste, chirurgien-dentiste.

Il était arracheur de dents. (Une très grosse affaire, soit dit en passant.)

C’était le père de Marcillac, débarqué le matin même de son Bordelais.

Riche, propriétaire d’immenses vignobles, il poussait son fils par tous les procédés. Il fallait absolument que Marcillac fils devînt, un jour, un grand patron à Paris. Quelle joie, quel noble orgueil ! Évidemment, M. Marcillac père n’irait pas jusqu’à faire graver sur ses cartes de visite : René Marcillac. Dentiste. Père du professeur Jean-Claude Marcillac, chirurgien des Hôpitaux de Paris.

Non. Quand même pas !

Mais ce serait un peu comme si…

Un tout petit peu comme si…

Pour l’instant, M. Marcillac père presse le chirurgien Bonenfant de lui faire la grâce d’accepter l’hommage d’un fût d’un certain cru de blanc, un “Château-Marcillac 1947”. Vous m’en direz des nouvelles !… Il a adressé tout à l’heure la même requête à M. le professeur Delage. Il l’adressera tout à l’heure à M. le professeur Tannard. À M. le professeur Roulier. À tous les messieurs professeurs – discrètement, comme s’ils étaient chacun le seul à… Il l’adressera aussi à quelques flambeaux littéraires, à quelques lions de la tribune. À Mgr Rivière, cela va de soi. Et même au grand Vova, ce clown génial. Oh ! merveille de l’amour paternel ! Touchant commis-voyageur qui, ce soir, se frottera les mains en faisant le bilan : “J’ai donné vingt-trois fûts de vin blanc…” Frais de port à sa charge, il va sans dire… Bonne journée !

Marie-Laure n’a qu’une curiosité : quelle impression a bien pu faire sur les invités son guerrier chinois ?

Louis passe près de Richard. Sans s’arrêter, murmure :

— Hurlot ?

Geste de désespoir de Richard.

Un bonheur, que l’on ait le grand Vova ! La soirée n’en sera pas moins des plus réussie, grâce à la présence de ce prodigieux enfant des Karpathes, sans lequel Paris ne serait pas Paris.

Le patron pique vers un groupe solennel : Gilbert Peccavi, Hippolyte Durieux de La Barre, Charles Tannard.

***

Tandis qu’Émile et Albertine s’enfonçaient dans les luxueuses pénombres de Neuilly, la fillette s’était beaucoup amusée de sentir à tout instant Émile tenté de rebrousser chemin. Trouille de l’obscurité, du silence, d’un bruit de pas… du bruit de leurs propres pas. Trouille d’être si éloigné du boulevard Velpeau. Trouille d’être perdu. Trouille d’être emporté par des brigands ou, pire encore, ramassé par des agents. Mais Albertine se trompait : ces terreurs-là, Émile les avait dépassées. Il frissonnait à la pensée de ce qu’ils allaient surprendre – peut-être – dans la maison de l’Homme Blanc. Et Émile lui-même n’eût su dire quelle angoisse était la plus forte en lui : de découvrir que le patron possédait effectivement le secret de l’invisibilité, ou, au contraire, qu’il ne le possédait pas, qu’il n’était, comme tout le monde, qu’un homme, tout bêtement visible !

Chemin faisant, ils avaient croisé un bonhomme qui parlait tout seul. Plus exactement, il avait l’air de parler tout seul, mais peut-être, en réalité, il se fâchait après quelqu’un qu’on ne pouvait pas voir ?

— Non, monsieur ! grondait-il, vous n’aviez pas le droit de me dire ça ! Pas le droit, vous m’entendez ? (Il lui demandait s’il l’entendait : donc l’autre existait !) Ça n’est pas parce que vous êtes mon patron, qu’il faut vous croire tout permis !… (Il s’était arrêté.) Le temps des esclaves, c’est fini ! Liberté, Égalité, Fraternité ! Tout patron que vous êtes, sachez bien une chose…

Il avait pris par les épaules le type qu’on ne pouvait pas voir, il le secouait comme un prunier :

— Sachez que je vous emmerde ! Je-vous-em-mer-de ! ! ! Et je vais vous casser la gueule ! Oui, moi ! Parfaitement !

— Il est saoul, avait dit Albertine. Ou, alors, c’est un pauvre type qui s’est fait sonner les cloches à son bureau et c’est maintenant qu’il répond au patron… parce que le patron peut pas entendre !

Albertine était gentille, mais elle n’était pas très maligne ! Elle ne croyait que ce qu’elle voyait. Les autos, par exemple ! C’était pourtant si simple : à partir du moment où on sait que les hommes invisibles existent, il y a tant de choses qui s’expliquent toutes seules !

— Zut ! avait dit, plus loin, Albertine en fouillant dans les poches de sa salopette, j’ai perdu mes sous !

— Ben, comment qu’on va rentrer ? À pied !…

— On fera de l’auto-stop !

Ils étaient maintenant tout près de l’hôtel du patron. Ils avaient décidé de continuer.

Quelques minutes plus tard :

— C’est là, avait dit Albertine.

Se faufilant entre les voitures de maître, et faisant un crochet pour éviter un groupe de chauffeurs qui fumaient non loin de la porte de la grille, les deux enfants s’étaient faufilés dans le jardin, aplatis derrière les massifs. Et leur attente avait commencé.

Émile se demandait si le patron avait également le pouvoir de rendre les autres invisibles. Et si lui, Émile, arriverait aussi à posséder le pouvoir de disparaître magiquement. Quelque chose lui disait que oui – un jour il serait initié à ce mystère extraordinaire.

***

— Alors, j’ai décidé de me lancer dans la prostitution ! déclarait à Grandgéraud l’aîné et à Jussieu cadet une vieille dame gélatineuse, à face œdémateuse. Elle faisait cette confidence en glapissant d’une voix perçante, car elle était sourde.

— La prostitution ? Vous, mon cher Maître ?… s’effarait Jussieu cadet.

— Que voulez-vous, la littérature noble ne nourrit plus son homme, gémissait la vieille dame en fourrant interminablement entre son double râtelier branlant des sandwiches dont elle bourrait ses bajoues et ses fanons. Alors, je viens d’écrire un roman noir, avec gangsters, mitraillettes, whisky et sexualité frénétique. Ça s’intitule : Le Sadique n’est pas un enfant de chœur.

Delage et Tannard faisaient assaut d’aménités, devant Peccavi et Durieux de La Barre.

— Mon cher cousin, disait Tannard, je considère votre procédé de greffe du rein par voie sous-péritonéale comme une innovation sensationnelle !

— Vous me faites plaisir, mon cher cousin. Vous savez combien, de mon côté, j’ai trouvé passionnante votre dernière publication sur le lavage du sang par rein artificiel.

Peccavi et Durieux de La Barre opinaient du bonnet.

Mais, en fait, aucun des quatre hommes n’était à la conversation.

Delage et Tannard pensaient à Hurlot-Lafaille : viendrait-il ?…

Peccavi et Durieux, à la dérobée, examinaient professionnellement chacun le visage de l’autre, et se demandaient combien de temps il lui restait à vivre.

“Ce teint cireux… Cet amaigrissement rapide… se disait Durieux : pas de doute, c’est un cancer, et à un stade très avancé.”

Il eût donné gros pour pouvoir palper Peccavi, situer et évaluer la tumeur…

Et Peccavi épiait la respiration brève, angoissée, de Durieux. Il regardait ses pommettes, ses oreilles, ses lèvres violacées, ses mains marbrées de placards livides. Il considérait cette face molle, “prenant le godet”, mais qui, bientôt, acquerrait une dureté éléphantiasique. De cette dyspnée et de cette cyanose, il augurait la congestion des centres nerveux, qui ne manquerait point de provoquer chez le bonhomme la série de troubles mentaux décrits sous le nom de folie cardiaque. Il imaginait avec satisfaction des expectorations de crachats hémoptoïques, symptomatiques d’un bon infarctus pulmonaire. Et, de cet examen furtif, il tirait les plus optimistes conclusions : “Il en est à la stase massive. Bientôt l’endocardite terminale emportera le dernier des Durieux de La Barre !”

Mon Dieu, rien de tellement féroce là-dedans ! Tout au long de leur glorieuse carrière, ces deux grands savants avaient été soutenus, – on pourrait dire : unis ! – par une mutuelle haine qui n’avait point connu de défaillance et les avait stimulés : tout bénéfice pour la Science ! À présent, ils ne subsistaient plus que dans l’attente de l’ultime plaisir que pouvait encore leur offrir la vie : la volupté de conduire l’autre au cimetière…

Ce n’était pas bien méchant !

“Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce !” ainsi que dit Georges Bernanos, à la dernière ligne de son Journal d’un curé de campagne.

Larmy serrait la main de Marcillac.

— Au revoir, vieux. Je file. Je ne suis venu que pour faire plaisir au patron, et j’ai un malade en ville.

Larmy : un homme sans ambition, aussi peu fait que possible pour la comédie mondaine.

— Au revoir, monsieur, disait Marcillac. Au fait, demain matin, c’est toujours d’accord : je vous aide pour votre kyste du pancréas, mais vous me donnez votre fibrome ?

— Ce que vous êtes gourmand !

Au même instant, Catherine Delage entrait. Marcillac s’avançait vers elle, avec un sourire fat.

— Je suis ravi de vous voir, mademoiselle Delage. Justement, je disais à M. Larmy : “Mademoiselle Delage ne viendra donc pas ?”

Peccavi prenait congé.

— Je dois vous prier de m’excuser, mon bon Delage. Tout secrétaire perpétuel que je sois, je commence à ne plus me sentir très jeune !

— Je vous accompagne, mon cher Maître.

Dès qu’ils s’étaient suffisamment éloignés :

— Je crains que ce pauvre Peccavi n’en ait plus pour longtemps ! chuchotait aimablement Tannard à Durieux de La Barre.

— Le fait est qu’il a une mine à faire peur ! répondait allègrement Durieux. Ce sera une perte irréparable pour la Science !

— Irréparable !

Leurs regards se croisaient, puis se détournaient.

— Au fait, disait Durieux, par qui diable allons-nous le remplacer à l’Académie ? Par votre cousin Delage ?

— Delage mérite largement le fauteuil ! s’exclamait Tannard. Puis il insinuait :

— Entre nous, que penseriez-vous de Bonenfant ? C’est mon élève le plus brillant. Un sujet admirable.

***

— Le v’là ! chuchota Albertine.

Delage et Peccavi venaient d’apparaître sur le perron.

— J’espère que cette soirée ne vous a pas trop fatigué, mon cher Maître ?

— Du tout, mon bon Delage. Je suis encore solide !

Un rire de crécelle sortait du vieillard au visage couleur de feuille morte.

— J’en connais qui sont en train de me préparer un joli cercueil capitonné… dont ce sera peut-être bien moi qui refermerai le couvercle sur eux ! Entre autres, notre excellent confrère Durieux de La Barre, pour ne pas le nommer ! Je crains qu’il n’en ait plus pour longtemps ! dit-il, allègrement.

— Le fait est qu’il a une mine à faire peur ! admit aimablement Delage.

— À propos, enchaînait Peccavi, si, par hasard… – il se reprit – si, par malheur… – dans la pénombre, tous deux souriaient – si par malheur, Durieux mourait…

— Ce serait une perte irréparable pour la Science ! coupa respectueusement Delage.

— Irréparable ! je serais ravi que vous lui succédiez à l’Académie.

— Je vous remercie. Je serais infiniment honoré d’entrer dans votre illustre Compagnie, bien que ce ne soit pas du goût de mon cher cousin Tannard, je le crains !

Ils cheminaient à pas menus sur le gravier de l’allée.

Ils avaient laissé entre eux un espace, comme si un compagnon invisible – une compagne, plutôt – leur eût donné affectueusement le bras à tous deux : très Haute et Noble Dame la Maladie, dont l’amour avait fait d’eux des complices !

Dans l’ombre des fusains, les gamins se ratatinaient.

— Pour ce qui est de l’Homme Invisible, tu repasseras ! souffla Albertine, moqueuse.

— C’est dommage ! soupira Émile. Ça m’aurait bien plu !

Lorsque le patron, revenant peu après vers l’hôtel, parvint à leur hauteur, il s’arrêta.

Dans l’éclairage des grands lampadaires du perron, Émile put se convaincre que Louis Delage avait un visage de chair, un visage de vraie peau, souple, mobile, avec de vrais sourcils, et un fil de vraie moustache. Il lui était même venu un bouton de fièvre sur la lèvre inférieure. Non, ce n’était sûrement pas un masque en carton ; ça aurait vraiment été trop bien imité !

Pourtant, Émile ne voulait pas renoncer. Il est moins désespérant de se convaincre de l’infidélité d’une femme, de renoncer à l’aimer, à croire en elle, que de renoncer à aimer les fantômes, à croire en eux. Une femme se remplace… N’importe quelle femme ! Les fantômes : non !

Précisément, le patron faisait quelque chose de bizarre. Il avait ramassé un gros gravier et il le faisait sauter d’une main dans l’autre, avec un drôle de sourire.

Émile avala péniblement sa salive.

“Ça y est ! se dit-il, plein d’un subit espoir. Je suis sûr qu’il va…”

Ce caillou, ce devait être le truc du patron pour disparaître. Un truc dans le genre de la lampe d’Aladin ou de l’anneau de Gygès qu’il fallait faire tourner à son doigt, en disant quelque chose comme : “Abracadabra”.

Naturellement, chez lui, Émile avait essayé, avec une lampe à pétrole, avec un anneau de rideau. Ça n’avait rien donné. Forcément ! Ce n’était qu’une pauvre lampe à pétrole ; ce n’était qu’un anneau de cuivre ! Tout ça venait de chez le quincaillier !

Émile comptait les bonds du caillou d’une main dans l’autre. “– Huit… Neuf… Dix…” Un pressentiment lui pinçait le cœur : “À treize, il va disparaître !”

Mais il n’y eut pas de “treize’’.

À onze, le patron jeta le gravier, et s’éloigna. Il n’alla pas vers l’entrée principale de l’hôtel ; il contourna les bâtiments en direction d’une porte basse. Cette partie de l’hôtel était aussi paisible et obscure que l’autre était illuminée et bruyante.

Albertine considérait Émile d’un œil rieur.

— Et après ? s’entêta Émile. Qu’est-ce que ça prouve ?

Le gravier jeté par le patron était tombé tout près de lui : un caillou rond, noir et blanc. Il le ramassa, le fit sauter d’une main dans l’autre.

Peut-être le patron s’était-il rendu dans la partie de l’hôtel présentement déserte, histoire de s’offrir cinq minutes d’invisibilité, un petit brin de détente pour se changer les idées, à l’insu de tous ces gens qui se promenaient dans ses salons ?

— C’est pas dur, dit Albertine ; il n’y a qu’à aller voir !

“Voir”. “Aller voir.” Elle ne savait dire que ça !

— Entrer dans l’hôtel ? T’es folle ?

— Oh, toi, t’as toujours peur de tout !

Les voilà rampant le long de la rangée des fusains puis le long d’une rangée de buis. Émile n’espérait pas surprendre le patron en flagrant délit de magie : c’eût été trop beau ! Mais ils trouveraient peut-être des appareils mystérieux, comme Wells, en a décrit dans son livre L’Homme Invisible, et qui feraient foi.

Les voilà à deux mètres de la porte basse.

Deux sauts : les voilà à la porte.

Nerveusement, Émile serrait dans son poing le caillou rond, noir et blanc, qu’il avait emporté comme un talisman.

Tout se passait vraiment comme si…

Comme si “la Maladie” poussait les enfants vers la porte.

Voici les gamins dans l’hôtel.

Une pomme de verre luisait faiblement dans la pénombre.

Doucement, “la Maladie” poussait les enfants vers ce diamant monstrueux. Albertine tâtonnait, palpait la pomme de verre, trouvait une rampe d’escalier.

L’escalier ne comportait que cinq marches.

Venait ensuite un bout de couloir.

Au fond, une porte.

Doucement, “la Maladie” poussait les enfants.

***

— Écoutez, Marcillac, je vous ai déjà dit que je ne voulais pas vous épouser !

— Je vous déplais tant que ça ?

Léger haussement d’épaules de Catherine.

— Ce n’est pas la question !

— C’est toute la question, au contraire !… Olive noire, ou verte ?

Elle prenait une olive verte. (Toujours son goût des choses saines, non gâtées.) Il prenait une olive noire. “Naturellement, pensa-t-elle ; le contraire m’aurait surprise ! Il aime tout ce qui a macéré, tout ce qui a la couleur de la pourriture !”

Ils s’étaient isolés au fond du grand salon. Au-dessus de leurs têtes, un Fragonard d’une adorable friponnerie.

— Essayez de me comprendre, Marcillac ! Un oncle qui est un as de la chirurgie. Un autre qui est un as de la médecine. Deux grands-oncles qui étaient des professeurs, des illustrissimes du Corps Médical. Mon père médecin. (Médecin raté, d’accord ! Mais médecin quand même !) Et ma mère… (Brève inclinaison de tête et sourire impeccable à deux barbus – deux patrons ! – qui, passant tout près, venaient de lui dédier un salut.) Ma mère qui vit en permanence dans un délire pharmaceutique ! Bref : dans ma famille, ça sent le médicament depuis les Croisades ! Alors, j’en ai assez !

— En somme, si je n’étais pas médecin !… répliquait Marcillac en souriant.

Il vidait d’un trait son cocktail – le septième ! – et faisait rouler entre ses doigts le pied, fin comme une tige de blé du verre ballon, fragile comme une bulle de savon.

— Tout ça n’est pas très sérieux, avouez ! reprit-il d’une voix sourde.

Elle le regarda, bien en face. Elle se disait : “Dommage qu’il ne fasse pas de cheval ! Quel magnifique cavalier ce serait !” Elle l’imaginait participant triomphalement à un concours hippique, enlevant avec l’élégance d’un dieu son cheval pour des sauts fantastiques. Ou, encore, lancée au galop à travers des futaies, elle galopait à son côté ; c’était l’aube, une vapeur légère montait de la terre, des tulles de féerie les enveloppaient, des gouttelettes de rosée, détachées des branches, les frappaient au visage. Oui, dommage !…

— Je ne vous plais pas, un point c’est tout ! répéta-t-il.

Combien ces mots devaient lui coûter, lui à qui aucune belle ne résistait !

Catherine continuait de se taire. Oh ! certes non, elle n’éprouvait pour Marcillac rien qui ressemblât à de l’amour ! Mais elle ne pouvait s’empêcher d’admirer l’individu physique ; “Quel bel animal !”

L’amant qu’il eût fallu à cette vierge : un centaure !… De la mythologie, ce qu’elle avait retenu, c’était cette image fabuleuse.

— Nos atomes ne sont pas crochus, voilà le malheur ! dit encore Marcillac.

À cause du silence de la jeune fille, sa voix tournait au coléreux.

— N’insistez pas ! fit-elle enfin.

Elle pensa à Jacques. Marcillac était infiniment mieux bâti que Jacques ; plus homme ; il avait énormément d’assurance, d’autorité. Alors que le pauvre cher Jacques… “Mon charcutier sentimental…” N’était-ce pas surprenant, qu’une fille comme Catherine aimât Jacques, ce doux, ce rêveur, ce faible, pour tout dire ? Besoin de protéger, sans doute. De dominer… surtout. Oui, certainement. Une dominatrice ! Dans son genre, Catherine était “un patron !” De là venait qu’elle se heurtait si fort au patron !

— Dommage que je ne sois pas du genre qui tombe dans les pommes à la vue d’une goutte de sang, insinua Marcillac.

— C’est pour Jacques Brulanges que vous dites ça ? lança-t-elle aussitôt, très “petit coq”.

— Quelle idée !… Je l’adore, ce cher Jacques ! N’empêche que si j’avais la palpitation de cœur facile, j’aurais ma petite chance moi aussi ! Malheureusement je ne m’offre pas de vapeurs, moi !

— Oh ! ça, non ! Ce n’est pas le sentiment qui vous étouffe ! Vous voulez que je vous dise ? Vous êtes exactement ce que je veux que mon mari ne soit pas ! Une bête à concours, un cynique, blasé, uniquement préoccupé d’arriver à tout prix !

Elle devait se contraindre à parler bas, en gardant une sorte de sourire stéréotypé, l’air d’échanger des suavités, à cause des invités qui passaient, repassaient.

— Les “questions”, les jurys, les titres !… Voilà tout ce qui vous intéresse ! Et les intrigues – avec, au bout, l’Académie !

Chang présentait un plateau chargé de verres. Catherine faisait, du front, un “non” imperceptible.

— Vous ne croyez pas que vous exagérez un petit peu ? glissait Marcillac à la jeune fille, avec un sourire contraint, en prenant un cocktail : le huitième. Il m’arrive aussi de penser à mes malades !

— Vos malades !… Vous ramenez tout à votre ambition, même les souffrances des autres ! Pour vous, un malade, c’est un prétexte à faire des publications dans les revues ! “Un beau malade”, comme vous dites ! Votre idéal… (elle était “remontée” : plus moyen de s’arrêter !) votre idéal, ce n’est pas tant de soigner, de guérir ! Ce serait de donner votre nom à une maladie, à une blessure ! “La Fracture de Marcillac” : quelle gloire !

— Fortes paroles, dans la bouche d’une nièce de patron !

Il lui tendait une assiette où ne restaient que deux sandwiches.

— Caviar ? Anchois ?

Elle s’était mise à rire.

— Justement ! Si je n’étais pas la nièce d’un grand patron… Votre amour pour moi, quelle blague !

— Vous vous calomniez, ma chère ! Vous avez des avantages personnels… très convaincants !

— C’est ça ! Vous pousseriez la bonté jusqu’à me proposer de devenir votre maîtresse ! Mais l’idée de m’épouser ne vous serait jamais venue !

Il avait pris les deux sandwiches. Ses doigts tremblaient. Il était blême. Il souriait.

— Pas plus que mon oncle n’aurait songé à épouser Florence, si elle n’avait pas été la fille d’un grand patron ! acheva Catherine. Eh bien ! moi, je ne veux pas être une femme de grand patron ! Une associée ! Je veux un mari à moi ! Pour moi !

— Touchant !

Marcillac et Catherine se savaient regardés. Ils devinaient ce que l’on chuchotait : “Quel adorable couple feraient (ou, plutôt : feront) ces deux jeunes gens ! Et quel mariage intelligent !” Catherine souriait à Marcillac, de toutes ses dents ! Elle eût voulu le mordre.

Il posait les deux sandwiches l’un sur l’autre, il s’appliquait à faire rigoureusement coïncider les deux triangles de pain mie, – le caviar et l’anchois – bord à bord.

Il souriait à Catherine. Avec quelle joie il l’eût souffletée !

— Un mari à vous ! Pour vous ! Et dire que l’on s’obstine à vouloir faire un patron de ce cher petit Brulanges, qui vous plaît tant ! Vous n’avez vraiment pas de chance !

— Vous croyez ? lança-t-elle sur le ton du défi.

Et tourna les talons.

Marcillac engloutit d’une bouchée les deux sandwiches. Le caviar et l’anchois, mariés, glissèrent dans son œsophage. En guise de bénédiction il envoya son huitième cocktail les rejoindre. Et il mit le cap nonchalamment sur la demoiselle Liliane Roulier : une laideur, vingt-trois ans, maigrichonne blondasse, un air de réserve nigaude donnant à subodorer qu’elle ne devait jamais manquer la grand-messe de onze heures, à Saint-Honoré d’Eylau. Ni vêpres. Ni oublier sa prière matin et soir. Une petite fort intéressante ! Pensez donc : la fille unique de Roulier, le super-patron qui faisait la pluie et le beau temps à l’hôpital Cuvier – Roulier, le Napoléon de la tripaille, le “Roi de l’Intestin”, qui ouvrait tous les intestins de rois ! Presque tout ce que les boyaux comptent d’aristocratique en Europe, tous les boyaux nobles, tous les boyaux titrés, tous les duodénums bien nés, tous les côlons qui avaient du “sang bleu” et pouvaient se flatter d’ancêtres, tous les jéjunums qui “avaient été aux Croisades” (comme eût dit Catherine !) se disputaient l’honneur de s’offrir au bistouri de Roulier ! Toute la tripe qui vole haut !… Une petite vraiment très intéressante, cette Liliane ! On imaginait mal qu’il pût exister une seule porte, fût-elle la mieux cadenassée, pour refuser de s’ouvrir devant celui qui serait le gendre du professeur Roulier. Très, très intéressante, vraiment, cette Liliane ! “Et après tout, soyons juste, se disait Marcillac en s’avançant, elle n’est pas si horriblement laide que cela ! Elle n’est même pas tellement déplaisante, finalement, cette chère Liliane. Et même, en y regardant de très près, elle a un gentil sourire ; elle ne manque pas d’un certain charme, un petit je ne sais quoi, du côté des yeux. Ce charme qui se voit si fréquemment chez les laides, c’est bien connu ! Les laides – qui sont peut-être, au fond, les seules femmes vraiment belles (les autres n’étant que jolies, ravissantes, désirables, affolantes, etc.). D’un certain point de vue, cela peut se défendre. Au fond, quoi de plus relatif que la beauté ?”

***

Ce rideau qui frémit, puis retombe…

Sur ce cendrier, cette cigarette à demi consumée, qui fume encore…

Ce fauteuil d’osier qui achève doucement de se balancer…

Ce grincement du parquet…

Imaginations ? Ou si quelqu’un se tenait là ?…

Angoisse de se trouver soudain nez à nez – si l’on ose dire ! – avec l’Invisible !

Une porte qui bâille : comme si quelqu’un venait de sortir. Une autre porte claque : comme si quelqu’un s’éloignait. Ou revenait.

Albertine tirant Émile, les deux enfants pénétraient dans le cabinet de consultations du patron. Le sentiment d’une présence mystérieuse s’imposait de plus en plus violemment à l’esprit – aux nerfs – d’Émile. Chaque pas lui coûtait cet indescriptible effort qu’exige le moindre mouvement dans les cauchemars.

— On va regarder ce qu’il y a derrière cette porte, souffla Albertine.

La porte donnait sur la salle d’examens du patron.

— Si on ne voit rien d’intéressant, on file ! décréta la fillette.

Un instant après, ils filaient en effet, mais ce n’était pas pour n’avoir rien vu d’intéressant, bien au contraire ! Ensemble, ils avaient eu la même vision, ignoble, monstrueuse, qui leur avait gelé sang et moelles.

Dans une lumière trouble qui tombait d’un appareil compliqué, un crâne ricanait ! Un crâne qui se tenait à environ un mètre soixante-dix du sol, c’est-à-dire la hauteur moyenne à laquelle se balancent les têtes humaines solidement fixées sur une paire d’épaules ! Mais il n’y avait, sous le crâne, pas d’épaules ! Pas de thorax ! Pas de jambes ! Simplement les vertèbres du cou. Rien de plus !

Le patron était en train de se faire disparaître : c’était là tout ce qu’il restait de visible en lui ! Telle fut la pensée qui les frappa comme un coup de poing.

Il ne s’agissait que de la radiographie d’un crâne posé sur un négatoscope que le patron avait allumé, quelques instants plus tôt, puis oublié d’éteindre en se retirant. Petite visite affectueuse à sa maîtresse la Maladie, avant de refaire un plongeon dans les mondanités !

Les deux enfants fuyaient, le cœur dans la gorge : ils jaillissaient dans le jardin, décampaient vers la rue. Mais un groupe de chauffeurs se tenaient maintenant devant la porte de la grille.

— Là-bas, le mur ! lança Albertine.

Ce mur séparait la propriété des Delage de la propriété voisine. Trois mètres à escalader. “Pourvu qu’on n’ait pas planté des tessons de bouteilles !”

S’accrochant aux anfractuosités, se cramponnant au lierre, et poussé par Albertine, voilà Émile à califourchon sur le mur.

— Saute ! T’occupe pas de moi ; j’arrive ! souffle Albertine.

— Y a des chiens ! dit Émile dans un gémissement.

Deux énormes danois. Ils venaient d’apercevoir l’enfant ; ils se mettaient à hurler, à bondir, frénétiques, babines retroussées, découvrant des crocs affreux.

Et, à présent, dans le jardin des Delage, un homme accourt en criant :

— Hé, là-bas ! Hé !…

Le patron, alerté par les aboiements ! Le patron, qui a “drôlement fait vinaigre” pour redevenir visible !

Dans la tête d’Émile à califourchon sur le mur, le vertige. Son front moite, ses pauvres doigts maigres, qui se crispent en tremblant sur le crépi.

Le patron… Les dogues… Le patron… Les dogues…

Tout tourne… Émile tombe.

Sa chance a voulu qu’il tombât dans le jardin du patron, et non du côté des dogues, qui l’eussent mis en pièces.

— Eh bien ! Tu commences de bonne heure à jouer les Arsène Lupin, toi ! Mais tu t’es blessé ?

Dans sa chute, Émile a heurté la muraille, qui lui a râpé le front et la joue. Il saigne.

— Voyons un peu ? Bon, ce n’est rien !

À deux pas de là, tassée derrière un massif, grelottante et retenant son souffle : Albertine.

— Où sont les autres ?

— Les autres ?

— Eh bien, oui ! Ta petite bande !

— Y a pas de bande, m’sieur !

Brave Émile ! Étourdi de sa chute, terrifié à la pensée du sang qui coulait de son front et de sa joue cuisants, une épaule et une cheville douloureuses, et surtout mourant de peur sous la poigne du patron, il trouvait encore la force de ne pas vendre Albertine – sans l’incrédulité de laquelle rien ne fût arrivé !

— J’suis venu tout seul ! Et j’suis pas un voleur, m’sieur !

— Mais bien sûr ! Tu passais, comme ça, en te promenant sur ce mur, pour prendre le frais, hein ? Qu’es-tu venu faire ici ? Allons ! Parle !

— Ben, m’sieur, avoua Émile, je voulais voir si vous étiez invisible !

— Hein ?

— C’est de la faute d’Albertine, m’sieur. Une camarade à moi. Je lui disais que vous étiez invisible, à cause du film. Et parce que vous êtes médecin. Albertine disait que c’était pas vrai. Alors, j’suis venu voir. Laissez-moi m’en aller, m’sieur ! J’ai rien fait de mal !

— Alors, pourquoi es-tu si pressé de partir ? Allez, arrive !

“Il va me faire disparaître ! Il va me faire disparaître !” se répétait Émile, claquant des dents.

Le patron l’entraînait. Émile, avec un gémissement, se courba vers sa cheville.

— Tu t’es fait une entorse ?

Peu après, le patron ordonnait au gamin de s’allonger sur sa table d’examens, palpait la jambe.

— Pas de fracture. Parfait. Simple petite foulure.

Émile, un peu redressé sur les coudes, considérait en suant d’angoisse des appareils de radio, un microscope, d’impressionnantes mécaniques de verre, de métal, une armoire vitrée pleine de pinces, de scies, de bistouris. C’était bien ainsi qu’était décrit le laboratoire de l’Homme Invisible ! Et il y avait sur la table plusieurs paires de gants de caoutchouc et des bandes de gaze qui pendaient. Des gazes toutes pareilles à celles qu’Émile avait vues dans le film, enroulées autour du visage invisible de Griffin !

À présent, le patron nettoyait la joue et le front du gamin. Il tamponnait les plaies avec un coton imbibé d’un liquide qui piquait.

Puis il alla prendre un gros rouleau de gaze. Il revint vers Émile avec un sourire sardonique. Et il commença à enrouler la bande de gaze autour du crâne d’Émile.

Dans le rond du scyalitique, l’enfant voyait se refléter les mains du chirurgien qui tournaient autour de sa tête, du même geste que celui de l’homme du film. Il voyait la bande blanche attaquer son front, manger peu à peu son visage.

— Un tour ! Deux tours ! Trois tours ! disait le patron.

Et c’est comme ça qu’on devient invisible !

Émile, horrifié, se voyait disparaître.

***

Dans le salon Louis XV, Richard téléphonait chez Hurlot-Lafaille. Un secrétaire lui répondit que “Monsieur le Ministre” étudiait avec diverses personnalités importantes la mise au point d’un programme, spécialement sur la question scolaire, en vue d’obtenir l’investiture de la Chambre. Il n’était assurément pas question que “Monsieur le Ministre” pût songer à se rendre à quelque rendez-vous privé que ce fût, en ce moment.

— C’est trop naturel ! Je comprends parfaitement, acquiesça lâchement Richard. Excusez-moi, très cher monsieur. Et transmettez, je vous prie, mes plus dévoués compliments à Monsieur le Ministre. De la part de M. Richard Delage, n’est-ce pas ? Pas le chirurgien Louis Delage ! Le Président Richard Delage !

Il raccrochait, respectueusement.

Puis éclatait :

— Répugnant cochon ! Goret ingrat ! Un homme que j’ai fait, que j’ai fait, moi ! Que j’ai tiré du néant ! Pour ne pas dire pis !

Il rentrait dans le grand salon, entraînait Florence à part.

— Hurlot-Lafaille est en conférence avec le président du Conseil, à l’Élysée. Il s’est dérangé pour me parler lui-même. Il te supplie de l’excuser. Il est navré de ne pouvoir venir. Il se faisait une telle joie, tu penses ! Il est le premier à reconnaître que, sans moi, il ne serait pas au poste où il est ! Malheureusement avec la guerre qui menace, la Bourse qui branle dans le manche, la question scolaire, le pays qui exige d’être gouverné, et l’œil de l’étranger fixé sur nous…

Le bruit se répandit très vite : Hurlot-Lafaille ne viendrait pas. Nombreux furent aussitôt ceux qui se découvrirent dans l’obligation de se retirer.

En tête : Durieux de La Barre, Tannard, et son protégé Bonenfant.

Catherine avait pris la place de son père au téléphone. Elle appelait Jacques Brulanges.

— Mon Jacques, ce que je peux être heureuse ! J’ai vu François, tu sais, François Favier, qui “fait Beaux-Arts”. Il estime que, “quand on a ton talent, il faut être complètement synoque pour perdre son temps à faire sa médecine !” Je te rapporte textuellement !… Il a montré deux de tes toiles à Duverger : tes “Joueurs de Boule” et ton “Berger Provençal”. Quoi ?… Les produits alimentaires… Mais non, grand sot ! Pas le Duverger des produits alimentaires ! Duverger, le directeur de la collection “Peintres d’aujourd’hui”, Duverger a été emballé. Mais alors, emballé ! Il dit qu’il faut ab-so-lu-ment que tu exposes. Il va parler de toi à Gugenheim. “Gu” – comme Gustave ! répéta-t-elle, plus fort. C’est le propriétaire de la Galerie de la rue des Saints-Pères. Duverger a promis de te faire un article. Tu sais, une promesse de Duverger, c’est de l’or en barre ! Tu vas être lancé, mon Jacques ! Tu deviendras un peintre célèbre ! Et adieu, la médecine !…

— Oui, bien sûr, ma Catherine, ce serait merveilleux, répondait assez mollement Jacques. Il détournait la conversation :

— Tu t’amuses bien, chez ton oncle ?

— Ah ! ça, je viens de passer un bon moment. Figure-toi que Marcillac a encore eu le toupet de m’attaquer ! Alors, ce coup-là, je l’ai descendu en flammes ! Je lui ai lancé tout son paquet ! Et toi ? Que fais-tu de beau ? Tu travailles ?

— Un peu…

— Qu’est-ce que tu es en train de peindre ?

— Oh… Une petite nature morte !

Sur la table de Jacques, devant un cendrier bourré de mégots et une bouteille de calvados demi-vide, s’étalait, en fait de nature morte – oh ! combien morte ! – un squelette complet, en pièces détachées. À l’arrière-plan, des traités de pathologie interne, externe, des “questions”, des dossiers.

— Bonne nuit, ma Catherine. À demain.

Jacques soufflait une multitude de baisers dans l’appareil, comme des bulles de savon.

Il promena ensuite un regard perplexe sur les aquarelles, les gouaches, les fusains, les toiles qui tapissaient les murs de son petit studio. Des maquettes de décors de théâtre encombraient tout un coin : essai de décor pour Othello ; essai de décor pour l’Avare… Au-dessus de la fausse cheminée, on voyait la photographie d’un homme basané, barbu, coiffé d’un casque colonial et revêtu d’une blouse blanche, devant une case nègre, sur fond de bananiers. Il était entouré de Noirs revêtus eux aussi de blouses blanches. C’était le père de Jacques, le Dr Étienne Brulanges, mort au Dahomey en luttant contre une épidémie de typhus. Il avait été emporté par une hématurie bilieuse. “La Bilieuse”, comme disent les coloniaux, l’appelant familièrement – presque affectueusement – par son prénom, comme nous dirions “la Julie”, ou “la grande Marcelle”.

Le visage d’Étienne Brulanges avait cette noblesse que confère une immense bonté.

— Je crois que mon Jacques est un brave petit, et intelligent, avait-il écrit quelques jours avant sa mort, à Louis Delage. J’aurais tellement voulu le pousser jusqu’à la fin de la médecine. Il a le feu sacré. C’est ton filleul. Tu l’aideras. Tu me remplaceras, si je ne dois pas revenir. Je compte sur toi, Louis, vieux frère, et plus que frère ! Louis, mon ami.

Jacques eut un hochement de tête mélancolique. “Comique, Catherine, avec son idée fixe : la peinture !”

Il posa le manuel, passa un cure-pipe dans un orifice du crâne pour étudier le trajet d’un nerf, puis, le regard au plafond, il se mit à réciter à toute vitesse :

“Le nerf trijumeau, cinquième paire crânienne, prend origine au niveau de la protubérance et comporte deux parties : une partie motrice et une partie sensitive. La partie sensitive aboutit au ganglion de Gasser…”

Dans le salon Louis XV, où sa tante venait de la rejoindre, Catherine s’exaltait :

— Florence ! Je suis sûre que Jacques deviendra un grand peintre ! Il fera des toiles merveilleuses ! Et nous serons toujours ensemble ; je ne le quitterai jamais !

— Mais bien sûr ! fit Florence. Bien sûr, Catherine !

Elle avait été sur le point de dire : “Le bonheur, tu sais, mon petit… On s’habitue très bien à être heureux sans le bonheur ! Le bonheur n’est indispensable qu’aux pauvres ! Regarde : Louis et moi, est-ce que nous ne nous en passons pas très bien, du bonheur ?”

Et pourtant il lui arrivait encore d’avoir, parfois, un vague ressouvenir de ce qu’étaient le bonheur, l’amour ! Une sourde nostalgie de ses rêves de jeune fille ! Cet époux qui ne la voyait même plus, qui était incapable d’une minute d’abandon ! Qui ne la trompait même pas !… À désespérer de tout ! Oui, de temps en temps, Florence se prenait à se demander si, au fond, elle n’était pas malheureuse ! – mais elle l’était depuis si longtemps qu’elle ne parvenait même plus à se convaincre qu’elle l’était ! Sa vie s’écoulait dans des sortes de limbes brillants !

Florence, domestiquée depuis vingt ans ! Florence, décervelée ! Florence, anesthésiée, dans le rayonnement solaire du grand homme, comme le patient dans la lueur du scyalitique !

Aussi se borna-t-elle à répondre :

— Bien sûr, Catherine ; bien sûr !

***

Dans la salle d’examens, Émile n’avait plus peur. Enfin, presque plus peur !

Le patron ne l’avait pas rendu invisible. Émile en était content. Un peu déçu, au fond, mais plutôt content !

Et il ne croyait plus, enfin presque plus ! que le patron eût le pouvoir d’apparaître et de disparaître !

Tant pis pour lui !

— Et maintenant ? Qu’est-ce que je vais faire de toi ? En ce moment, je n’ai personne pour te faire accompagner.

Brusquement, il avait souri :

— Au fait ! Tu me donnes une idée ! Ne bouge pas…

Il s’était précipité hors de la salle d’examens. Dans le petit salon, il était tombé sur sa femme, qui s’y trouvait encore avec Catherine.

— Je te cherchais, Florence.

— Richard a téléphoné, coupa-t-elle. Hurlot-Lafaille ne peut pas venir.

Il avait ricané.

— Ça t’étonne ? Tu as eu la naïveté d’espérer quoi que ce soit d’un ministre, le jour où il vient de décrocher son portefeuille ! Bon, conclut-il, j’en ai assez de la corvée des mondanités pour ce soir, maintenant que Peccavi est parti. Je vais aller en ville. Tu seras gentille de m’excuser auprès de nos invités.

— Naturellement, Louis ! Tu vas voir une urgence ?

— C’est ce que tu diras ! Je vais ramener chez sa grand-mère un petit chien perdu nommé Émile, qui s’est foulé une cheville en tombant du ciel dans notre jardin !

***

Un moment plus tard, Hurlot-Lafaille descendait de voiture devant la grille de l’hôtel particulier de Louis Delage.

Il n’était plus ministre !

Les partis de la majorité n’étaient pas parvenus à se mettre d’accord sur une ligne politique générale, spécialement en ce qui concernait cette épineuse question scolaire.

En conséquence, le chef de la nouvelle formation ministérielle avait préféré ne pas solliciter l’investiture. La crise continuait.

Hurlot-Lafaille, du même coup, s’était découvert des loisirs.

Mais le patron n’était plus là !

Chapitre Troisième

RENDEZ-VOUS SENTIMENTAL
Un immeuble juste en face de Velpeau, dans le rayonnement direct de l’hôpital.

Cet immeuble, pour le patron, était en outre tout embaumé encore par un glorieux souvenir : c’était là que logeait le cafetier Berval, le fameux “deuxième cas”, l’homme aux trois reins. Tel était le lieu où la Maladie attendait le professeur de clinique Louis Delage, et où elle s’était faite belle pour lui.

Dès le seuil, un détail adorable. Comme le patron s’apprêtait à tirer la sonnette de la misérable porte cochère, Émile avait arrêté son geste :

— Moi, m’sieur, je ne sonne jamais ! Y a un bouton à secret ! avait-il confié d’un air de complicité ravie. Même que, le soir, je fais exprès de traîner dans la rue jusqu’à ce que la porte soit fermée, pour pouvoir faire fonctionner le bouton à secret !

Il avait appuyé sur une large tête de clou, dont nul, hormis les locataires, ne pouvait soupçonner la destination véritable.

Le clou factice était rentré dans le bois et la porte s’était ouverte, avec un gémissement doux de chose très vieille, très fatiguée, très malade.

Le patron et l’enfant s’étaient trouvés dans une sorte de tunnel au bout duquel – infiniment loin, eût-on dit – clignotait une lueur jaunâtre : la loge de la concierge.

Un bruit de métal : le patron venait de buter contre une poubelle couronnée d’immondices. La montagne d’ordures ménagères accoucha, très classiquement, d’un rat.

— Regardez, m’sieur, disait Émile. Ça, c’est un lion. Ça, un aigle.

Il promenait le rayon d’une minuscule lampe électrique sur des plaques de fonte fixées à la muraille. (Elles étaient la propriété d’un fumiste qui logeait dans l’immeuble.)

— Il y en a comme ça tout le long. Il paraît que c’était pour mettre au fond des cheminées, dans le temps. Dessus, il y a des tas d’animaux amusants.

Il avait pris la main du patron pour le guider dans ces ténèbres malodorantes.

— Là, disait-il tout en avançant dans le noir, il y a un hérisson. Là, un ours. Là, une bête qui ressemble à un cheval avec une corne au milieu du front ; je ne sais pas comment ça s’appelle.

— Une licorne.

Par la porte vitrée de la loge, à travers les rideaux de coton, on pouvait voir la concierge dans son lit. Allongée sur le dos, les yeux clos, les mains à plat croisées sur l’abdomen, on l’eût crue morte, d’autant plus morte que deux cierges, à la tête du lit, faisaient un éclairage parfaitement funéraire.

Feu le concierge (défunt depuis six mois) était, de son vivant, bedeau. Il avait contracté, de son service dans le Saint Lieu, la passion des cierges. Moitié achats, moitié rapines dans les sacristies, il en avait constitué une énorme provision, justifiant ce stock par l’assurance que la guerre et l’occupation nous pendaient derechef au nez, et avec elles les restrictions. Des locataires prétendaient l’avoir surpris, la nuit, dans sa cave convertie en chapelle, en train de célébrer des messes noires. De mauvaises langues, sans doute ! Et même, en admettant… C’est le cas de répéter avec Bernanos : “Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce ?”

Veuve, son épouse avait pris l’habitude de lire la nuit, par peur des morts. Ainsi lui était venue la passion des romans d’amour, après trente-cinq années d’une existence conjugale fort sevrée en fait de jeux charnels (le bedeau jugeait sévèrement ce genre de débordements et, plus royaliste que Dieu, ne s’en permettait guère).

Chaque nuit, la concierge dévorait un roman d’aventures bien sensuelles, à la lueur des cierges, pour faire des économies d’électricité. Elle lisait jusqu’à épuisement, avec l’espoir que, par la vertu de sa lecture et, en quelque sorte, l’effet de la vitesse acquise, elle ferait quelque rêve merveilleux ! La fatigue, de ses doigts de feutre, faisait doucement tomber le livre sur la carpette ; la concierge, oubliant régulièrement d’éteindre les cierges, plongeait, béante, dans le sommeil. Hélas ! dans le sous-bois du rêve, pas le moindre adorable satyre !

De la concierge en friche, entre les cierges pleurants, montait jusqu’à l’aube un râle vigoureux dont était responsable une sinusite chronique provoquée par une déviation de cloison.

Les marches de l’escalier étaient hautes, étroites, grinçantes. La rampe, si légèrement qu’on la touchât, geignait.

À chaque palier, une ampoule constellée d’excréments de mouches révélait un double couloir interminable jalonné de rectangles bruns : des portes derrière lesquelles étaient entassées, dans une asphyxie joviale, ce que l’on appelle des âmes.

— Il paraît que, des fois, il y a des revenants ! souffla Émile.

On entrevoyait une femme vidant un seau dans des plombs bouchés un jour sur deux, remplissant un broc à un poste d’eau dont le robinet fermait mal. Un gamin accroupi jouait “à rien”, en silence, sur le carrelage. Un adolescent et une fille collés l’un à l’autre par la bouche et par le regard étaient adossés au chambranle d’une porte derrière laquelle dormaient les bons parents.

“Des revenants”, avait dit Émile.

En vérité, des revenants n’eussent pas semblé plus fantomatiques que ces vivants-là.

Combien de fois, sous combien de noms, sous combien de formes et de visages la Maladie n’était-elle pas venue s’installer derrière ces portes ? Chambres-misère où, à l’enseigne de la faim, de l’ivrognerie et de l’inceste, sous le signe du pou, de la puce, de la punaise et du rat, prospère et prolifère (croissez et multipliez !…) le gentil peuple, le très précieux cheptel du staphylocoque, du gonocoque, du méningocoque, du tréponème pâle, tout ce petit monde gonflé à bloc, gras à lard, et la dent dure ! “Tant que l’appétit va, tout va !” Quelles alcôves de choix pour Madame la Maladie !

Et lorsqu’elle se jugeait assez belle, assez rayonnante, et pour ainsi dire ronronnante dans les organes où elle avait creusé son nid douillet, le malade qu’elle avait adopté pour véhicule n’avait pas grand chemin à faire pour la transporter auprès de son amant le patron, dans le bel hôpital qui était “leur chez eux”, à Delage et à la Maladie : il n’avait que le boulevard à traverser !

Accablé soudain de tristesse, Delage, un instant, fut le frère de ces anonymes médecins de quartier, qui ne vont pas visiter leurs maladies, mais leurs malades !

Au quatrième étage, dans une pièce qui faisait office de salle à manger, chambre à coucher et atelier, se dressaient trois silhouettes sans tête : des mannequins. Ils supportaient des corsages et des jupes coupés dans des étoffes couleur de résignation, noire, marron, bleu sombre, ou imprimés de fleurs maussades. Tout cela destiné à être retaillé, rallongé, raccourci.

Quantité d’épingles piquées sur ces mannequins pouvaient, au choix, suggérer l’idée d’une dérisoire acupuncture ou de misérables pratiques d’envoûtement !

C’était de ces rafistolages que vivotait Mme Berger.

— Mon Dieu ! Émile !… s’écria-t-elle, voyant paraître son petit-fils le front entouré de gazes, et derrière lui ce monsieur inconnu. Tu es blessé, Émile ?

— Mais non ! C’est rien !

— Si ce n’est rien, pourquoi as-tu des pansements autour de la tête ? Qu’est-ce qui est arrivé, monsieur ?

— Rassurez-vous, madame. Une simple écorchure et une petite foulure, en tombant dans mon jardin.

Une porte s’ouvrait, découvrant la salle à manger des Berval. Mme Berval jaillit sur le palier, toutes fibres maternelles hérissées.

— Je reviens de Neuilly en auto ! déclarait fièrement Émile.

— De Neuilly ?… Et Albertine ?… Vous étiez ensemble ! Pourquoi qu’elle n’est pas là ? rugit Mme Berval.

— Comment ! faisait cependant le patron, ta petite camarade était avec toi et tu ne me l’as pas dit !

— J’ai pas osé !

— Mais alors, où qu’elle est, Albertine ? Elle s’est fait écraser… C’est ça, hein ? Je suis sûre qu’elle s’est fait écraser !

Dans tous les couloirs, des portes s’ouvraient : une humanité débraillée, dépeignée, achevant de mastiquer une bouchée de bœuf ou de camembert, se précipitait sur les paliers, s’agglutinait le long de la rampe.

— Qui c’est qui s’est fait écraser ?

— Albertine !

— Mais non ! répéta Émile avec lassitude. Albertine n’avait plus de sous pour prendre le métro. Alors, elle vient de Neuilly à pied !

Des interjections fusaient :

— De Neuilly, à pied, à cette heure-ci !

— Une gamine de onze ans ! Tout Paris à traverser !

— Avec tous ces satyres !…

Les regards convergeaient vers le professeur Delage.

— Il y a un satyre ? Où ça ? chuchotait une vieille à sa voisine.

— Et d’abord, qu’est-ce que vous alliez faire à Neuilly, dans le jardin de ce monsieur ? demanda Mme Berger.

— C’est assez compliqué ! Émile vous expliquera, jeta le patron, agacé. Mesdames…

Il tournait les talons, quand, à son tour, Berval surgit sur le palier.

— Par exemple ! Monsieur le Professeur Delage ! Mon sauveur ! Je suis Gaston Berval, monsieur le professeur. Votre deuxième cas ! Vous me reconnaissez ? Votre fameux rein, c’est moi !

— Bien sûr, je vous reconnais ! Comment ça va ?

— En pleine forme, monsieur le Professeur !

— Bravo ! Nous avons fait du bon travail ensemble ! J’en suis ravi !

Et il commença à descendre l’escalier.

Il s’était tenu près de son amie la Maladie, près à la toucher ! Mieux : il Lui avait parlé ! Oui ! À Elle ! Et il ne l’avait pas reconnue ! Pas devinée, sous son déguisement de chair ! Rien n’avait frémi en lui, pas une fibre ! Rien ne l’avait alerté, lui : un patron !

Berval le rattrapa sur le palier du troisième :

— Monsieur le Professeur ?…

— Oui ?

— Mme Berger, la grand-mère du petit… Elle file un mauvais coton, la pauvre femme !

— Ah ! fit distraitement Delage.

— Oui. On dit même qu’elle est condamnée.

— Tiens ! fit Delage, du même ton absent.

— C’est les autres docteurs qui disent ça. Mais je suis tranquille que si vous, monsieur le Professeur, vous vouliez vous occuper d’elle… Pour vous, un miracle de plus ou de moins…

— Il n’y a que la nature qui fasse des “miracles”, Berval !

Il continuait à descendre.

Il perçut un mot encore. Le mot : Rein.

Dressa l’oreille.

Puis le mot : Kyste.

S’arrêta net.

— Vous dites ?

— Oui, monsieur le Professeur. Plein de kystes dans les reins.

Delage remontait, rapide.

— On me dit que vous souffrez des reins, madame ?

— Oh ! il y a longtemps, monsieur le Professeur. On m’a fait des tas d’examens, de radios.

— Montrez-moi ça.

— Vraiment, vous voudriez, monsieur le Professeur ? Je n’aurais jamais osé espérer… Mais donnez-vous la peine d’entrer. Et excusez le désordre.

À leur suite, pénétraient Berval, sa femme et Émile.

Mme Berger fouillait dans son armoire tout en débitant un discours haineux au sujet de sa fille, la mère d’Émile.

— Une traînée, monsieur le Professeur. Une traînée, pardonnez-moi l’expression ! Elle faisait la vie ! Elle m’a laissé le petit sur les bras quand il n’avait pas encore deux ans, pour filer Dieu sait où, avec Dieu sait qui. Depuis, jamais de nouvelles. Pas une lettre, rien ! J’espère qu’elle est morte ! Parce que, des créatures comme ça, ça ne vaut pas l’air que ça respire ! Le père ?… Il n’y en a jamais eu, monsieur le Professeur ! Je veux dire qu’on n’a jamais su qui était ce sale type. Même ma fille ne le savait pas !

Elle atteignit enfin un paquet enveloppé de papier journal.

— Les voilà, mes radios.

Elle dénouait soigneusement le brin de laine ficelant le paquet.

— Il paraît que j’ai… comment, déjà ?… du polykystique dans le rein. Et qu’il n’y a rien à faire. Mon mal et moi, on s’est habitués ensemble ! Faut bien se supporter, quand on ne peut pas se quitter !

— Rien à faire, c’est vite dit ! grommela Delage.

Il élevait les radios devant le globe de la lampe à pétrole dont Mme Berger s’éclairait, par économie. Un cas typique de maladie polykystique bilatérale des reins.

Trois mois… Six mois, dans l’hypothèse la plus optimiste, c’était là tout le temps de vie qui restait à Mme Berger. Un arrêt de mort. Écrit bien en clair. Inéluctable. Sans appel. Sans recours en grâce.

À moins que…

À moins que la greffe de Delage…

Il pensa avec dédain à “l’illustre cousin” Tannard et à son fameux traitement médical par lavage du sang. Il pouvait toujours s’escrimer sur ces kystes-là, Tannard, avec son “rein artificiel !”

— Évidemment, madame, je ne pense pas qu’un traitement médical puisse améliorer beaucoup votre cas. Mais ce n’est pas une raison pour jeter le manche après la cognée.

— Vous croyez qu’il y aurait un petit espoir, monsieur le Professeur ?

— En envisageant de vous greffer un rein, oui. C’est une décision qu’il n’appartient qu’à vous de prendre. J’ai le devoir de vous dire qu’il s’agit d’une opération très délicate. Je viens d’en réussir deux, mais en attendant qu’on puisse la pratiquer couramment – dans un avenir assez rapproché, je l’espère – il est certain qu’il y a un risque.

Sa greffe était l’unique chance de vie pour cette femme.

Pourtant il pesait ses mots, évitant tout ce qui eût pu ressembler, d’aussi loin que ce fût, à une pression de sa part. Le scrupule le plus élémentaire lui commandait d’insister sur la gravité de l’opération.

Mme Berger alignait sur la table des tubes de verre où roulaient de minuscules grains blancs.

— Je prends ces médicaments-là, monsieur le Professeur. Comme les docteurs m’avaient dit qu’ils ne pouvaient rien pour moi, mon pharmacien m’a envoyé consulter un ami à lui, qui soigne par l’homéopathie. Il m’a examinée avec une petite boule au bout d’un fil. Un pendule, qu’il appelle ça. Son pendule lui a tout de suite dit ce que j’avais. Il m’a fait une ordonnance. C’est un homme très sérieux ; il veut absolument que je vienne le voir tous les mois. Oh ! pour ça, il s’intéresse bien à moi. Seulement, une visite chaque mois depuis deux ans, et toutes ces pilules, ça coûte !…

— Oui, oui. Je comprends.

Il lisait, sur les tubes, ces noms qui suffisaient à transporter la pauvre Marie-Laure au septième ciel “Rhus Toxicodendron, Sulfur, Chamomilla, Aurum Metallicum, Natrum Muriaticum.’’

Il reposa sans mot dire les tubes de verre sur la table, salua et sortit.

En dépit de sa foulure, Émile tint absolument à l’accompagner jusque sur le trottoir.

Certes, c’était le désir de rester jusqu’à la dernière seconde auprès de cet homme fascinant.

Mais c’était surtout pour s’offrir la volupté de presser sur le “bouton à secret’’ de la porte cochère ! Et de promener une fois de plus le rayon de sa minuscule lampe électrique sur les merveilleuses plaques de fonte du couloir : l’aigle, l’ours, le lion, le hérisson, et le… comment déjà le patron avait-il appelé cet espèce de cheval qui avait une corne au milieu du front ? Ah ! oui : la licorne.

Delage, avant de démarrer, fit de la main un signe amical vers Émile. Et cet au revoir, c’était comme s’il l’adressait également à sa chère amie la Maladie, qu’il avait laissée, au quatrième, dans le logis aux mannequins !

Chapitre Quatrième

LA LETTRE D’AMOUR
Minuit…

Dans son cabinet de consultations, Louis Delage essayait d’écrire une belle lettre d’amour à la Maladie : cet article promis récemment à une revue. Le matin même, le directeur lui avait rappelé son engagement.

“Lettre d’amour” : mais oui !

Car, enfin, ces articles si savants – si subtils parfois que leur subtilité dépasse, et de loin ! l’objet même qui constituait le fond de l’étude, de sorte qu’ils finissent par tourner au pur jeu de l’esprit scientifique ! – est-il tellement excessif de les assimiler à des “Lettres d’Amour” adressées par les patrons à leur ennemie chérie ?

Une espèce de flirt, guère moins orné de grâces, voire d’afféteries, que les correspondances sentimentales des héros chers à Mlle de Scudéry (toute révérence parler). Au point que, lorsqu’un patron écrit trop de “lettres”, – et de trop belles ! – les autres patrons sont jaloux.

Delage avait écrit :

“Les Homo et les Hétéro-greffes en chirurgie humaine après imprégnation de l’organisme par les hormones cortico-hypophysaires.”

Bon titre…

Mais, trois fois déjà, sous ce titre, il avait commencé à rédiger l’attaque de son article, et, chaque fois, il avait froissé la feuille, l’avait jetée à la corbeille.

Il ne parvenait pas à écrire sa “lettre d’amour” à la Maladie, parce qu’il avait l’esprit trop rempli de la Maladie. Il ne parvenait pas à détacher sa pensée de cette merveilleuse collection de kystes, de ces reins troués de part en part, dont il venait de voir l’image sur les radios de Mme Berger.

Il écrivit :

“Les greffes chirurgicales d’un individu à l’autre…”

Sœur Marie-Ange avait téléphoné dans la soirée. Tout allait bien à la clinique. La double fracture ouverte du tibia dormait, dans la chambre des Glycines ; la péritonite de la chambre des Glaïeuls dormait, et, dans la chambre des Lilas, la prostatite ne saignait plus : elle dormait. Le fibrome et la tumeur du sein entrés au début de l’après-midi dormaient, dans la chambre des Roses et dans la chambre des Camélias.

Delage ratura son début de “lettre”.

Puis le récrivit, mot pour mot.

Et ajouta :

“… ou de l’animal à l’homme…”

Tout allait bien également à l’hôpital Velpeau. On avait administré des sulfamides à la grossesse extra, fait un gardénal sodique au goitre, très angoissé, changé le drain de l’ostéopériostite gommeuse, refait deux points de suture – qui avaient lâché – à cette petite sotte de hernie ombilicale. On continuait normalement à préparer, à la streptomycine, la thoracoplastie ; on avait refait le plâtre, qui serrait un peu, de la fracture de C2 et C3 ; on ne lâchait pas de l’œil la fistule recto-vaginale et le bec de lièvre, mauvaises coucheuses. Bref, dans l’ensemble, tout ce petit monde se tenait bien sage. Pas de mauvaises têtes au bataillon des microbes. Les virus les plus filtrants dormaient.

Nuit paisible.

Louis Delage se relut :

“Les greffes chirurgicales d’un individu à l’autre, ou de l’animal à l’homme…”

“Quelle décision va prendre Mme Berger ? se demandait-il. Je suis sûr qu’elle reculera !”

Il fit précéder : “les greffes chirurgicales” de “On a remarqué que…”

Puis il sourit :

“Évidemment, j’ai un allié : Berval !”

Le bistrot, plaidant par sa bonne mine pour l’excellence de la greffe du professeur de Clinique Chirurgicale Louis Delage !

Comique !…

Il ratura : “On a remarqué que…” et remplaça par : “On a constaté que…”

“Non, la bonne mine de Berval n’y changera rien. Mme Berger dira non. Et, dans trois ou quatre mois, elle et ses kystes prendront ensemble le chemin du cimetière, les uns emportant l’autre, et la farce sera jouée !”

Il raya : “On a constaté que…” et rétablit : “On a remarqué que…”

“Mais si, pourtant, contrairement à ce que je crois, la mère Berger acceptait l’intervention, où vais-je dénicher le rein à greffer ?”

Il forma au téléphone le numéro du Dr Léonard, le médecin-légiste. Au cocktail, Léonard avait dit à Florence qu’il comptait passer une partie de la nuit à rédiger un rapport sur une affaire très compliquée.

— Allo. Ici, Louis Delage. Je voulais simplement vous demander un renseignement, mon cher Léonard. J’aimerais savoir si l’on prévoit une exécution capitale dans un délai assez rapproché ? (Un silence. Un petit rire.) Non, ce n’est pas l’envie d’y assister : je n’ai aucun goût pour ce genre de chirurgie-là ! (Nouveau silence.) Oui, je vais sans doute avoir besoin d’un rein incessamment. Je dis “sans doute”… (Troisième silence.) Allons, tant pis ! Merci, et mille excuses ! Bonne nuit !

Pas d’exécution capitale en vue.

Ennuyeux !…

Bah ! Allons nous coucher !

Il repoussa ses papiers :

“Allons rêver à Elle, puisque nous n’avons décidément pas l’esprit à Lui écrire…”

Le lieu qui avait la secrète préférence du patron, où rêver à la Maladie, c’était sa chambre à coucher. Son lit !

Oui, la nuit, couché sur le dos, les yeux grand ouverts dans les ténèbres, les mains sous la nuque, c’était l’heure idéale pour songer à sa maîtresse légitime, à côté de Florence endormie ! Repasser en esprit les luttes de la journée : ces joutes amoureuses où tantôt lui, tantôt Elle l’avait emporté ! Se préparer aux combats du lendemain, combiner des parades, des ripostes, des attaques brusquées en vue de déjouer les ruses et les pièges de cette reine des rouées !

Florence dormait, le souffle bien égal, bien calme. Elle ne frémit même pas lorsque Louis s’allongea près d’elle.

Chapitre Cinquième

HÔPITAL VELPEAU
SALLE D’OPÉRATION No 1 (Suite)
Dans son bain de sérum, le rein attendait…



Mme Berger avait dit oui.

Et maintenant, dans la salle d’opérations n° 1 de l’hôpital Velpeau, le patron procédait à sa troisième greffe devant les professeurs Bergman et Rydberg, devant son rival exécré, “l’illustre cousin” Tannard, devant son interne Loiseau-Mielland, et devant les quarante stagiaires.

Au bistrot de Berval, tous les préparatifs étaient faits en vue d’un apéritif d’honneur de première, que l’on boirait à la santé de Mme Berger et à la gloire du patron. Les deux phénomènes aux trois reins : Berval et Meilleray, étaient revenus de l’hôpital, leurs examens périodiques terminés, “avec félicitations du jury !”

— Une urine d’un clair, mon vieux ! Un enfant en boirait !

— Ils auraient mis leur main au feu qu’ils allaient me trouver de l’urée ! Eh bien ! madame : urée : néant !…

Le veilleur de nuit arriva au galop. (De quart d’heure en quart d’heure, il apportait des nouvelles de l’opération en cours).

— Le patron va commencer l’anastomose des vaisseaux !

— Mince, alors ! L’ana… Comment tu as dit ?

— L’anastomose.

— Ah, dites donc ! Vous vous rendez compte ?

Ils n’avaient pas la moindre idée de ce que ce que peut être une anastomose, cet acte chirurgical qui consiste à modifier un circuit sanguin en abouchant artificiellement deux artères, deux veines. Mais leur ignorance du latin change-t-elle quoi que ce soit au respect et à la piété des fidèles assistant à la messe ?

Pour eux, le patron, dans sa salle d’opérations, évoquait assez bien un prêtre à l’autel, célébrant le Saint Sacrifice.

“Il va commencer l’anastomose…” “Il va en arriver à l’élévation…”

***

— L’anastomose ! chuchota gravement Patrice de Vimes à l’oreille de “Bouton d’Or”, l’Indochinoise.

Et, par fidélité à sa coquetterie du cynisme, il crut devoir ajouter :

— Ça te dirait, qu’on se tape une petite anastomose de derrière les fagots, cette nuit, au dodo, nous deux, toi et moi, chérie ?

“Bouton d’Or” se borna à hausser une épaule.

— L’anastomose ! se jetaient mutuellement, glorieusement, Mlle Martin et Mlle Floche, en se croisant dans le couloir.

L’anastomose des vaisseaux ! La jolie expression chantait à travers tout l’hôpital, chantait dans les salles de malades, chantait dans la salle de garde. Ces deux mots ravissants chantaient dans la salle des admissions, dans la salle des urgences ; ils s’évadaient par les fenêtres, chantaient dans la cour, chantaient dans les feuillages, chantaient au-dessus de la ville. “L’anastomose ! L’anastomose des vaisseaux !” ces syllabes somptueuses voguaient comme une Armada solennelle dans le ciel couleur de Méditerranée, vers le soleil dont les rayons tombaient à la verticale sur les toits de l’Académie !

“Dis donc, Jacqueline !… Je pense à l’Académie”, avait dit, la veille au soir, Paulette Durousseau à Jacqueline Mercier, alors que, dans le bloc opératoire, elles stérilisaient les boîtes d’instruments pour la greffe du lendemain.

— L’Académie ! Tu espères y entrer ?

— T’es bête ! Le patron finira sûrement par y arriver, à l’Académie. Mais après ? Qu’est-ce qu’il y a au-dessus ?

— Un cercueil au Panthéon ! avait lancé aigrement Mercier.

— Eh ben ! t’es gaie !

— Mais, aussi, fiche-moi la paix, avec le patron ! avait crié Mercier, à bout de nerfs. Le patron… Le patron… On dirait qu’il n’y a que lui ! C’est fatigant, à la fin !

Paulette l’avait regardée, puis avait dit, gentiment :

— Tu l’aimes tant que ça !…

Elle avait ajouté, avec un petit rire :

— Je parlais de l’Académie parce que j’étais en train de me dire : “En somme, le patron, c’est un peu l’ancienne concierge du bistrot d’en face qui va lui en ouvrir la porte, de l’Académie !”

***

— Pince en cœur…

Les ligatures, les clampages étaient terminés.

Sur un signe du patron, on lui présentait le rein à greffer.

Delage tourna de nouveau le front vers Bergman, Rydberg, Tannard.

— J’ai eu le bonheur de faire deux fois déjà la démonstration que la greffe du rein est devenue réalisable. J’entends : une greffe d’efficacité durable ! Et cela, glissa-t-il, en dépit des critiques de certains confrères… et non des moindres !

Au-dessus des bavettes, les yeux de Bergman, Rydberg, Delage souriaient. Tannard n’avait pas bronché. Ses yeux aussi souriaient. “Austerlitz ? ou Waterloo ? se demandait-il. Attendons !”

— Un peu partout, depuis longtemps déjà, on cherchait dans ce sens. Je vais appliquer devant vous une technique personnelle qui… (le sourire s’accentua), qui a été assez délicate à mettre au point !

Il prit le rein et l’introduisit dans la plaie opératoire.

Les quarante stagiaires cessèrent de respirer…

***

— T’en fais donc pas ! disait à Émile, dans la rue, l’autoritaire Albertine. Je sais où elle est. On pourra la regarder de près. Allez, viens !

— Moi, ces trucs-là, ça m’intéresse pas ! protestait Émile. Et, d’abord, on ne nous laissera pas entrer dans l’hôpital.

— Oh, toi, t’as toujours peur de tout ! Je te dis qu’au moment des consultations, on passe comme on veut !

La fillette en salopette tirant le gamin rétif, tous deux piquèrent un galop à travers le boulevard.

***

L’anastomose était terminée.

— Regardez comme le rein se recolore vite ! dit Delage.

— C’est saisissant ! fit Rydberg.

Loiseau-Mielland, pétrifié d’admiration, lançait un regard de biais à son patron Tannard.

— Pas mal, bien sûr ! songeait Tannard. Mais enfin, ils me font un peu rire, les chirurgiens ! “J’arrive avec mon bistouri, mes ciseaux, mes pinces, je taille, je coupe, j’enlève le corps du délit et je referme. Fini, terminé !” C’est quand même rudimentaire ! Tandis que la Médecine… Dans le cas d’une maladie infectieuse, par exemple. Voilà un organisme qui est comme une ville envahie, occupée ; l’ennemi et les habitants : tout ça est intimement mélangé. Problème : procéder à un bombardement tel que l’on ne tue… que les ennemis ! C’est autrement élégant que de raser la ville ! Eh bien ! c’est ce que nous faisons tous les jours, nous autres, médecins !”

***

Tel le coureur de Marathon, le veilleur de nuit se ruait au Petit Velpeau pour claironner la victoire.

— Ça y est, les gars ! L’anastomose est dans la poche ! Les doigts dans le nez ! Comme une fleur !

***

Les deux enfants galopaient dans la cour de l’hôpital vers le pavillon de Chirurgie. Au détour d’une allée, Albertine s’arrêta net :

— La voilà !…

Elle montrait à Émile une automobile de grand luxe !

— C’est celle-là, celle du patron. Je la reconnais. Ça, c’est de la bagnole ! T’en as, de la veine, d’avoir roulé dedans ! Ça doit drôlement filer !

Tendrement, la fillette caressait le capot.

— Et qu’est-ce que ça doit être drôlement bien suspendu ! À quoi tu penses ? À ta grand-mère ?

Non. Émile ne pensait pas à sa grand-mère. S’il y eût pensé, c’eût été, tout au plus, pour se dire qu’elle avait rudement de la chance d’être opérée par un homme aussi formidable que le patron !

Il pensait aux figures extraordinaires dessinées sur les plaques de cheminée, le long du couloir de leur maison. Il était en train d’inventer une bataille fantastique entre le lion, l’aigle et la licorne…

***

— Soins post-opératoires, comme d’habitude. Attention aux hypertensifs.

— Bien, monsieur.

Encore une bataille qui s’appellerait Austerlitz !

Delage retirait d’un geste brusque ses gants de caoutchouc, qui claquaient.

— Bravo, Louis, disait Tannard. J’ai rarement rencontré un chirurgien de votre classe.

Bavettes baissées, ils avaient l’air de deux duellistes qui ont retiré le masque après un assaut.

— Merci, Charles.

Ils se considéraient. Delage, petit, nerveux, plein de vif argent, toujours un peu dressé sur les ergots : très “coq gaulois” ; Tannard, lent, comme endormi, fortement collé au sol, un épiderme rugueux (faisant songer à un portrait peint au couteau) et, dans cette espèce de boue séchée, un petit œil cruel de mammouth des époques glaciaires.

Ils passaient dans le local contigu avec Bergman et Rydberg, dont les accents gutturaux se mêlaient :

— Mon cher confrère, comment vous exprimer…

— Votre maîtrise… Votre procédé si nouveau…

Dans la salle d’opérations N° 1, Mercier et Madeline Lalande rangeaient les instruments, les linges souillés.

— Il est étonnant, hein, le patron ? glissait Mercier avec une douceur hypocrite.

— Je le trouve merveilleux ! soupirait Madeline.

— Ça se voit ! répliquait Mercier avec un petit rire acide. Ça se voit même trop ! Tu vas en tomber amoureuse, toi aussi ! Comme les autres ! Comme toutes les autres !… Qu’est-ce que tu espères ? Tu ferais mieux de retourner dans ton seizième arrondissement et de demander à tes parents de te choisir un gentil mari ! Le bateau à voile et la pêche sous-marine, l’été ! Le slalom et le christiania, l’hiver ! Et, en toute saison, le shaker à cocktails !… C’est un programme, non ?

Elle écrasait rageusement un tube de verre décapité.

— Tu perds ton temps, ici ! Le patron ne te voit même pas ! Ni toi, ni une autre, si ça peut te consoler ! Il n’en voit aucune, tu entends, aucune !

— Mais mademoiselle, balbutiait Madeline, pourquoi me dites-vous ça ?

— Pour rien !

Mercier lui fourrait dans les bras un paquet d’alèzes ensanglantées, lui tendait le seau empli de compresses rougies.

— Emporte !



— J’espérais faire, avec monsieur Marcillac, un cancer du rectum qui nous était envoyé de Biarritz, disait Larmy à Bergman et Rydberg. J’aurais aimé vous montrer cela. Malheureusement…

— Il nous a fait faux-bond en chemin ! acheva sardoniquement Marcillac.

Façon de dire que le malade avait inopinément trépassé dans le train, d’une hémorragie.

— Je vais faire un estomac. Si cela vous intéresse ? continuait Larmy, du ton dont on dirait : “Je n’ai que cette misère à vous offrir, pour tout potage !” Évidemment, après le rein du patron mon estomac va vous paraître un peu fade !

— Mais nullement… Avec plaisir !

Bergman et Rydberg : le genre convives très bien élevés !

Au même instant, tous firent volte-face. Dans la salle d’opérations N° 1, un remue-ménage. Noblet surgit au seuil :

— Monsieur ! Une syncope !

À la dernière seconde, le cœur flanchait.

Autour de la vieille Mme Berger, une lutte s’engagea. Mettant en œuvre le meilleur de leur savoir, de leur expérience, ces hommes – Delage et Tannard côte à côte – toutes mesquineries oubliées, toutes rivalités abolies, toute ambition hors jeu, soutinrent, durant un quart d’heure long comme l’éternité, un prodigieux combat contre la mort. Entretenir cet humble souffle, empêcher de s’éteindre cette lueur tremblotante, fouailler ce cœur épuisé, le contraindre à continuer de battre…

Quelques années d’aiguille poussée à travers des tissus bon marché, des centaines de milliers d’épingles piquées sur trois mannequins, aux fins de rafistolages dérisoires de toilettes dérisoires, en vue de séductions dérisoires : voilà tout ce que représentait Mme Berger.

Mais, Mme Berger… s’agissait-il encore d’elle ?

Cette vie anonyme qu’ils s’acharnaient à retenir, glissante entre leurs doigts comme une couleuvre, c’était la Vie, la Vie universelle ! Il n’y avait aucune différence de valeur entre le balancement de ce cœur et le balancement d’un soleil.

Même après que la mort fut là, sous les côtes saillantes de la vieille femme, mais non encore installée, et pour ainsi dire hésitante, à la manière d’une bête qui tourne sur elle-même, cherchant la bonne place où dormir, ils voulurent garder l’espoir que tant d’efforts allaient parvenir à la déloger, la mort !

Frange de deux mondes où le rayonnement de l’instant et celui de l’éternité s’interpénètrent, frontière sacrée qu’il est cependant arrivé à l’homme de franchir pour renouer ce qu’ont tranché les dieux et revenir, tirant après lui cette contrebande sublime : son semblable, ressuscité !

Sur le cadran de l’appareil à tension, l’aiguille retombe.

— Je ne sens plus le pouls, dit Lachaume.

Sifflement inutile de la bouteille d’oxygène.

— Elle ne respire plus, monsieur, dit l’anesthésiste.

Le patron appuya son oreille sur la poitrine de Mme Berger :

— C’est fini !

Tannard reposa très doucement sur la table l’aiguille pour injections intracardiaques.

Comme on reçoit la brûlure d’un fer rougi, Larmy reçut la brûlure d’un souvenir.

C’était pendant l’exode, quelque part le long de la Loire en feu. Une bourgade désertée. Une moto était restée appuyée contre le trottoir, abandonnée là quelques minutes auparavant. Le moteur continuait de produire son teuf-teuf. Pour Larmy, ce bruit avait suffi à peupler la bourgade, bien qu’il sût qu’il n’était demeuré personne ! Ce moteur, c’était un peu comme une présence, comme si un cœur s’obstinait à battre… Soudain, le teuf-teuf se tut. Alors seulement, Larmy avait “réalisé” qu’il était seul ; il avait ressenti, affreusement, l’absence de toute présence humaine.

Quelques secondes, Delage, Tannard, Bergman, Rydberg, Larmy, Marcillac, Loiseau-Mielland, Lachaume et Noblet, visages nus, se considérèrent, de ce regard poignant que peuvent échanger des vaincus.

Et tous les autres : Mlle Martin, Mlle Floche, Mercier, Madeline Lalande, l’anesthésiste, l’instrumentiste, les quarante stagiaires, tous avaient ce même regard de vaincus.

Au Petit Velpeau, où l’annonce de la catastrophe n’était pas encore parvenue, on portait des toasts aux trois reins de Mme Berger, on buvait à sa santé.

Dans le couloir, près du bureau du patron, le groupe des consultants externes stagnait. On y bavardait maladies, hémorragies, hémoptysies, pus et bacilles, avec l’accent résigné du brave petit peuple. On y disait “le patron”, comme on dit “le Bon Dieu”.

Catherine Delage venait de rentrer de chez elle. Elle était maintenant en tenue de cheval : bombe noire, chemisier noir, culotte beige, bottes fauves, et cravache noire. Après le déjeuner avec Jacques à Saint-Germain-en-Laye, elle ferait deux heures de galop en forêt. Elle n’était pas du tout le genre “sorties en groupe au Bois de Boulogne !”

Pour attendre Jacques, elle avait préféré rester debout dans le couloir, adossée à une muraille, plutôt que de s’asseoir près du groupe des consultants : ces gens qui sentaient la pommade, qui portaient des pansements sous lesquels on devinait l’abcès ouvert, l’écoulement abominable de la flore microbienne. Elle les plaignait de tout son cœur. Mais ils lui donnaient la nausée.

Elle feuilletait un numéro de la Revue Hippique ; elle admirait les photographies des grands étalons du siècle : Pharis, Brantome, Beaumanoir, Pharos, Cranach, Sicambre, ces bêtes pleines de feu et de fierté, saines jusqu’au tréfonds des moelles : “Au moins, eux, les chevaux, on leur épargne les horreurs de l’infirmité ! Un cheval qui se brise un membre, on l’abat !” Non que Catherine fût d’avis qu’il convînt d’abattre les êtres humains au moindre bobo – quand même pas ! Mais, songeant aux tuberculeux, aux syphilitiques, aux cancéreux, aux stropiats de toute sorte, elle se disait que l’euthanasie eût dû être depuis longtemps inscrite au nombre des Droits de l’Homme… le premier des Droits de l’Homme !

“En tout cas, moi, si j’attrapais une de ces maladies-là, j’aurais vite fait d’en finir !”

Insolence de la “chair fraîche”.

À l’adolescence, le suicide paraît le plus simple des gestes.

Rien comme l’ivresse de la parfaite santé, pour vous faire trouver à la mort un visage riant.

Soudain, Catherine fit une grimace. Dans la Revue Hippique, elle venait de lire deux noms de chevaux : Bactériophage et Pharmacie.

Quoi ! La notion de bacilles et de médicaments allait donc se nicher partout !

Le premier dégoût passé, cela l’amusa.

Elle avait appris, le matin même, la naissance de deux poulains au haras paternel, en Provence.

— Je vais les baptiser Esculape et Hippocrate !

Façon assez drôle de se venger d’un coup de ses deux illustres oncles, le professeur Tannard et le professeur Delage !

Dans le bloc opératoire :

— Il y a des cas où toute notre science ne va pas bien loin ! disait Tannard à Delage, d’un accent pénétré.

Mais les paupières demi-closes parvenaient mal à dissimuler une lueur, aiguë comme une épine.

“Eh bien ! à la fin, songeait-il, la bataille s’est appelée Waterloo ! Il y a encore de beaux jours en perspective pour le petit père Tannard et son préhistorique traitement médical des affections rénales par lavage du sang !”

— Noblet, dit calmement Delage après un regard à sa montre, il est onze heures. Emmenez les stagiaires à l’amphithéâtre, pour le cours.

Lui-même passa dans le couloir.

Son premier regard rencontra Catherine, près de laquelle se tenait Jacques, encore bouleversé. Il alla à eux, avec un sourire que démentait un imperceptible froncement de sourcil.

— Σειρτ νας μένπρώτον άφίξεαι, αϊ ρα τε πάντας άνθρώπους θέλγουτν jeta-t-il à brûle-pourpoint au jeune homme. Tu étais fort en grec, au lycée, je crois ?… σφέας είσαρίχηται ! acheva-t-il. Prends-en de la graine ! (Vague regard à Catherine). Bonjour, ma nièce. Le cheval va toujours ? dit-il avec un rien de mépris.

— Plus que jamais ! Bonjour, mon oncle ! fit-elle avec un rien d’effronterie.

Déjà, il s’éloignait vers son bureau. “Ce cœur qui a lâché… Pourquoi…” Dieu savait pourtant avec quel scrupule on avait procédé à tous les examens, tous les tests pré-opératoires, et comme on l’avait soutenu, ce cœur, en cours d’intervention !

Grand embarras de Jacques, pressé par Catherine de lui expliquer “ce que le patron avait voulu dire avec son grec.”

— Ne me raconte pas que tu ne sais pas ! Tu as eu l’air de comprendre parfaitement !

— Oh, parfaitement… Enfin… Ça ne voulait pas dire grand-chose, tu sais !

— Je suis sûre que c’était encore une pierre dans mon jardin ? D’abord, sans ça, il l’aurait dit en français !

— Pfff ! Une bêtise ! C’était une allusion à un épisode de l’Odyssée. L’histoire d’Ulysse qui avait fait boucher les oreilles de ses matelots avec de la cire ; c’est vieux comme Hérode !

— Jamais entendu parler. Pourquoi faire, cette cire ?

— Tiens ! À cause des Sirènes ! “Seïrènas : Sirènes.” C’est aussi bête que ça !

— Mais quel rapport avec les Sirènes ? (Brusque illumination). J’ai pigé ! (Lyrique) “De la cire dans les oreilles des matelots pour les empêcher d’entendre les chants perfides des Sirènes et éviter que celles-ci ne les entraînent à faire naufrage !” C’est ça ? Et, la Sirène, c’est moi ! Et le brave matelot en danger de perdition, c’est toi !

Mythologie contre mythologie ! Catherine aimait les Centaures ; Delage redoutait les Sirènes !

— “Faire naufrage !…” Décidément, mon bon oncle n’apprécie pas beaucoup que nous nous aimions ! Mais qu’est-ce que je lui ai donc fait ? s’écrie-t-elle avec une adorable mauvaise foi !

— Allons, ma Catherine ! Tu n’as qu’une idée : que je lâche la médecine… Et lui, il s’est mis dans la tête que je deviendrais un patron ! Alors… Sois logique !

— C’est toi qui ne l’es pas, logique ! Va te mettre devant une glace, Jacques ! Tu es encore plus blanc que tout à l’heure ! Tu es tout retourné !

Elle sortait de sa poche un petit miroir, le lui poussait sous le nez :

— Regarde-toi ! Mais regarde, si tu n’es pas aveugle !

— Ça n’est pas à cause de ce que tu crois, Catherine : le sang, l’éther… Non. Pas à cause de ça. La vieille femme que le patron opérait vient de mourir sur le billard ! Alors, tu comprends…

— Tiens, tiens ! Pas gentil de sa part, de faire ça à l’illustre professeur !

— Voyons, Catherine ! Si tu avais été là, tu serais retournée comme nous tous ! Et, pour le patron, c’est une catastrophe, tu peux comprendre ?

— Ah, ça, c’est le bouquet ! La malade meurt parce que le patron veut faire des opérations contre nature, de la corde raide sans filet…

— Ne sois pas odieuse !

— Mais bien sûr ! Je répète : la malade meurt… mais, pour elle, ça n’est pas une catastrophe, n’est-ce pas ! La catastrophe, c’est pour le patron ! On dirait que vous êtes tous là, à sucer un bonbon, quand vous dites : “Le patron !” Un mot que je n’aimerais pas dire, moi ! Le patron ! Je n’ai pas “le complexe de l’employé !”

Elle cinglait ses bottes, à petits coups de cravache méchants.

Jacques regardait s’éloigner le patron, et son cœur se serrait, car il devinait quels remous agitaient en ce moment l’âme de ce lutteur, en apparence impassible.

Du groupe des consultants externes, un homme d’une quarantaine d’années jaillit, repoussa l’infirmière qui tentait de l’arrêter, courut à Delage.

— Monsieur le Professeur ! Je voudrais vous dire…

Il bégayait. Le bonheur l’étouffait.

— Ma petite fille… qui était perdue ! Vous me l’avez sauvée ! La péritonite, vous savez…

— Mais naturellement, mon ami. Je me rappelle très bien !

— Vous ne pouvez pas vous rendre compte, monsieur le Professeur ! La maman est morte il y a cinq ans. Il ne me restait que cette petite. C’est moi qui l’ai élevée. Tout seul. Et, sans vous…

Il pleurait. Oui, lui, un homme ! Il eût voulu embrasser les mains du patron, se jeter à ses genoux.

— Sans vous, elle serait morte ! Je n’aurais plus rien !

— Allons, mon ami, disait Delage, je suis profondément heureux d’avoir pu… Mais un autre aurait fait tout aussi bien que moi, vous savez ! Allons, calmez-vous ! Et soignez-la bien !

Il passait. Touché, évidemment ! Mais… “Mais pourquoi a-t-il fallu que ce cœur lâche ? Pourquoi ?” se répétait-il.

— Tu as vu ? Tu as entendu ? demanda Jacques à Catherine.

— Entendu quoi ? Je n’ai rien entendu. Mais, toi, tu m’écoutes ?

— J’essaie de ne pas t’écouter, Catherine. Je t’assure que c’est ce que je peux faire de plus gentil pour toi, en ce moment !

— Oh, naturellement ! Moi, ce que je dis, ce n’est jamais bien, je sais !

Jacques continuait à regarder le patron s’éloigner.

Au fond du couloir, une fort jolie femme avec malheureusement une ombre de moustache, et une élégance trahissant sa province, contemplait le patron, elle aussi. Elle le couvait d’un regard de biche en chaleur, tout en répliquant, catégorique, à une infirmière :

— Il n’y a pas de Dr Larmy qui tienne ! Je suis venue de Vierzon pour être examinée par le professeur Delage et je serai examinée par le professeur Delage, ou par personne !

— Après tout, ses nichons sont à elle ! chuchota en pouffant une brave ménagère, dans le groupe des consultants.

“Pourquoi ce cœur a-t-il lâché ? se répétait Delage. Pourquoi ?”

— Je n’ai pas le cœur en forme de salle de malades ! déclarait Catherine. Et toi, Jacques, tu as le droit de disposer de toi, quand même ? Tu n’es pas l’esclave de ton cher patron ?

— Je t’en prie, Catherine ! Ce n’est vraiment pas le moment !

Si elle eût pu savoir comme chacun de ses mots blessait Jacques, mais comme, aussitôt, cette flèche repartait, d’elle-même, vers elle !

— Ce n’est pas le moment ! suppliait Jacques.

La psychologie n’était pas le fort de Catherine.

— Tu n’espère quand même pas me faire dire que le professeur Delage est le plus grand chirurgien des temps modernes sous prétexte qu’il vient de tuer une vieille bonne femme ?

— Tais-toi, Catherine !

— Quoi ? Tu voudrais peut-être aussi que j’écrive un article dans le Figaro…

— Tais-toi, Catherine !

— … dans le Figaro, pour demander qu’on le nomme commandeur de la Légion d’honneur ?

Jacques la regarda avec haine. La bombe, la culotte beige, la cravache. Et – pour faire “existentialiste”, pour marier le XVIIe à Saint-Germain-des-Prés ! – le chemisier noir et la chevelure peignée “en queue de cheval” !

Cette oie blanche qui jouait les cygnes noirs !

— Va-t’en ! dit-il.

Elle crut avoir mal entendu.

— Quoi ?

— Va-t’en, Catherine !

Il ne put se contenir davantage :

— Tu es stupide. Tu es lâche. Et tu es grotesque, en plus ! Pourquoi n’es-tu pas entrée à cheval dans l’hôpital, tant que tu y étais ? Ça aurait fait bien ! Ça aurait jeté un de ces jus !

— Ça !… Ça, alors !

L’œil dur, la lèvre pincée, elle cherchait dans sa cervelle bourgeoise une réplique cinglante. Jacques ne lui laissa pas le loisir de la trouver.

— Tu n’es qu’une sale bête ! Une sale bête !

Et il partit en courant rejoindre ses camarades à l’amphithéâtre, où Noblet avait commencé son cours d’anatomie.

***

Le bureau du patron : un étrange bureau Style Louis XI.

Une haute cathèdre aux dimensions d’un confessionnal confortable, derrière une table taillée dans une masse de noyer d’un mètre sur deux, de quinze centimètres d’épaisseur. Une vraie table royale, pour déclarations de guerre, traités de paix, lettres de cachet et testaments historiques.

Aux murs, une reproduction du Char de Foin, de Jérôme Bosch, des reproductions de dessins truculents et fantastiques dont Rabelais illustra son Gargantua, son Pantagruel. Un portrait de François Villon, sur fond de coupe-gorge.

On s’étonnait presque de ne pas voir dans un coin, se balançant sur ses poulaines effilées, Louis XI, le Roi-Rusé, à la cervelle farcie de recettes de poisons et d’élixirs de longue vie, qui priait si benoîtement Notre-Dame la Vierge d’écarter de lui Notre-Dame la Maladie et, plus encore, Notre-Dame la Mort !

“Ce cœur… Ce cœur qui a lâché !”

Sur des rayonnages, une monumentale Encyclopédie médicale.

Les doigts de Delage se sont posés sur le tome I :



Maladies du cœur. Pathologie des artères.

Maladies des veines. Maladies du sang.



Par un groupe de très éminents savants.

Mais tout ce que ces maîtres savent du cœur, tout ce qu’ils en ont écrit, le patron le sait, aussi bien qu’eux ! Il n’a à espérer d’eux aucune révélation. Non plus que d’aucun des auteurs dont les œuvres s’alignent au-dessus de l’Encyclopédie : une centaine de gros volumes, faits pour durer dans leur solide revêtement de reliure bien austère.

Delage pense à ses propres livres, à son gros ouvrage en cours, cette Lettre aux chirurgiens de l’an 2000, dont trois cents pages sont déjà prêtes, dans un tiroir de sa bibliothèque.

Une œuvre riche de science, plus riche encore de prescience, où il a entrepris de développer, avec infiniment d’esprit, ce qui ne gâte rien, des conjectures, des prévisions, des hypothèses sur l’évolution de la chirurgie dans les prochaines décades.

Le temps, il en a la conviction, vérifiera nombre de ces “anticipations”, qui prendront allure de prophéties.

Oui, bien sûr.

Mais en demeurera-t-on moins à l’abri de surprises du genre de celle qui vient de lui être infligée ?

“Ce cœur qui a lâché…”

— Qu’est-ce que c’est ?

Ce n’est que Jacqueline Mercier. Elle apporte le registre où le patron doit rédiger le compte rendu de l’intervention sur Mme Berger.

— Parfait.

Elle pose le registre sur la table. Elle regarde cet homme au visage froid. Elle voudrait tellement lui faire comprendre… Exprimer à quel point…

— Parfait, Mercier, dit-il encore.

Elle se retire.

Le patron s’assied à sa table, rédige le compte rendu.

Début d’intervention : telle heure.

De telle heure à telle heure : anastomose de la veine rénale.

De telle heure à telle heure : anastomose de l’artère rénale sur l’artère iliaque externe.

Telle heure : déclampages. Le rein se recolore. L’artère bat.

Telle heure : plaie opératoire refermée.

Terminé.

Gagné.

Cette comptabilité… qui eût pu (qui eût dû) être celle du miracle !

Trente secondes plus tard : défaillance cardiaque.

Minutage de la défaite :

L’oxygène.

Le sérum.

L’intracardiaque.

Attente…

Espoir.

Et puis…

Mort.

À telle heure : Mort.

“Avec toutes vos manigances, vous avez failli me faire arriver en retard, murmure en souriant la Mort ! C’est malin ! Parce que… j’ai mes consignes, figurez-vous ! Je ne suis qu’une fonctionnaire ! À l’horloge de l’Éternité, nous pointons, nous aussi – qu’est-ce que vous croyez ?”

Terminé.

Perdu.

Le patron signe le compte rendu.

Sur la table royale.

Un peu comme on signe une abdication.

“Ce cœur, qui a cédé…”

Un accident purement mécanique.

La faute à pas de chance !

En vain, le patron essaie de pratiquer sur lui-même une anesthésie.

D’endormir, en lui, la pensée exaspérante de ce cœur qui a lâché.

Il connaît les affres du doute scientifique : un des plus nobles qui soient ; un des plus poignants.

“Suis-je sur la bonne voie ? Ou est-ce que je fais fausse route ? Ma greffe est-elle viable ? J’en ai réussi deux. Elles tiennent. Jusqu’ici, elles ont tenu. Oui. Mais peut-être ne s’agit-il là de rien de plus que d’un “miroir aux alouettes”, de ces fameuses exceptions, qui confirment la règle ? Peut-être, en définitive, est-ce Tannard qui a raison !”

“Non ! Non, ce n’est pas possible ! Je ne m’illusionne pas à ce point ! Je ne suis pas un rêveur !”

Angoisse.

Une seconde, il songe à pratiquer l’autopsie de Mme Berger.

Mais, encore un coup, à quoi bon ?

Il ne trouverait rien !

Il n’y a rien à trouver.

Même pas à se dire “J’aurais dû faire ceci… Faire cela…”

Il n’y a pas eu de faute.

Pas la moindre.

Oublier ce cœur…

Oublier ?…

Autant prétendre arrêter les battements de son propre cœur à lui !

Implacablement, la scène repasse devant ses yeux !

Rydberg surveillant le masque, tandis que l’anesthésiste donne l’oxygène.

Bergman surveillant l’aiguille sur le cadran de l’appareil à tension.

Tannard qui faisait l’intracardiaque, poussait l’aiguille vers le cœur, fermant à demi les yeux pour mieux “voir” son chemin à travers la chair.

L’aiguille pénétrait dans le cœur.

Tannard injectait l’adrénaline.

On recommençait à sentir le pouls.

L’aiguille de l’appareil à tension remontait.

— Qu’est-ce que c’est ?

Bergman et Rydberg, qui viennent remercier et prendre congé.

Ils ont laissé en plan Larmy et son estomac !

Oh, très courtoisement !

Ils en ont vu “un petit bout comme on grignote une bouchée, sur le pouce. Et puis, ils ont découvert qu’ils étaient “horriblement” pressés.

Forcément ! Après le rein du patron, ce régal.

Ils renouvellent l’expression de leur admiration pour “le procédé si nouveau de Delage”. Ils ont beaucoup… beaucoup appris… Ah, si la fatalité n’avait pas voulu que ce cœur…

Condoléances !

Ils sont désolés. Pour un peu, il faudrait que Delage les réconforte !

Il serre chaleureusement la main de ces deux messagers qui vont se hâter de faire, en Suisse, au Danemark, le récit circonstancié de son échec : “Pas encore au point, cette fameuse greffe ! Loin d’être au point !” Delage est parfaitement calme. Souriant.

Furieux !

Se dit : “Si, seulement, je n’avais pas invité Tannard !”

— Au revoir, mon cher confrère. Merci de votre visite. Bon retour. Oui, bien entendu, je me ferai un plaisir d’aller vous saluer, à mon premier passage…

De nouveau, seul.

Il pense à toutes les interventions qu’il a réussies dans sa vie. Que de victoires…

— Qu’est-ce que c’est ?

Mlle Floche.

Elle apporte des résultats d’analyses de sang, d’urine, d’examens microscopiques, de biopsies. Pourcentage normaux en urée, en glucose. Régression des B.K. Parfait. L’adénite est de nature colibacillaire. (On craignait la maladie de Hodgkin.) Parfait, parfait.

Elle le sait bien, la vieille Floche, que tout ça est excellent, réconfortant ; elle a apporté ses analyses, ses rapports, un peu comme on apporterait des bonbons, des cigarettes douces…

Elle regarde “son” patron avec plus de tendresse encore que de coutume.

— Merci, mademoiselle Floche.

De nouveau, seul.

Il revoit, sur le cadran de l’appareil à tension, l’aiguille qui retombe.

Le masque, qui a cessé de se vider.

Il entend la voix de Lachaume : “Je ne sens plus le pouls.”

La voix de l’anesthésiste : “Elle ne respire plus, monsieur.”

Et Tannard disant hypocritement : “Il y a des cas où toute notre science…”

Bon apôtre !…

En somme, tout s’est passé comme si la Maladie avait joué avec Delage “au chat et à la souris”.

Elle s’est divertie à mener le patron aussi près que possible de la réussite. La torture par l’espérance !… Soudain, fini de jouer ! Elle a pris dans sa main ce cœur déjà si faible et elle a serré en faisant les yeux doux à Tannard, la garce !

De nouveau, le patron évoque les succès qu’il a remportés. Il est un peu comme un amant qu’une maîtresse adorée vient de tromper cruellement et qui contemple les plus belles de ses photographies, ses toilettes les plus exquises, ses parfums, ses poudres, ses crèmes. Il hait l’infidèle mais cette haine est encore de l’amour ! Plus que jamais de l’amour !

Et, se remémorant tant de joies, tant de doux souvenirs, il cherche des excuses à la trahison, il cherche des raisons de pardonner !

Parce qu’il a déjà pardonné !

— Qu’est-ce que c’est ?

Lachaume.

Il demande si le patron verra les consultants externes. Il vient lui-même de les passer rapidement en revue.

— Pour la plupart, des malades en cours de traitement, monsieur. Des pansements à renouveler. Un plâtre à changer. Les nouveaux : rien d’important. Du banal. Du courant. J’ai pensé que ce n’était peut-être pas la peine que vous vous dérangiez, monsieur.

Sous-entendu : “J’imagine combien vous devez être soucieux.”

Il pose affectueusement sur le patron le regard de ses gros yeux pleins d’eau.

— Pas question, vieux ! fait le patron. Je vous rejoins.

Il va replacer sur le rayon le tome I de l’Encyclopédie.

Il pense à sa bibliothèque de Neuilly. Bibliothèque de travail, c’est-à-dire : d’amour.

Six mille ouvrages – en français, en allemand, en anglais, en espagnol, en italien, en latin, en grec – où il n’est question que d’elle : la Maladie !

Six mille auteurs (entre cent mille !) qui, longuement, minutieusement, amoureusement, ont conté l’Histoire de la Maladie, ont peint les millions de visages, les millions d’aspects qu’au cours des siècles elle a empruntés, elle, la plus changeante, la plus capricieuse des maîtresses !

Parmi eux, certains furent des génies.

Ce colosse a découvert le défaut de la cuirasse de tel fléau : il l’a terrassé.

Et il lui a imposé son nom.

Cet autre a dépisté, traqué tel bacille. Il a émoussé son aiguillon. Il lui a pris son venin et l’a retourné contre lui-même. Il l’a vaincu.

Et il lui a imposé son nom.

Derrière ces géants, cet autre, moins olympien et qui n’est habité d’aucun dieu, a compensé par l’application. Inlassablement il a observé, scruté telle “habitude” de telle affection. Tel signe. Telle réaction.

Et il a imposé son nom à ce signe. À cette réaction.

Cet autre, plus modeste mais parfait ouvrier, s’est borné à explorer les cratères et les bosses de telle protubérance osseuse. (Un astronome n’explore pas plus passionnément les cratères et les pics lunaires !)

Et il a attaché son nom à l’une de ces bosses.

Cet autre, avec une patience à lasser les anges, a suivi le trajet de telle ramification nerveuse. (Un explorateur ne remonte pas avec plus d’obstination, à travers sylves et marécages, le cours d’un fleuve vers sa source inconnue !)

Et il a attaché son nom à ce rameau nerveux.

Et d’autres, plus modestes encore, n’ont rien écrit, rien décrit, mais ils ont mis une infinie tendresse dans la création d’une pince, d’une seringue.

Ou d’une valve, d’un écarteur.

Moins encore : d’une aiguille.

Moins encore : d’une vis.

Ainsi jusqu’à la plus humble parcelle de l’immense appareillage de la Maladie.

Et ils ont attaché leur nom à la pince, à la seringue, à la valve, à l’écarteur, à l’aiguille, à la vis.

Et celui qui n’a inventé qu’un clou a accroché son nom à ce clou.

Pour l’éternité.

Mais il y a aussi ceux qui sont morts parce que, dans les laboratoires, ou au chevet des malades, ou près des cadavres, la Maladie, par radiations ou contamination, a posé sur eux son baiser pareil à une lèpre, qui les a dévorés.

Et ceux qui, tout simplement, ont exténué, épuisé leur vie à courir, secourables, d’une souffrance vers une autre souffrance.

Et qui sont morts, n’ayant pas eu assez de génie, sans doute, assez d’ambition peut-être, pour découvrir – et trop d’ambition pour se borner à décrire – et pas assez de temps pour écrire. En sorte que nul ne sait plus leurs noms. On ne peut plus les lire, ces noms, que sur leur croix mortuaire, sur leur pierre tombale. Et d’ailleurs, c’est toujours le même nom.

Car ils s’appellent : “Légion”.

— Qu’est-ce que c’est ?

Mlle Martin.

Elle demande qui il convient d’informer du décès de Mme Berger. La fiche ne porte, pour toute indication, que le nom d’un gamin de neuf ans : Émile.

— Vous préviendrez le propriétaire du café d’en face, M. Berval.

— Ah oui, la deuxième greffe.

“La deuxième greffe…”

Et Mme Berger eût dû être la troisième, si ce cœur…

Dernier regard aux livres.

Tant de science ! Tant de science !…

À la merci du caprice d’un cœur ! Ce viscère ! Ce muscle ! Cette imbécile pompe aspirante et soufflante dont les bons poètes ont fait le siège des sentiments tendres !

Haussement d’épaules du patron.

Et il quitte son bureau, pour aller voir les consultants externes.

***

Chez Berval, on servait une troisième tournée d’apéritifs en l’honneur des trois reins de Mme Berger.

Surgit, lugubre, le veilleur de nuit.

— C’est foutu ! La vieille a claqué !

Berval et Meilleray blêmirent.

— On l’a échappé belle ! fit le placier en aspirateurs.

En somme, ce professeur Delage qu’on croyait infaillible…

Tous deux se regardaient comme des rescapés !

Ça n’aurait pas été convenable de boire à la santé d’une morte, mais puisque les verres étaient remplis, il fallait bien les vider ! On trinqua à la santé de Meilleray et Berval.

— Dis donc, vieux, demanda ensuite le veilleur de nuit au bistrot, tu ne pourrais pas me pistonner auprès du proprio de l’immeuble ? J’habite en hôtel, au diable, et ça me coûte les yeux de la tête ; si je pouvais avoir le logement de la mère Berger, ça m’arrangerait drôlement !

Un client inconnu qui consommait seul au comptoir nota l’adresse du propriétaire, paya rondement, fila en douce et sauta dans un taxi,… pour couper l’herbe sous le pied au veilleur de nuit.

***

Dans la cour de l’hôpital, Albertine, à la grande indignation d’Émile, s’était installée au volant de la voiture du patron.

— Ça, c’est le frein à main. Ça, c’est le thermostat. Ce machin-là, j’sais pas ce que c’est ! Je me demande bien à quoi ça peut servir ? Tu veux que j’appuie sur le klakson ?

— T’es folle ? Si le patron arrivait… Allez, descends ! Ou alors, moi, je m’en vais !

— Toi, t’as toujours peur de tout ! Chiche que je mets en marche ?

Elle faisait semblant :

— Je mets le contact. Je tire sur le démarreur.

Une main d’homme saisit l’oreille d’Albertine tandis qu’une voix grondait :

— Je mets le contact ! Je tire sur le démarreur !

Par l’oreille, cette main extirpait Albertine de l’auto.

— Tiens ! Une fille !

— J’voulais pas mettre en marche pour de vrai, m’sieur ! se mit à geindre la gamine. D’abord, j’avais pas la clé de contact ! C’était pour lui faire peur…

Le patron aperçut Émile, terrorisé, derrière le capot.

— Par exemple ! Toi !

Il désigna la petite :

— C’est Augustine ?

— Albertine, M’sieur. C’est elle qui ne croyait pas à l’Homme Invisible !

Un silence.

— Vous avez opéré ma grand-mère, m’sieur ?

— Oui. Je l’ai opérée.

Autre silence.

— Écoute-moi, Émile. Ta grand-mère…

Mais c’eût été par trop cruel d’asséner la chose, comme cela, à ce gamin de neuf ans.

Le patron se mit au volant de sa voiture.

— Puisque tu es là… Monte !

Intrigué mais ravi, Émile vint s’asseoir près de lui.

— Albertine, tu diras à ton père que j’emmène Émile déjeuner à la maison pour lui parler, lança le patron en mettant le contact et en tirant sur le démarreur.

Le moteur ronfla. Un beau bruit agréable à l’oreille, bien plein, bien souple, bien rond, sans ratés, sans à-coups.

Comme le battement d’un cœur parfait.

DEUXIÈME PARTIE

DÉLIVREZ-NOUS DU MAL…
“À ceux-là, si rares, qui m’aiment et que j’aime ; – à ceux qui sentent plutôt qu’à ceux qui pensent ; – aux rêveurs et à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules réalités…”

Edgar-Allan Poe. Eurêka.

Chapitre Premier

LA CHINE COMMENCE À NEUILLY
— Allo ? La Vie Médicale ? Ici, professeur Delage. Ah ! c’est vous, mon cher ! J’ai regret à vous dire que… Comment ? Tiens, tiens ! On s’est déjà fait un plaisir de vous mettre au courant ? Un “bon ami”, bien intentionné, sans doute !

(L’informateur ne pouvait être que Tannard, par personne interposée, il va sans dire ! Un quelconque Loiseau-Mielland !)

— Oui, mon intervention…

Coup de poing sur la table.

— Mais nullement ! Pas du tout ! C’est absolument faux ! L’intervention a parfaitement réussi ! Seulement, en dernière minute… une malchance !

À travers la table, le regard du patron tombait sur Émile. L’enfant n’avait prêté aucune attention au mot malheureux : Chang, le maître d’hôtel chinois, accaparait toute son attention.

Néanmoins, Delage corrigea :

— Un accident. Défaillance cardiaque post-opératoire. (L’accent soulignait le post.) Dans ces conditions… oui, c’est cela ! C’était précisément l’objet de mon coup de téléphone. Il est préférable d’attendre pour ma publication au sujet de la greffe du rein.

Il avait failli lâcher :

— Ce n’est que partie remise !

Florence, toujours parfaite associée, déjeunait en ville avec deux dames de l’Académie française (par leurs maris !) en compagnie de Marie-Laure et de William Tracy, le diplomate énamouré.

Le patron et Émile étaient seuls l’un en face de l’autre dans la salle à manger de Neuilly qui avait l’air d’un palais de glaces.

Il semblait qu’il y eût, à dix tables identiques, dix professeurs Delage et dix Émile se faisant vis-à-vis.

Et dix Chang – veste blanche et gants blancs – manipulant, dans un silence de sacristie, couteaux, fourchettes, verres ; servant, sans qu’un tintement, jamais…

Le patron rumine sa mésaventure du matin, son amère déception. Et il se demande avec pitié ce qu’il peut faire pour cet enfant désormais seul au monde.

Les regards de l’enfant, à la dérobée, reviennent sans cesse au patron.

Le patron déteste ça. Personne n’aime être sous l’œil d’un juge. À plus forte raison, lorsque vous êtes professeur de Clinique chirurgicale et que le “juge” est un gamin de neuf ans, à chandail troué et à culotte s’effilochant sur des cuisses de grenouille !

Le regard d’Émile se fixe, réprobateur, sur la main droite du patron.

“Qu’est-ce qu’elle a de si curieux, ma main droite ?

Le patron regarde sa main droite.

“Ah, oui ! Le couteau…”

La lame du couteau, qui tranche une pièce de bœuf.

“Couteau : bistouri !… Association d’idées.”

Ce n’est pas cela !

Le reproche qu’en secret Émile adresse au patron, ce n’est pas de n’avoir pu sauver sa grand-mère.

C’est de n’avoir pas le pouvoir de se rendre invisible !

“Allons, bon ! se dit le patron ; ma main gauche, maintenant ? Mais qu’est-ce qu’il a, ce crapaud, à toujours regarder mes mains ?”

Il ne se rendait pas compte qu’il faisait machinalement tourner son alliance à son annulaire gauche. C’était cette alliance qu’Émile contemplait avec un œil rond de poule hypnotisée ! “La bague magique qu’il faut faire tourner trois fois à son doigt pour devenir invisible… Est-ce que tout de même, le patron va…”

Rien du tout ! Il ne se passe rien. Le patron reprend de la salade. C’est dégoûtant !

Émile préfère oublier le patron. Chang est rudement plus intéressant ! Le petit homme jaune prend sur la nappe les couteaux, les fourchettes, aussi délicatement que s’il cueillait des fleurs ! Émile l’épie avec une curiosité respectueuse et la vague crainte de le voir tout à coup se transformer en dragon avec des langues de feu, ou en mandarin vieux de 10 000 ans, avec des ongles longs d’un mètre ! Ces choses-là arrivent à tout bout de champ, en Chine : Émile l’a lu dans un livre.

“Quand je serai grand, j’irai en Chine !”

Allons ! Pour Émile, tout n’est pas perdu ! Il lui reste la Chine…

Coup de sonnette.

Chang rentre, poussant une table roulante chargée de fromages, de fruits.

— Inutile, dit Delage. Café.

— Monsieur, une dame demande monsieur.

— Pour une consultation ?

— Oui, monsieur.

— Elle avait rendez-vous ?

— Non, monsieur.

— Impossible avant ma clinique.

— Cette dame arrive de province, monsieur.

— Bon, fait le patron avec agacement. Je vais la voir.

***

— J’ai répondu à l’infirmière : “Il n’y a pas de docteur Larmy qui tienne ! J’ai fait le voyage de Vierzon pour être examinée par le professeur Delage et je serai examinée par le professeur Delage, ou par personne !”

— Vous avez eu tort, madame ! Mon assistant, le Dr Larmy, a un diagnostic très sûr !

— Ah, oui ? Vraiment ? fit la cliente avec une naïveté désarmante.

Dans le cabinet de consultations, Delage et elle se faisaient face, de côté et d’autre du bureau.

— Vous comprenez, monsieur le Professeur, reprenait-elle, parlant de plus en plus vite, ça n’aurait vraiment pas été la peine que je vienne de Vierzon, si c’était pour me montrer à un autre que vous !

Un ravissant “moulin à paroles !” Une poitrine prometteuse et qui, sûrement, tenait plus encore qu’elle ne promettait. Des jambes haut croisées : aucun effort à faire pour imaginer les cuisses de lait. Les hanches peut-être un peu fortes, mais le ventre doit être bien plat, bien musclé.

“Encore une, songe le patron, qui est amoureuse de moi ! Dieu, qui nous délivrera de ces femelles jacassantes ! Toujours la même histoire : une vie désespérément vide, et ces dames cristallisent sur le grand médecin, le grand chirurgien ! Notre nom seul suffit à déchaîner le torrent de leur sentimentalité !”

“C’est fou, ce qu’il fait jeune, ce qu’il est bien, et ce qu’il me plaît pense la cliente. Il a l’air dur ; j’adore ça ! Il me regarde avec un air méchant, mais ça m’est bien égal ; au contraire ! C’est fou ce que ça m’excite, qu’il soit fâché !…”

— Parce qu’il faut vous dire, monsieur le Professeur, que j’habite Vierzon depuis trois ans.

Elle parle absolument à toute vitesse, perdant de plus en plus la notion de ce qu’elle dit.

— Auparavant, j’habitais Paris. Place des Vosges. Un très joli appartement. Mais la santé de mon mari, qui est beaucoup plus âgé que moi, nous a forcés de nous installer provisoirement dans notre propriété de Sologne.

“Ça y est ! pense le patron : le trop vieux mari ! C’était prévu ! Bon Dieu, ça ne doit pourtant pas manquer de gardes-chasse bien râblés, en Sologne ! Je vais lui conseiller la lecture de L’Amant de Lady Chatterley ! À propos de lectures, je parie qu’elle va me parler de mes œuvres !”

“Je suis sûre qu’il est très brutal quand il fait l’amour, pense la cliente. Je voudrais qu’il me batte, qu’il me gifle, qu’il me jette par terre, qu’il me… Ce serait merveilleux, de sentir ses mains sur moi, partout ; ses mains qui n’arrêtent pas de tremper dans le sang, de tripoter des…”

— Paris, n’est-ce pas, monsieur le Professeur, il n’y a que Paris ! Pour la mode, les spectacles ; pour tout !… Et j’ai une telle admiration pour vous, monsieur le Professeur ! Vous n’allez pas me croire, mais j’ai lu vos œuvres !

“Ça y est : mes œuvres !… pense le patron. Je m’en vais flanquer ça à la porte ! Intéressante, d’ailleurs… Très légère exophtalmie ; fin tremblement de la paupière supérieure : donc, signe de Rosenbach positif…”

“On va bien voir, tout à l’heure, quand je vais lui montrer mes… pense la cliente. Ça a beau être le plus grand chirurgien de la terre, quand il les verra, il… D’ailleurs, je m’en apercevrai ; nous autres femmes, ça ne nous trompe pas !”

— Je n’ai pas lu toutes vos œuvres, bien sûr, monsieur le Professeur ; je n’ai pas la culture scientifique qu’il faudrait. Mais j’ai lu votre admirable livre sur les Progrès de la Chirurgie pendant les guerres de l’Empire…

“Cornée d’un blanc bleu brillant, pense le patron. Ce faciès de tragédienne. Cette fébrilité inquiète. Légère pigmentation brunâtre des deux paupières, formant le classique cercle péri-orbitaire. Un beau signe de Jellineck !… Basedowienne en plein ! Pas encore de goitre. Ça viendra ! Une passionnée pathologique ! Doit adorer qu’on la batte ! Le genre : volupté bruyante. Son métabolisme de base doit être au moins à + 9 % ! Veut se mettre toute nue ! Me montrer sa peau de la tête aux pieds !”

“Je suis sûre qu’il comprend très bien que je veux me mettre toute nue, pense la cliente. Que je veux qu’il me voie, toute, qu’il voie mon… Oui, oui, il le comprend ; son œil s’est posé sur mon corsage ; il a dû sentir un bout de sein ; sûrement il l’a senti ; j’ai bien étudié ça dans ma glace, la soie est transparente ; on les sent très bien. Je n’ose pas regarder du côté de sa table d’examens ; ça me ferait l’effet de regarder vers un lit ; gardons bien notre sang-froid ! Je voudrais le lécher, je voudrais le lécher, je voudrais le…”

— Je me suis permis d’apporter votre livre, monsieur le Professeur. C’est très audacieux de ma part, mais j’ai espéré que vous ne me refuseriez pas une dédicace de votre main.

“Cette basedowienne pense le patron (dont la rêverie dérive), me rappelle le temps où je me battais contre Tannard, sur le terrain des goitres ! Je n’ai pas eu la chance de prouver sans discussion possible que Tannard n’est qu’un âne, mais je demeure persuadé que c’est moi qui avais raison.”

“Quel dommage, pense la cliente, que je n’aie pas une maladie dans le ventre, un fibrome, n’importe quoi : je voudrais tellement qu’il me déchire, qu’il me fasse saigner, qu’il me… Ce qui me plairait bien, ce serait de faire l’amour sous son bureau, à quatre pattes.”

— Mais je sais combien votre temps est précieux, monsieur le Professeur ; je voulais simplement vous expliquer que je suis une Parisienne exilée. J’étouffe, n’est-ce pas ! Vous me comprenez, monsieur le Professeur ?

— Certainement, madame. Mais pardon, d’où souffrez-vous exactement ?

D’une main fébrile, la cliente, déjà, déboutonnait son corsage.

“Je suis sûr qu’elle a mis ce qu’elle avait de plus mirobolant, comme dessous !” se disait le patron.

De fait, la cliente découvrait une combinaison mousseuse, noire à dentelles.



Au même instant, Florence et Marie-Laure quittaient le restaurant, montaient dans la quatre chevaux de Florence.

— Ces fameux cachets de cerveau, tu te rappelles, dont ton mari m’a fait cadeau, disait Marie-Laure. J’en ai pris. Je n’en avais pas besoin, mais il faut tout essayer. Devine l’effet que ça m’a fait, mon chou ? Non, ne te fatigue pas à chercher ; tu ne devinerais jamais ! Figure-toi que ça me donne des chatouillements dans les seins ! Juste au bout, sur le mamelon ; tu vois où je veux dire ?

— Très bien, ma pauvre Marie-Laure !

— Je ne suis pas rassurée. Qu’est-ce que ça peut signifier ? Tu ne vois pas que je couve un cancer au sein ?



— Eh bien ! voilà, monsieur le Professeur, disait la jolie cliente. Si jamais je devais avoir un cancer au sein…

— Un cancer, madame ? Et pourquoi donc ? Vous avez une tumeur, un kyste ? Enfin… une induration, une boule ?

— Quelle horreur ! Oh, Dieu merci, non, monsieur le Professeur ; je n’ai jamais rien senti ! se récriait-elle, faisant glisser les épaulettes de sa combinaison. (Un poil noir, abondant, jaillissait impétueusement de sous les aisselles). Mais, justement, j’ai lu dans les journaux qu’on ne sent rien, au début. Je l’ai lu aussi dans les digest. J’adore lire toutes ces choses sur la médecine. Elle faisait couler la combinaison, dévoilant un affriolant soutien-gorge noir : un tulle extrêmement fin, qui ne voilait rien ; un demi soutien-gorge, plutôt, du genre… comment dit-on ? “Balconnet ?” “Ascenseur ?”… bref : n’enveloppant que la moitié inférieure du sein, et les deux globes d’albâtre reposant sur ces hamacs arachnéens passaient à l’extérieur un “nez coquin”. – Et tous ces journaux, et les digest, sont bien d’accord pour dire que, quand on s’en aperçoit, c’est trop tard !

Ménagère de ses effets, elle toucha ses cils, comme pour en détacher un duvet qui s’y fût accroché. Puis elle passa ses mains derrière son dos pour dégrafer le soutien-gorge.



— Ces cachets, ça me fait comme si on me caressait les seins, confiait Marie-Laure à Florence. Enfin, quand je dis “caresser”, autant que je me souvienne ! Parce que, les caresses de Richard !… Il y a beau temps qu’il ne me touche plus ! Il mériterait bien que je fasse comme toi !

— Faire quoi ? s’étonna Florence.

— Prendre un amant, tiens ! Tu as bien raison, mon chou ! Parce que je suppose que les caresses de ton mari, toi non plus, tu n’en vois pas souvent la couleur ! Et il ne doit guère se gêner pour te tromper ! Sans compter qu’avec toutes les occasions qu’ils ont, les médecins, il faudrait qu’ils soient de vrais saints pour…

— Mais je n’ai aucun amant, ma pauvre Marie-Laure ! Je n’ai jamais trompé Louis et n’en ai pas la moindre envie !

— Ta, ta, ta !… Et ce cher conseiller d’ambassade ?

— Je te jure…

— Bon, bon, je n’ai rien dit ! Mettons que c’était pour plaisanter.

La jolie cliente avait retiré le soutien-gorge doublement inutile, puisqu’il ne voilait ni ne soutenait strictement rien. Les seins se tenaient d’eux-mêmes, le mieux du monde.

Le patron se demandait ce qu’il attendait pour la renvoyer à sa Sologne.

Il eût dû être d’humeur massacrante, après sa déception de la matinée. Mais il se sentait amorphe.

La jolie cliente avait pris l’expression d’Iphigénie au pied de l’autel, toute prête pour le couteau.



— Arrête, Florence ! Arrête ! cria cette linotte de Marie-Laure. Regarde ! Oh ! regarde, comme c’est beau !

À la vitrine de la grande pharmacie Bailly, devant laquelle Florence venait de stopper brutalement, elle montrait un placard publicitaire :

EN AUVERGNE
LE MONT-DORE

CAPITALE MONDIALE
DE
L’ASTHME

— Le Mont-Dore, Capitale Mondiale de l’Asthme ! Comme c’est poétique ! gloussait Marie-Laure. On pourrait dire aussi : “Vichy. Capitale Mondiale du Foie…” Non ; ça ne va pas. Il faudrait un nom de maladie. Vichy, capitale de… de…

— De la cirrhose ?

— Ravissant ! fit Marie-Laure. Là-dessus, brusquement, elle se frappa le front avec désespoir : – Lourdes ! Oh ! Lourdes, Florence ! Dire que je n’y suis jamais allée ! C’est un crime ! Et ça me fait penser que je n’ai même pas une bouteille d’eau de Lourdes dans ma pharmacie ! Il faudra que j’en parle au chanoine Saint-Hervé. Il en a sûrement ; il ne refusera pas de m’en céder un demi-litre.

— Excellente idée ! dit Florence. Sur ce, si on partait ? Louis a fait ce matin à l’hôpital une greffe de rein très importante pour lui. Ça a dû le mener tard, il n’a sans doute pas encore fini de déjeuner. En fonçant, on a une bonne chance de le surprendre au milieu de son café.

— J’en profiterai pour faire une grosse bise à mon guerrier chinois !

La quatre chevaux piqua vers l’Étoile, vers Neuilly.



Le patron considérait la poitrine nue de la jolie cliente. Ses regards parcouraient cette géographie sentimentale en relief qui lui était offerte, et, n’y voyant aucune maladie pointer l’oreille, il n’y voyait rien qui l’intéressât. Il pensait à son article à peine commencé sur les homo et les hétéro-greffes en chirurgie humaine après imprégnation de l’organisme par les hormones cortico-hypophysaires. Il attira un feuillet et nota, pour son article : Lyser le tissu étranger… Phénomènes d’anabolisme et de catabolisme.

“Tiens, se dit la cliente inquiète, est-ce qu’il m’aurait trouvé une maladie ?”

À cet instant, le téléphone sonna.

— Je m’excuse, madame…

— Je vous en prie, monsieur le Professeur.

— Allo ? C’est moi-même, sœur Marie-Ange.

À l’énoncé de ce nom de religieuse, la cliente porta vivement sa main à ses seins, dans un geste de pudeur absurde mais exquise, comme si un ecclésiastique venait de pénétrer dans le cabinet de consultations.

— La péritonite ? disait le patron, la voix soudain sourcilleuse. Elle est brusquement montée à 40 ? Hum !… Commencez la pénicilline. J’arrive.

Il se retourna vers la cliente :

— Je suis navré, madame. Une urgence me réclame à ma clinique.

— Vous ne voulez pas me regarder ? fit-elle.

Sa main se détacha de dessus ses seins, comme une feuille d’automne.

— Pas même me regarder un petit peu ? implora-t-elle avec la moue d’un enfant qui va pleurer.

— Mais je vous vois, madame ! Et, très sincèrement, ajouta-t-il avec ironie, je ne pense pas que vous ayez lieu de vous inquiéter !

Hâtivement, il garnissait sa serviette de documents, de radios.

— Je vous recommande mon confrère, le docteur Gilles. C’est un remarquable clinicien. Et il habite Vierzon… comme vous !

À regret, la Vénus de Vierzon enfermait sous le tulle, le crêpe de chine, la soie les beaux captifs dont on avait fait fi. “Quand même, il a vu mes seins ! Il les a vus, et ça lui a fait quelque chose, je l’ai senti !” se disait-elle avec exaltation.

Enivrant souvenir qui lui procurerait des nuits frémissantes, auprès du trop vieil époux, là-bas, au cœur de la forêt solognote hérissée d’oreilles de lièvres et toute bramante d’appels de biches au clair de lune !

Delage était passé dans sa salle d’examens. La cliente escamota un gant de caoutchouc qui traînait sur un coin du bureau. Elle le fourra dans son sac.

Là-bas, à Vierzon, elle mettrait le gant. Et elle penserait au patron.



Lorsque Louis Delage, quelques instants plus tard, au volant de sa voiture, démarra en trombe, il avait complètement oublié Émile !

Au premier virage, il croisa en tempête la quatre chevaux de Florence.

— Ton illustre époux ne nous a même pas vues ! fit Marie-Laure.

— Toujours pressé !…

— Pour en revenir à Catherine, enchaîna Marie-Laure, je ne sais pas ce qu’il y a de cassé entre elle et Jacques. Elle m’a raconté une histoire sans queue ni tête, à propos d’un imbécile qui serait entré à cheval dans l’hôpital Velpeau. Je n’ai rien compris. Elle a terminé en disant : “– Ne me parle plus jamais de Jacques. Je le déteste !” Ils sont adorables ! C’est sans doute Jacques qui est entré à cheval dans l’hôpital ?

Du seuil de l’office, la cuisinière et la femme de chambre épiaient, dans la salle à manger, avec une expression d’écœurement, le gamin au chandail troué et à la culotte rapiécée.

Émile ne les voyait pas. Il avait dressé sur la table un échafaudage biscornu fait de ronds de serviette, de fourchettes, cuillers, couteaux. Trois verres à pied représentaient les assises de cette construction qui, dans l’esprit du gamin, était une “pagode”. Tirant la langue, il s’évertuait à couronner dignement d’un moulin à poivre cet édifice instable.

Des pas dans le hall… Un sursaut nerveux…

La pagode s’écroule.

La cuisinière et la femme de chambre ont disparu.

Émile, tout rouge, les épaules rentrées, regarde, avec un air d’animal apeuré, Florence et Marie-Laure qui contemplent, stupéfaites, ce petit garçon inconnu.

Chapitre Deuxième

LA CONSULTATION
Ce soir-là, lorsque le patron rentra, en trombe, comme toujours, Émile, en pyjama flambant neuf, était couché dans le petit salon Louis XV. On avait, pour la circonstance, repoussé le mobilier et dressé un divan dans un angle.

— Tu m’avais laissé un pensionnaire, et pas d’instructions, dit Florence. Alors…

— Naturellement. C’est parfait.

— Elle m’a acheté un “Bolide”, m’sieur, dit Émile, montrant un jouet amphibie, moitié avion, moitié auto, destiné à courir le long d’une ficelle tendue en l’air. Je le donnerai à Albertine. Elle s’y connaît rudement bien en moteurs ! Moi, ça ne m’intéresse pas !

— Charmant enfant ! grommela le patron.

— Regarde, dit Florence, ce que nous lui avons choisi, Marie-Laure et moi.

Lorsque Émile leur avait appris le décès de sa grand-mère, les deux femmes s’étaient littéralement emparées du gamin. Toute l’après-midi, elles s’étaient servies de lui pour “jouer à la poupée”.

Elles l’avaient conduit au fameux magasin “À l’Enfant Roi”. Il avait assisté avec ahurissement à une présentation de costumes par mannequins de huit à douze ans. Puis on l’avait habillé de neuf, de pied en cap. Pantalons de golf, blouson de daim, drôle de petite casquette de style anglais. Ensuite ces dames s’étaient abandonnées à une frénésie d’achats : tricots, slips, pyjamas, chemises, chaussettes, mouchoirs, cravates, chaussures, chandails, écharpes, jusqu’à des gants fourrés pour la montagne, et jusqu’à un maillot pour la plage !

— Quel amour, qu’il est chou, crois-tu ! pépiait Marie-Laure.

Elles se faisaient l’impression de rajeunir. Un peu plus, elles se fussent attardées à fouiner au rayon “Layettes”, pour le plaisir !

Après cela, on avait bourré Émile de gâteaux. Il avait bu du thé pour la première fois de sa vie. Il n’avait pas apprécié. Il préférait la bière.

Il se regardait à la dérobée dans une glace et il trouvait qu’il ressemblait à un singe de cirque, dans ces pantalons de golf.

Bref, ces dames s’étaient follement amusées.

— Très gentil, tout ça, conclut le patron distraitement. Oui. Bon. Très bien. Parfait. Dépêchons-nous ; je suis rentré horriblement en retard. Je n’ai que le temps de me changer si nous voulons arriver pour le lever de rideau…

Florence respira : elle avait eu si grand-peur qu’à la dernière minute Louis eût oublié sa promesse du matin, … ou ne fût plus disposé à la tenir !

— Mais que tu es belle, ma chérie !

De fait, Florence était véritablement exquise dans sa robe du soir tout en dentelle noire, qui eût fait songer à une robe de mariée… si les robes de mariées pouvaient être noires !

Mais ce qui, surtout, la rendait belle, c’était le bonheur.

À sa prière, Louis avait accepté d’aller ce soir avec elle à la Comédie-Française.

Après le spectacle, ils iraient dans un amour d’auberge au bord de la Seine, près de Mantes-la-Jolie et ils souperaient en tête à tête, comme des amants, dans un décor d’hortensias, sous des frondaisons fleuries de menues ampoules électriques joliment teintées. Il n’y aurait pas de musique. “Parfait !” dirait le patron.

Que de fois Florence n’avait-elle pas soupiré après un tel tête-à-tête ! Mais Louis n’avait jamais une soirée ; jamais une heure ; jamais ! Toujours quelque conférence, quelque réunion ; toujours quelque publication à rédiger, quelque dossier à étudier avec Larmy, avec Mlle Floche ! Et les réceptions !… Et quand ils ne recevaient pas, il fallait absolument aller chez des confrères qui recevaient ! Et quand, par miracle, il n’y avait ni conférence, ni article, ni réceptions, ni sorties “publicitaires”, et que Florence se surprenait à espérer que peut-être, peut-être enfin, ils allaient pouvoir…, alors, le téléphone, cette sale bête noire, tintait ! Une urgence ! Une consultation importante ! “Jamais un trou !” comme disait le patron. Un “trou” : quel mot, pour désigner un moment d’intimité avec sa femme !

Ce matin, avant de partir pour l’hôpital, il avait juré que ce soir… Il eût juré n’importe quoi ! Il avait le cœur en fête : il allait faire sa troisième greffe de rein ! Il voyait tout en rose !…

— Allons, dit Florence à Émile, il faut dormir, à présent. Bonne nuit !

Et elle éteignit l’électricité.

La voix de l’enfant les arrêta sur le seuil.

Ils le distinguaient à peine, dans son lit au fond du petit salon obscur mais lui les voyait admirablement : deux silhouettes noires dans l’éclairage venant de la galerie.

— Une fois, à la vitrine d’un marchand de jouets, disait-il, Albertine a vu une auto à pédales, à deux places, avec des phares qui s’allumaient et un vrai klaxon. Depuis, elle en parle tout le temps. Quand j’aurai assez de sous, je lui en achèterai une !

— Décidément, fit en riant Florence, c’est une passion, cette Albertine !

— À propos, j’allais oublier, dit le patron. J’ai quelque chose pour toi, Émile.

Il redonna la lumière et tira de sa serviette un livre cartonné, orné de nombreuses gravures en couleurs.

— Toi qui n’apprécies pas les automobiles, peut-être aimeras-tu mieux ça ?

C’était Robinson Crusoé.

Émile regarda l’illustration de couverture, puis regarda le patron. Il était si bouleversé de plaisir qu’il en était devenu muet. Mais ses yeux, comme ils parlaient !

Florence était plus émue encore. “Un être humain ! Mon mari est redevenu un être humain ! Qu’il ait trouvé le temps d’acheter ce livre… Surtout, que l’idée ait pu lui en venir !”

— C’est décidément un cœur d’or, cette Mlle Martin ! fit le patron.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Tiens ! C’est elle qui envoie ce cadeau à Émile ! Qui d’autre voudrais-tu ?

— Évidemment !…

Pauvre Florence ! Petit pincement au cœur. Bah ! Question d’habitude !…

— Que comptes-tu faire de ce gamin ? demanda-t-elle quelques instants plus tard à Louis, dans son cabinet de consultations.

— Moi ? Quelle question ! Rien, bien sûr ! Je l’avais amené ici pour une heure… J’en parlerai demain à Berval, le bistrot. C’est le père d’Albertine. Je pense qu’il sera ravi de le garder.

Il s’apprêtait à monter à sa chambre pour se changer quand le téléphone sonna, gelant les veines de Florence.

— Je ne suis pas là ! lui jeta le patron.

— Non, le professeur Delage n’est pas là ! lança-t-elle joyeusement dans l’appareil. Mais son visage se rembrunit : Ah ?… un instant, je vous prie !

Une main sur le bouton de la porte, le patron attendait, maussade. “Encore cette sacrée péritonite ?”

— C’est de la part de Mme Peccavi.

Il lâcha le bouton de la porte.

— Peccavi ?

Il prit l’écouteur.

— Professeur Delage. J’écoute. Ah, c’est vous-même, bonsoir, chère madame. Comment va le bon Maître ? (Un silence.) Ah… (Second silence.) Ah… (Autre silence.) Oui… oui, oui… Oui.

Pour Florence, entre chacun de ces “Ah” et de ces “Oui”, se jouait – perdu d’avance ! – le sort de la soirée.

— J’arrive immédiatement, dit le patron.

Adieu, le tête-à-tête sous les frondaisons, dans le décor d’hortensias !

— Peccavi est très mal. On m’appelle en consultation. (Sourire attristé.) La Comédie-Française, ce sera pour une autre fois, Florence.

— Moi qui me faisais une telle joie de cette soirée, soupira-t-elle. Dire que je passe ma vie à être “en représentation”… et que je ne peux seulement pas aller une fois tranquillement avec toi au théâtre !

— Oui, c’est absurde, dit-il d’une voix déjà absente. Il plaçait divers instruments dans sa serviette : “Pauvre Peccavi ! C’est la fin ! C’est triste. Je l’aimais bien.” Parfait, cet imparfait qui, déjà, enterrait Peccavi ! Pourtant, c’était vrai : Delage était sincèrement affligé : “Un savant authentique, et un ami sûr. En vingt années, pas une seule ombre entre nous !” Il sourit : “Pas plus qu’entre nous, Florence !” Il bouclait sa serviette, en hochant le front : “Pauvre vieux !” Petit ricanement : “Jolie course en perspective pour le fauteuil vacant à l’Académie de Médecine !”

— Mais le fauteuil te revient de droit, Louis ! Tu le mérites !

Chère femme !

— Oh, le mérite !… Le mérite n’est pas une valeur fortement cotée en bourse électorale ! En principe, je pars favori, bien sûr ! (Ce présent, avec son allure de fait accompli, enterrait Peccavi plus catégoriquement encore que l’imparfait de tout à l’heure !) Mais Tannard soutient Bonenfant. Il fera tout pour me barrer la route.

Subit accès de dépit :

— Bon Dieu ! J’ai été bien inspiré en invitant “l’illustre cousin” à assister à mon intervention de ce matin ! Il se fait un plaisir de crier partout à l’échec ! Il sait pourtant mieux que personne que l’opération avait réussi !

— Si tu appelles réussie une opération qui se termine par la mort du malade ! ne put se tenir d’observer Florence en souriant.

Il bondit.

— Mais parfaitement ! C’est sans rapport ! Comment peux-tu – toi !…

Une bourde pareille dans la bouche d’une fille de grand chirurgien, épouse de grand chirurgien ! Il était outré !

— Techniquement, l’opération a magnifiquement réussi ! Sans cet accident stupide : le cœur qui a flanché… Et devant Tannard, par-dessus le marché ! Et juste à la veille d’événements très importants à l’Académie ! Juste au moment où Peccavi…

— Voyons, Louis ! fit doucement Florence.

— Oui, tu as raison ! À ce soir, ma chérie.

Demeurée seule, Florence s’en fut contempler dans une glace vénitienne la belle robe de dentelle noire qu’elle avait mise pour rien.

***

Chez Peccavi, une surprise doublement désagréable attendait Delage.

Le médecin appelé au chevet du secrétaire perpétuel de l’Académie n’était autre que “l’illustre cousin !” Et Tannard, pour comble, avait eu l’impertinence d’amener son “poulain” : le chirurgien Bonenfant !

— Je suis désolé que l’on vous ait dérangés, mes bons amis ! dit Peccavi. Ma pauvre femme a absolument voulu appeler au secours la Médecine et la Chirurgie. Même après quarante années de vie en commun avec moi, elle continue de croire au “Docteur Miracle !” Je ne me fais aucune illusion : je suis perdu ! “Trois petits tours, et puis s’en vont…” L’heure est venue pour moi de sortir de la danse.

— Quelle idée, mon cher maître ! fit Tannard, de son ton le plus convaincu.

— C’est bien la première fois que je ne suis pas d’accord avec vous, mon cher maître, faisait de son côté Delage. Et vous m’en voyez ravi !

Il était à la droite du malade. Tannard à la gauche.

Et Bonenfant, au pied du lit, opinait du bonnet.

Mais, pour tous les trois, Peccavi était bel et bien perdu, en effet. Perdu sans recours.

— Je vous trouve nettement meilleure mine que l’autre jour, affirma Delage.

— Vous êtes bien bon ! dit le secrétaire perpétuel. Mais n’oublions pas, mes amis, que nous autres médecins sommes payés pour savoir que l’homme est mortel.

Caustique jusqu’au bout !

— Donner de l’espoir aux malades, même et surtout quand il n’y a plus aucun espoir, ce n’est pas la moins belle part de notre tâche, ni la moins efficace ! Seulement, acheva-t-il en riant, ce n’est pas commode de mentir à un malade comme moi ! Dans ma vie, j’ai dû trop souvent, hélas, mentir moi-même au chevet de mourants pour…

Il but une gorgée de tisane.

— Je me rappelle, dans une des œuvres d’André Malraux, je ne saurais plus dire laquelle – les Conquérants, je crois – il y a un personnage dont la suprême ambition est de “réussir sa mort”.

Ses traits se crispèrent. Un même mouvement anxieux les inclina tous trois vers lui.

— Non, je ne me sens pas plus mal, dit-il. Je ne puis même pas dire que je souffre. Le souffle un peu court, simplement… Après un silence, il reprit : Réussir sa mort… Réussir sa vie… Moi, je veux bien ! Mais il me semble que, pour un médecin, l’élégance élémentaire serait en tout cas de “réussir sa maladie !” Malheureusement, voilà bien le chiendent : je ne sais même pas le nom de la mienne ! Quarante-cinq années de pratique ! S’être penché sur toutes les misères susceptibles de proliférer sur le pitoyable corps humain ! Y avoir consacré ses jours et ses nuits – sans génie, hélas ! – mais avec ce que l’on appelle le don du diagnostic, je crois que même mes ennemis ne prétendraient pas le contraire. Avoir donné son nom à un virus, baptisé un bactériophage, mis au point un procédé de mensuration des germes invisibles, être le père du sérodiagnostic de la Fièvre Pourprée des Montagnes Noires ! Avoir été un collaborateur “éminent” (puisque c’est ainsi que l’on s’exprime !) de l’Encyclopédie Médicale ! Être membre de l’Académie des Sciences, Secrétaire perpétuel (encore un joli mot, pas prétentieux pour un sou !) de l’Académie de Médecine ! Et n’être seulement pas fichu de diagnostiquer la maladie qui est en train de vous emporter : avouez que c’est paradoxal !

“Ce n’est pourtant pas faute d’analyses, de ponctions, de radios ! Et je suis pourtant aux premières loges pour étudier les signes, les symptômes, suivre pas à pas l’évolution ! Mais les signes sont capricieux, contradictoires, l’évolution incohérente, et les symptômes ne veulent plus rien dire, à force de tout dire ! Trop de poteaux indicateurs finissent par cacher la route, comme disait je ne sais plus qui, au sujet des arbres et de la forêt ! Je sais bien, vous me répondrez : “C’est précisément parce que ça se passe dans votre peau que vous n’y voyez pas clair !”

“Mais tous les confrères qui m’ont examiné – même vous, mes bons amis, soit dit en vous suppliant de ne pas vous formaliser ! – tous, vous pataugez, comme moi ! C’est une consolation, en un sens !

Pauvre homme, qui s’imaginait qu’ils “pataugeaient !”

Tannard repoussait le drap. Son âge, sa dignité d’Académicien le désignaient à l’honneur de procéder le premier à l’examen ; c’était à lui qu’incombait la tâche mélancolique de mentir le premier.

— Allongez-vous, et soyez…

— … bien détendu, les muscles bien relâchés ! coupa Peccavi en souriant.

Néanmoins, s’aidant de l’oreiller, il trichait un peu, gardait la tête imperceptiblement soulevée, juste assez pour que son regard pût filer, de biais, vers les mains de Tannard posées à plat sur son abdomen, et les épier.

“– Ce n’est pas commode, de mentir à un malade comme moi !”

Delage et Bonenfant étaient passés de l’autre côté du lit, afin que Tannard, s’il en éprouvait le désir, pût leur jeter tel ou tel regard complice, sans attirer l’attention de Peccavi.

— Évidemment, j’ai tout envisagé, disait ce dernier, et, bien que vous ne soyez pas de cet avis, glissa-t-il malicieusement, j’ai ma petite idée ! Je fais un gentil néo de l’intestin.

(Néoplasme : cette pudeur, même entre eux, d’éviter le mot de cancer.)

— C’est sûrement le duodénum qui est intéressé. J’ai observé…

Il se tut : Tannard commençait son palper.

“Je sais parfaitement que tu surveilles mes mains, mon pauvre bonhomme, songe Tannard. Voyons, est-ce que je vais directement au foie ? Je ne voudrais fichtre pas lui donner l’éveil ! Oui, c’est ça ; d’abord le foie, et puis je ferai semblant d’aller patauger ailleurs ! Bon Dieu, c’est terrifiant, les progrès que l’hypertrophie a pu faire en si peu de temps ! Le bord inférieur descend jusqu’à la crête iliaque. Et toujours cette prédominance sur le lobe droit. Induration du parenchyme également en progrès.”

“Je ne me fais aucune illusion, songe Peccavi, il va essayer de me tromper ! Je n’ai suggéré le duodénum que pour voir leurs réactions : ils n’en ont aucune. Je me demande comment je dois interpréter… L’estomac n’a pas l’air d’intéresser Tannard. Vas-y, mon bonhomme, je te guette ; c’est bien le diable si tu ne te trahis pas ! Tiens ? C’est mon foie qui l’intéresse ? Il est un peu gros, évidemment ! Mais, sans aller prétendre que j’ai gardé mon foie de vingt ans… Palpe tant que tu voudras ! Je suis tranquille de ce côté-là.”

— Est-ce que je vous fais mal, mon cher maître ?

— Nullement, mon cher Tannard. Vous ne me faites aucun mal.

“Bien ce que je pensais, se dit Tannard. Indolore à la palpation. Cette consistance pierreuse… Et la sensibilité de l’hypocondre ? Là, je suis sûr que je vais lui faire mal.”

“Tout de même, je ne suis pas un enfant ! Je le savais bien, que mon foie n’avait rien ! Quelle mule, ce Tannard ! Tiens ! Que diable cherche-t-il du côté de l’hypocondre ?”

— Hé là ! Tannard ! Vous me faites mal !

“Évidemment, songe Tannard. Voyons la limite supérieure du foie ? Un peu surélevée. Il y aurait début d’épanchement pleural que ça ne m’étonnerait pas. Absence d’ascite et de circulation collatérale. Absence d’ictère. L’acholie. Rarement vu un cas de cancer massif du foie aussi typique, aussi nettement signé.”

“Allons bon ! songe Peccavi, il revient au foie. Il nage complètement ! Oh ! tu peux toujours prendre cet air concentré d’extralucide qui commence à voir l’ectoplasme ! C’est exactement l’air que je me donnais quand je ne comprenais rien ! Alors… J’ai autrement plus de confiance en Delage. Ce qui m’embête le plus, si je dois mourir…”

Tannard lançait aux deux autres un regard furtif, accompagné d’une imperceptible grimace signifiant que le mal avait fait des progrès foudroyants.

— Je me rappelle, dit tout à coup Peccavi. Ce personnage de Malraux obsédé par l’idée de “réussir sa mort”, ce n’est pas dans Les Conquérants, c’est dans La Voie Royale.

“Oui, un magnifique cancer du foie”, se dit Tannard. En même temps, dans une zone plus reculée de l’esprit, à l’arrière-plan de la pensée, pourrait-on dire, il songe : « Dommage que le bon maître ne s’appelle pas tout simplement Dupont, et ne soit pas hospitalisé dans mon service ; l’autopsie ne manquerait certainement pas de nous fournir une pièce impeccable, un parfait instrument de travail. Et quel joli cours je pourrais faire à mes stagiaires !”

“Ce qui m’embête le plus, si je dois mourir, songe Peccavi, ce sera de manquer au serment que je m’étais fait, d’aller à l’enterrement de Durieux de La Barre. Je connais peu d’individus qui aient la salive aussi venimeuse ! Je me demande ce que l’endocardite attend pour l’emporter ?… J’installais Delage dans son fauteuil à l’Académie et, après, je pouvais m’en aller ! Cet affreux Durieux !… Je crois bien n’avoir jamais tant ri…”

Bonenfant était gêné d’être là. Il avait fallu toute l’insistance de Tannard pour qu’il acceptât de venir. Bien entendu, l’idée du fauteuil à l’Académie lui paraissait fort séduisante. Mais il estimait profondément Delage et, en aucun cas, n’eût voulu que celui-ci…

“Je ne lui en donne pas pour plus d’un mois”, songe Tannard. Et tandis qu’en arrière-plan il pensait “autopsie”, ce mot déclenchait, dans une zone de l’esprit plus reculée encore, une méditation : “Un mois pour amorcer ma campagne en faveur de Bonenfant pour le fauteuil à l’Académie, c’est un peu jeune, évidemment ! Mais le règlement prévoit un délai d’un mois après le décès pour poser officiellement les candidatures. Ça me donne donc soixante jours au bas mot. En soixante jours, j’ai largement le temps de chauffer l’opinion. Ma campagne venant se greffer – c’est le mot ou jamais ! – sur l’échec de la greffe de Delage ce matin : j’appelle cela battre le fer tant qu’il est chaud ! Il est d’ailleurs rudement fort, l’illustre cousin, et sans ce cœur qui a lâché… Et, maintenant, avec Peccavi, il va perdre son meilleur atout”…

“Je crois bien n’avoir jamais tant ri, pense Peccavi, que le jour où Marcellineux a donné son fameux camouflet à Durieux ! C’était à Corvisart… Le solennel Durieux, à la tête d’une vraie armée de blouses blanches, croise le petit Marcellineux traînant une pincée de cinq ou six stagiaires. “Content de vos élèves, Marcellineux ? laisse tomber Durieux du haut de sa grandeur. – Mon Dieu, assez ! fait Marcellineux.” Il interpelle un de ses stagiaires : “Vous Langlois, citez-moi les œuvres principales de M. le Professeur Durieux de La Barre ?” Durieux se rengorge et attend. Le nommé Langlois bafouille, n’arrive pas à citer un seul titre. “Vous voyez, conclut Marcellineux, ils savent tout ! Tout ce qui vaut la peine d’être su !…” Tête du sinistre Durieux ! De telles répliques aident à trouver la vie belle !… Mais qu’est-ce qu’il fabrique, Tannard ?

Les mêmes pensées qui occupaient Tannard s’étaient déroulées, en même temps, dans l’esprit de Delage. Le mal réel de Peccavi. Le temps qu’il restait à vivre à Peccavi. Le fauteuil. La campagne électorale imminente. Les fâcheux auspices sous lesquels elle allait s’ouvrir pour Delage.

“Voyons, est-ce que je peux compter sur Untel ? se demandait un quatrième Tannard, très loin, là-bas, aux limites du subconscient. Je lui ai rendu tel service… Mais les services rendus sont faits pour être oubliés !… Heureux encore quand ils ne dressent pas contre vous les gens que vous avez obligés !” Sans presque s’en rendre compte, Tannard dressait déjà un plan de bataille, alignait des noms, supputait des réactions : “Untel attend de moi tel service pour son fils. Celui-là, je l’ai dans ma manche !” Il additionnait des voix, il soustrayait. Bref : tout un pointage préalable.

“Qu’est-ce qu’il fabrique, Tannard ? se demandait Peccavi. Les voilà bien ces théoriciens intarissables ! Mettez-les au pied du mur, et vous pouvez toujours chercher le maçon ! Il a suffi que je lui parle de duodénum pour qu’il décrète que mon duodénum est sans péché ! Il crèvera de vanité, cet animal-là ! Enfin, le don de diagnostic n’est pas accordé à tout le monde !… Le diagnostic, j’en ai reçu ma bonne part. Pas empêché de commettre des erreurs à vous faire rentrer sous terre… Fait de mon mieux… Que Dieu juge !…”

Les doigts bien accolés de Tannard s’enfoncèrent dans la fosse iliaque droite, vers la ligne médiane, et ramenèrent une masse molle et bien délimitée, sur le plan résistant de la fosse iliaque. “Cæcum normal. Bien entendu ! Voyons la vésicule ?”

“Il s’agit de le dérouter, pense Tannard. Insistons sur la vésicule. Je n’ai pas grande chance de le tromper sur ce chapitre, mais…

“Tiens ! pense Peccavi, Tannard semble s’intéresser beaucoup à ma vésicule. Il ne s’imagine tout de même pas me faire croire…

— Je ne vous fais pas mal, mon cher maître ?

— Un peu, Tannard. Mais, à mon âge, une vésicule est toujours un brin sensible. Soixante-seize ans de bons et loyaux services !…

“Explorons l’estomac, ça lui fera plaisir, pense Tannard. Et puis sait-on jamais, peut-être une métastase ganglionnaire ?… Non. Aucun ganglion perceptible. Voyons sa petite courbure ? Son grêle ? Son côlon ascendant ? Son transverse ? Rien à signaler… Quel mensonge bien vraisemblable vais-je lui faire ?

“Ça y est ! pense Peccavi, le voilà lancé sur l’estomac ! Ne trouve rien, c’est évident ! Je suis sûr que tout le mal vient du duodénum ! Et je te palpe, et je te palpe !… Ce n’est plus du palper : c’est du vice ! Puisque je te dis, mon pauvre Tannard, que le duodénum…”

Les doigts de Tannard menaient une véritable danse sur l’épiderme cireux de Peccavi.

“Faisons semblant de chercher ce néo du duodénum ne serait-ce que pour le lui retirer de la cervelle, pense Tannard. Comme il suit mes moindres mouvements ! L’idéal serait de l’amener à faire lui-même un diagnostic rassurant ! Une idée : la rate. Elle est très grosse. Effet secondaire du cancer du foie, évidemment. Je vais essayer de fixer les soupçons de Peccavi sur la rate, et il sera facile, ensuite, de lui démontrer que cette splénomégalie est d’une bénignité…”

“Ah, enfin, il se décide ! Le duodénum ! pense Peccavi. Tiens, non ! Il passe !… Le duodénum n’a pas l’air de l’intéresser ! Curieux ! Est-ce que je me serais trompé et qu’il n’y aurait rien de ce côté-là ? Une chose certaine : Tannard patauge ! Ah, la rate, à présent ! Eh bien ! quoi, ma rate ?… Elle est assez grosse, je sais ! Mais…, Retour au duodénum… Allons, bon ! Il revient à la rate ! Évidemment, elle est très grosse. Peut-être ai-je eu tort de ne pas prêter assez d’attention à cette splénomégalie ?”

— Un peu hypertrophiée, la rate, n’est-ce pas, Tannard ? fit Peccavi.

— Un peu, oui, mon cher maître. Assez grosse, même.

“Ça y est : il est tombé dans le panneau, pense Tannard. Le voilà branché sur la rate. Il n’y a plus qu’à laisser aller l’imagination !”

“Vraiment pas malin, ce pauvre Tannard ! pense Peccavi. Il a fallu que ce soit moi qui lui signale cette rate ! Je flairais quelque chose de ce côté-là…”

Tannard se redressait.

“J’ai l’impression qu’il devrait étudier d’un peu plus près cette rate ! pensait Peccavi. Parce qu’au fond, si j’y réfléchis… Cette hypertrophie… Mais que je suis sot ! Il n’a pas insisté pour ne pas… Ça y est : j’ai compris ! Il n’a pas insisté pour détourner mes soupçons ! Trop tard, bonhomme ! Je t’avais prévenu que ce ne serait pas commode de mentir à un malade comme moi !… Ainsi, c’est la rate !”

— C’est la rate, n’est-ce pas ? demanda-t-il, l’air finaud.

— Évidemment il y a quelque chose là, feignit d’admettre Tannard après une hésitation bien jouée.

— Au fond, dit Peccavi, je le savais ! (Il avait relégué aux oubliettes sa théorie du cancer du duodénum ! Et quant à son foie – ce foie irrémédiablement mangé par le néoplasme – il en était très content, de son foie !) Je me doutais depuis le début que cette rate était la coupable ! Et vous m’auriez dit le contraire, Tannard, que je ne vous aurais pas cru !

Il était ravi !

Delage, puis Bonenfant procédèrent ensuite à un examen.

Après un bref passage au foie – le temps d’éclairer leur religion – ils prenaient bien soin de s’attarder longuement sur cette rate, puisque Tannard avait joué la rate, et gagné.

Et maintenant, la question se posait : À quoi attribuer cette hypertrophie de la rate ?

Longue discussion, infiniment technique, à laquelle participa voluptueusement Peccavi. On s’accorda à trouver une origine très rassurante à cette hypertrophie.

Après cela, le traitement. Ablation, ou pas ?

— Je ne vois aucune urgence à opérer, déclara Delage. Cela me paraît au moins prématuré. S’il fallait absolument y arriver, nous serons toujours à même de… Mais je ne crois pas. C’est une bonne rate. Votre avis, Bonenfant ?

— Une très bonne rate. Dommage de ne pas la conserver. Il me semble que la médecine doit venir à bout de la remettre sur pied ? Votre avis, Tannard ?

— Je ne voudrais pas vous paraître vaniteux, dit Tannard, mais si tous les miracles étaient aussi faciles, le miracle deviendrait monnaie courante !

Peccavi “buvait du lait !”

— Évidemment, bredouilla-t-il, ébloui d’espoir, je sentais bien que ces transfusions m’avaient redonné des forces !

Pauvre vieux !

— Peut-être que des piqûres de cortisone ?… hasarda-t-il.

— Cortisone : j’allais le dire ! fait Tannard. C’est tout indiqué.

— Et ne croyez-vous pas que des extraits de foie de veau…

— Foie de veau en masse ! Ah, ça, mon cher maître, vous n’y coupez pas !

Ils rient. C’est comme si le printemps était brusquement entré dans la chambre.

“J’enterrerai l’affreux Durieux ! se dit Peccavi ; c’est quand même moi qui aurai le dernier mot !”

Tannard, Delage et Bonenfant vont s’enfermer dans le salon, pour le dernier acte de la comédie : rédiger une ordonnance (de pure forme)… après avoir plaisamment fait observer que Peccavi la rédigerait tout aussi bien qu’eux, l’ordonnance !

— N’oubliez surtout pas les piqûres de cortisone ! Ça lui fera tellement plaisir ! rappelle Delage à Bonenfant que l’on a chargé de la corvée de la rédaction, puisqu’il est le plus jeune !

— C’est déjà noté. Et les extraits de foie de veau. Est-ce que je lui prescris de la digibaïne ?

— Excellent ! Ça lui fera la meilleure impression !

Retour au chevet du malade. Peccavi lit soigneusement l’ordonnance, et l’approuve. On lui ordonnerait des médicaments homéopathiques qu’il approuverait ! Lui qui sait bien que les “docteurs-miracle” n’existent pas, il est tout prêt à croire aux médicaments-miracle. Cette lecture lui fait le plus grand bien ; le voilà tout regaillardi.

— Au fait, insinue-t-il, savez-vous comment se comporte l’insuffisance cardiaque de notre excellent confrère Durieux de La Barre ? Il m’a fait assez pénible impression, la dernière fois que je l’ai vu chez vous, Delage.

— Hum ! fit Tannard, je le crois en mauvaise posture.

— Très mauvaise, dit Bonenfant.

— Si mauvaise que cela ? répétait Peccavi, avec l’air de sucer une dragée. Sa mort serait une perte irréparable pour la Science. Le ciel m’épargne le chagrin d’avoir à suivre ses obsèques !



Sur le trottoir, en allumant une cigarette :

— D’ici deux mois tout sera fini, dit Delage.

— Deux mois ? se récria Tannard, il est à la merci de la première hémorragie gastro-intestinale. Je vous donne rendez-vous à son enterrement dans un mois ! Et encore, je suis large !

Il passe son bras sous celui du patron.

— Au fait, cher cousin, vous êtes tout désigné pour occuper son fauteuil à l’Académie. Je serai ravi de vous voir entrer dans notre assemblée, participer à nos travaux, à nos discussions…

— Trop aimable, cher cousin !

— J’ai pensé souvent, aujourd’hui, à votre accident de ce matin. Ce cœur qui vous a lâché… (Il disait cela sur le ton de “… l’ingrat !”) Une opération tellement magistrale ! J’en ai d’ailleurs parlé à plusieurs de nos confrères ! Mais je vous fais confiance : vous ne tarderez guère à prendre votre revanche.

Que répondre à ces sarcasmes ?

— J’ai téléphoné au docteur Léonard, continuait Tannard.

— Ah ?… Et pourquoi donc ?

— Pour savoir s’il y aurait prochainement une exécution capitale… pour vous ! Pour votre admirable greffe de rein ! Il n’y en a malheureusement pas en vue !

— Bah ! fit Delage, ulcéré, à défaut de reins véritables, il nous reste votre admirable rein artificiel, mon cher Charles !

Poignées de mains. Puis Tannard passa son bras sous celui de Bonenfant.

— J’ai réfléchi à votre campagne pour le fauteuil. Faites votre deuil de la voix de Jusserand. Il est en excellents termes avec Delage. C’est dire que nous sommes à couteaux tirés, Jusserand et moi ! Je me suis d’ailleurs tout récemment fait un plaisir de donner un zéro à son minus de rejeton en lui posant une colle sur la distance qui sépare Royat de Vichy. Drôle – non ?… Mais le fait d’avoir Jusserand contre nous nous permet de faire coup double. Et même triple ! En effet, l’hostilité de Jusserand jettera automatiquement Grignon dans notre camp. Et d’un ! Or, Grignon a l’oreille de Villerbue. Et de deux ! Tertio : Lemoigne. Je ne vous apprendrai pas que Lemoigne et Villerbue s’entendent comme larrons en foire ! Énorme valeur tous deux, d’ailleurs, mais passons : et de trois !… Toutefois, comme il ne faut jurer de rien, il importe de nous garder sur nos arrières. Comment ? Par les femmes, mon cher ! On ne saurait trop penser aux femmes ! Il se trouve que la femme de Lemoigne et celle de Villerbue ont en commun une passion. La chasse à la grosse bête. Vous saisissez l’intérêt ? Je suppose que l’on trouve encore du sanglier dans votre Auvergne. Je me permets donc de vous suggérer d’organiser…

Il s’interrompit pour adresser un signe amical à Delage qui, au volant de sa voiture, démarrait.



À ce moment-là, dans le petit salon Louis XV, Émile s’éveillait en sursaut, en appelant au secours. Il avait rêvé qu’il se trouvait dans le logis de sa grand-mère. Cette dernière n’était pas présente, mais symbolisée par les trois mannequins sur lesquels elle préparait ses travaux de couture.

Après une interminable et terrifiante montée d’escalier, entrait lentement dans la pièce le patron – qui était en même temps l’Homme Invisible. Tenue opératoire : blouse, bottes, calotte. Le visage était entièrement enveloppé de bandelettes. Dans la main droite, une lame brillante. À trois reprises, on devinait un geste violent du bras. Les mannequins, éventrés, s’abattaient sur Émile.

À présent, poursuivi jusque dans le réveil par le cauchemar, n’ayant plus, de l’endroit où il se trouvait, aucune conscience, mais la notion aiguë que c’était un lieu d’épouvantes, l’enfant continuait de crier dans les ténèbres.

Lumière…

Au seuil du salon, le petit homme jaune.

Émile poussa un profond soupir, tenta un timide sourire à l’adresse de Chang, puis se mit à pleurer sans bruit.

Il venait seulement de comprendre ce que signifiaient ces mots : “Ta grand-mère est morte.”

***

Émile est triste. Le patron lui fait peur… cet homme qui vous regarde toujours avec un air de ne pas vous voir et devant qui on n’a jamais le droit de parler. On n’en a même pas envie, d’ailleurs !

Florence est gentille. Mais, pour elle, Émile, qu’est-ce que c’est ? Un petit chien perdu dont elle se serait amusée un moment, et puis…

Simone, la femme de chambre, a pris Émile en grippe. Il paraît qu’Émile est “un salissant”. Même sans toucher aux choses !

Rien qu’en s’approchant, il les salit !

Simone attrape tout le temps Émile. Ce doit être parce qu’elle a mal dans le ventre. Elle n’arrête pas de se plaindre à la cuisinière de tout un tas de maladies qu’elle a dans le ventre. Est-ce que c’est sa faute, à Émile ? Elle n’a qu’à se faire opérer par le patron ! Puisqu’il aime ça : opérer !

Hier matin, Émile a voulu jouer avec le Bolide. Bien que ça ne l’intéresse pas extrêmement. Pour ça, il fallait tendre une longue ficelle. Émile commence à en attacher un bout au bouton de la porte du petit salon. Simone était en train de jacasser tout bas avec la cuisinière ; elle s’imagine qu’il l’espionne, lui crie de s’en aller. Émile commence à attacher sa ficelle au bouton de la porte du grand salon. “Tu es complètement fou ? crie Simone. Veux-tu filer ?” Émile s’en va vers l’escalier.

— Surtout, que je ne te pince pas en train de jouer au premier ! crie Simone, tu aurais affaire à moi !”

Émile commence à attacher sa ficelle au bouton de la porte du cabinet de consultations du patron, qui est à son hôpital à cette heure-là. La porte s’ouvre ; paraît Chang, un plumeau sous le bras. Avec l’index de sa main droite, il fait signe que non ; il ne faut pas. Émile commence à attacher sa ficelle à la pomme de la rampe de l’escalier, mais Chang, avec son index, continue à faire signe que non ; là non plus il ne faut pas ! Où, alors ? Les meubles, les tableaux, le guerrier chinois, tout a l’air de regarder hargneusement Émile.

Émile passe dans le jardin, ce jardin tondu, peigné, ratissé, qui a l’air d’être en coutume des dimanches toute la semaine : pas un brin d’herbe n’a le droit d’être plus haut que les autres, et dès qu’une feuille morte a le malheur de se laisser tomber dans une allée, le jardinier se précipite et l’enlève comme si c’était une tache de rouille !

Émile commence à attacher sa ficelle à un fusain. “Défense d’abîmer les fusains !” lui crie le jardinier !



L’après-midi, c’est pire ! Monsieur qui travaille. Des malades qui viennent consulter.

Ou bien c’est un savant, qui dit des mots si longs qu’ils font l’effet de rester accrochés dans sa barbe, comme des vermicelles !

Ou des amies de Florence, qui viennent papoter dans le petit salon. Le matin, on enlève le divan et on remet le mobilier en place pour la journée.

Émile ne doit pas se faire voir.

Probablement qu’il salirait les regards des gens qui l’apercevraient ?

Il en avait de la veine, Robinson Crusoé : il faisait ce qu’il voulait, dans son île !

***

L’après-midi de ce jour-là, Émile eut une grande joie. Il rêvassait près d’un massif : il aperçut Albertine ! De la rue, elle lui fit des signes et il fila la rejoindre. Elle était venue en triporteur avec Félix, le fils de M. Malissard, la charcuterie fine tout près du Petit Velpeau. Félix avait treize ans : deux ans de plus qu’Albertine, mais il en paraissait quinze, tellement il était grand et fort. Émile ne l’aimait pas beaucoup. D’abord parce qu’Albertine ne pouvait pas le sentir. Et puis parce qu’Émile le trouvait bête. Et peut-être aussi parce qu’il était tellement plus grand et fort qu’Émile ?

En tout cas, c’était chic de leur part, d’être venus.

Ils avaient joué aux billes, tous trois, devant l’hôtel. Mais le patron était arrivé en auto avec deux vieux messieurs : encore des savants !… Il avait été furieux de trouver Émile dans la rue et il l’avait fait rentrer plus vite que ça, en disant à Albertine et Félix que ce n’était pas un square, qu’il ne voulait plus les voir là. Émile, à ce moment-là, eut bien envie de se sauver, mais il n’osa pas.

Albertine emportait le Bolide : il le lui avait donné.

Il retourna s’asseoir près du massif, Robinson sur ses genoux. Mais il ne lisait que des yeux : sa pensée se promenait dans les rues de Paris. Elle accompagnait Albertine, qui roulait en ce moment en triporteur avec Félix. Au fait, elle avait l’air de bien s’entendre avec Félix, tout d’un coup, Albertine ! Elle qui racontait toujours qu’elle ne pouvait pas le sentir ! Elle avait drôlement changé d’avis. Et ça avait été drôlement vite fait…

Pauvre Émile ! Voilà qu’il est jaloux !

Chapitre Troisième

LA VISITE
— Voyons, madame, nous disions : coqueluche à sept ans, rougeole à huit ans et demi…

— C’est ça, docteur. À douze ans, j’ai eu ma première attaque de haut mal.

Le “docteur” n’était rien de plus qu’un stagiaire : Patrice de Vimes, le petit baron d’Empire, avec son beau collier de barbe et sa belle blouse style américain.

— Le haut mal ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Épilepsie, voyons ! lui dit dédaigneusement un externe qui passait. Alors, vieux, ça y est, votre observation ? Le patron va s’amener !

— J’ai presque fini, monsieur. J’en suis aux antécédents.

Animation fébrile dans la salle Pasteur, à Velpeau. Le samedi matin, le patron n’opérait pas. Il faisait “la grande visite.” En ce moment, il était dans la salle Laënnec, chez les hommes.

Toutes les malades s’employaient à se faire belles ; ce n’étaient que houppettes à poudre promenées sur de gentils museaux, bâtons de rouge dessinant à qui mieux mieux des lèvres idéales.

— Dis donc, Louise, avec toutes tes petites boucles, t’en fais des frais pour le patron ! glissait malicieusement une tumeur bénigne du sein à sa voisine de lit, une hernie étranglée.

— Et toi, ripostait la hernie étranglée, ton joli boléro, c’est pour le pape ?

À l’extérieur : brouhaha.

Lui, qui arrivait…

— Allons, allons, mesdames, faisait l’infirmière de salle, tapant dans ses mains, veuillez poser vos tricots ! Madame 15, cessons de bavarder !

Par la porte ouverte à deux battants, l’armée blanche s’engouffra.

En tête, le général. Delage était flanqué de trois éminents médecins canadiens débarqués la veille.

Son regard tomba sur le petit baron d’Empire encore au chevet de la malade au haut mal : une vieillarde totalement délabrée par l’alcool. Patrice de Vimes palpait, à travers la chemise, un sein flasque, – on devrait plutôt dire une masse flasque qui, un demi-siècle auparavant, avait été un sein.

— Eh bien ! jeune homme, vous vous croyez au cinéma ?

La vieillarde éclata de rire !

Blouse ouverte, ganté de caoutchouc blanc, passant de lit en lit en gardant l’index droit pointé vers les malades, Louis Delage avait grande allure.

— Fausse couche, monsieur, dit Marcillac, qui présentait les malades.

La fille, qui sentait son Barbès d’une lieue, décocha un sourire imbécile au patron.

Sur son lit, un roman policier : Cache ton pétard, ma jolie !

Le lit suivant.

— Autre fausse couche, monsieur.

Sourire “spirituel” de la fille. Celle-ci sentait d’une lieue son Saint-Germain-des-Prés (côté caves).

Sur son lit, également, un roman policier : Le macchabée paye le casse-croûte.

Le patron jetait un regard bref aux courbes de température.

Le lit suivant.

— Une opérée de M. Larmy.

Face au ciel, semblant ne rien voir, ne rien entendre, une jeune femme dont le visage exprimait une désolation sans remède.

— C’est le fibrome infecté dont je vous ai parlé, monsieur, fit Larmy à voix basse. J’ai été obligé de sacrifier les deux ovaires. C’est dommage. Cette pauvre femme tenait tellement à avoir un enfant.

— Et dire que celles qui peuvent !… grommela le patron.

Il posa affectueusement une main sur l’épaule de la jeune femme.

— Eh bien ! dit-il, vous allez pouvoir nous quitter. Vous voilà guérie.

— Oui, docteur, balbutia-t-elle. Je vous remercie.

Guérie…

Mais cette douleur incurable… Cette mort du cœur : “Jamais d’enfant ! Jamais !”

Ses lèvres s’étaient mises à trembler.

— Voyons, dit-il. La vie peut être belle, quand même !

— Oui, docteur, murmura-t-elle encore.

Et les larmes jaillirent.

Avant l’opération, quand elle pensait à avoir des enfants (ce droit de toute femme), elle se disait : “Le premier, je l’appellerai Dominique ; le second, Claude”. Des noms bien jolis, mais pratiques, en plus ! Qui peuvent servir aussi bien pour un garçon que pour une fille. On peut appeler son petit par son prénom alors même qu’on le porte encore dans son ventre ; il a déjà une existence sociale, c’est un personnage ! “Dominique a beaucoup bougé, cette nuit”. Pas seulement : “mon enfant”, mais : “Dominique”…

Il n’y aurait jamais de “Dominique”. Ni de “Claude”.

— Allons, mon petit, disait le patron, la vie peut être très belle, vous verrez…

— Oui, docteur.

À travers ses larmes, elle faisait ce qu’elle pouvait, la pauvre, pour lui adresser un sourire… qui était encore plus déchirant que ses larmes.

Le lit suivant.

Un goitre.

— Son métabolisme de base ?

— Plus 75 pour cent, monsieur.

— Vous dépensez trop, madame ! fait en souriant le patron à la malade, tout en palpant son cou. Je l’opérerai jeudi, mademoiselle Martin.

— Bien, monsieur.

Mademoiselle Martin prend une note.

À une externe qui, calepin et crayon en mains, ne le quitte pas d’une semelle :

— Mademoiselle, vous me préparez une lettre pour le docteur Jouasson, qui nous a envoyé cette malade.

— Bien, monsieur.

L’externe prend une note.

Le goitre sourit au patron.

Le lit suivant :

— Accident de la rue. Plaie du cuir chevelu. Entrée cette nuit.

Le patron examine la blessée. Puis fait volte-face vers le troupeau ahuri des stagiaires, et pointe son index terrible :

— Vous !…

Un frisson glacé secoue de la tête aux pieds Patrice de Vimes, le petit baron d’Empire.

— Devant une plaie du cuir chevelu, que doit-on redouter ?

— Eh bien ! monsieur, on pense que… On doit redouter…

La Môme Lunettes essaie en vain de le sortir du pétrin en lui soufflant la réponse “à la muette”, en remuant les lèvres en silence.

Brusquement, il démarre, avec l’énergie du désespoir :

— Devant une plaie du cuir chevelu, monsieur, on doit s’orienter immédiatement vers… vers…

Vers quoi ? Mystère !…

L’élan a tourné court.

— Eh bien ! dit le patron, me voilà fixé ! Vous m’avez beaucoup appris, merci ! (derrière le patron : rires). Toutefois, poursuit-il, “orientez-vous” donc immédiatement vers votre manuel d’anatomie ! Vous y découvrirez avec intérêt que l’être humain est possesseur d’un crâne susceptible de fracture !

Delage a l’aisance, la désinvolture, les coquetteries du grand comédien. Il est “en représentation”.

Derrière lui, vanité de se pavaner dans le sillage éblouissant du maître ! À défaut de posséder soi-même la gloire, il est doux d’en recevoir les exquises éclaboussures. Cela gagne même le troupeau des stagiaires.

Dans le lit suivant : une vésicule. On en a extrait un énorme calcul.

— On l’a conservé, j’espère, mademoiselle Martin ?

— Bien sûr, monsieur !

Une splendeur, ce calcul ! Le diamant du rajah, en quelque sorte !

— Vous devez vous sentir mieux, mon petit ?

— Oh, oui, docteur ! Mais ça irait encore mieux si je pouvais m’offrir un bon cassoulet. Parce que je suis de Toulouse, n’est-ce pas ! Alors…

— Ça viendra, ça viendra ! Un peu de patience !

— Fibrome, dit Marcillac, devant le lit suivant.

— Vous !… dit le patron, fusillant de l’index Napoléon Groslier, le noir d’Haïti.

Il l’invite à faire un toucher vaginal. Le malheureux, très gêné et atterré par le sentiment de sa maladresse, se couvre de ridicule cependant que le patron, pour tout arranger, lance :

— Bon cirque ! Excellent clown ! Médrano réclame du monde, paraît-il !

“C’est bien ma veine ! songe le petit baron d’Empire. S’il me l’avait donné à moi, ce toucher vaginal ! Ça me connaît, ces trucs-là !”

Le fibrome souriait au patron.

Le lit suivant : un bec de lièvre.

Et même lui, le bec de lièvre, souriait au patron !

Le lit suivant. La malade semblait embrasser tendrement son avant-bras gauche. En fait, c’était une greffe. On lui refaisait un menton décent, avec son bras.

— Encore quelques jours de patience, mon petit…

Par-dessus l’avant-bras, les yeux de la malade souriaient au patron.

Le lit suivant. Brûlures de la face par éclatement de butane. La blessée souffre beaucoup.

Néanmoins, la pauvre face brûlée sourit au patron. C’est vraiment comme si, de toutes ces couches, la Maladie en personne – cette “Mme Récamier” qui n’est jamais aussi “en beauté” qu’au lit ! – souriait au patron !

Au chevet de la malade suivante, un roman.

Dominique, par Eugène Fromentin.

Le patron se tourne vers les internes :

— Qui de vous, messieurs, me dira le nom de l’héroïne de cette œuvre presque classique – un peu sentimentale pour mon goût – mais des plus estimables ?

Surprise. Silence consterné.

— Tiens, tiens !…

Il se tourne vers les externes :

— Et que dit le Corps Distingué des Externes ?

Silence catastrophique.

— Bravo, messieurs les Médiocrités Satisfaites ! Forte culture !

Alors, une voix timide donna la réponse :

— Madeleine de Nièvres, monsieur.

C’était la petite Lalande, la Croix-Rouge. Le patron lui sourit.

— Il a la dent dure, aujourd’hui ! chuchotait Marcillac à Larmy. Qu’est-ce qu’il y a de cassé ?

Rien de cassé !… Au contraire. Le patron était en pleine euphorie !

Tout à l’heure, dans le couloir, Mlle Floche, la vieille laborantine, s’était jetée au-devant de lui, frémissante, pour lui montrer, sur un quotidien du matin, un entrefilet annonçant la condamnation à mort d’un assassin particulièrement ignoble : un incendiaire de vingt-cinq ans. Par vengeance et sadisme, il avait mis le feu à une pension de famille du Vésinet où vivait une jeune fille qui avait repoussé ses avances. Quatre personnes avaient été brûlées vives.

La promesse d’une tête de décapité : tel était le cadeau de la tendre vieille Floche ! Salomé sexagénaire, offrant sur un plateau d’or une face exsangue !

Un superbe rein de vingt-cinq ans en perspective, pour une greffe…

Le lit suivant.

— Ulcère de la petite courbure, monsieur.

On disait : ulcère. Mais on pensait : néo probable. Seule, l’intervention pourrait…

— La recherche du sang dans les selles ?

— Positive, monsieur. Pourtant, nous continuons l’administration d’alcalins.

— L’anémie ?

— Progresse, monsieur.

— Je vous opérerai la semaine prochaine, mon petit. On va vous débarrasser de ça.

“L’ulcère” sourit au patron.

— On vit parfaitement avec un seul rein, dit le patron à la malade suivante : une néphrectomie. À quoi bon garder un mauvais locataire ?

La néphrectomie sourit au patron.

— Fracture du tibia, dit ensuite Marcillac. Entrée cette nuit. Appareillée.

Le patron soulève le drap, tapote le plâtre.

— Ça ne vous serre pas ?

— Non, monsieur, dit la fracture du tibia, en souriant.

— Parfait.

Cette fois, c’est son filleul Jacques Brulanges qu’il foudroie de l’index.

— Dix formes de fracture du tibia ?

Quand le patron vous questionnait ainsi à brûle-pourpoint on éprouvait l’impression abominable d’être précipité dans une baignoire d’eau glacée ! Jacques récite : – Fracture du tiers moyen. Fracture sus-malléolaire. Fracture du plateau tibial…

L’armée blanche fonçait vers le lit suivant. Jacques suivait, attentif à ne pas décoller du patron.

— Fracture de Dupuytren haute. Fracture de Dupuytren basse…

— Péritonite opérée par M. Larmy, coupait Marcillac.

— De la fièvre ?

— Un peu, monsieur. On a commencé la pénicilline.

— Parfait.

— Fracture de la malléole interne… Fracture…

— Appendicite perforée. Opérée à la sixième heure. Pas de complications.

— Parfait.

— Fracture cunéiforme…

— Votre thoracoplastie pour après-demain, monsieur.

— Elle est trop basse, je l’ai déjà dit ! lance sévèrement le patron.

— Fracture de la malléole interne. Fracture spiroïde, continue Jacques.

L’infirmière a placé un oreiller supplémentaire.

— Là ! fait le patron. Vous respirez mieux, maintenant ?

— Oh ! oui, docteur.

— Elle supporte bien la streptomycine ?

— Fracture de la tubérosité antérieure, dit Jacques.

— Très bien, monsieur, dit Marcillac.

— Parfait, dit le patron.

Jacques en est à neuf. “– Plus qu’une ! se dit-il. Plus qu’une de ces sacrées fractures !…”

Le patron attend.

— Fracture… Fracture…

Le moral de la thoracoplastie est mauvais. Une anxieuse. Cultive l’idée noire. Comme elle a beaucoup maigri, elle s’afflige de voir, à son doigt, l’alliance glisser, couler. Pourvu que ce ne soit pas signe de malheur ! Déjà que son mari n’est pas des plus sérieux ! Et voilà deux mois qu’il est seul à la maison…

— Il faut être raisonnable, mon petit, dit le patron. Avoir de la patience.

— Et la fracture des épines tibiales ! jette Jacques, triomphant. Ça fait dix !

— Bien, dit le patron. Et, à la thoracoplastie, en souriant : “Vous voyez ! Il suffit d’être patient !”

La thoracoplastie lui sourit.

Il enveloppe d’un regard les lits suivants :

— Autre chose d’intéressant ?

— Rien de particulier, monsieur. Tout va bien.

— Parfait. Marcillac, terminez la visite vous-même avec les stagiaires.

Il s’en va, rapide, sans un regard aux deux jolies malades qui avaient tant espéré qu’il s’arrêterait près d’elles, qu’il remarquerait le joli boléro tricoté “pour lui” par la tumeur bénigne du sein, les jolies boucles préparées “pour lui” par la hernie étranglée. Dépitées, toutes deux s’enfouissent sous le drap !

Les médecins canadiens, les assistants, les chefs de cliniques, les internes, les externes ont suivi le patron.

— Suivez-moi, messieurs ! ordonne Marcillac à l’escadron nonchalant des stagiaires, tout en s’avançant vers le lit suivant : un kyste du pancréas.

— Ça va, mon petit ? Parfait ! Que dit sa glycémie, mademoiselle Martin ?

— Normale, monsieur.

— Parfait. Vous lui en referez une la semaine prochaine.

En une seconde, Marcillac a adopté la démarche brève, le débit brusque du patron et jusqu’à ses intonations, jusqu’à son “Parfait !”, jusqu’à cet index pointé.

— Je l’opérerai mercredi, avec M. Larmy, déclare-t-il ensuite au chevet de la tumeur bénigne du sein. C’est moins que rien, mon petit. Je vais vous débarrasser de ce bobo !

— Ça ne sera pas trop vilain, la cicatrice ? s’inquiète la malade.

— On ne verra rien, mon petit ! Absolument rien ! Contente ?…

— Oh, oui, docteur !

Il fait une caresse au menton, et passe.

— Une de mes malades, dit-il avec satisfaction devant le lit suivant. Hernie étranglée, entrée avant-hier. Je l’ai opérée dans l’heure. Elle est hors de danger. Sortante dans trois jours.

Il se tourne vers les stagiaires.

— Vous n’ignorez pas – j’espère ! – qu’après trois heures le pronostic de la hernie étranglée est grave.

Il braque son index vers Jacques.

— Brulanges, vous qui savez tout !… Devant une hernie étranglée, que doit-on craindre ?

— L’ischiémie, monsieur, par occlusion intestinale, répond automatiquement Jacques. Et, si l’on n’intervient pas, la mort.

Au mot de “mort”, la hernie étranglée éclate de rire.

Puisqu’elle se sait tirée d’affaire ! Sortante dans trois jours ! Rire un peu nerveux, rire de la joie de vivre.

Sans compter qu’il est rudement beau garçon, ce Marcillac dont la main, quarante-huit heures plus tôt, lui a ouvert le flanc…

Dans le groupe des stagiaires, il y avait quelqu’un, qui n’était pas un stagiaire : un monsieur approchant de la soixantaine, qui n’eût pas donné sa place pour un empire et qui éprouvait, à contempler Marcillac, plus de plaisir encore que la hernie au joli boléro : M. Marcillac père, le dentiste-vigneron, qui avait passé une blouse et suivait la visite, lui aussi !

— Ah, s’exclamait Marcillac avec gourmandise en s’avançant vers le lit suivant, voici le cas typique du “beau malade !”

Une vieillarde cachectique, squelettique, à l’épiderme cireux. Un tube de caoutchouc lui sortait d’une narine.

Néoplasme de l’œsophage avec métastases ganglionnaires très importantes dans toute la région pylorique. À titre d’expérience, le patron avait procédé à une résection en masse de la tumeur adhérant à l’estomac, avec suture de la partie supérieure de l’œsophage à la première anse du grêle.

Un tour de force frisant la magie noire !

Malade condamnée, bien entendu. Archi-condamnée.

Eût dû être morte.

Mais l’homme de l’art l’avait enchaînée à la vie pour un peu de temps encore. Condamnée à vivre.

Pour la Science. Pour pouvoir sauver d’autres malades, plus tard.

Il faut bien des cobayes !

Cela vivait.

Enfin, cela n’était pas mort.

Cela fonctionnait.

Au-delà de la conscience, certes ! Uniquement capable de souffrance.

Pas question d’attendre de cela un sourire. Ni au patron, ni à qui que ce fût. Si cela avait encore pu sourire, c’eût été à la mort. “Un peu de patience, comme dit le patron. Il suffit d’être patient !…”

C’était passionnant, de voir combien de temps cela pourrait tenir.

Ce “beau malade”, c’était l’orgueil du service !

***

— Alors, Larmy, le Bureau Central, vous y pensez ? demandait le patron. J’espère que vous vous êtes enfin décidé à passer les concours ?

— Non, monsieur. À quoi bon ? Je n’ai pas d’ambition.

Les deux hommes se trouvaient seuls dans le bureau de Delage.

— Vous avez tort, Larmy. Il faut de l’ambition ! Il en faut… même pour devenir un saint !

— Je ne vise pas si haut, monsieur ! Du moment que je suis près de mes malades… Je finirai par m’installer en province. J’opérerai huit heures par jour. Je suis fait pour ça !

— C’est très beau, Larmy !

“Un garçon bien, ce Larmy, pensait le patron. Excellent diagnostic. Praticien impeccable. Évidemment, pas d’audace ! Prudence, prudence… Mais un garçon très bien ! Mépris des titres, des honneurs, de la fortune. Peut-être un peu de timidité. Origine paysanne. Débuts très durs. A gardé le complexe du bœuf de labour. Mais valeur sûre. Haute conscience. Un beau spécimen d’homme. Ne découvrira jamais rien, évidemment. N’est pas de ceux qui inventent la poudre. Qui font avancer la science. Un serviteur. Loyal et fidèle serviteur. Un garçon vraiment très très bien.”

En d’autres termes : un pauvre type !

Là-dessus, la pensée du patron filait au joli rein de vingt-cinq ans en perspective : le rein de l’incendiaire sadique. Une aubaine ! Un don du ciel… par la main du bourreau ! (Bien entendu, le patron était contre la peine de mort – par principe. Enfin… – en principe !…)

Sa pensée opéra un nouveau glissement : c’était magnifique, ce rein en vue, mais où trouver le malade ? Le candidat à la greffe ?… Qu’il est donc malaisé de faire coïncider “l’heure, le lieu et la femme de son désir !”

— Oui, répète le patron, c’est très beau, ce que vous venez de me dire, Larmy. Vous êtes un modeste : c’est la sagesse ! À propos…

Joli coq-à-l’âne !

— À propos, vous vous occupez de préparer ma réponse à la dernière publication de Tannard ? Où en êtes-vous de mon article ?

— Je compte pouvoir vous le soumettre demain, monsieur. Je crois que vous serez content.

— Oh, je connais mon Larmy ; je suis tranquille ! Bon, parfait. Eh bien, à demain, vieux !… Hep ! là-bas ; tu arrives bien, toi ! Entre un peu.

Cet appel s’adressait à Jacques qui passait dans le couloir.

— J’ai un cadeau pour toi, Jacques. Je suis content de toi. Évidemment, en salle d’opérations tu es encore trop impressionnable, trop sensible. Mais tu luttes : c’est bien. Tu dois réussir. Et tu réussiras. Et moi, je pourrai tenir la promesse que j’ai faite à ton père. Seulement, attention, Jacques ! Catherine est adorable, bien sûr ! Mais jusqu’à l’internat pas question de mariage, hein ? Et pas question de roucouler, de rêver ! Tu auras tout le temps “de cultiver la fleur bleue” pendant ta vieillesse ! Enfin mettons : pendant l’âge mûr ! D’ici là : les concours, encore les concours, toujours les concours ! Et rien d’autre ! L’Amour Médecin, c’est très joli au théâtre ! Mais dans la vie… Compris, “monsieur le futur professeur Brulanges ?”

— Oui, parrain. J’ai compris.

— Parfait.

Il alla prendre un gros ouvrage dans la bibliothèque. Son regard revint à Jacques et il fronça le sourcil. Jacques béait devant la reproduction du Char de Foin, de Jérôme Bosch.

— Il paraît que tu as des dons pour la décoration, la peinture ? Et naturellement, cela enchante ces dames ! Comprends-moi : je suis loin de méconnaître la grandeur de l’Art ! La preuve : je n’y supporte que la perfection ! (Geste vers le Jérôme Bosch). Et, après tout, chacun a bien le droit d’avoir son violon d’Ingres ! Personnellement je ne joue pas de cet instrument : j’ai horreur de l’amateurisme.

Il posa le gros volume sur la table.

— Voici mon cadeau : Diagnostics urgents, par Henri Mondor. Mon exemplaire personnel. Annoté de ma main. Je te le donne. Parce que je suis content de toi. Pour assimiler la matière qu’il renferme il te faudra des années. Mais lorsque tu la posséderas bien, … là ! (il touchait le front du jeune homme), tu pourras sauver des vies ! Écoute ce passage.

Il lut :

“Autant la vue d’une main inexperte, gourde, brusque, est pénible, et annonce un examen sans profit, autant c’est un spectacle heureux que celui de deux mains douces, intelligemment dirigées, adroites, progressant dans la découverte, suggérant confiance au malade, instruisant l’entourage. J’ai vu des palpers admirables de perfection, de subtilité ; le geste du médecin est plus beau, alors, que tous les gestes : la vue de dix doigts à la recherche d’une vérité si grave et parvenant à la découvrir, à force de patiente exploration et de talent tactile, est un des moments où la grandeur de notre profession apparaît. La leçon de palper devrait être une des premières et des plus longues. Elle ferait plus, pour le bien des malades, que tant de déclamations théoriques !”

Il rit :

“Déclamations théoriques” !… Un rocher dans le jardin de “l’illustre cousin” Tannard… entre autres phraseurs !

Ses doigts palpaient affectueusement le gros volume.

— Sauver des vies, Jacques ! Des vies humaines !

On vit passer dans le couloir Jacqueline Mercier et Lalande, la Croix-Rouge.

— Dites-moi, mon petit.

Lalande s’arrêta au seuil, tout intimidée.

— Oui, vous ! Entrez… C’est bien vous qui m’avez répondu tout à l’heure, quand je demandais le nom de l’héroïne de Dominique ?

— Madeleine de Nièvres ? Oui, monsieur, balbutia-t-elle.

— Parfait. Au fait, rappelez-moi donc votre nom ?

— Madeline Lalande, monsieur.

— Tiens !… Madeleine. Madeleine… Joli, Madeline !

En souriant, il pointa l’index, comme lorsqu’il questionnait un stagiaire :

— Sauriez-vous me dire aussi le prénom de l’héroïne de La Chute de la Maison Usher, d’Edgar Poe ?

— Lady Madeline Usher, monsieur.

— Lady Madeline, parfaitement ! Vous lisez beaucoup : c’est bien ! Et vous retenez : c’est mieux ! Encore bravo, “Madeline” !

Si les regards pouvaient tuer – comme on dit – la Croix-Rouge fût tombée morte, abattue par les regards de tigresse de Jacqueline Mercier !

Et pourtant Madeline Lalande n’était pas encore sortie du bureau que, déjà, elle était sortie de l’esprit du patron !

N’empêche que, dix minutes plus tard, une rumeur fantastique remuait tout le personnel hospitalier de Velpeau : “Cette petite sainte Nitouche de Madeline Lalande a tapé dans l’œil du patron !”

Chapitre Quatrième

LES GLANDES
“Je ne vois nulle race de gens si tôt malade et si tard guérie, que celle qui est sous la juridiction de la Médecine ! Les Médecins ne se contentent pas d’avoir la Maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade pour garder qu’on ne puisse en aucune saison échapper leur autorité. D’une santé constante et entière, n’en tirent-ils pas l’argument d’une grande maladie future ?”

Montaigne. Essais.



L’après-midi fut plaisante.

Il y avait réunion à l’Académie de Chirurgie en vue de diverses communications, notamment sur les glandes endocrines.

Devant une bonne vingtaine de princes de la science et une quarantaine de seigneurs de moindre importance, Tannard dissertait – avec quelle complaisance ! – sur ce thème succulent :

“Les modifications de la perméabilité capillaire chez le chien décapsulé sous l’action combinée du Benzil-3-thio-2 uracile et du H. 687.”

Brandissant une longue baguette, il indiquait de temps à autre tel ou tel détail sur des images fixes qu’un appareil de projection du genre lanterne magique envoyait sur un écran.

Ainsi, le maître Tannard évoquait un peu un de ces bons vieux maîtres d’école de campagne montrant Le Havre, Cherbourg, Brest, sur une carte de géographie, ou descendant le cours du Rhône, en soulignant le relief du Massif Central à l’aide d’une gaule de noisetier, bien pratique également pour cingler à distance les doigts ou les oreilles des écoliers inattentifs. (Et l’élève zélé qui s’était donné la peine de la choisir longue et souple, de la couper et de l’apporter n’était pas épargné pour autant !)

— Messieurs, vous connaissez l’importance croissante que l’on accorde actuellement à l’hyperfonctionnement hypophysaire dans les différents syndromes endocriniens…

Il y avait des attentifs. Il y avait aussi des distraits qui chuchotaient entre eux de tout autre chose que de la perméabilité capillaire chez le chien. Cela irritait Tannard.

Dommage de ne pouvoir, d’un bon coup de baguette, cingler, par exemple, les doigts ou l’oreille du professeur Roger de Lammenècle, chef de Service, Médecine I, à l’hôpital Cuvier !

— Cette interprétation des faits nous a amené à étudier des substances susceptibles de freiner l’activité de l’hypophyse. Parmi ces dernières, le H. 687, ou dibromophényl éthyl…

— Je m’excuse, coupait suavement Delage, je suis malheureusement bien loin d’avoir l’expérience biochimique de l’éminent professeur Tannard, mais je vois mal comment il pourra faire usage du H. 687 en chirurgie humaine !

— Je serais curieux de savoir pourquoi, mon cher collègue ? lançait agressivement Tannard.

— Tout simplement, mon cher Tannard, parce que, ainsi qu’il ressort du si intéressant détail de l’expérimentation qui a été récemment publiée par vos soins dans La Science Médicale, les chiens ont certes vu leur perméabilité capillaire modifiée mais, malheureusement, après trois jours d’administration du médicament…

Ici, pause savante. Dans l’attente de la flèche du Parthe, les sourires s’affûtaient.

Delage, enflant la voix et détachant bien les syllabes, reprenait :

— Après trois jours d’administration du médicament, les chiens ont tous fait des paralysies du train postérieur ! Convenez que cette disgrâce, déjà fâcheuse pour le chien – cet ami de l’homme ! – le serait encore bien davantage pour l’homme lui-même !

Fous rires ! Fous rires… de bonne compagnie, il va sans dire !

— Excusez-moi, mon cher collègue, ripostait Tannard, la voix pointue, excusez-moi si j’avoue ma surprise, ma consternation de voir un homme de votre valeur s’arrêter à ce détail !

— Hé ! détail qui a son importance, mon cher collègue !

Nouveaux rires.

— Pardon, pardon, pardon ! jetait Tannard, qui commençait à s’échauffer. Vous savez aussi bien que moi, certainement, que cette paralysie… (L’exaspération l’emportait.) Vous ne me ferez jamais croire que vous pouvez ignorer que cette paralysie du train postérieur, dont vous faites si grand état, tient uniquement, – je le répète : u-ni-que-ment !… – au radical propyl qui entrait dans les produits utilisés jusqu’alors. Nous espérons bloquer ce radical par oxygénation en ph acide et, dans ces conditions, le médicament n’aura plus cet effet paralysant, à vrai dire malheureux, je vous l’accorde !

— Mais ne craignez-vous pas, répliquait Delage, imperturbable, que le médicament, perdant ce radical… propyl, comme vous dites ! ne perde du même coup son effet modificateur sur la perméabilité capillaire et que, n’ayant plus, somme toute, aucune activité, ni mauvaise ni bonne, il ne rappelle déplorablement le fameux “cautère sur une jambe de bois ?”

Divertissement savoureux, comme l’on voit !

Mais ce n’étaient là qu’escarmouches préliminaires, simple prise de contact : des fleurets. C’était au rein que l’on attendait les cousins ennemis ! Là, ce serait un pur régal !

De fait, ce nanan ne manqua point d’être offert à l’éminent auditoire.

Lorsqu’il vint, il fut d’autant mieux goûté que l’assemblée était encore sous le coup de l’euphorie où venait de la plonger le fougueux professeur Hilairet par sa communication sur les éléments de diagnostic, en bénignité ou en malignité, des ulcérations de la petite courbure.

Fébrile, piaffant, tonitruant, hennissant, ronronnant, vociférant, roucoulant, sautant comme un diable du grave à l’aigu et secouant de façon léonine cette chevelure blanche et hirsute qui lui donnait un faux air d’Einstein, Hilairet parlait des tumeurs néoplasiques avec un enthousiasme qui réchauffait le cœur et eût mis en joie l’esprit le plus maussade.

Tapotant l’image sur l’écran, il faisait littéralement joujou avec le cancer.

— Eh bien, messieurs, où est-il, le néoplasme ? Où se cache-t-il, le petit néo ?

Le petit néo ! Que de tendresse dans le ton dont il prononçait ce diminutif ! La baguette courait, glissait, bondissait sur la radiographie et le “petit néo” semblait s’en donner lui aussi à cœur joie de cette partie de “gendarme et de voleur”, de ce jeu de cache-cache ; on eût dit que le “petit néo”, complice, se faufilait avec agilité le long du canal cholédoque, disparaissait malicieusement derrière la grande courbure (“Où est-il ? Où est-il, le petit néo ?”) filait se blottir dans une niche (“Coucou ! Je suis là !”) – puis sautait comme un isard de niche en niche (“Coucou ! Coucou !…”) vers la petite courbure !

Et, telle une Idole adorée, la Maladie aux millions de visages et aux yeux d’arc-en-ciel se complaisait dans l’Assemblée des Docteurs, fidèles amants qui n’avaient, et n’auraient, jusqu’à leur dernier souffle, que son nom à la bouche !

Enfin… LE REIN !

Selon une expression qui lui était familière, ce fut, une fois de plus, pour Tannard, l’occasion “d’élever le débat”. Il fallait toujours qu’il “élevât le débat !” Donner le “coup de pied du plongeur” aspirant à quitter les bas-fonds vaseux de la réalité quotidienne pour aller planer, vertigineusement, dans la haute atmosphère des concepts, très loin, très loin au-dessus du “rein” proprement dit !

Le rein… “Où est-il, le petit rein ? Où se cache-t-il ?”

Le rein – dont le bon peuple a fait, symboliquement, le siège de la force : “Ceindre ses reins”, et de la faiblesse : “Ne pas avoir les reins solides.” Le siège de la victoire : “Casser les reins à quelqu’un.” Et de la défaite : “Se casser les reins.” Le siège de la lâcheté : “Avoir les reins souples.” Le siège de ce qui se situe sub specie aeternitatis, et, par-delà la vie, gouverne notre au-delà : “Dieu sonde les cœurs et les reins.” Le siège de la volupté et de la puissance virile : “Avoir les reins chauds.”

Le rein. Il n’y a que quelques minutes que Tannard en disserte, mais, déjà, il l’a perdu de vue !

Il en est à la “notion de rein”.

La notion de rein malade.

Et même plus !…

Même la notion de rein malade, il l’a dépassée, perdue de vue.

Il en est à la “notion de Maladie de Rein”, … ce qui est plus subtil, si l’on veut bien y prendre garde !

Et même cela, voilà qu’il le dépasse ! Tannard s’est lancé en pleine métaphysique.

Non pas même la métaphysique du rein !

La métaphysique de la notion de maladie de rein.

Néphrites, néphroses, hydro-néphroses, néphro-angio-scléroses, tuberculoses rénales, cancers rénaux, anuries, azotémies, hématuries : adieu !

Nous en sommes à la métaphysique de la notion de néphrite, de néphrose, à la métaphysique du concept de cancer et de la tuberculose !

La notion se dilue dans la notion de notion et le concept dans le concept de concept.

Tel Cyrano de Bergerac montant vers la lune, suspendu à ses fioles emplies de rosée, le professeur Tannard, suspendu à des fantômes de reins : ballonnets roses en forme de haricots, s’élève inlassablement, glorieusement, vers les cieux de la philosophie scientifique où règne à jamais, dans un brouillard éternel, notre Père le Jargon !

Et, sur ces innombrables fantômes de fantômes de fantômes de reins flottants – infiniment flottants ! – Tannard savoure l’innombrable jouissance de contempler le reflet du reflet du reflet, répété à l’infini, de sa propre petite image personnelle !

Delage bout. D’un mot, il crève ces ballonnets :

— Revenons à la réalité !

La réalité – c’est-à-dire l’être humain – qui se compose, comme chacun sait, d’un corps… et de maladies ! (Chère Maladie, de quel intérêt, sans toi, serait le corps humain ?)

Tannard : un amoureux qui se gargariserait d’envois de billets doux, de fleurs, qui se satisferait de faire à sa belle une cour interminable, ornée de coquetteries, de grâces, sourires et baisemains. Un cérébral, raffolant de parler d’amour. Mais surtout, ne pas le faire ! Tout, plutôt que de le faire !

Delage : un violent. Il va droit à la maladie ; il ouvre, il tranche, il bouscule tous obstacles, il débusque et force la maladie jusque dans sa retraite la plus secrète et, là, il la saisit, avec ses mains – ses mains de chair, pas avec ses mains métaphysiques, pas avec la “notion de main !” – il agrippe la maladie avec ses doigts, il l’empoigne, comme on serre quelqu’un à la gorge, et il la secoue, il la déracine, il l’arrache, il la rejette vaincue – violée !

Le président de séance reçoit ensuite à la chaire un nouvel orateur.

— Et maintenant, notre cher ami, notre grand ami, notre éminent ami et collègue… heu… heu.., (Il souffle : « Pardon ; comment, déjà, votre nom ?… Ah, oui ! Merci ») notre éminent collègue Ducourret va nous faire une communication passionnante sur… heu… heu… (Il souffle : « Pardon ; sur ?… Ah, oui ! Merci ») sur les précieuses observations qu’il vient de faire dans le Haut-Oubangui sur la remarquable inefficacité du nouveau traitement de la Filaria de Bancroft par injections massives de…, etc. etc.

Enfin, voilà qui se termine. Il n’est si bonne compagnie…

Chaises repoussées, brouhaha, sourires, poignées de mains. On se dirige vers la sortie, par petits groupes.

— Dites-moi, glisse Tannard à l’oreille d’un collègue, Loiseau-Mielland m’en a, ce matin, appris une bien bonne ! Cette pauvre femme sur laquelle Delage a tenté tout récemment sa greffe de rein – hélas sans succès, comme vous savez ! – elle élevait un petit orphelin. Eh bien ! on a assuré à Loiseau-Mielland que Delage – vous allez voir comme c’est touchant ! – Delage aurait décidé…

***

Sa joute avec Tannard avait mis Delage d’excellente humeur.

Avant de rentrer à Neuilly, il fit un crochet chez le bijoutier et acheta une montre-breloque ravissante enfermée dans une minuscule boule de cristal, dont il savait que Florence avait envie.

La pensée de l’incendiaire condamné à mort le rendait sentimental.

Maintenant, dans son cabinet de consultations, il s’attelait à la rédaction de cet article qu’il avait vainement tenté d’écrire, le soir du cocktail, au retour de la rencontre avec Mme Berger.

Il écrivit d’une traite :

“On a remarqué que les greffes chirurgicales d’un individu à l’autre ou de l’animal à l’homme se heurtent fréquemment à un refus de l’organisme récepteur qui tend à lyser le tissu étranger et à l’éliminer.

“Nous avons pensé que ce fait était dû à une modification de l’équilibre hormonal, lequel agissait, directement ou indirectement, sur les phénomènes d’anabolisme et de catabolisme ainsi que sur les moyens de défense de l’organisme.”

Des bruits bizarres, arrivant du hall, l’intriguèrent. On eût dit que l’on traînait, ou que l’on poussait quelque chose.

Il alla jeter un coup d’œil, par la porte discrètement entrebâillée.

Il sourit.

Émile, en pyjama, pieds nus, jouait avec la table roulante de l’office. Il fonçait à toute vitesse dans la galerie puis, d’un coup de jarret, se lançait à plat ventre sur la table, comme sur une luge, et se laissait emporter.

La femme de chambre, une lourde plante verte dans les bras, sortit de la salle à manger. Pour éviter l’enfant, elle se jeta de côté si malencontreusement que le cadeau de Marie-Laure, le hideux guerrier chinois, fut jeté à bas de son socle et se brisa, avec armes et bagages !

Le sourire du patron s’élargit. Débarrassé de cette horreur, enfin !

Mais la femme de chambre glapissait :

— Sale gosse ! Petit vaurien ! Tu vas voir, quand Monsieur et Madame sauront ! Qu’est-ce que tu vas prendre comme raclée !

— C’est pas vrai ! C’est pas moi !

— Pas toi ? Attends un peu ! Je vais le dire tout de suite à Monsieur !

— Assez ! lança le patron en s’avançant. Ce n’est pas lui qui a renversé la statue. C’est vous, Simone !

— Moi, monsieur ? Je jure à monsieur…

— Je vous ai vue ! C’est d’ailleurs sans importance ! Mais, que vous accusiez cet enfant… Ça non ; je ne le tolère pas ! Allez faire vos paquets immédiatement. On vous réglera un mois d’avance, mais je ne veux plus vous voir ici.

— Enfin, monsieur…

— J’ai dit : immédiatement !

Simone avait déguerpi.

Le patron regardait l’enfant avec un bon sourire.

Ce sourire était provoqué par l’idée – qui venait à l’instant de lui sauter à l’esprit ! – d’une note fort amusante pour son article sur les hormones cortico-hypophysaires.

Il fourragea une seconde dans la chevelure d’Émile.

— Sacré petit bonhomme ! Allez, va te coucher. Dors bien !

Émile le suivit du regard jusqu’à ce qu’il eût refermé la porte du cabinet de consultations.

Grâce à la modification du terrain que nous allons proposer, nous pensons pouvoir libérer les homo-greffes de la sujétion de la réfrigération et, par là, ouvrir le champ de l’hétéro-greffe à la thérapeutique.

Le patron s’était remis à son article.

Émile continuait de regarder cette porte fermée.

Il avait honte ! honte ! d’avoir détesté le patron.

Les hommes ne cessent de se répandre en discours sur la Justice et l’Injustice : c’est leur péché mignon, une coquetterie qui, jamais, sans doute, n’a engagé et qui n’engage assurément plus du tout !

Mais le cœur des enfants est demeuré un lieu d’asile pour la notion de justice.

Ils aiment la justice.

Le patron était juste.

Émile, désormais, n’était qu’un de plus, parmi ceux pour qui le patron était “le Bon Dieu”.

La maison du patron était devenue “la maison du Bon Dieu”.

Et, désormais, ce serait la maison d’Émile.

***

— Je te dis que cette situation est grotesque ! Ce gamin n’est resté que trop longtemps ici !

C’était le lendemain du renvoi de la femme de chambre.

Le soir.

Florence était occupée à dépouiller le courrier arrivé en fin d’après-midi.

Delage, en entrant, avait gardé son chapeau, son manteau. Hors de lui, il sortait fébrilement de sa serviette un journal froissé.

— Écoute ça ! Non, mais écoute ce titre ! Un joli trait d’humanité.

Il lisait :

On dit que le professeur Delage, dont on connaît les éminents travaux, songerait à adopter un orphelin, petit-fils d’une pauvre femme qu’il a vainement essayé de sauver en tentant sur elle, hélas sans succès, sa remarquable greffe de rein. Après ce précédent infiniment louable, certes, mais fâcheux pour les chirurgiens, que d’adoptions en perspective !

« Hein ? Dans le genre hypocrite, on ne fait pas mieux ! Ton illustre cousin Tannard a raté une brillante carrière d’humoriste ! Parce que c’est lui, je le sais, qui a inspiré cette petite ordure ! »

— Calme-toi, Louis ! Tu vis trop sur tes nerfs ! Cette feuille de chou n’est lue par personne. Cette mesquinerie n’a aucune importance !

— Ah, tu trouves ? Juste en ce moment ! À la veille d’événements très importants à l’Académie !

Il saisissait le téléphone, rageusement.

— Pour ce qui est du gamin… J’appelle Marcillac.

Or, dans le petit salon contigu au cabinet de consultations, Émile, l’oreille collée à la porte, entendait tout.

— Avant de rentrer, disait le patron à Florence, je suis passé chez Berval, le bistrot. Je supposais qu’il ne demanderait pas mieux que de prendre Émile. Puisque Émile s’entend si bien avec Albertine. Et puis, Berval a une tête de père de famille nombreuse ! Et puis… C’est ma deuxième greffe ! Sans moi, il serait mort ; il n’y aurait plus de Berval ! M’a-t-il assez assommé, l’animal, avec ses protestations de reconnaissance ! La reconnaissance : je t’en fiche !… Il ne veut du gamin à aucun prix ! Heureusement que Marcillac…

— Qu’est-ce que Marcillac… ?

À cet instant, le téléphone fit son bruit d’abeille dans la paume du patron.

— C’est sûrement lui. Il devait m’appeler aussitôt que… Allô ?

Ce n’était que Marie-Laure.

— Louis, je ne vis plus !

— Allons, bon ! Marie-Laure ne vit plus ! lança le patron, sardonique, à Florence.

— Que dites-vous ? criait Marie-Laure dans l’appareil.

— Je disais à Florence que vous ne vivez plus ! Au fait, pourquoi ne vivez-vous plus, ma bonne Marie-Laure ? Vous parlez bien fort, soit dit en passant, pour quelqu’un qui ne vit plus !

— Vous ne serez jamais sérieux, Louis ! Figurez-vous que Richard…

— Il ne vient pas ce soir chez Tannard ?

— Si, si ; nous y allons. Seulement… c’est vrai, j’oubliais de vous dire : ne nous attendez pas, nous ne passerons pas chez vous. Oh ! je ne sais plus où j’ai la tête ! Nous irons directement chez Tannard. Mais je voulais surtout vous dire… Richard va faire… Enfin, j’ai une peur bleue qu’il ne fasse une…

— Une quoi donc ?

— Une thrombo-phlébite, Louis !

— Hein ?

— Oui. Une thrombo-phlébite du sinus caverneux, du côté de la dure-mère, enfin je ne sais pas, moi ! Vous n’êtes pas oto-rhino, bien sûr mais vous devez quand même connaître ! Un caillot dans une veine qui conduit le sang au cerveau. Je viens de lire ça dans le Larousse Médical.

Le Larousse Médical ! Ce coup de téléphone loufoque arrivait à point pour remettre le patron en bonne humeur.

— Oh, Louis, il n’y a pas de quoi rire !

— Mais pourquoi voudriez-vous, ma pauvre Marie-Laure, que Richard fasse une thrombo-phlébite ? Vous trouvez qu’il ne fait pas assez d’âneries comme ça ?

— Louis, pour l’amour du ciel ! Il s’agit de votre frère ! Il est venu à Richard un furoncle sur l’aile droite du nez. Un énorme furoncle : il paraît qu’on en meurt très bien !

— Très, très bien ! fit le patron, pince-sans-rire.

— Vous voyez !… Remarquez, je suis armée : j’ai des sulfamides, de la pénicilline, de l’aspergilline, de l’auréomycine. Mais je ne sais pas par quoi commencer.

— Eh bien ! commencez donc par lire les Trois Mousquetaires, de préférence au Larousse Médical ! Quoi ? Vous les avez déjà lus ? Alors, relisez-les ! Ou lisez la suite : Le Vicomte de Bragelone. Vingt ans après ! Que sais-je ? Ce ne sont pas les saines lectures qui manquent ! Bonsoir ! À tout à l’heure chez Tannard.

Il raccrocha, puis fit le geste de perforer sa tempe droite avec son index un peu recourbé.

— Elle est à enfermer !

De nouveau, le téléphone.

Cette fois, c’était Marcillac.

— Bonsoir, vieux. Vous avez pu joindre votre père ? Il est d’accord, pour prendre le gamin ?

Émile écoutait. Et il avait froid, tellement froid, soudain, par tout le corps…

— Vous me tirez une jolie épine du pied, Marcillac ! Mais si, mais si ! Parce que, n’est-ce pas, l’Assistance Publique, oui, bien sûr, mais quand même… Et ce petit bougre d’Émile est très mignon, vous savez ; très attachant ; une cervelle bien faite. Ah, vous avez eu là une idée de génie, vieux ! Et j’en sais gré à votre père. À propos, fameux, son Château-Marcillac 1947 !… Un nectar ! Émile va être heureux comme un coq en pâte, là-bas ! (Petit rire bon enfant) “Ils sont dans les vignes les moineaux !” Quand comptez-vous l’envoyer chercher ? Vous passerez le prendre demain au début de l’après-midi pour le mettre à la gare vous-même ? C’est trop de gentillesse ! Enfin, parfait. L’enfant sera prêt. Encore merci, vieux !

À l’instant de raccrocher, il se ravisait :

— Allô. Votre tonus, c’est toujours ce soir ? Bravo ! Bonne soirée ! Je vous confie le jeune Brulanges ! À propos… c’est vous qui êtes de garde, cette nuit ? Ça me fait plaisir. Parce que je ne suis pas très rassuré au sujet de cette résection du poumon gauche que j’ai faite ce matin. Ce pauvre petit bout de femme n’était guère solide. J’espère pourtant que nous la sauverons. Surveillez-la bien. Je compte sur vous.

Étrange mélange, vraiment très étrange, le patron ! Cette conscience professionnelle, ce dévouement illimité. Et, par ailleurs, cette insensibilité. Ce n’est d’ailleurs pas le mot juste : cette “absence”, plutôt ! L’Homme Invisible : qu’y faire ?

— Voilà qui est réglé, dit-il à Florence. Marcillac mettra demain Émile dans le train de Bordeaux, et son père – tu sais, l’inénarrable dentiste-vigneron ! – viendra le cueillir à la gare et l’expédiera dans ses vignobles du Libournais. C’est la solution idéale.

— Pauvre Émile !

— Comment, pauvre Émile ? Je trouve qu’il a une fameuse chance ! Il va vivre au grand air, se faire de bons poumons, de bons muscles, dans un milieu sain, chez de braves gens ! Tous les gens qui cultivent la vigne sont de braves gens, par définition ! plaisanta-t-il. Il sera avec d’autres gamins, et des chiens, des vaches, des chats, toute la basse-cour. C’est mieux que le caniveau du boulevard Velpeau, non ? Et, dans un mois, il fera les vendanges ! Il sifflera comme un merle et il se flanquera des coliques à force de manger du raisin ! Et tu dis : “Pauvre Émile !”

— Tu as raison, dit Florence. Tout ce que tu dis là est très juste, naturellement. Mais cela va être un tel crève-cœur, pour Émile, de partir…

— Quelle idée ! Il ne s’est jamais imaginé qu’il resterait ici ?

— Tu crois ça ? Je l’ai observé. Quand il te regarde, il a une expression… Il t’adore, ce petit !

Il haussait les épaules.

Elle se dressa.

— Je vais lui annoncer aussi doucement que possible.

— C’est ça ! fit-il, furieux. “Le plaindre”, pour lui fourrer dans la tête l’idée qu’il est malheureux alors qu’il ne songe qu’à s’amuser ! Lui tamponner les yeux avec un mouchoir… pour faire venir les larmes ! Ah ! vous, les femmes, avec votre besoin de consoler… même ceux qui n’en ont pas besoin ! Je vais lui parler, moi.

Encore le téléphone.

Encore cette pauvre Marie-Laure !

Elle venait de réfléchir, au sujet de Richard. Ce début d’anthrax à la nuque, qu’il avait fait récemment, et ces vilains petits boutons qui n’arrêtaient pas de lui venir un peu partout depuis quelques jours, et, à présent, cet énorme furoncle au nez…

— Je me demande… Est-ce qu’il ne nous ferait pas du diabète ? J’ai de l’insuline, évidemment, mais…



Lorsque Louis Delage entra dans le petit salon, Émile, assis sur son lit, feignait de lire Robinson Crusoé.

— Émile, j’ai décidé de t’envoyer chez des amis à moi, à la campagne. Tu y trouveras beaucoup de petits camarades avec qui tu pourras jouer.

— Oui, m’sieur, dit Émile dans un souffle.

— On viendra te chercher demain. On me donnera souvent de tes nouvelles. J’espère qu’on me dira que tu es sage ?

— Oui, m’sieur…

— À la bonne heure, dit le patron. Tu es raisonnable. C’est bien.

Catherine entrait dans le vestibule.

— Tu es belle comme le jour, ma chérie, s’exclamait Florence en l’embrassant. Mais tu as l’air contrarié. Oui, je comprends, cette soirée chez Tannard, ça ne va pas être précisément folichon. Que veux-tu, il faut bien s’acquérir des mérites pour le Paradis ! Et comment va “notre” Jacques ?

— Très bien, je suppose, dit Catherine. Puis, visage contracté : “Je n’en sais rien, et ça m’est totalement égal !”

— Par exemple ! fit le patron s’approchant à grands pas. C’est ainsi que tu parles de “ton” Jacques ?

— “Votre” Jacques ! jeta-t-elle, crispée. Bonsoir, mon oncle, ajouta-t-elle froidement.

— Bonsoir, Catherine.

Il savait très bien ce qui se passait derrière ce petit front bombé.

— Papa et maman vous font dire…

— Qu’ils nous retrouveront chez Tannard : ta maman vient de téléphoner. Et ton papa a un énorme furoncle sur l’aile droite du nez. Puis à Florence, avec un imperceptible haussement d’épaules : “J’avais raison, naturellement, pour le gamin. Il a très bien pris la chose.”

Il se tourna vers Catherine :

— À propos de Jacques, il va passer une meilleure soirée que nous, le bougre ! Il assiste à son premier “tonus”, à Velpeau. Les internes inaugurent la nouvelle décoration de la salle de garde. Ils ont invité Jacques… en tant qu’artiste ! Je l’ai confié à Marcillac, il ne va pas s’embêter ! acheva-t-il perfidement.

Catherine le suivit d’un regard haineux tandis qu’il grimpait l’escalier par trois marches à la fois.

— Qu’est-ce qui ne va pas, ma petite Catherine ? s’inquiéta Florence.

Brusquement, le visage de la jeune fille ne fut plus que le visage d’une petite fille malheureuse.

— Jacques et moi, dit-elle sourdement, c’est fini.

Et elle raconta :

— On se faisait la tête. Il faut dire que j’avais été sotte, à l’hôpital, en disant à Jacques des choses méchantes sur mon oncle, juste le jour où la vieille femme qu’il avait opérée du rein venait de mourir. Ce n’était pas le moment. Et j’aurais mieux fait, aussi, de ne pas venir à l’hôpital en tenue de cheval. Jacques l’a mal pris. Il m’a dit des horreurs… Après, on s’est butés ; on restait chacun dans son coin, à broyer du noir. J’ai voulu me racheter, faire le premier pas. Cet après-midi, j’avais réussi à décider Duverger, le directeur de la collection Peintres d’Aujourd’hui, à venir voir les toiles de Jacques. Tu ne peux pas te rendre compte, mais je t’assure que, pour déplacer Duverger, c’est un monde ! Déjà, dans l’escalier, avant d’arriver au palier de Jacques, j’aurais dû me méfier. On entendait Jacques réciter un texte de manuel d’anatomie. Et il y avait une autre voix, que je n’ai pas reconnue tout de suite. J’ai cru que Jacques sous-collait avec un autre stagiaire, un petit baron idiot qui porte toute sa science au menton sous la forme d’un collier de barbe !

Et c’était Marcillac !

Ce Marcillac qui avait tout tenté pour “souffler” Catherine à Jacques, et que Catherine avait “descendu en flammes”, le soir du cocktail.

Jacques, en bras de chemise, un tibia à la main, récitait, avec le débit précipité d’un élève devant un examinateur : … Enfin, la face externe de l’extrémité inférieure du tibia est petite et rectangulaire. C’est là que vient s’articuler la face interne de la malléole péronnière.

— Pas mal, vieux, faisait Marcillac. Le tibia n’a presque plus de secrets pour vous !

Il examinait nonchalamment une toile : Baigneuse au Parasol, peinte par Jacques à Bandol.

— On passe au fémur ?

— Quand vous voudrez, monsieur.

— Allez-y, vieux !

— Le col du fémur, oblique en haut et en dehors…

— En dedans !

— C’est vrai, pardon, monsieur… et en dedans, rattache la tête du fémur au grand Trochanter…

— Au massif trochantérien. Vous me direz que c’est du pareil au même, vieux, mais un examinateur digne de ce nom ne doit admettre que le texte, le mot à mot, la lettre ! C’est crétin, mais c’est comme ça.

— Oui, monsieur… au massif trochantérien, sur lequel s’insèrent les muscles moyen et petit fessier.

C’était alors que Catherine avait sonné.

— Tu vois, ma Catherine, avait fait Jacques, gêné, M. Marcillac a la gentillesse de me faire travailler.

— Une idée du patron, glissait Marcillac, savourant le comique de la situation. Il s’intéresse tellement à Brulanges !

— Je sais ! La preuve : il a su lui choisir un excellent professeur !

— Trop aimable ! C’est d’ailleurs un plaisir pour moi : Brulanges est un sujet d’élite.

— Je n’en ai jamais douté ! En somme, je vous dérange ?

— Toi ? Non, bien sûr, protesta mollement Jacques. Enfin, c’est-à-dire…

— Nous déranger, vous ! se récriait Marcillac. Au contraire ! Vous êtes la Muse, l’inspiratrice !

— Vous devenez poète, maintenant ?

L’arrivée de Duverger avait interrompu ces aménités.

Il avait jeté sans façon sa serviette, son chapeau et sa canne sur la table, parmi les ossements et les planches anatomiques et, insoucieux de présentations, s’était mis incontinent à faire le tour du studio, frappant à chaque pas, férocement, le parquet avec un étrier de fer qui rallongeait sa jambe droite, plus courte que l’autre de dix centimètres.

À mesure qu’il avançait dans cet examen des œuvres artistiques de Jacques, il faisait une moue de plus en plus sévère. Des grognements aggravaient cette mimique. Et les gestes n’arrangeaient rien : il prenait une toile, une maquette, l’approchait de ses yeux, l’en éloignait puis, avec brusquerie, la reposait, de la façon dont on rejette un objet de dégoût.

Médusés, Jacques, Catherine et même Marcillac attendaient anxieusement l’excommunication qui allait tomber des lèvres du boiteux.

Devant la photographie du père de Jacques, il fit une longue station.

— Noble figure de vieillard ! grommela-t-il avec un hennissement du plus mauvais augure.

L’atmosphère devenait glaciale.

Mais quand, le tour de la pièce achevé, Duverger s’empara de sa serviette, de sa canne et de son chapeau et gagna la porte, toujours sans un mot, on eut l’impression que la température atteignait le zéro absolu !

Or, au seuil, le boiteux se retourna et lança à Jacques :

— Vos toiles : bien ! Mais vos maquettes : mieux ! Venez me voir !

Et il s’en fut, heurtant férocement, de son étrier de fer, les marches de l’escalier.

Après la minute de stupeur qui s’imposait, Catherine se mit à danser :

— Mon Jacques, mon Jacques, ça y est : c’est la gloire ! Il t’a dit que ta peinture était bonne : dans sa bouche, ça veut dire qu’elle est formidable ! Il t’a dit que tes maquettes étaient mieux : ça veut dire qu’elles sont géniales, tout simplement ! Je le connais, Duverger ! Et quand il a dit : “Venez me voir”, ça signifiait qu’il est décidé à te lancer ! Tu es lancé, mon Jacques !

Or voilà que Jacques joignait son ricanement à celui de Marcillac.

Dieu, comme ce fémur, que le pauvre Brulanges serrait dans son poing comme un bâton de maréchal (un bâton de futur patron !) lui donnait l’air idiot !

Catherine regardait avec haine Marcillac. Il n’y avait pas si longtemps qu’elle lui avait lancé : “Votre idéal, ce serait de donner votre nom à une maladie ! À une blessure ! La Fracture de Marcillac ! quelle gloire !” Et maintenant, il se moquait d’elle, tout en la déshabillant. Son regard cynique la mettait nue, entièrement nue, elle s’en rendait parfaitement compte. Dans le propre studio de Jacques ! Et Jacques trouvait cela drôle !

— Votre vermouth : bon ! Mais votre pastis : meilleur ! À la bonne vôtre ! s’esclaffait l’imbécile.

— Écoute, mon Jacques, commença pourtant Catherine. (Ses nerfs étaient tendus à lui faire mal.) Je t’assure que Duverger…

Tempête de rigolade !

— Duverger ! Ce nom en forme de poire ! bégayait Jacques.

Et Marcillac, olympien :

— Vos pommes reinettes : bonnes ! Mais vos prunes de Monsieur : meilleures ! Donnez-moi un kilo d’oseille !

Grotesques.

Catherine regardait avec amertume les ossements sur la table :

— Jolie “nature morte !”

— Allez, ma Catherine, fit Jacques, un peu honteux, avoue qu’il est marrant, quoi, ton Duverger ! Et tu ne vas quand même pas me faire une scène parce que je travaille !

Comme si la question était là !

— Très bien ; travaille. Je m’en vais. Je te laisse en bonnes mains !

— Tu es fantastique à la fin ! C’est toi, ou moi qui prépare l’externat ? Je t’aime bien, mais tu sais, l’amour et les concours, ça fait deux !

(“Les concours, encore les concours, et rien d’autre ! Tu auras le temps de cultiver la fleur bleue dans ta vieillesse !” Jacques n’avait pas oublié ces paroles du patron.)

— L’amour… et les “bêtes à concours”, tu veux dire ! lança Catherine. Rassure-toi ! Je n’ai pas l’intention de “jouer les sirènes qui conduisent les braves matelots au naufrage !”

— Tu es stupide, Catherine.

— Allons, mademoiselle Delage, persifla Marcillac, vous dites ça, mais si, un jour, Jacques Brulanges réussit à donner son nom à une blessure, par exemple, ou à une fracture ! La Fracture de Brulanges ! Vous serez bien contente !

Elle claqua la porte.

Seul, Jacques l’eût poursuivie dans l’escalier. Mais, devant Marcillac… Il revint vers la table avec un haussement d’épaules.

Catherine s’était arrêtée sur le palier. Elle entendait Marcillac déclarer :

— Ah ! les femmes ! Elles ne voient pas plus loin que leurs glandes !

Puis, en ricanant :

— Votre omoplate : bonne ! Mais votre coccyx : meilleur ! Passez-moi la moutarde !

Et l’hilarité de les plier en deux !

Un bruit de bouchon : Marcillac versait des liqueurs dans les verres. Deux chocs légers : les verres, qu’ils reposaient sur la table, après avoir bu.

Marcillac :

— Ne nous laissons pas abattre ! On continue, vieux ?

Jacques :

— Oui, monsieur.

Vieux… Monsieur…

Marcillac :

— Vous en étiez resté au muscle petit fessier.

Bref silence, puis nouveau ricanement :

— “Petit fessier !”

Catherine n’imaginait que trop aisément le mouvement de tête moqueur, vers la porte, dont Marcillac avait dû accompagner ces deux mots.

Marcillac :

— Prêt ?

Jacques :

— Prêt !

Le craquement d’une allumette sur une boîte.

Marcillac :

— Nous décrirons donc…

La voix de Jacques, tandis qu’il se mettait à arpenter la pièce, les yeux fixés sur son fémur :

— Nous décrirons donc au col du fémur deux faces et deux bords : la face antérieure et la face postérieure ; le bord inférieur et le bord supérieur. La face antérieure regarde en avant et en dedans…

Trop bête, vraiment ! Trop bête !

— Je ne le reverrai plus, Florence ! Je ne veux plus jamais le voir !

— Allons, ma pauvre Catherine, tu ne vas pas te mettre à pleurer ? dit Florence, qui se retenait difficilement de sourire.

Dans le petit salon, Émile, assis sur son lit, regardait devant lui, l’œil fixe.

Il les entendit partir. Il entendit claquer la porte d’entrée, la porte de grille ; l’automobile ronfler, démarrer. Il attendit encore un peu, puis, sans bruit, il se sauva.

Des heures, il marcha à travers le Paris nocturne. Si impressionnable, il n’éprouvait cependant point de crainte. Si frêle, aucune fatigue. Il était au-delà de la crainte et de la fatigue. Simplement, s’il voyait venir un agent, il se dissimulait ou faisait un détour.

Des bouffées de cor de chasse s’échappaient de la salle de garde de Velpeau lorsqu’il y parvint. Le tonus menait un charivari glorieux en l’honneur de la nouvelle décoration : une guirlande de nymphes cabriolant de phallus en phallus (et quels phallus !). Une trentaine d’internes et d’externes chantaient La Digue du cul en chatouillant de braves filles demi-nues. Une de ces demoiselles faisait l’enfant, cuisse de çà, cuisse de là, sur les genoux de Jacques.

Étourdi par les alcools, le décor d’un érotisme plutôt raide, et surtout par l’ambiance, Jacques se répétait qu’il était le filleul du patron. “Noblesse oblige !” Il mourait de peur de ne pas se montrer à la hauteur ; il en remettait, riait et braillait plus fort que les autres :



Je rencontre une belle,

La digue du cul !

Je rencontre une belle

Qui dormait le cul nu,

La digue, la digue,

Qui dormait le cul nu,

La digue du cul.



Parfois, la pensée de Catherine le traversait : il hurlait de plus belle, pour la chasser.



Berval fermait son bistrot.

Lorsqu’il vit arriver Émile et que, des phrases bredouillées du gamin, il comprit qu’il s’était enfui de chez le patron, cet honnête homme n’eut qu’une pensée : “Ne pas mollir ! Ne pas se mettre dans le cas, surtout, d’avoir à garder le gosse, lui, Berval !” Il connaissait la chansonnette : “Si on a le malheur d’être gentil, un geste en appelle un autre, et de fil en aiguille, c’est vous la victime !”

— Tu n’as pas honte ? Te sauver de chez M. le Professeur, qui a été si bon pour toi ! Et qui veut t’envoyer à la campagne ! Je voudrais bien y aller, tiens, moi, à la campagne ! Attends un peu, je vais t’y ramener, chez M. le Professeur !

Émile s’enfuit et alla se cacher dans le terrain vague qui longeait l’hôpital.

Hélas !…

Dans un coin, accotés à la palissade, deux silhouettes. Il les reconnut tout de suite mais ne voulut d’abord pas croire. Il s’approcha doucement : c’était bien elle : Albertine ! Avec Félix Malissard.

Eux ne l’avaient ni vu ni entendu.

Le bras de Félix était posé sur l’épaule d’Albertine.

— Alors, on se marierait, disait-il, et quand mes vieux seraient morts, c’est moi qui ferais marcher la charcuterie !

— Moi, répondait Albertine, je tiendrais la caisse. Et le dimanche on s’en irait à la campagne, dans la traction avant. (Petite hésitation). Est-ce que ça serait une traction avant, ou une Peugeot ?

— Les deux sont au poil, disait Félix. On pourrait avoir les deux ?… si les affaires marchent bien.

Émile distinguait nettement le visage d’Albertine : ses lèvres qui s’entrouvraient pour recevoir une cigarette qu’y plaçait Félix, puis la bouffée qu’elle rejetait après l’avoir aspirée profondément, tandis que Félix, à son tour, prenait une bouffée.

— Pourquoi que tu te recules ? demanda Félix.

— Pour rien, dit Albertine. J’avais cru entendre quelqu’un qui pleurait.



Maintenant, Jacques avait totalement oublié Catherine. Dans la salle de garde, on hurlait la Chanson de la Mariée :



Ah ! ah ! ah ! dit l’drap du dessous,

C’est toujours moi qui prends tout !

C’est toujours moi qui prends tout ! dit la mariée-é-e.

C’est toujours moi qui prends tout ! dit l’drap du dessous.



— Pardon, messieurs… et dames !

Dans l’euphorie tonitruante, on n’avait pas entendu le veilleur de nuit frapper.

— Le docteur Brulanges, vous connaissez ?

Ce mot de “docteur” eut le don de provoquer des rugissements de joie.

— Qu’est-ce que vous lui voulez, au “docteur” Brulanges ? fit Jacques, vexé.

— Ben ! docteur, il y a un gamin qui vous demande aux Admissions. Émile, le petit-fils de l’ancienne concierge de l’immeuble en face. Il m’a dit qu’il s’était sauvé de chez M. le Professeur Delage, j’ai pas compris pourquoi. Il pleure tout ce qu’il sait !

— Dites-lui de retourner chez sa mère !

***

Émile, rasant les murs, s’assura que le bistrot de Berval était fermé. Il vint alors à la porte cochère, pressa sur le bouton à secret.

Il se dirigeait vers le seul refuge qui lui restât : le petit logement au quatrième.

Mais lorsqu’il y parvint, un rais de lumière coulait sur le palier. Dans le logement, quelqu’un chantonnait Les Feuilles mortes.

Doucement, Émile entrouvrit la porte.

La première pièce était encombrée d’un fouillis où il reconnut, jetés pêle-mêle, les mannequins de sa grand-mère, des nippes ayant appartenu à la vieille femme, d’autres qu’il avait portées. Il y avait aussi ses livres d’images, ses albums à colorier ou à découper et des livres d’histoires qui l’avaient transporté, au point qu’il les savait par cœur. À l’envers, il pouvait lire un titre : Zig et Puce et l’Homme Invisible.

La porte donnant sur la pièce contiguë avait été retirée de ses gonds et couchée sur deux tréteaux. Sur cette table improvisée, un homme qu’Émile n’avait jamais vu étalait à grands coups de pinceau de la colle de pâte sur une bande de papier mural à fleurs. Il y avait déjà un pan de mur entièrement tapissé. L’homme s’arrêta de coller et de chanter pour rouler une cigarette et boire un coup de vin rouge.

C’était le nouveau locataire. On lui avait loué le logement comme si Émile n’existait pas, comme s’il était mort, lui aussi.

C’était normal, d’ailleurs ; où est-ce qu’Émile aurait pris l’argent pour payer le loyer ? Émile pouvait comprendre ça.

Mais quoi ? Plus un visage ami. Plus un gîte. C’était un peu comme si Émile faisait un cauchemar consistant à courir vers des portes qui, les unes après les autres, se fermaient devant lui lorsqu’il arrivait.

Il ne restait que cette campagne où un M. Marcillac qu’Émile ne connaissait pas voulait l’expédier, comme un colis, chez des gens qu’Émile ne connaissait pas, qu’il ne voulait pas connaître.

Lentement, il descendit l’escalier.

Lentement, il longea le couloir, promenant le faible rayon de sa lampe électrique agonisante sur les jolis animaux dessinés sur les plaques ; il avait à peine besoin de les voir pour dire leur nom ; il les eût facilement reconnus rien qu’avec ses doigts, comme font les aveugles.

Le lion. L’aigle. L’ours. Le hérisson. La licorne.

Ses amis.

Toutes les merveilleuses aventures qu’il avait pu inventer et se raconter à lui-même, où ces bêtes jouaient un rôle, et lui aussi, bien sûr !…

C’était fini. Ça aussi… fini !

La rue.

La porte cochère refermée, il ne put résister au désir d’appuyer – encore une fois, la dernière ! – sur le bouton à secret. Puis referma.

Définitivement.

Et s’en alla.

Il pensait à Robinson Crusoé. Même Robinson n’était pas tout seul dans son île : il avait Vendredi.

Émile était seul. Seul dans Paris. C’est encore plus triste d’être seul parmi des millions de gens.

Il marchait. Un peu endormi. Si las… Et tant de chagrin… Pour se sentir moins seul, il rêvait vaguement que le lion, le hérisson, l’aigle, l’ours, la licorne le suivaient, comme un petit troupeau, et que l’Homme Invisible marchait à côté de lui.

Émile était né trop tard ! Il eût dû venir au monde du temps que Dieu était Étrusque, ou Égyptien, ou Grec, ou encore, au temps que Dieu était Français. Dieu change souvent de nationalité. Il a bien failli être Allemand ! Peut-être, un jour, il sera Russe ? Pour l’instant, Dieu est Américain. Et il ne se déplace qu’en automobile.

Émile marchait droit devant lui, à travers Paris.

Il était fatal qu’il finît par rencontrer la Seine, qui traverse Paris.

“Un cercle… Deux cercles… Trois cercles…”

Et ce fut ainsi qu’Émile entra dans l’invisibilité.

TROISIÈME PARTIE

LES LITANIES DE LA MALADIE
“Nous nous faisons de la maladie une image vivante : ce n’est pas une erreur.”

Charles Nicolle.

(Naissance, vie et mort des maladies infectieuses.)

Chapitre Premier

LA NUIT DE GARDE
Dans la salle de garde de Velpeau, le téléphone appelle Marcillac : Police-Secours amène une urgence.

— C’est grave ?

— Oh, non ! monsieur. Quelques points de suture.

— Parfait. (Il baisse la voix.) Je vous envoie le filleul du patron. C’est un stagiaire. Faites-le un peu marcher, histoire de rigoler ! Et puis j’arriverai.

Il vient à Brulanges.

— Dites-moi, vieux. Ça vous intéresserait de faire la garde avec moi ? Vous n’êtes encore que stagiaire mais il faudra bien que vous la fassiez un jour ou l’autre, cette première nuit de garde !

Flairant la blague, les internes, les externes détournent la tête pour pouffer.

— Avec joie, monsieur, fait Jacques tout ému.

— Parfait, vieux. Alors, allez donc vous faire la main sur une urgence qui vient d’arriver. Un cas assez sérieux…

En dépit de l’alcool, Jacques n’en mène pas large.

— Bonne occasion pour vous distinguer, insiste Marcillac. Les manuels, c’est très joli, ils mènent à tout… à condition qu’on en sorte ! Bien entendu, ajoute-t-il, si vous êtes embarrassé, vous m’appelez.

Jacques jette sur ses épaules le manteau bleu de l’A. P. et part vers cette “mission de confiance”.

L’angoisse et la fierté se disputent son cœur.

Dans la salle des urgences, un “sidi” gît, tout ensanglanté, sur un brancard.

Agents de police, infirmières.

Jacques contemple, perplexe, l’individu qui présente un dos labouré du haut en bas par une lame. Plaie superficielle mais impressionnante.

— Comment est-ce que ça vous est arrivé ?

— Ben quoi ! Tu vois pas que je me suis piqué ? fait l’homme, goguenard.

Rires.

— Alors, docteur, lance un agent, qu’est-ce qu’on en fout ? Vous faites une admission ? Parce que, sans ça, nous, on est obligés de ramener le bonhomme au poste.

Il s’agit évidemment d’un banal “règlement de comptes”.

— Une admission ? Oui… C’est-à-dire… Oui, bien sûr !

Mais l’infirmière proteste. Quelques points de suture, et l’individu peut repartir. On n’a déjà pas tant de lits !

— Comme vous voudrez, dit l’agent, mais décidez-vous.

— Le docteur va le recoudre et on vous le rend, tranche l’infirmière. N’est-ce pas, docteur ?

— Oui, c’est le mieux ! bafouille Jacques qui n’a jamais “recousu” qui que ce soit, jamais seulement touché une de ces hideuses aiguilles courbes ! “Ce serait peut-être le moment d’appeler Marcillac ?”

L’infirmière, riant sous cape, va prendre dans une armoire un “haricot” – aiguilles, alcool, compresses – et tend le tout à Jacques, blême.

À cet instant, entre Marcillac, hilare.

— Je suis venu à tout hasard. Ne vous donnez pas la peine, pour les sutures, vieux ! J’en ai pour deux minutes.

Tandis qu’il recoud, on amène un clochard grelottant. Il pique une crise d’épilepsie.

— Le pauvre bougre ! fait Jacques à Marcillac. Naturellement, on l’admet, monsieur ?

L’infirmière éclate de rire.

— Vous n’y pensez pas, docteur ! On voit que vous n’avez pas l’habitude. C’est un simulateur. Il cherche un lit où passer la nuit, c’est tout !

Le clochard n’insiste pas :

— Bon, ça va !

Il part, rigoleur, tenter sa chance dans un autre hôpital. Les infirmières et Marcillac rient. Les agents rient. Un malaise monte de l’atmosphère fantasmagorique. Toutes ces pauvres femmes ! Ce troupeau souffrant…

Même l’individu au dos ensanglanté rit.

— Ne vous frappez pas, vieux ! lance Marcillac à Jacques qui s’en va, penaud. C’est le métier qui rentre !

Jambes de coton, tête ouatée, Jacques rôdaille dans la cour : “Bon Dieu, que j’ai mal au crâne !”

Il se dit que ça lui fera du bien de respirer un peu d’air frais. Et puis ils sont un peu fastidieux, les gars du tonus !

En fait, il rumine son ridicule : il n’ose pas retourner en salle de garde.

Il pénètre dans le service de Chirurgie. Il s’avance dans les couloirs faiblement éclairés par des veilleuses. Tout à coup, il s’avise qu’il est entré dans une salle de malades femmes.

(Jamais encore Jacques n’avait fait la rencontre du visage nocturne de l’hôpital.)

Étrangeté de ces sommeils.

Il y a celle qui soupire. Celle qui gémit. Celle qui ronfle. Celle dont la respiration est semblable à un râle. Celle qui s’agite. Celle qui rit en dormant. Celle qui rêve tout haut.

Et il y a celles qui ne peuvent dormir.

Celle qui ne fait que répéter : “J’ai soif !” Celle qui ne sait que dire : “J’ai mal !’’ Celle qui, dans la souffrance, prononce avec amour le prénom de son mari… ou de son amant ? Et celle qui appelle son enfant mort.

Et celle dont la fièvre fait claquer les dents.

Et celle qui est appareillée (une fracture de l’humérus). Elle quitte son lit et, spectrale dans la longue chemise blanche, avec son appareil qui lui donne un aspect d’épouvantail, elle se dirige en flageolant vers les toilettes…



De Nantes à Montaigu

Je rencontre une belle,

Qui dormait le cul nu,

La digue, la digue…



“Ça va mal, se dit Jacques, je suis complètement saoul !” Après les alcools et la tabagie du tonus, puis l’impression pénible dans la salle des urgences, l’air frais de la cour l’avait saisi, et maintenant, avec la moiteur et l’odeur médicamenteuse de cette salle, tout tourne !

Mais Jacques se raidit : “C’est le moment de ne pas se laisser aller à la sentimentalité, comme dit le patron !”

Au fond, ce n’est pas tellement sorcier ! Il n’a qu’à oublier qu’il est entouré de malades. La pénombre facilite les choses ; on ne distingue pas les visages. Il n’y a qu’à se dire que ces formes allongées ne sont… Eh bien ! mon Dieu, ne sont, en somme, que des… maladies ! Des aspects divers de la Maladie !

Jacques se met si bien ça dans la tête que, peu à peu, il éprouve, confus d’abord, puis oppressant, angoissant, le sentiment d’une Présence.

Comme si c’était Elle, effectivement, la Maladie – Elle en personne ! – qui soupire dans ces lits, qui gémit, qui s’agite en dormant, qui rêve tout haut en dormant, qui rit en dormant ! Et Elle, encore, qui dit : “J’ai soif !”, qui dit : “J’ai mal !” Elle dont il entend les dents claquer ! Elle qu’il voit lever de son lit et passer, appareillée.



De Nantes à Montaigu

Je rencontre une belle…



“La Maladie – qui est de la Vie, après tout !”, se dit Jacques.

Au fait, c’est vrai ! Est-ce que la Maladie n’a pas en commun avec nous cette ennemie : la Mort ? La mort du malade, c’est aussi la mort de la Maladie !

Le cimetière : un endroit que la Maladie doit détester autant que nous ! Maladies mortes, couchées côte à côte avec les défunts dans d’innombrables tombes !… Ci-gît une Méningite, décédée à l’âge de deux jours !… Ci-gît une Typhoïde, décédée à l’âge de dix-huit jours !… Ci-gît une Tuberculose, décédée à l’âge de cinq ans et deux mois ! Marrant !… Ah, fichtre, non, la Maladie n’a pas intérêt à la mort du malade ! pense gaiement Jacques. Ricanement des crânes sous la terre… Ce fameux ricanement des crânes humains, peut-être est-ce à la Maladie qu’il s’adresse, elle qu’il nargue ? (Ici, rien à te mettre sous la dent, ma vieille ! Squelettes pas comestibles !) “Oh, que ça va mal ! se dit Jacques, voilà que je me mets à jouer Hamlet méditant devant le crâne d’Yorick… Je n’aurais pas dû mettre de cognac dans ma bière !”

Il a lu aujourd’hui un livre qui l’a vivement frappé. NAISSANCE, VIE ET MORT DES MALADIES INFECTIEUSES, par Charles Nicolle.

Parbleu ! La Maladie “naît” – comme nous ! Comme nous, elle a ses “accidents” (les maladies de la Maladie !) Et elle “meurt”, comme nous !

La maladie infectieuse est un des actes multiples de la conservation de la vie.

“— … de la conservation de la vie… du microbe, évidemment !” Mais qui dit que l’Humanité n’est pas le “microbe” de quelqu’un ?

Des passages du Nicolle flottent dans sa mémoire.

La peste bubonique n’existait pas dans l’Occident méditerranéen avant l’épidémie dite de Justinien : elle est d’importation égyptienne. L’importation de la lèpre en France date des Croisades.

Valeureux Croisés, partis pour libérer le Saint-Sépulcre et ramenant la lèpre comme une belle captive !

La fièvre méditerranéenne est née au début du XIXe, dans l’île de Malte. Passée de la chèvre maltaise aux autres chèvres, elle a pris bientôt une marche envahissante.

Actuellement, elle s’étend par tout le monde. Elle justifie le nom de maladie d’avenir que nous lui avons donné il y a une dizaine d’années.

On dit bien “un garçon d’avenir !”

Petit rire imbécile.

Sans anophèle, pas de paludisme. Sans pou, pas de typhus. Sans puces, pas de peste ! dit le Nicolle.

La Maladie se perpétue par l’infiniment petit.

Comme la Vie.

Forcément !

Puisque la Maladie, c’est la Vie !

Ici, le spermatozoïde, le gamète, le chromosome.

Là, le bacille, le virus, l’ultra-virus.

Dame ! Pas folle, la Maladie !

Dame la Maladie…

La poétique fécondation à distance n’a pas de secret pour elle !

Pourquoi serait-elle moins finaude que la fleur, qui fait transporter au loin son pollen par l’abeille, la guêpe, le papillon ?

Son pollen, la Maladie le confie à l’insecte, elle aussi.

“Son pollen” : le microbe !

Sans anophèle, pas de… Sans pou, pas de…

La Maladie… reine des globe-trotters !

La Maladie… immensément éparse, comme la Vie !

“Tiens ! C’est joli, ça !” se dit Jacques. Il répète la phrase à voix haute.

— Vous cherchez quelqu’un, monsieur ? demande une voix.

Devant Jacques interloqué, une infirmière de salle.

Depuis quelques instants, elle observait avec curiosité ce garçon singulier, qui était passé près d’elle sans la voir, puis qui avait eu un rire stupide, et qui s’était mis à parler tout seul !

— Vous désirez quelque chose ?

— Non, non, merci, bafouille Jacques, horriblement gêné.

Vite, il reprend de l’assurance :

— Je suis de garde avec M. Marcillac. Tout va bien dans votre salle ?

L’infirmière est étonnée. Mais elle est “de nuit” : elle ne connaît pas Jacques.

— Tout va bien, oui, monsieur.

Jacques s’éloigne, du pas rapide qui convient.

Le coin tourné, il retombe dans sa méditation dévergondée.

Encore des passages du Nicolle :

Ce qui s’est passé aux époques anciennes où, par exception, la nature a réussi un essai, se répète à tous les instants présents et se répétera de même toujours. Il y aura donc des maladies nouvelles. C’est un fait fatal.

C’est vrai, pense Jacques. Des maladies nouvelles ! (Cette idée ne lui était jamais venue encore.) C’est passionnant !

Il y aura donc des maladies nouvelles et nous n’en saurons pas plus sur la naissance de ces maladies que sur l’origine première de celles dont nous souffrons aujourd’hui, et dont certaines sont plus vieilles que l’Histoire.

Jacques trouve divertissant de se représenter, à l’aube des temps, la troupe, sans doute déjà fort nombreuse, des maladies, penchées – telles de bonnes idées ! – sur le berceau du premier homme !

La première maladie du premier homme, quelle a-t-elle bien pu être ?

Et quelle a bien pu être la première de toutes les maladies ?

Jacques songe : “Tant de maladies, qui ont disparu, depuis le commencement du monde, et que je ne connaîtrai jamais ! Et tant de maladies, à naître d’ici la fin du monde, et que je ne connaîtrai jamais non plus !” À peu près comme un don Juan insatiable qui se désespérerait à la pensée de tant de corps parfaits, de tant de beautés qui ont vécu, durant les millénaires écoulés ; et de tant qui naîtront durant les futurs millénaires, qu’il n’a pas pu… qu’il ne pourra jamais étreindre, ni même embrasser du regard. Et il soupire !…

Jacques approchait de la salle Laënnec, quand la porte s’ouvrit : un fantôme se glissa dans le couloir. Un malade. Un vieux, dérisoire dans sa chemise battant ses cuisses grêles dont tous les muscles ont fondu et des mollets secs comme des sarments mais poilus comme des pattes de chien briard. Ajoutez à cela une invraisemblable barbe de sapeur de la guerre de 70 ! Il avançait avec des précautions de Sioux. Soudain, apercevant Jacques, il fit volte-face, réintégra précipitamment la salle Laënnec.

Jacques ne l’avait même pas vu.

“Créer des maladies nouvelles ! Ce serait… Ce serait fameux !”

Nul savant, jusqu’à présent, disait le Nicolle, ne peut se vanter d’avoir créé de toutes pièces une maladie infectieuse nouvelle.

“Dommage ! pensa Jacques. Mais tous les espoirs sont permis.”

À défaut de maladies nouvelles, on doit pouvoir réussir… la création d’épidémies nouvelles, par exemple ?

L’épidémie – cette exaltation de la Maladie !

Précisément, le Nicolle en parlait, des épidémies.

Il faut, pour réussir l’épidémie, un ensemble de conditions favorables…

On ne fait pas ce que l’on veut, en matière de création d’épidémies…

L’homme, en dépit de son intelligence, ne saurait se vanter de réussir à coup sûr. Ne concluons pas qu’il n’y a rien de mieux à espérer d’autres applications des mêmes méthodes pour l’avenir…

“C’est ça, pense Jacques ; ne nous décourageons pas.”

“Tout se passe réellement comme si” la Maladie marchait devant lui, se détournant parfois pour épier ce puceau qui ne peut supporter la vue du sang, et que le patron lui destine pourtant pour amant ! “Comme si” elle le soupesait, le jaugeait. “Comme si” elle lui coulait une œillade d’encouragement : “Suivez-moi, joli brun”, se disant : “Intéressant ce petit ! On pourra faire des choses ensemble… si la Peinture ou la Décoration théâtrale ne le mangent pas d’ici là !”

Jacques a contourné la salle Laënnec. Il parvient de l’autre côté juste à l’instant où le “sapeur de 1870”, ayant traversé la salle en clopinant sur ses jambes d’insecte poilu, s’engage dans le couloir.

Terrorisé, persuadé que Jacques l’a à l’œil, il se rejette dans la salle Laënnec en bredouillant une phrase où revient à trois reprises le mot “colique”.

Jacques n’a rien entendu. Glissant de plus en plus dans le délire éthylico-poético-médical, il en est à présent à imaginer des “Litanies de la Maladie !”

“Notre Dame la Maladie, qui régnez sur un peuple immense de prêtres en chasuble blanche, de bedeaux blancs, de nonnes blanches et d’enfants de chœur en surplis blancs !

“Hôpitaux : vos Cathédrales, Notre Dame la Maladie !

“Cliniques : vos Chapelles !

“Vos Sanatoria flamboyants dans la nuit de la montagne, comme pour un solennel Office de Ténèbres !

“Et vos millions d’humbles lampes, Notre Dame la Maladie, dans les millions de chambres de malades où se célèbre votre culte privé !

“Et vos Sacristies : les pharmacies !…

“Notre Dame la Maladie, qui avez vos Saints, vos Martyrs.

“Et vos Missionnaires (mon père en fut un).

“Et vos mystiques, vos illuminés (vos prophètes, peut-être !) Radiobiologistes, joueurs de baguettes, de pendules et de tubes-témoins, d’oscillateurs, de syntonisateurs, de radioélectromètres, neurotomètres, radiocampimètres, électroauramètres, réflexophones, algésispondyloscopes !

“Vos Charlatans,

“Vos Innocents,

“Rebouteux,

“Guérisseurs,

“Envoûteurs,

“Vos Défroqués : les médecins marrons, qui ne se servent de vous que pour “faire de l’argent” : vos Maquereaux, Notre Dame la Maladie !

“Votre Gloire, les Fastes de votre Histoire, lorsque vous jetiez sur le monde, du fond de la lointaine Asie jusqu’aux confins de la terre occidentale, votre manteau noir, jaune et bleu, aux couleurs impériales de la peste, de la fièvre et du choléra !

“Vos Fléaux luxueux, vos somptueuses Pluies de Sang, vos Plaies d’Égypte, vos Calamités milliardaires !

“Vos Âges poétiques, quand le lépreux faisait son honteux bruit de crécelle dans les brouillards de l’An Mil et que les foules processionnaires, évêques bien gras en tête, vous adjuraient en latin,

“ni plus ni moins, Notre Dame la Maladie, que ne font encore de nos jours les sorciers convulsionnaires dansant et chantant devant vous dans la forêt équatoriale,

“ni plus ni moins, – non plus – que ne font les foules se traînant en pèlerinage vers vos villes miraculeuses, dans une rumeur de cantique,

“où revient le nom de ce Jésus devant qui vous étiez si docile et douce : il suffisait qu’il parlât, qu’il imposât les mains, que l’on touchât le bas de sa robe, et vous vous retiriez !

“Votre Splendeur, Notre Dame la Maladie, vous qui parez de votre fard la face des temples antiques, les Pyramides, le sourire du Sphinx ! Car vous fleurissez la pierre elle-même, c’est vous qui rendez si belles les ruines !

“Notre Dame la Maladie, dont le nom sert à désigner ce qu’il y a de plus délicieux ici-bas,

“car ne dit-on pas : le Mal d’Amour ?…

“Notre Dame la Maladie, vous que les Astrologues et les Géomanciens disent liée aux astres,

“et qui faites éclater le cœur des Astres !

“Conquérante des Voies Lactées,

“des Nébuleuses,

“Et des Univers-Îles !

“Vous qui êtes née au premier jour des Origines,

“et qui mourrez la dernière au dernier jour, sur les catacombes universelles… milliards d’humanités épanouies en poudre, malades et médecins pêle-mêle !

“et qui, durant les siècles des siècles, n’aurez jamais cessé de conter aux malades, – à voix de nourrice, – LES CONTES MERVEILLEUX DE MA MÈRE LA FIÈVRE !…”



— Alors, vieux, on fait son petit tour du propriétaire ?

Marcillac vient de surgir. Il s’engouffre dans la salle Pasteur. L’infirmière l’a appelé. Le goitre, que l’on doit opérer incessamment, se débat dans les affres de l’angoisse nerveuse.

— Eh bien ! mon petit, qu’est-ce qui ne va pas ?

La jeune fille fait rouler sa tête sur l’oreiller. Elle est baignée de sueur. En pleine panique. Elle est sûre qu’elle va mourir !

— J’ai la fièvre…

Et Marcillac, le cynique, l’ambitieux, le trousseur de cotillons, qui ne rêve que concours et parties de jambes en l’air, Marcillac comprend, s’apitoie, pose sa main sur le front humide. “Il m’arrive aussi de penser à mes malades”, disait-il à Catherine.

— Grande sotte ! Tu n’as pas un sou de fièvre !

— Je sens mon cœur qui bat vite !

— Heureusement ! Un cœur, c’est fait pour battre ! (À l’infirmière) : vous lui ferez un gardénal sodique. (À la malade) : on va te donner quelque chose pour que tu puisses dormir. Allez, bonne nuit ! Un petit sourire, avant que je m’en aille ?

La malade lui fait un sourire bouleversé de gratitude.

Et le grand diable s’en va, à grandes enjambées de sept lieues. Dans le couloir, Marcillac tombe sur l’obstiné “Sapeur de 1870” qui venait d’opérer en catimini une troisième sortie de la salle Laënnec et trottinait, bannière au vent.

— Qu’est-ce que vous fabriquez ici, mon vieux ? Vous allez faire une visite aux dames ?

— C’est-à-dire, docteur… J’avais une des ces coliques…

— Ouais ! Encore la chambre 4, hein ? “Je coupe, atout, belote et rebelote !” Vous êtes terrible ! Allez, filez vous coucher !

Puis il passa dans le bloc opératoire.

Jacqueline Mercier et Paulette Durousseau, nues sous leurs blouses, dans la vapeur des poupinels, achevaient les stérilisations : la matinée du lendemain serait très chargée en opérations, et le patron devait en faire une spécialement difficile. Il avait procédé à une gastro-entérostomie, techniquement très réussie, il va sans dire, mais qui avait déterminé un ulcère jéjunal peptique, lequel avait produit la presque toujours mortelle fistule gastro-jéjunocolique, compliquée d’un ulcère duodénal. Le patron allait pratiquer, selon une technique séduisante, une hémicolectomie droite et une gastrectomie droite (résection large de l’estomac puis anastomose par un Polya).

Une des interventions les plus délicates de la chirurgie gastro-intestinale.

— Je viens te voir pour une urgence, dit Marcillac à Jacqueline.

— Une urgence ? Ici !…

— Ma petite urgence personnelle ! fit-il en riant.

En même temps, il glissait une main sous la blouse de Jacqueline et la plaquait sur un sein.

— Oh, je t’en prie ; ce n’est pas le moment !

Elle se dégageait, filait vers un autoclave.

— Tu es bien nerveuse depuis quelques jours ?

Il la reprenait dans ses bras, plus par jeu que par passion.

— Voyons ! Laisse-moi !

— Quoi ! J’entretiens le feu sacré… à ma façon ! fit-il en lui pétrissant une fesse à pleine main.

— Tu es impossible !

— Oh, la la ! Quelle emmerdeuse !

En partant, il arrêta Paulette au passage, par la pince de Kocher qu’elle utilisait en guise d’agrafe pour tenir sa blouse fermée, à la hauteur de la poitrine. Il faisait ainsi largement bâiller la blouse ; son regard plongea sans vergogne.

— Charmants petits jumeaux !

— Cochon ! souffla, très doucement, Paulette.

Marcillac sortit sur un gros rire.

Paulette vint à Jacqueline.

— Tu vas fort, tu sais, de t’obstiner à penser au patron !

Puis, philosophe à sa façon :

— C’est drôle, la vie : c’est toujours ceux qu’on n’aime pas qu’on a ! Quand même, tu as de la chance. C’est quelqu’un, Marcillac ! Et puis, physiquement, il est au poil ! D’ailleurs, tu le sais mieux que moi !

— S’il t’intéresse, ne te gêne pas pour moi ! fit Mercier. Il me dégoûte. Et moi, je me dégoûte encore plus !

Et dire que cette nervosité, cette amertume venaient, tout simplement, de ce qu’elle ne parvenait pas à oublier le patron faisant entrer Madeline Lalande dans son bureau, lui souriant, l’appelant “Madeline !”

***

Maintenant, Jacques s’amuse à imaginer qu’il est seul dans l’hôpital. Tout autour, sur des lieues, ce grouillement de millions de créatures humaines – de maladies en puissance ! Et d’accidents !

Sirène de Police-Secours. Civière.

Et Jacques, qui est de garde ! Qui sera appelé en salle d’urgences. Qui devra faire face. Juger de la situation. Décider si l’on admet ou non.

Évidemment, Jacques n’est pas tout à fait seul ! Marcillac est là !

Mais il joue à oublier Marcillac ! À faire comme s’il était seul.

L’envie le prend de téléphoner à quelqu’un.

N’importe qui. Mais téléphoner.

Pour annoncer glorieusement qu’il est de garde !

Il se hâte vers la salle des admissions.

À qui téléphoner ?

Catherine : il ne demanderait pas mieux ! Mais elle est chez son oncle Tannard. Et, surtout, ils sont fâchés. Et, de savoir qu’il est de garde avec Marcillac, cela achèverait de la rendre folle !

Florence ? Chez Tannard, elle aussi.

La maman de Jacques ? Elle dort sûrement, à cette heure-ci. Ce serait gentil de la réveiller ! Mais appeler Lille, de la cabine à côté du veilleur de nuit, ça ne passerait pas inaperçu et ce ne serait pas très apprécié !

Alors, qui ? Ce crétin de Patrice de Vimes, pour le faire crever de jalousie. Mais de Vimes n’est pas chez lui.

Alors, qui ? Le nègre d’Haïti ? Excellente idée ! Appelons Napoléon Groslier.

— Allo, Napoléon ? Figure-toi, je viens de me taper mon premier tonus avec les internes ; ça a été carabiné ! Maintenant, je fais ma première nuit de garde. Avec Marcillac. C’est formidable ! Je viens de recoudre un zigoto qui était fendu de la nuque au coccyx. Après ça, j’ai eu un autre zigoto qui a essayé de me la faire à l’estomac avec une crise d’épilepsie, pas mal imitée d’ailleurs. Mais ça n’a pas pris ; je l’ai viré ! À présent, j’attends de pied ferme la suite des événements. (Sur ce, il blêmit.) Bon Dieu ! La sirène de Police-Secours ! Encore une urgence, sûrement ! Tu l’entends, la sirène ?… Excuse-moi, vieux, faut que je saute voir. À demain, vieux.

Vieux… Il devient très patron, Jacques Brulanges !

Le hululement de la sirène enfle. Puis diminue, s’éteint. Ce n’est pas pour Velpeau.

Ouf !…

Comme Jacques va sortir, le téléphone teinte. Le veilleur de nuit décroche.

— Allo ?… Vous tombez bien ! Il est là, justement. Je vous le passe. Monsieur le docteur Brulanges, c’est pour vous.

— Pour moi ? Par exemple !

C’est Georges Dauby qui appelle. Un camarade de Jacques : un étudiant en droit.

— Allo, Brulanges ? Ah, c’est une veine que je te trouve ! Il faut absolument que tu viennes chez moi. Tout de suite ! Il me tombe une de ces tuiles… Peux pas t’expliquer au téléphone.

Georges a une voix blanche, sans timbre.

— Impossible ! Je suis de garde ! fait Jacques. Mais demain matin de bonne heure…

— Ce sera trop tard, gémit Georges. C’est tout de suite ou jamais ! Jacques ! Il faut absolument… Une catastrophe, je te dis.

Jacques entendait sa respiration brève, angoissée.

— En taxi, tu en as pour dix minutes. Je te ramènerai à Velpeau, dans la traction de papa. Une demi-heure en tout, tu ne peux pas me refuser ça. C’est une question de vie ou de mort !

Georges Dauby : Jacques ne l’aime guère. Un petit bourgeois, intelligent, mais assez égoïste, assez lâche. Viveur, galopeur de filles. Fait son Droit : façon de parler ! Fait semblant, mais n’attendra guère, après la mort du papa procureur, pour faire valser les écus !

— Je vais essayer de m’arranger, dit Jacques.

Il demande à Marcillac s’il peut s’absenter un moment : une obligation aussi impérieuse qu’imprévisible, dit-il, sans préciser davantage.

— Une “urgence”, en somme ! fait Marcillac. Mais bien sûr ; allez, vieux. Et, ensuite, rentrez donc vous coucher. Je finirai la garde tout seul ; tout a l’air bien calme, dit-il, pince-sans-rire.

Chapitre Deuxième

“TU ES TOUBIB !”
Lorsque Jacques entra dans la garçonnière de Georges, il eut l’impression de tomber dans une atmosphère de “surprise-party” qui se serait terminée en “murder-party”.

Des bouteilles de champagne vides, le pick-up encore ouvert. Quatre filles débraillées et trois garçons : tous consternés.

Les filles : une chanteuse de cabaret, un mannequin à tête de gorgone hollywoodienne, une Suédoise qui séjournait à Paris au pair, et Yvette, la maîtresse de Georges : une petite très rigolote, modèle pour ateliers d’artistes. Sa chevelure pendait lamentablement sur son visage défait, et Georges, littéralement décomposé, répétait sourdement : “Merde ! Merde ! Merde !…”

À la vue de Jacques, il bondit.

— Viens !

Il poussa une porte.

— Voilà.

Sur un divan, Jacques aperçut, allongé sur le dos, inanimé, Patrice de Vimes, le petit baron d’Empire.

— Qu’est-ce qu’il fout là ? Et qu’est-ce qu’il a ?

— Il en avait marre de sa poule, la Môme Lunettes, cette mocheté, tu sais ? Jean-Claude, le copain, là, lui avait promis de lui présenter une fille épatante : Marianne.

Marianne, c’était le mannequin. Jean-Claude ne lui avait pas caché que de Vimes n’avait aucun succès auprès des “souris” ; on ne savait d’ailleurs pas pourquoi : il n’était pas plus mal qu’un autre. Et il regorgeait de fric. Roulée comme elle l’était, Marianne lui ferait lâcher ce qu’elle voudrait ! Marianne avait accepté l’affaire en principe. Elle n’était pas sentimentale pour un sou. Mais pratique pour des millions ! Rendez-vous avait été pris pour mettre en présence le baron et le mannequin.

Malheureusement…

— Mais qu’est-ce qu’il a ? répéta Jacques, s’approchant.

Puis il eut un recul :

— Il est mort ?

— T’es fou ? manquerait plus que ça ! glapit Georges, avec un hoquet d’épouvante.

***

Florence et le patron rentraient de la soirée chez “l’illustre cousin”.

— Voilà que, maintenant, ce pauvre Tannard ne rêve plus que de l’Académie française ! s’esclaffait Delage. C’est d’un comique !

— Ou-i… fit Florence.

Tannard n’était pas le seul à rêver d’Académie !…

Ils montaient l’escalier.

— Un instant, dit-elle, je te rejoins. Je vais voir si le petit dort bien.

— Naturellement, il dort ! Tout ce que tu risques de faire, c’est de le réveiller ! Ah ! la fibre maternelle !

Florence passa dans le petit salon.

***

Georges, honteusement, racontait à Jacques :

— Je fonçais, avec Yvette, dans la traction de papa. Patrice de Vimes, qui venait nous rejoindre ici, a brusquement débouché sur ma droite. J’ai braqué mais je n’ai pas pu l’éviter. Je l’ai accroché avec mon aile.

Il ne disait pas toute la vérité.

Ils avaient copieusement bu. Boire donne soif. Et il n’y avait plus de champagne. Georges et Yvette étaient partis en chercher.

Dans l’escalier, Georges avait plaisanté :

— Si mon père savait que j’ai encore pris sa traction ! Il dit que ça révolte sa conscience de magistrat, de faire sauter mes contraventions !

— Ben, il a qu’à les payer !

— Oui, seulement, ça… ça révolte son portefeuille !

Les liqueurs, les moelleux coussins de la traction, la nuit, la solitude, tout cela avait suscité chez Yvette une brusque montée sentimentale ; elle avait impétueusement jeté ses bras autour du cou de Georges.

La traction tapait le quatre-vingts. Contrairement à ce qu’il prétendait, Georges n’avait même pas eu le temps d’essayer de braquer. Ils avaient vu sauter en l’air le corps de Vimes.

Ils l’avaient ramené, sans connaissance. À eux deux, ils l’avaient porté dans la garçonnière.

Et Georges avait lancé son S.O.S. à Jacques.

— C’est grave ? demanda-t-il d’une voix grelottante.

— Grave ? fit Jacques, je ne sais pas, moi ! Il fallait le mener à l’hôpital !

Sur le front de Georges, la peur se condensait en gouttelettes.

— Bien sûr, dit-il, mais tu comprends : l’hôpital… Le commissariat… Avec ça que mon père est procureur ! Demain matin, dans les journaux : “Accident de la rue. Un jeune homme renversé par la traction avant de M. le Procureur de la République Edmond Dauby.” Tu vois ça d’ici !

— Tu n’es pas un petit peu dégueulasse, non ? fit Jacques, écœuré.

— Écoute, Jacques… Je me suis dit que c’était sans doute rien de sérieux. Que ça devait être juste le choc. Ça ne saigne même pas !

Jacques sursauta, en entendant Georges conclure :

— Et puis, tu es toubib !

Il venait seulement de comprendre ce que l’on espérait de lui.

Qu’il examine de Vimes ! Qu’il découvre pourquoi cette “mécanique détraquée” ne fonctionnait plus.

Mécanique ?

Il est loin, le délire de tout à l’heure sur “les malades qui ne sont, tout simplement, tout bonnement, que des… aspects de la Maladie !”

Un être humain !

Patrice de Vimes, ce petit baron vaniteux que Jacques déteste et méprise : un être humain. De chair et de sang.

“Mon semblable.”

Un être humain, dont la vie, peut-être, fuit, irrémédiablement. À moins que quelqu’un ne décèle, vite ! vite ! ce qui est en train de le tuer…

“Et il faudrait que, moi, je… C’est de moi que l’on attend que…”

Jacques frissonne.

— Ça ne saigne pas, tu m’as dit ?

— Non.

Des blessures superficielles, bien sûr, des écorchures, de la peau arrachée. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit.

— C’est bon signe, hein ?

— Je ne trouve pas, fait Jacques.

Ce Jacques dont le petit baron d’Empire, en salle d’opérations, disait en se moquant “qu’il est formidable sur les bouquins, mais qu’il n’est pas fichu de supporter la vue du sang” et devant qui le patron a eu ce mot atroce : “Je t’accorde que le sang est un liquide un peu particulier !” ce qui le terrifie, à présent, c’est l’absence de sang.

Une blessure, ça se voit, on sait ce qu’elle intéresse, on peut situer le mal, en évaluer la gravité.

Mais il n’y a pas de blessure. Pas de sang. Et Patrice de Vimes est là, comme mort.

Où chercher ? Palper cette chair abandonnée, faire un diagnostic ! Jacques, de sa vie, n’a jamais fait un diagnostic. Il n’est qu’un pauvre petit couillon d’étudiant de seconde année qui sait par cœur des pages et des pages de manuels, c’est-à-dire : rien ! Rien de rien ! Il considère avec une horreur sacrée ce corps inanimé qui semble lui dire : “Allons, approche ! Ose porter les mains sur moi ! Tâte, palpe, cherche !”

Le corps, ce Sphinx !

“Catherine a raison, pense Jacques, je ne suis pas fait pour ce métier. Peindre, oui ; poser sur une toile de belles couleurs… des couleurs sans danger ! Mais pas ça, non, je ne peux pas, je ne pourrai jamais !”

La peur, comme une tornade. Une peur qui, pour être d’une nature plus haute que la frousse abjecte de Georges, n’en est pas moins totale.

— Tu es toubib ! répète Georges d’une voix suppliante.

Et Jacques s’entend répondre :

— Toubib, toubib… Bien sûr, je suis toubib ! Enfin… si on veut !

Il se sent affreusement misérable.

Tous ont les yeux fixés sur lui.

Et c’est comme s’il y avait encore quelqu’un d’autre qui le regardait, et avec quelle ironie !

Quelqu’un d’invisible, debout près du divan à côté de de Vimes inconscient.

La Maladie !

Comme si c’était Elle qui lui avait ménagé cette épreuve ! “Ah, tu faisais ton petit roi, tout à l’heure ! Tu récitais mes “litanies !” Notre Dame la Maladie par ci, Notre Dame la Maladie par là… Tu m’aimais d’amour ! C’était touchant. Ça t’a agréablement chatouillé quand les deux infirmières, les agents, et le veilleur de nuit t’ont dit “Docteur !” Eh bien, allez-y, docteur ! Nous ne sommes plus au cours d’anatomie, ici. Voyons un peu comment vous allez vous comporter, “Monsieur le futur professeur Brulanges !” Puisque nous sommes destinés à faire l’amour ensemble, autant commencer tout de suite !”

Jacques regardait de Vimes. Il ne voyait plus qu’une chose : sous les traits creusés, sous la chair affaissée, la tête de mort qui, peut-être, serait bientôt tout ce qu’il resterait du petit baron d’Empire, si Jacques se trompait. Une tête de mort qui semblait ricaner déjà ! Jacques pensait au magnifique crâne anatomique bien gratté qu’il y avait sur sa table, chez lui. Il pensait aux cure-pipe qu’il passait avec une satisfaction de bon élève dans les trous pour étudier le trajet des nerfs : Le nerf trijumeau, cinquième paire crânienne, prend origine au niveau de la protubérance… Ce crâne dont Jacques se servait ensuite comme de cendrier !

Le crâne, qui contient le cerveau, qui est le siège de la pensée…

— Tu ne vas pas me laisser tomber, suppliait Georges. Examine-le, quoi !

— Pensez-vous ! fit Marianne, le mannequin. Il se dégonfle, votre “toubib !”

— Bon, dit Jacques. Je vais l’examiner.

***

Dans le cabinet de consultations de Delage, le téléphone.

Le patron, en robe de chambre, feuilletait le manuscrit de son gros ouvrage en cours : Lettre aux Chirurgiens de l’An 2000. De loin en loin, il prenait une note, en marge, ou modifiait un passage.

C’était pour tuer le temps. Parce qu’il ne parvenait pas à s’endormir.

Non qu’il fût le moins du monde inquiet au sujet d’Émile.

Irrité, plutôt.

C’est cela : irrité par la fuite de l’enfant.

— Allo ?… Ah ! On l’a retrouvé ?

Dans l’appareil, la voix tremblante de Mme Berval.

— C’est-à-dire, monsieur le professeur… Émile s’est jeté à la Seine.

— Hein ?

— Oui, monsieur le professeur. Du côté de Notre-Dame, je crois… Il y a une heure. On a trouvé sur lui un papier où il y avait l’adresse de sa grand-mère. Un agent est venu… Il vient de partir avec Berval… Pour qu’il reconnaisse Émile.

— Reconnaisse… L’enfant est mort ?

— C’est-à-dire, monsieur le professeur, on ne sait pas. On est en train de lui faire la respiration artificielle.

— Où l’a-t-on transporté ?

— L’agent nous l’a dit, mais je ne me rappelle plus, monsieur le Professeur. J’étais tellement remuée. Berval ne va sûrement pas tarder à me téléphoner. Je vous préviendrai aussitôt, s’il ne vous a pas appelé directement.

— J’arrive, dit Delage. Je pars immédiatement. Tâchez de vous rappeler où on a transporté le petit.

Il s’est assis à son bureau. Il regarde le manuscrit de la Lettre aux Chirurgiens. Mais il ne le voit plus. Il se souvient :

J’avais raison, Florence, pour le gamin. Il a très bien pris la chose.

Enfin, il se dresse, monte s’habiller.

Très bien pris la chose. Sacré petit bonhomme, va !

L’auto fonce dans Paris.

Et, pendant ce temps, quelque part non loin de Notre-Dame…

Sacré petit bonhomme !

“Mais alors, quand Florence me disait : “Il t’adore, ce petit !” c’était donc vrai ? C’est insensé ! On n’a pas idée !”

Les rues. Les rues. Les rues.

Et, pendant ce temps, quelque part non loin de Notre-Dame…

Sacré petit bonhomme ! Très bien pris la chose !

“Il m’aimait au point de… C’est à cause de moi qu’il… À cause de moi !…

***

Jacques a commencé par examiner le crâne. Nécessairement ! Ce coma prolongé, et pas de blessure. Fracture du crâne, c’est à craindre.

Eh bien, non !

— Pas d’hémorragie par le nez. Ni par les oreilles. Pas de signe de fracture du crâne. Voyons les réflexes oculaires.

Réflexes oculaires normaux.

Georges tremblait dans sa peau. Les autres épiaient avec angoisse chacun des gestes de Jacques. Il sentait leurs regards sur ses mains. Il se rappela le patron lui tendant Les Diagnostics urgents, par Henri Mondor, lui lisant un passage :

Le geste du médecin, plus beau alors que tous les gestes…

— Pas de fracture des membres supérieurs, dit Jacques. Voyons les membres inférieurs.

Georges l’aide à retirer le pantalon du petit baron.

Jacques se souvient de son enfance, de ses maladies d’enfant : Dieu sait combien il en a eu ! Toutes les visites du vieux docteur de famille !… Et quand il n’y avait pas de maladie réelle, sa mère en inventait ! Pauvre mère, toujours entre le prêtre et le médecin ! Toujours déchirée entre la peur du diable et la peur des microbes, la peur du péché mortel et la peur du poison ! La présence de son mari ne parvenait pas à la rassurer. Il était médecin, pourtant, mais c’était son mari !

— Pas de fracture non plus des membres inférieurs, dit Jacques.

Regards qui commencent à sourire. Visages qui se détendent. Georges pousse un profond soupir, prend à la dérobée le poignet d’Yvette, et le serre.

— Je vais sûrement trouver une fracture de la cage thoracique, dit Jacques. Ce n’est pas possible autrement !

Les visages se rembrunissent.

Jacques se rappelle un autre passage du Mondor : La vue de dix doigts à la recherche d’une vérité si grave, et parvenant à la découvrir… Et une phrase du patron : “La matière de ce livre, quand tu la posséderas bien, Jacques, tu pourras sauver des vies humaines.”

Le bilan réconfortant se poursuit :

— Pas de fracture de la cage thoracique.

— En somme, rien de cassé ? fait Georges.

— Hé, là, tu vas vite ! Et la colonne vertébrale, qu’est-ce que tu en fais !

Peu à peu, la terreur, en Jacques, a fait place à la confiance. Le ton devient assuré. Pas encore catégorique, mais cela va venir. Tout à l’heure, quand il disait : “Pas de fracture du crâne”, cela sous-entendait : “Je crois que… Il me semble bien que…” À présent, il affirme : “Je suis certain que… Je vous annonce que…”

Il se permet même une plaisanterie (innocent plagiat d’une réplique du patron au petit baron d’Empire, justement, au cours d’une “visite”).

— Si tu ouvrais un manuel d’anatomie, Georges, tu découvrirais que l’être humain est possesseur d’une colonne vertébrale… (Il n’ose pas ajouter : … susceptible de fracture !)

La panique s’empare de nouveau de Georges. S’il y a fracture de la colonne vertébrale, grandes chances que ça veuille dire : mort. Ou, au moins : infirmité à vie.

— Aide-moi à le mettre sur le ventre, doucement.

Jacques palpe la nuque, d’abord. Il ne s’exprime plus qu’à mots brefs.

— Atlas… Axis… Et les cinq autres cervicales. Tout ça : correct. Voyons les dorsales. Première… Deuxième… Troisième… Et la douzième. Tout bien en ordre. Parfait. Les cinq lombaires ? Ça va. Parfait, parfait. Le sacrum. Le coccyx. Au poil. Colonne vertébrale irréprochable. Parfait !

Très doctoral, M. le Dr Brulanges !

On dira ce qu’on voudra, mais les manuels… Ça a quand même du bon, d’avoir potassé sérieusement le Pauchet et Dupret !

Très content de lui, M. le Dr Brulanges !

Sauver des vies humaines ?… Mais, naturellement !…

Il lance un coup d’œil faussement modeste au groupe béant d’admiration.

— Aide-moi à le remettre sur le dos. Pas de fracture, c’est une affaire, mais ça n’est pas le tout ! Savoir si les organes… Nous allons vérifier ça.

“Nous !” Cher M. le Professeur Brulanges, voilà qu’il parle de lui à la première personne du pluriel !

Il pose ses mains sur l’abdomen du petit baron d’Empire.

Il serait excessif de dire que le palper de Jacques évoque ces palpers admirables de perfection, de subtilité dont parle Henri Mondor ! Les mains ne sont pas appliquées suffisamment à plat. Plutôt laide, cette façon de faire le doigt crochu, d’appuyer avec l’extrémité recourbée. Tu ne joues pas du piano, en ce moment, ami Jacques ! Enfin ! Ne demandons pas trop !

— Paroi abdominale souple. Des hématomes en masse, mais c’est logique. Oui, tout a l’air de se passer normalement là-dedans.

Jacques se redresse avec un sourire triomphant.

— Il n’a rien.

— J’ai eu chaud ! fait Georges.

— Mais s’il n’a rien, pourquoi qu’il reste évanoui ? s’étonne une des filles, avec la stupidité qui caractérise ces êtres tout en glandes.

— C’est le choc traumatique, mon petit ! lâche Jacques, supérieur.

— Le quoi ?

— L’état de choc.

— Ben ! forcément, fait Yvette. À la vitesse où Georges filait…

— Attention, ne pas confondre ! précise Jacques. Quand je dis choc, je ne fais pas allusion au coup qu’il a reçu, mais à un ensemble de phénomènes morbides. Il y a le choc anaphylactique, le choc traumatique et opératoire, le choc nerveux, le choc des intoxications, etc. Il y a même le choc des accouchées, si ça t’intéresse. En somme, le choc, c’est une modification de l’équilibre colloïdal du sang, qui entraîne…

— Vous fatiguez pas, docteur ; c’est trop compliqué pour moi !

— L’essentiel, fait Georges, rayonnant, c’est qu’il n’y ait pas de casse ! Ah ! je reviens de loin !

— Ça, tu peux dire que tu as eu une de ces veines ! Ça aurait pu… Mais ça ne sera rien.

Bien que le petit baron soit toujours sans connaissance, l’atmosphère tourne à l’euphorie.

— Si vous voulez me suivre dans la salle de bains, docteur, pour vous laver les mains… Mélanie, savon, serviette, pour le docteur ! Et on vous doit combien, docteur ? plaisante Yvette.

— Andouille ! fait Jacques.

Mais il pense : “N’empêche qu’un jour, on me dira tout ça pour de vrai ! Et je sortirai mon bloc, je rédigerai une ordonnance.”

— Je vais quand même lui faire une huile camphrée pour soutenir le cœur, dit-il, important.

— Une huile camphrée ? C’est que, à part de l’aspirine, j’ai rien, moi, ici, fait Georges. Je crois qu’il y a une pharmacie ouverte toute la nuit, aux Halles. Et aussi une à Montparnasse. On va y sauter.

— Pharmacies ? Ça me ferait mal ! lâche Jacques avec un charmant haussement d’épaules. J’ai tout ce qu’il faut chez moi, tu penses ! J’ai même de quoi t’ouvrir le ventre et te recoudre, si ça t’amuse ! Allez, hop, dans un quart d’heure on est de retour. De Vimes sera sûrement réveillé, d’ailleurs, mais faut ce qu’il faut, hein ? Ne négligeons rien. Préparez tout pour faire bouillir de l’eau pour ma seringue, les filles !

Catégorique. Rapide. Scrupuleux.

De la vraie graine de patron !

Debout près du divan, la Maladie regardait Jacques.

Et elle souriait…

***

Chez Mme Berval, flux de paroles vaines :

— Vous n’auriez pas dû vous donner tout ce dérangement, monsieur le professeur. Nous vous aurions téléphoné. Ça va certainement s’arranger… On a repêché Émile presque tout de suite… Alors, vous pensez ! On en a “ramené” bien d’autres, par la respiration artificielle ! Surtout que ça a la vie dure, ces gosses de la rue. Ça passe son temps dans le ruisseau.

Évidemment ! Le ruisseau… La Seine…

Un peu plus un peu moins !…

Delage, crispé, exaspéré de sentir le ridicule l’emporter sur l’odieux. (Oui, tout à l’heure, dans son cabinet, quand il se disait : “Je suis odieux ! Je suis un monstre !” c’était intolérable, certes, mais préférable mille fois au grotesque de sa présence dans ce logement de bistrot, à ce chapelet de pauvretés qui s’écoulaient de la bouche de cette énorme femme en bigoudis. Elle ne se taira donc pas ?)

Et voilà qu’elle lui offrait du café, maintenant !

Au moins, les deux filles : Jeanine, l’aînée, et Albertine, avaient l’esprit de se taire ! Albertine : le patron n’avait vu cette gamine garçonnière que portant salopette et discutant automobiles. Elle se tenait dans un coin, toute droite dans une longue chemise de nuit blanche bordée d’un filet rouge. Comme cela la changeait, d’être “en fille !” Elle ne quittait pas des yeux Delage. Son visage était contracté, menu, tellement menu, soudain…

Enfin, Berval entra.

Il n’eut le courage de parler qu’au bout de quelques instants.

Mais tous avaient compris qu’Émile était mort.

Sacré petit bonhomme ! Très bien pris la chose !

— Ces gosses, marmonnait Berval, si on pouvait se douter de ce qui se passe dans leur tête, des fois !…

Il revoyait le gamin surgissant en larmes, alors qu’il mettait les volets de son bistrot. Il s’entendait crier : “Tu n’as pas honte de t’être sauvé de chez M. le professeur Delage, qui est si bon pour toi, qui veut t’envoyer à la campagne ! Petit ingrat !” Il se rappelait ses pensées du moment : “Ne pas mollir ! Si vous avez le malheur d’être gentil, c’est vous la victime, après…” Et il se disait, le pauvre Berval : “Je suis un assassin ! C’est comme si j’avais moi-même poussé le gosse pour le foutre à la flotte !”

De la bouche de Mme Berval continuaient de couler, on ose à peine dire : des paroles ! Cela faisait plutôt penser à des gouttes tombant stupidement d’un robinet qui fuit ! “Les enfants… Tout le mal que ça donne… Et voilà la récompense !… Ça a le diable dans la peau ! Ah ! si on pouvait les renvoyer là d’où ils sont venus…”

Sur le palier, le patron éprouva l’impression glaçante qu’une petite main se glissait dans la sienne : la main d’un enfant invisible.

Comme tiré par l’enfant invisible, il vint à la porte du logement où Émile et sa grand-mère avaient vécu. La clé était sur la serrure. Il ouvrit, donna de la lumière.

Le nouveau locataire était parti, laissant la pièce du fond aux trois quarts tapissée et le litre de vin rouge entièrement vide.

Le regard du patron s’attarda sur le bric-à-brac qui encombrait la première pièce. Il fut accroché par un album illustré : Zig et Puce et l’Homme Invisible, par Alain Saint-Ogan.

Il le ramassa. Sur la couverture, un homme sans tête appuyait ses mains – qu’on ne voyait pas – sur l’épaule de deux petits garçons. À côté de ce joyeux trio marchait un pingouin. Le patron ouvrit le livre. À la première page, il lut :

Mesdemoiselles, Messieurs, ce qui me reste à vous apprendre est plus difficile à vous faire admettre. L’auteur ne l’explique pas, et glisse rapidement. C’est un fait, voilà tout. À la suite d’on ne sait quel phénomène atmosphérique, Hector Hameçon est devenu invisible ! Invisible, mais palpable. Quand il mange ou boit les aliments, vite assimilés, disparaissent à leur tour. Zig et Puce, témoins de ce cas unique, ont l’intention de le présenter aux savants pour qu’ils l’examinent.

Les savants !

Oui, évidemment !

Seulement, parce qu’un soir le savant professeur Delage avait pénétré dans cet immeuble…

“Je suis un assassin ! C’est exactement comme si j’avais poussé moi-même cet enfant à la Seine !” se disait le patron.

Il reposa l’album, éteignit, referma.

Sur le palier, Albertine se tenait contre le mur, toute droite dans sa longue chemise blanche bordée d’un filet rouge. Ses yeux agrandis étaient tournés vers le patron.

Il descendit cette sorte d’escalier hanté où même les vivants avaient l’air de fantômes.

Et, toujours, cette impression d’une petite main invisible glissée dans la sienne.

Au palier du troisième, il releva le front. Albertine, penchée sur la rampe, le regardait.

Il continua à descendre.

Au rez-de-chaussée, il ne put se défendre de lever une seconde fois la tête. Tout là-haut, il vit encore le visage penché d’Albertine, qui le regardait.

Le couloir obscur… Le patron se figurait entendre Émile :

“Ici, il y a un lion. Là, un aigle. Là, un ours. Et là, une espèce de cheval avec une corne au milieu du front, je ne sais pas comment ça s’appelle, cette bête-là.”

La porte cochère.

“Nous, on ne sonne jamais. Il y a un bouton à secret.”

L’automobile.

Le patron pensait à Albertine. Ce regard accusateur… “Elle me jugeait. Elle me condamnait.”

Comme il était loin de compte !

Albertine eût tout donné pour chasser de sa mémoire ce sanglot entendu dans le terrain vague, tandis qu’elle faisait des projets de mariage avec Félix, en fumant une cigarette américaine. C’était Émile, sûrement ! Émile l’avait surprise et c’était pour ça qu’il pleurait. À présent, elle comprenait tout. Et elle se disait : “C’est à cause de moi qu’il s’est jeté à la Seine. À cause de moi. C’est comme si je l’avais poussé à l’eau. Comme si je l’avais tué !”

Et c’était vrai que, tous trois, Delage, Berval, Albertine étaient, un peu, des assassins. Et il y avait un quatrième assassin : Jacques, qui, pendant le tonus, n’avait trouvé à faire porter par le veilleur de nuit à Émile en larmes que cette réponse imbécile : “Dites-lui qu’il retourne chez sa mère !”

Mais, le véritable responsable de la mort d’Émile, c’était “le Dieu américain” ! Il n’y avait pas assez de place, en ce monde, pour ce Dieu-là, – un gaillard pratique, positif ! qui ne circule qu’en automobile, – et pour le petit garçon qui avait “mis sa foi dans les rêves comme dans les seules réalités”, comme a dit Edgar Poe.

***

Des seringues, des aiguilles de Reverdin, des crins, du catgut, même un Pachon pour la tension, un stéthoscope, un bistouri, deux pinces à disséquer, quatre pinces de Kocher, une grande cisaille de Stille pour couper les plâtres : Jacques, dans son studio, avait exhibé avec fatuité devant Georges ce matériel médico-chirurgical que tout étudiant en médecine s’enorgueillit de posséder.

Il avait même un spéculum Cusco pour vierges ! Et un formidable spéculum trivalve avec dispositif éclairant, entièrement stérilisable ! Et un flacon de cinq laminaires !

— Il faut tout prévoir ! se croyait-il obligé de dire.

Petit air cynique, qu’il est de rigueur de prendre devant les copains.

À travers Paris désert, la traction avait ramené Jacques et Georges.

Le petit baron d’Empire était toujours inanimé.

Jacques avait fait l’injection d’huile camphrée.

— Ça ne va pas être long à le ravigoter !

Tous se tenaient penchés sur le divan, guettant la seconde où de Vimes ouvrirait les yeux.

Près d’eux, la Maladie regardait Jacques.

Et elle souriait.

***

— Hémorragie interne par éclatement de la rate, monsieur !

C’était le lendemain matin.

Le petit baron d’Empire était couché dans une chambre de cet hôpital Velpeau où il aimait tant à arborer son collier de barbe et sa blouse américaine.

Un tube de caoutchouc reliait son bras à un appareil à perfusion goutte à goutte.

Toujours dans le coma, les traits excavés, respirant à peine, on le sentait voisin de la mort.

Autour du lit, le patron, Larmy, Marcillac encore revêtu de la capote de garde, Mlle Martin, et tout le groupe des internes, des externes, des stagiaires et des Croix-Rouge.

Et la Môme Lunettes, atterrée. (Qu’importait, que de Vimes ait voulu la trahir ? Elle l’aimait !…)

Et Jacques, livide.

— Accident de la rue, entré à deux heures cette nuit, monsieur, disait Marcillac. L’accident s’est produit vers minuit. Le jeune homme – un étudiant en droit, fils d’un procureur de la République – qui a amené notre camarade, nous a déclaré qu’un médecin avait examiné le blessé vers minuit et demie. Ce médecin, que l’étudiant en droit s’est d’ailleurs refusé à nommer, aurait conclu à un simple choc traumatique et fait une injection de camphre. Le diagnostic était pourtant évident ! Ce ne fut que près d’une heure et demie plus tard, devant la totale inefficacité de l’huile camphrée, que le responsable de l’accident s’est décidé à conduire le blessé ici. J’ai aussitôt fait appeler téléphoniquement M. Larmy, qui était chirurgien de garde.

— Nous avons opéré immédiatement, M. Marcillac et moi, déclarait à son tour Larmy. J’ai enlevé la rate qui saignait dans le péritoine. On a fait trois transfusions dans la nuit.

— Bien, dit le patron.

Il se penchait sur de Vimes, soulevait les paupières. Il examinait la courbe de température.

— Bien, dit-il encore. Continuez les transfusions. C’est tout ce que l’on peut faire.

Il avait un teint terreux. Il avait sa barbe de la veille (fait extraordinaire). On le sentait tourmenté, déprimé. Cela se traduisait par une dureté accrue, dans l’expression et le ton.

— Votre camarade de Vimes est virtuellement perdu, dit-il.

Son regard courait sur les visages tendus des stagiaires.

— Accident survenu à minuit, reprit-il. Un médecin voit le blessé à minuit et demie. Tout ce qu’il trouve à faire, c’est une injection d’huile camphrée ! Une heure et demie après seulement, le blessé entre à l’hôpital. Une heure de plus, il était mort.

Voix neutre, froide, résonances métalliques.

— Tandis qu’opéré sitôt après l’accident, on le sauvait à coup sûr. Maintenant, nous ne pouvons qu’espérer. Que pensez-vous de ce médecin, messieurs ?

Jacques, un peu en retrait. Jacques, presque défaillant, appuyé à la muraille.

— Moi, je vais vous dire ce que j’en pense, poursuit le patron. Que ce soit un ignare bien intentionné…

La voix a pris du volume. Plus sèche que jamais, elle a la sonorité coupante des cuivres.

— … ou que ce soit un margoulin sans scrupules, de toutes façons ce soi-disant médecin…

Jacques attend le mot qui va le condamner.

— … est un criminel !

Jacques a rejeté la tête en arrière et il a fermé les yeux, une seconde.

— Que cela vous serve de leçon. Travaillez ! Je me refuse à penser, je ne peux même pas concevoir que, parmi vous, vous qui plus tard pourrez dire avoir été mes élèves, il puisse s’en trouver un seul capable d’une erreur aussi monstrueuse !

Sa main, qui se lève. Son index, qui se pointe, menaçant, vers le Noir d’Haïti :

— Vous !… Devant un état de choc comateux. Vite !… Les quatre principaux signes de l’hémorragie interne ?

Napoléon Groslier jette autour de lui un regard éperdu.

Et tous, toute la bande des stagiaires sont éperdus, terrifiés… fraternels, soudain. Pourvu que Napoléon sache ! Pourvu qu’il ne se démonte pas !

Comptant sur ses doigts, Napoléon part, à une vitesse de mitrailleuse :

— Un : pâleur des téguments et des muqueuses. Deux : pouls rapide, filant, incomptable. Trois : refroidissement généralisé. Quatre : effondrement de la tension artérielle.

— Parfait, dit le patron !

Pauvre… Pauvre Jacques !

— Monsieur, dit Larmy, j’ai une entrante urgente à vous montrer, salle Pasteur.

Le patron, Marcillac, les internes font volte-face.

Et, derrière l’état-major, l’escouade exécute un demi-tour, reflue, dans un bruit de marée, vers la salle Pasteur.

— Alors, comme convenu, monsieur, dit Marcillac au patron, je passe chez vous prendre après le déjeuner le gamin pour le mettre au train de Bordeaux ?

Une seconde de lourd silence.

— Je vous remercie, Marcillac, mais…

Le patron secoue négativement le front.

Puis, de la même voix neutre :

— L’enfant s’est enfui de chez moi cette nuit… (Un temps) Il s’est jeté à la Seine.

Ils passaient devant Jacques. Jacques a entendu. Il s’est raidi contre la muraille.

— On l’a… J’espère qu’on l’a repêché à temps monsieur ? fait Marcillac, dans un souffle.

— Hélas ! non, dit le patron. L’enfant est mort.

Jacques a eu un sursaut… Lorsque le groupe a achevé de passer, sa tête retombe sur sa poitrine.

Dans sa mémoire, deux phrases lancinantes : “Dites-lui qu’il retourne chez sa mère !” et “Tu peux dire que tu as eu une de ces veines, Georges ! Ça aurait pu… Mais ça ne sera rien.”

Et le charmant délire littéraire de cette nuit : “Hôpitaux : cathédrales de la Maladie ! Cliniques : chapelles de la Maladie ! Notre-Dame la Maladie, vous qui rendez si belles les ruines ! Les Contes merveilleux de Ma Mère La Fièvre ! Notre-Dame la Maladie, vous qui êtes de la Vie !…”

Je pense bien !

Un enfant mort…

Un adolescent mourant…

Joli doublé !

À vous donner envie de courir vous-même droit à la Seine !…

“Et c’est pour arriver à ce résultat que j’ai fait tant de peine à Catherine !”

“Notre-Dame la Maladie” jette un dernier regard sardonique à Jacques, cependant que, dans la salle Pasteur, l’armée blanche se porte en hâte au chevet de la malade urgente, sur le visage de laquelle “Notre-Dame la Maladie” (sous le nom de grossesse extra-utérine) sourit au patron qui approche.

Chapitre Troisième

CRISES DE CONSCIENCE
— Le criminel dont vous parliez ce matin. Le margoulin. Ou, plutôt, l’ignare bien intentionné…

Jacques, dans le grand salon de Neuilly, se tient debout devant le patron et Florence, qui prennent le café.

Il n’a pas dit bonjour. N’a même pas répondu à Florence lorsque celle-ci s’est inquiétée : « Tu es souffrant, mon petit Jacques ? »

Il a attaqué directement :

— Le criminel dont vous parliez ce matin, eh bien ! c’est moi !

Et il précipite son débit, comme pour puiser dans la rapidité la force de tout dire, de se délivrer à fond, sans laisser au patron, ce juge glacé, le temps de l’interrompre.

— Des camarades en auto avaient renversé de Vimes. Ils m’ont demandé de l’examiner. J’ai eu la faiblesse de céder. Je l’ai examiné. “Examiné” !… Je n’ai rien vu ! Rien compris ! Mais j’étais fier de jouer au patron ! Alors, je suis venu pour vous dire que j’abandonne. Je lâche la médecine !

Ce grand mot, il l’a crié. Maintenant, à la grâce de Dieu !

— Ça me fait plaisir ! dit calmement le patron.

Stupeur !

Mais, tout de suite, le piège se dévoile.

— Ça me fait plaisir, que ça n’ait pas été un médecin ! continue le patron du même ton placide. Parce que, ce qui est pardonnable de la part d’un étudiant de seconde année…

Jacques trouve le courage de l’interrompre.

— Non ! C’est fini pour moi ! Je lâche la médecine, répète-t-il avec l’énergie du désespoir.

— Ah !…

Sur le visage de Florence, un éclair de joie. Mais son regard file ensuite, terrifié, vers le patron.

Le patron, impassible, boit une gorgée de café.

— Tu es un grand garçon. Tu as sûrement bien réfléchi ?

Réfléchir !…

Non, décidément, cet homme qui sait tout, qui devrait tout comprendre, ne sentira jamais rien.

Aussi implacable que les saints !

— Ce n’est pas une question de réflexion ! Je ne PEUX plus !

— Bon, fait le patron, continuant à boire son café. Après tout, c’est très bien aussi, la décoration !

— Oh, je sais ce que vous pensez ! Mais, si mon camarade meurt, je serai le responsable. Ce sera moi qui l’aurai tué !

— Imbécile !…

Le patron a reposé sa tasse en souriant. Pourtant, il est moins calme qu’il ne veut le paraître, car la tasse a heurté la soucoupe. Un bruit sec, qui a provoqué chez Florence un sursaut.

— Imbécile ! répète le patron. Tu t’es trompé cette nuit ? Tant mieux !

Stupeur, de nouveau.

Delage se dresse. Il vient à Jacques.

Tout près de Jacques. Jacques sent sur sa face le souffle du patron. Le regard gris du patron file droit dans son regard.

— Oui, tant mieux ! Parce que, désormais, tu ne te tromperas plus sur les signes de l’hémorragie interne !

— Mais je les savais par cœur, les signes ! crie Jacques. Aussi bien que Groslier, que vous avez questionné ce matin à l’hôpital ! Et ça ne m’a servi à rien ! Devant le blessé, je n’ai plus été capable de penser. Dans ma tête, c’était vide ! Vide ! Vide !…

— Justement ! Si, un jour, l’hémorragie interne se représente devant toi, tu ne la “rateras” pas ! Parce qu’elle est devenue “ton ennemie personnelle !” Tu te reverras, palpant imbécilement, débitant des âneries vaniteuses ! Et, cette fois, tu “l’auras”… parce qu’elle “t’a eu !” Parce que tu as payé !

Tout à coup, cassure. La violence tombe, étrangement. C’est d’une voix presque sourde que le patron poursuit : “Jacques, nos erreurs, vois-tu, c’est la monnaie avec laquelle les hommes achètent – chèrement ! – la vérité ! Nos erreurs passées, ce sont nos chances futures !”

En ce moment, fait-il encore allusion à l’hémorragie interne ? Oui, sans doute. Mais peut-être aussi à l’intervention sur Mme Berger, à “ce cœur qui a lâché…”

— Je ne pourrai pas ; je ne pourrai jamais ! gémit Jacques. Et puis, cette vie des hôpitaux ; ces examens ; cette perpétuelle course aux concours, pour l’ambition…

De nouveau, c’est dans un cri qu’il lance :

— Je n’ai rien d’un Marcillac !

— Si on sauve ton camarade, c’est à Marcillac qu’il devra la vie, grâce à la sûreté et à la rapidité de son diagnostic ! Évidemment, Marcillac n’est pas “le genre poétique !” Il préfère parler aux femmes avec ses mains. C’est plus expéditif ! Il fait sa petite crise de cynisme. Ça lui passera. Comme la rougeole passe aux nourrissons ! Et il restera… un grand chirurgien !

Qu’il soit question d’un autre, cela redonne de l’agressivité à Jacques.

— Évidemment !… Et il fera des “publications” très remarquées dans les revues savantes !

— Pourquoi pas ? lance le patron, ébahi.

— Je ne suis pas fait pour ça ! Mon père non plus n’a pas pu le supporter… Il a préféré partir là-bas, au fond de l’Afrique, dans les cases, au chevet des nègres, et y mourir !

La phrase a fait l’effet d’un coup de fouet.

— Ah, nous y voilà ! crie le patron. Le bon docteur de campagne, qui court les routes par tous les temps ! Le bon médecin de quartier, qui se claque le cœur à monter les étages ! D’accord : ils sont admirables ! Et, pendant ce temps-là, nous faisons des théories, nous discutons à perte de vue sur des pointes d’aiguille ! Seulement, dis-moi, ce savoir qui permet aux médecins de soulager tant de souffrances, où est-ce qu’ils l’ont acquis ? Est-ce que ce n’est pas dans nos hôpitaux ? Grâce à nos recherches et à nos expériences de laboratoire ? Grâce à l’enseignement de nos chefs de clinique ? Alors ?…

Florence éprouve l’impression abominable d’assister à une séance de torture.

— Vous avez raison, gémit encore Jacques. Mais moi, ce que j’aime…

— Je sais ! coupe le patron. L’art, la peinture ! C’est très joli, la sensibilité, la délicatesse !

Explosion de fureur :

— Mais s’il ne s’était pas trouvé, depuis des siècles, des hommes pour aller voir d’un peu près ce qui se passe dans le corps humain, et s’y engluer les doigts dans le sang, et tripoter des boyaux, et s’escrimer sans nausée sur des cadavres dans les salles de dissection, nous en serions encore aux incantations des sorciers de la préhistoire et aux herbes magiques des guérisseurs ! Ils auraient bonne mine, les vivants !

Il saisit Jacques aux épaules.

— Tu ne lâcheras pas !

Jacques, douloureusement, se rappelle : chez Georges, le groupe des garçons et des filles le regardant avec admiration tandis qu’il formulait, avec quelle assurance ! son “diagnostic” :

— Il n’a rien. Simple état de choc traumatique ! Je vais lui faire une huile camphrée.

Un frisson le parcourt, à l’idée que cette “erreur”, loin d’être le gage de triomphes futurs, n’est sans doute que le présage d’autres erreurs plus funestes encore. Non, non ! Tout plutôt que cela !

— Je ne vaux pas la peine que vous vous occupiez de moi.

— Tu ne lâcheras pas, tu m’entends ? Tu continueras !

— Tu es terrible, Louis !

— Quoi ? hurle le patron.

Florence… qui n’en peut plus ! Qui ose intervenir !

— Tu es sans faiblesse ! C’est d’ailleurs cela – ta faiblesse ! – de n’en avoir aucune !

— C’est un fait que je ne collabore pas aux “Courriers du Cœur !”

Lui dire cela, à elle ! Comment se permet-il ?…

“Oh, je ne le sais que trop bien ! est tentée de répliquer Florence. Et c’est heureux, parce que, pour ce que tu y connais, toi, aux choses du cœur, tu ferais un triste collaborateur !”

Le cœur : quantité négligeable, n’est-ce pas ? Elle a eu tout loisir de s’en rendre compte, en vingt années de mariage.

— Ah, évidemment, dit-elle avec un rire amer, quand on a ton caractère, ta force d’âme, quand on est un surhomme, on a le droit d’exiger tous les sacrifices de ceux qui vous entourent ! De ne même plus s’apercevoir de leur présence ! C’est tout naturel !

Qu’il lui serait aisé de clouer Delage d’un mot ! Une simple allusion à Émile ! Mais ce serait trop cruel. Et cela n’arrangerait pas les affaires de Jacques. Au contraire !

— Tous les droits, même celui d’être un monstre ! lance-t-elle pourtant.

Il se borne à hausser les épaules.

— À quoi bon torturer Jacques ? insiste-t-elle. Il ne te ressemble en rien ! Il n’a ni tes dons, ni ta force !

— Et moi, je prétends que si ! Jacques est intelligent, courageux. Il aime son travail. La force dont tu parles, il la trouvera en se débarrassant de cette sentimentalité que vous vous acharnez à transformer en sensiblerie !

— Beau résultat ! Tu auras fabriqué une caricature de patron ! Un composé d’arrivisme et de mesquinerie ! Laisse-le être honnête avec lui-même !

— Justement ! Sa seule chance d’être honnête avec lui-même, c’est de ne pas abandonner ! De s’accrocher !

Jacques se lève.

— J’ai décidé d’abandonner.

— Parfait ! Alors, va-t’en ! Va faire ta décoration pour marionnettes ! Mais que je n’entende plus jamais parler de toi !

Il part, en claquant la porte.

— Dieu nous préserve des demi-dieux, mon petit Jacques ! soupire Florence.

Comment pourraient-ils deviner qu’en ce moment le demi-dieu n’est qu’un pauvre homme accablé, et qu’il ne crie, ne vocifère, ne tape du poing que pour tâcher de faire fuir de sa mémoire un fantôme d’enfant ; pour étouffer, écraser, en lui, le cri de la mauvaise conscience ?

***

Le lendemain matin, Catherine et Jacques étaient allongés côte à côte dans l’herbe, derrière un bouquet d’arbres, près d’un étang – loin de Paris.

Durant l’après-midi de la veille, Florence avait eu à remplir la délicate mission d’apprendre aux Richard, avec les ménagements imposés par la situation, que Jacques renonçait définitivement à la médecine ; que, passant après le déjeuner à Velpeau prendre ses affaires, il avait rencontré Catherine au chevet de Patrice de Vimes. (Ayant su la responsabilité de Jacques, Catherine était venue aux nouvelles ; les transfusions avaient réussi, on espérait bien tirer d’affaire le petit baron d’Empire.) Un seul regard entre Catherine et Jacques avait suffi à faire écrouler le château de cartes des malentendus qui étaient à l’origine de leur brouille. Catherine, à voir Jacques si malheureux, avait compati, pardonné. Plus exactement, ces deux étourneaux s’étaient mutuellement pardonné : ils ne savaient d’ailleurs pas clairement ce qu’ils avaient au juste à se pardonner, si ce n’était d’avoir été aussi sots l’un que l’autre ! Et qu’enfin, n’osant affronter le redoutable, l’intransigeant Richard, ils avaient pris la résolution désespérée de fuir ensemble.



— Tu crois qu’ils iraient jusqu’au suicide, mon chou ? s’affola la pauvre Marie-Laure.

Déjà, dans sa cervelle puérile, se présentaient tous les modes de mort violente : noyade, poison, le revolver, le gaz, saut dans un précipice… On n’a que l’embarras du choix.

— Plongeon dans l’inconnu ? suggéra Florence.

Voilà l’imagination de Marie-Laure branchée sur le départ des amants vers l’étranger, sans espoir de retour au pays natal. Pas de passeports, frontières franchies en fraude, aucune connaissance des langues, existence précaire d’outlaws sous des noms d’emprunt. Ah, il n’est pas rose le chemin de l’exil !…

Bref – parler à Marie-Laure, c’était prêcher une convertie !

Mais il y avait Richard !

“Travail, Famille, Patrie. Déroulède. Carence d’autorité. Jeunesse pourrie. Bombe atomique. Si j’étais le gouvernement. Pas de ça, Lisette. J’alerte immédiatement le préfet de police. Il n’a rien à me refuser : il me doit tout ! C’est moi qui l’ai fait. Je vous garantis qu’on va les dénicher, ces jolis oiseaux-là, et les ramener à grands coups de pied dans le cul. Pauvre France !” Tout le chapelet allait y passer. Le sabre et le goupillon allaient faire des étincelles.

Florence se préparait à affronter le Barbe-Bleue.

— Donne-lui ça d’abord, par précaution, dit Marie-Laure, tendant un journal du soir. Il y a une bonne nouvelle : après trente-trois jours, la crise ministérielle est enfin terminée ! Ça lui fera plaisir, ça l’amadouera.

Comme on tend un quartier de viande au fauve, à l’instant d’entrer dans sa cage !

Mais un regard au journal ne tira de Richard qu’un sourire apitoyé et un haussement d’épaules.

Et, lorsque Florence lui eut dit, en hésitant, ce qu’elle avait à lui révéler :

— Savez-vous, Florence, ce que Catherine a osé, ce qu’elle a eu le front de me jeter à la figure, à moi, son père ? fit douloureusement Richard. Eh bien ! elle m’a dit que je n’étais qu’un pauvre homme !

Un silence orageux suivit. Florence éprouvait le sentiment d’être enveloppée d’éclairs de chaleurs ! Richard rompit le silence par cette phrase, qui fit sur Florence plus impression encore que n’eût fait une bombe :

— Catherine avait raison ! “Un pauvre homme” c’est bien ce que je suis !

Saisie, devant ce Richard inconnu, qui se révélait ainsi à elle, Florence était hors d’état de proférer un son !

— Être le frère d’un Grand Homme, voyez-vous, Florence, reprenait Richard, c’est là un honneur bien lourd à porter ! Plus lourd encore, dit-il avec un sourire accablé, que d’être l’épouse d’un Grand Homme !… Louis : cette espèce de Tour Eiffel de l’esprit et de la volonté !… Ce génie qui, avec du sang, fabrique de l’encre ! Un homme – ou une armure vivante ?… Qui ne cède jamais ! Ne plie jamais ! N’a jamais une faiblesse ! Ne dévie jamais ! N’a jamais fait l’école buissonnière ! Va toujours tout droit ! Et arrive toujours premier ! Premier partout !… Écœurant !…

Il hochait le front, avec, toujours, ce sourire accablé.

— Je sais ce que vous pensez de moi, vous aussi, Florence ! Ne protestez pas, je le sais parfaitement ! Pour vous aussi, je suis “un raté”. C’est vrai, d’ailleurs !… Mais vous est-il jamais venu à l’esprit de vous demander pourquoi ? Vous ne connaissez pas, vous, la tentation d’arriver toujours bon dernier – exprès – parce que l’on a un frère qui arrive toujours premier ! Un frère “écrasant”. Le malheur, c’est que, petit à petit, on y prend goût, à être un raté ! On trouve du plaisir à se répéter : “Tu es un faible !” Et que faiblesse signifie compréhension. Indulgence. Et qu’ils sont bien monotones, bien fastidieux, les forts, avec cette phrase perpétuellement à la bouche : “Et que Ma Volonté soit faite ! Et que Ma Volonté soit faite ! Et que Ma Volonté soit faite !…” On se dit qu’il y a le même vertige dans la faiblesse que dans la force ! Que l’on pourrait aussi aisément se saouler avec le vin de l’humilité qu’avec le vin de l’orgueil !

Il sourit encore :

— Un peu dostoïevskien, ce que je vous raconte-là… L’ennui, c’est que, parce que l’on est un faible – un lâche ! – on n’ose pas aller jusqu’au bout, rire une bonne fois au nez des conventions, des traditions, des sacro-saintes apparences ! On n’ose pas faire étalage de sa faiblesse, de sa lâcheté, comme eux ils font étalage de leur force ! Ah, la pudeur ! Alors, on prend le parti de jouer un jeu ! On met un masque, pour sauver la face ! On joue la comédie de la dictature ! Du Guignol-à-Principes ! Du Fier-à-Bras Tricolore !…

Il avait soudain l’air tellement vieilli, tellement las ! Mais son sourire s’était transformé ! Était devenu un si bon sourire ! Le sourire d’un homme “délivré !”

Et Florence, bouleversée, gênée, ne savait que balbutier :

— Richard, mon cher Richard !

— J’aime bien ma petite Catherine, dit-il ; je souhaite qu’elle revienne vite. Je ne vous dirai pas que je lui pardonne ! Je n’ai rien à lui pardonner ! Qu’elle revienne, et qu’on les marie donc, Jacques et elle, et que Jacques fasse de la peinture, puisque ça lui plaît tant !

— Catherine vous reviendra bientôt, je vous en donne ma parole !

— Enfin, dit-il encore, quelqu’un qui lui aura résisté, qui lui aura tenu tête, au “patron” … Ce blanc-bec de Jacques !… Il monte dans mon estime !

Il posa en souriant un doigt sur ses lèvres.

— Surtout, Florence, pas un mot de ce que je viens de vous dire. À qui que ce soit. Vous êtes la seule. Je vous l’ai avoué à vous, parce que vous êtes “la femme du patron”. Capable, donc, de comprendre… Mais oubliez… Oubliez vite…

Florence repassa chez Marie-Laure.

— Alors, souffla celle-ci, Richard a été terrible ? Un vrai tigre, n’est-ce pas ?

— Pas exactement, dit Florence. Tout va s’arranger très bien pour les enfants.

— Dieu soit loué ! fit Marie-Laure, aux anges.

Puis, sans transition, la voilà au bord des larmes.

— C’est affreux !

— Qu’est-ce qui est affreux ?

— Catherine et Jacques ! Dieu sait au fond de quel trou épouvantable les pauvres chéris ont pu aller se terrer !

— Les pauvres chéris se sont “terrés” à l’hostellerie de la Poule Faisane, à Barbizon – téléphone n° 34 – dit Florence. Une excellente hostellerie, tu peux me faire confiance ; je la connais bien et c’est moi qui les y ai envoyés. J’ai remis à Jacques un petit viatique de cinquante mille francs. Surtout, ajouta-t-elle avec un sourire rentré, pas un mot au féroce Richard ! Provisoirement : je ne tiens pas à ce qu’il me lance une bombe atomique !

— Tu es une vraie sainte, mon chou !

Là-dessus, nouveaux gémissements.

— Mon Dieu, pourvu que Catherine… Écervelée comme je la connais, elle a sûrement oublié d’emporter des sous-vêtements. Je vais lui faire un colis. J’en profiterai pour joindre quelques médicaments. Notamment, de la nautamine, tiens. C’est tout récent. Je me suis précipitée pour en acheter, tu penses ! C’est l’équivalent français de la dramamine américaine, paraît-il, contre le mal de mer, le mal de l’air, tout ça…

— Mais, ma pauvre Marie-Claude, quel besoin d’un médicament contre le mal de mer ou le mal de l’air, à Barbizon ?

— Hé ! Suppose que Richard se ravise, et que ces pauvres chéris soient exposés à passer à l’étranger ? Comment se rendre en Amérique du Sud sans prendre l’avion ou le bateau ?

***

Au-dessus de Jacques et Catherine allongés dans l’herbe, les oiseaux, par leurs chants, semblaient accorder leur bénédiction plénière à l’idylle.

Tendrement, Jacques caressait la main de Catherine.

— “Demander la main d’une jeune fille !” dit-il en riant ; c’est drôle, la langue française !

Il contemplait la main de Catherine.

— C’est joli, une main !

— Ma main, tu veux dire, grossier personnage !

— Oui, bien sûr, ma chérie !

Baisers. Chants redoublés d’oiseaux.

Quelques instants plus tard.

— C’est quand même formidable, une main !

Jacques avait repris la main de Catherine, il faisait bouger les doigts, les écartait, les rapprochait, les pliait.

— Les phalanges… Les articulations… Le jeu des tendons…

— Ça y est ! soupira-t-elle. Tu vas me faire un cours d’anatomie ! Ça te manque, la médecine ?

— Je t’adore, mon idiote !

“L’hôpital… pense Jacques. Tout ce que ça représentait, pour moi ! Cette séparation, cette rupture avec une partie de ma vie. Parce que c’était ma vie, au fond ! Dans le couloir, quand Lachaume, l’interne, m’a croisé, il m’a gentiment touché l’épaule ; il m’a dit : “– Salut, vieux…” si gentiment ! Et le bon sourire de Napoléon Groslier, dans la cour, quand je suis arrivé… Il était fou de joie : il allait “faire un doigt” avec Marcillac !”

“L’amour… pense Catherine. Jacques et moi, nous sommes à présent “mari et femme”. Je lui appartiens – comme on dit ! “Appartenir à un homme !” C’est drôle, en effet, la langue française ! Mais je n’ai pas le sentiment de lui avoir appartenu vraiment. Je me suis donnée à lui, mais je n’ai pas le sentiment qu’il m’ait prise vraiment ! Pourtant, il m’aime, et je l’aime. Est-ce que je ne suis pas faite comme les autres ? se demande-t-elle avec épouvante.”

Jacques rêvait, face au ciel. Parce que le soleil le gênait, il avait fermé les yeux. Catherine, avec un canif, coupait machinalement de menues brindilles.

Elle était la maîtresse de Jacques, et elle avait le sentiment d’être encore vierge.

Jacques était malheureux de s’être arraché de l’hôpital. Sur le moment, sous le coup de la colère, ça ne lui avait rien fait. Mais, maintenant…

Après une amputation, il paraît que l’on continue à souffrir du membre que l’on n’a plus. L’hôpital quitté, pour Jacques, c’était un peu cela.

Il tourna légèrement le front vers Catherine.

— Ma chérie !

— Mon chéri ! dit-elle.

De nouveau, il se remit face au ciel, ferma les yeux…

Catherine avait gardé à la main le canif ouvert. Sans qu’elle y prît garde, elle plongeait à coups rageurs et rapides la lame dans un coin de terre renflée comme un ventre et couverte de mousse brunâtre, tandis que, les yeux clos, elle écoutait, dans un enclos voisin, deux chevaux se poursuivre en hennissant.

QUATRIÈME PARTIE

LE CIRQUE BLANC
“Car il est possible, après tout, que l’être destiné à la grandeur doive se rendre sourd, aveugle, insensible à tout ce qui, même vérités, même réalités, traverse son impulsion, son destin, sa voie de croissance, sa lumière, sa ligne d’univers.”

Paul Valéry.

Variété V, “Une vue de Descartes”

Chapitre Premier

VIE D’UN HOMME ILLUSTRE
— Marguerite Lopez. Oui, bon. Et alors ? Entrée dans le service le 10 novembre 1936, pour hémoptysie de grande importance. Et alors ?… Le 12 mars 1937, à deux heures du matin, petite hémoptysie, suivie de coma. Le décès survient une heure plus tard. Oui, bon, très bien, grognait Tannard. Je ne comprends toujours pas ! En quoi cette tuberculeuse… C’est insensé, mademoiselle ! Il n’est pas possible que Delage, le chirurgien Louis Delage, professeur de clinique à Velpeau, se soit transporté en personne pour… Allons, allons, allons ! Les usages sont là, que diable ! On ne s’introduit pas dans la salle d’archives d’un service sans en avoir au préalable adressé la demande… enfin, marqué le désir au médecin chef de ce service ! Et j’ajoute que Delage et moi sommes cousins, par-dessus le marché ! De toutes façons, depuis quand se déplace-t-on soi-même, quand on s’appelle Delage ? On envoie un externe ! Jamais vu ça ! Vous avez fait confusion, mademoiselle, nécessairement !

— Je vous demande pardon, monsieur, mais je suis sûre de ne pas me tromper. J’ai très bien entendu le nom. Et, de plus, j’ai parfaitement reconnu monsieur le professeur Delage.

— Vraiment ? C’est… C’est… Il n’y a pas de mot pour qualifier ! À moins… (Dans le visage rugueux et plissé de pachyderme préhistorique, le petit œil de Tannard s’allumait.) À moins que Delage ne songe à nous chercher des poux dans la tête ! Qu’en dites-vous, Loiseau-Mielland ?

Il secouait son crâne volumineux, avec l’air de flairer un mystérieux danger. Tout à fait le genre “vieux mâle à l’avant-garde du troupeau d’éléphants, qui, brusquement inquiet, s’immobilise pour tâter le vent”. Au rythme des hochements de son crâne, le stéthoscope pendu à sa nuque se balançait sur sa poitrine… un peu, mon Dieu, comme une trompe !

Et Loiseau-Mielland, et trois internes balançaient également leur stéthoscope sur leur poitrine !

Il y avait de quoi !…

La veille, vers quatre heures après-midi, Louis Delage s’était présenté à l’hôpital Corvisart, dans la salle des archives du service de Tannard. Il avait prié qu’on lui communiquât l’observation d’une obscure malade : une indigente du nom de Marguerite Lopez, entrée dans le service vers la fin 1936 et décédée quatre mois plus tard.

Il y avait donc de cela près de quinze ans !

— En quoi cette tuberculeuse peut-elle intéresser Delage ? ruminait Tannard. Je ne comprends pas. Je demande à comprendre. Voyons, mademoiselle, ne vous troublez pas. Rappelez-vous bien. Le professeur Delage vous a assurément donné, à un moment ou à un autre, une explication, si vague fût-elle ?

— Aucune, monsieur.

— Et vous ne lui en avez pas demandé ?

— C’était difficile, monsieur.

— Oui, enfin, quand je dis “demander une explication”, je m’entends ! Il y a façon et façon ! Difficile, difficile : tout est difficile, mademoiselle ! Dieu merci ! Où serait le mérite, si les choses n’étaient pas difficiles ? Il me semble qu’avec un peu de tact, vous auriez pu…

Il parcourait d’un regard vif l’observation. Une faute aurait-elle été commise ? Quelle erreur grossière ? Allons donc ! Inimaginable ! Cela ne tenait pas debout !

Sur le document, il ne releva effectivement rien que d’anormal, de correct, et le rendit à l’archiviste en grognant à l’adresse de Loiseau-Mielland :

— Je continue à ne pas comprendre, mais je n’aime pas ces manigances ! Je sais que je peux m’attendre à tout de la part de mon “illustre cousin !” Tenons-nous sur nos gardes, vieux !

— Je suis bien de votre avis, monsieur.

Quelques infants encore, les cinq trompes – pardon : les cinq stéthoscopes, lourds de pensée, se balancèrent soupçonneusement sur les poitrines, puis ces messieurs s’acheminèrent d’un pas méditatif vers la porte.

Au seuil, Tannard se retourna.

— Mademoiselle, en vous rendant l’observation, vous êtes sûre que Delage n’a fait aucun commentaire ?

— Aucun, monsieur. Il m’a simplement dit : “Je vous remercie, mademoiselle.”

Tannard haussa vigoureusement les épaules, et sortit.

C’était, tout simplement, un petit garçon qui avait amené Delage à l’hôpital Corvisart.

Mais l’archiviste n’en pouvait rien savoir.

Car c’était un petit garçon invisible.

Émile…

***

Après la scène tempétueuse avec Jacques, le patron était allé s’enfermer, au premier, dans ce lieu qui était le lieu de toutes les délices : sa bibliothèque, 6 000 volumes qui ne parlaient que de cette grande Dame : la Maladie.

Essayé de lire.

Impossible de fixer son attention.

Impression de remuer de la cendre à la recherche d’une braise, mais à peine en découvre-t-on une qu’elle s’éteint, noircit.

Lassitude. Accablement.

Sur un coin de table, un livre apporté là par Chang avec des brochures, des revues.

Un roman qui n’avait vraiment pas sa place ici ! Un intrus dans cette docte assemblée d’in-octavo et d’in-quarto !

Robinson Crusoé !

Machinalement, le patron avait ouvert le petit volume illustré.

C’était le trentième jour de septembre que je mis pied à terre pour la première fois dans cette île effrayante, à l’époque où le soleil étant dans l’équinoxe d’automne, dardait presque perpendiculairement ses rayons sur ma tête ; car, d’après mon calcul, je devais être dans la latitude de neuf degrés et vingt-deux minutes au nord de la ligne…

Émile… qui aimait à s’imaginer qu’il explorait des îles désertes, en compagnie d’hommes invisibles !

Émile… qui chérissait les êtres surnaturels, les bêtes mythologiques, les boutons à secret !

Petite âme qui ne cessait de faire joujou avec le merveilleux.

L’âme…

Pfff !…

Ne plus penser à Émile.

Brusquement, dans l’esprit de Delage, cette curiosité saugrenue : “Durant son long séjour dans l’île déserte, Robinson a-t-il été malade ? La Maladie est-elle venue visiter cet homme seul, à des milliers de lieues de tout secours médical ?”

Le patron n’avait jamais lu Robinson Crusoé.

“Pas le temps !” – naturellement !

Il ouvrit le livre à la table des matières : Chapitre XI. SUITE DU JOURNAL. MALADIE. GUÉRISON. CHAGRIN. CONSOLATION.

“Tiens, oui ! Daniel Defoe a pensé à cela : Robinson malade ! De quelle maladie, au fait ? Et comment s’en est-il tiré, le bougre ?”

Et voilà le patron qui se met à lire Robinson Crusoé.

Le 18 juin, il plut tout le jour et je restai au logis. La pluie me semblait froide et je me sentais frileux ; chose que je savais n’être point ordinaire dans cette latitude.

Le 19, je me trouvai fort mal, et frissonnant, comme s’il avait fait grand froid.

Le 20, je ne pus prendre de repos pendant toute la nuit, mais j’eus une fièvre accompagnée de grandes douleurs de tête.

“Bon, les symptômes sont clairs, se dit le patron. Cet excellent Robinson a attrapé un petit coup de paludisme ! Voyons l’évolution ?”

Le 21, frayeur mortelle de me voir réduit à cette misérable condition d’être malade et destitué de tout secours humain.

“Voilà une bonne pensée”, pense le patron.

Son regard ne fait plus que courir au long des lignes, ne retenant, du texte, que les indications médicales.

Le 21 juin, dispositions meilleures.

Le 23, derechef fort mal : frissons, tremblements, violent mal de tête.

Le 25, fièvre violente. Accès dure sept heures. Froid et chaud. Sueur qui m’affaiblit beaucoup.

Excellente description clinique, précise à souhait. Lecture à recommander à nos étourneaux de stagiaires !

Delage saute les digressions, les détails sentimentaux, abrège les phrases au mépris de toute littérature, “traduisant”, d’instinct, le style charmant de Defoe en style télégraphique ! L’habitude – cette seconde nature !

Le 26, légère amélioration. Tentative d’alimentation. Le malade mange un morceau de chèvre bouilli.

Le 27. Nouvelle poussée thermique.

Ce n’est plus du Defoe : c’est du Delage tout pur !

Le 28. Amélioration sensible. Alimentation : chevreau grillé, œufs de tortue, rhum coupé d’eau. Le malade imagine de se traiter avec des feuilles de tabac, la manière brésilienne.

“Voyons les effets de cette médication ?”

Sur ces entrefaites, Florence était entrée. S’était arrêtée au seuil, interdite.

— Ah, tu es là. Tu travailles ?

— Heu ! Pas précisément ! avait fait Delage, distrait. Je lis l’observation de la maladie de Robinson.

“L’observation !…”

Florence avait mal entendu.

— La maladie d’Addison ?

Le patron n’avait pu retenir un sourire.

— Non, pas la maladie bronzée d’Addison ! La maladie de Robinson Crusoé ! C’est beaucoup moins sérieux !

— Ah ! bien. Je te laisse.

“Des bipèdes vraiment singuliers, les Delage mâles, s’était-elle dit. Déjà, Richard qui fait une crise de confession publique et va peut-être demain se découvrir la vocation de clochard ! Et à présent Louis qui prend Robinson Crusoé pour un traité de pathologie !”

Quelle famille !

Le patron était revenu à “l’observation”.

Le malade mâche du tabac. Résultat : aggravation se traduisant par : étourdissements, céphalée violente.

“Parbleu !…”

Le malade expérimente ensuite des fumigations de feuilles de tabac.

“Si ça ne te flanque pas une bonne somnolence, mon vieux…”

Et de fait :

Le malade constate redoublement de céphalée avec impressions de lourdeur ; somnolence.

“Ben, voyons !”

Le malade s’administre ensuite une décoction de tabac mis à macérer dans du rhum.

“Tiens, tiens ! Pas bête ! Voyons la suite ?”

Résultat : sommeil presque instantané et très profond. Au réveil, le malade estime avoir dormi d’affilée deux jours et deux nuits. Durant la période qui suit, le malade réitère la médication par absorption de jus de tabac macéré dans le rhum, alternant des doses faibles avec des doses fortes.

Nette amélioration de l’état général. Régression de la fièvre. Retour de l’appétit.

Euphorie. Fonctions rétablies dans leur ensemble.

Le 3 juillet : 36°9 (en quelque sorte !)…

Le malade “est porté sortant”…

Amusant – Robinson Crusoé !

Le patron avait refermé tristement le livre.

En face de lui, le fantôme d’Émile souriait tristement.

Émile, dont Florence avait dit : “Il t’adore, ce petit !”

Tout se passait comme si Émile, ombre malingre, frappait, doucement, d’un doigt, sur l’armure à l’intérieur de laquelle le patron, depuis trente ans, s’est enfermé. Et comme si le patron, dépouillant cette cuirasse, abandonnant cette machine de guerre sans défaut, consentait à se laisser voir enfin !…

Comme si l’homme véritable, après trente années d’invisibilité, consentait à devenir visible, enfin !…

Et, du même coup, constatait qu’il n’avait pas seulement été invisible, mais aveugle, aussi. Et se découvrait entouré d’êtres vivants. Retrouvait cette notion de la personne humaine perdue de vue depuis tant de temps qu’il en était peu à peu arrivé à oublier que la justification et la dignité essentielles de l’homme ne résident pas dans le fait d’être un véhicule commode pour la Maladie, mais une réalité capable non seulement de souffrance physique mais aussi de souffrance morale, capable non seulement de cette allégresse de mécanique aux rouages bien huilés et au moteur tournant rond, qui s’appelle la bonne santé, mais aussi de la joie du cœur…

De la tristesse du cœur…

Capable d’amour !

Voilà qu’ils étaient maintenant deux “invisibles” près du patron.

Émile… et un adolescent.

L’adolescent qu’avait été Louis Delage.

“Qu’as-tu fait de moi ?” semble demander le jeune garçon.

Confrontation qui tourne rarement à l’avantage de l’âge mûr !

Louis Delage se souvient.

Des images remontent, que l’on croyait tellement perdues… Rien ne s’efface donc ? Tout demeure donc à jamais gravé ?

1909. Les jardins du Ranelagh. Sur une chaise, dans une allée solitaire, un potache. Louis Delage à treize ans. Il fait gaillardement sa troisième à Janson-de-Sailly. (Brillant élève, est-il besoin de le dire ? Déjà premier : une habitude à prendre de bonne heure !) Il sort d’un bon bain d’Odyssée. Dans sa cervelle, quel bouillon de racines grecques :



Σειρήνας μέν πρώτον άφξεαι, αϊ ρά τε πάντας άνθρώπους θέλγουσιν, ότις σφέας είσαφίχηται.



Arrive une jeune femme qui s’assied en face de lui, de l’autre côté de l’allée.

Ce que l’on appelle “une dame”. Élégante. Distinguée. Discrètement parfumée. Fortune, goût, beauté : tout ! Elle rêve. Qu’elle doit donc faire des rêves délicats !

Jambes fines, longues. La dame les croise. La robe, de tissu riche, incroyablement léger, arachnéen, révèle un brin de genou rond.

Au revoir, Homère, Σειρήας, etc… Le potache, soudain, ne se rappelle plus que ceci : les Grecs priant pour que le vent se lève et pousse leurs navires vers Troie… à cause d’une femme ! Et ils vont, pour cela, sacrifier une vierge ! (Au fait, nous ne sommes plus dans l’Odyssée, nous voilà dans l’Iliade !) Louis Delage se prend à souhaiter que le vent se lève.

Obéissante, compatissante, voici la brise. Caresse à la robe qui frémit. Enfle. Et vole, voile émouvante, arrondie au-dessus des genoux.

Et après la robe, un jupon blanc à dentelle se soulève aussi, douce voile plus émouvante encore, courbe divine, ineffable. Le cœur du potache saute dans sa gorge. L’arbre sous lequel est assise la dame lui paraît l’Arbre Paradisiaque, l’Arbre fascinant et redoutable de la Connaissance du Bien et du Mal.

Passe un vieux monsieur. Il a surpris la direction du regard du potache. Il lui jette un coup d’œil d’abord réprobateur, puis narquois, puis complice ! S’assied sur une chaise proche. Et darde vers la dame un regard gluant.

Submergé de honte et de dégoût, le potache décampe.

Enfant qui n’imaginait d’amours que désincarnées, et qui ressent la tristesse de la chair avant d’en avoir éprouvé la volupté.

Enfant sensible.

Louis Delage retourne vers cet autre Arbre à l’ombre duquel les notions de Bien et de Mal sont comme rien, l’Arbre de Science d’où se détachent, à intervalles réguliers, des feuilles portant des inscriptions revigorantes : “Mention Bien. Mention Très Bien. Prix d’Excellence”.

Louis Delage, premier en troisième…

Premier en seconde…

Premier en philo. (Premier grand amour – platonique ! – pour une virtuose de la harpe.)…

Mention très bien au bachot.

Nous avons seize ans. Première maîtresse : la sœur d’un camarade. Nous l’aimons follement. Mèches de cheveux, trèfles à quatre feuilles, myosotis… Félicité à part, nous nous sentons bourrelé d’angoisse, écrasé de responsabilité. Nous avons pris la virginité de cette enfant. Nous l’avons déshonorée. Nous lui donnerons – avec quelle orgueilleuse joie ! – la glorieuse réparation des noces. Nous grelottons à l’idée que les parents pourraient s’y opposer. En ce cas, nous ne balancerions point : nous enlèverions la Dulcinée !

Nous lisons Tristan et Yseult, Roméo et Juliette.

Perte d’appétit à peu près totale.

Hélas, la Dulcinée n’était point vierge.

Et la Dulcinée nous trompait ! Avec qui ? Avec un camarade que Delage, bien entendu, détestait, méprisait. Un de ces imbéciles triomphants, au visage de camembert, aux doigts de chair à saucisse, bourré d’assurance, auxquels sont promis les royaumes de ce monde.

Rupture, séance tenante, avec la perfide.

L’appétit revient.

“J’étais stupide, bien sûr ! murmure l’ombre de l’adolescent. Mais adorablement stupide. Tandis que toi, tu as fait de moi un quinquagénaire stupidement génial !”

Louis Delage : en tête au P.C.B.

Nous avons dix-huit ans. Deuxième maîtresse. Pour l’hygiène. Une fille qui fait de la zoologie. Une bûcheuse à tout casser. Une emmerdeuse ! Elle tient de la teigne et du tænia ! Liaison qui dure quinze jours. Rupture.

D’ailleurs, nous voilà en 1914. La patrie n’a pas trop de toutes ses poitrines (Style Richard). Louis Delage s’insère dans ce bouclier vivant…

Engagé volontaire pour la durée de la guerre…

La victoire.

1919 : année de convalescence. Nous avons reçu, peu avant l’armistice, une collection d’éclats d’obus dans le ventre. Que de retard pour notre carrière !

1920. Première année de médecine. Nous avons vingt-quatre ans. Nous lions connaissance avec la Maladie. Nous sommes appelés à contempler de près le corps féminin, dans les salles de malades et sur les tables de dissection. Pouah !…

À propos, ne pas oublier : nous sommes en possession d’une troisième maîtresse attitrée : Julia, la basedowienne.

Nous trouvons passionnant d’étudier les signes de la maladie de Basedow in vivo : sur le vif ! Même, comme nous sommes un garçon porté à l’esprit, nous nous faisons l’idée piquante de coucher, non pas avec Julia, mais – ce qui est autrement flatteur ! – avec la maladie de Basedow elle-même, de posséder la Maladie en personne, de la serrer nue dans nos bras. Allons plus loin : de copuler (sauf votre respect !…) avec la maîtresse de Basedow, de cocufier l’illustre Basedow !

Jouissance, en feignant de caresser la gorge de Julia (Ma Julia adorée !…), de caresser, en fait, le goitre encore invisible – la promesse de goitre, disons ! – et d’essayer d’évaluer, au palper, la masse du corps thyroïde, sa consistance, puis de porter tendrement les doigts sur la poitrine de Julia. (— Chérie ! Je suis fou de tes seins !) et de constater la tachycardie (il faut bien se faire la main ; ne sommes-nous pas destiné à devenir médecin ?), puis, d’étudier l’exophtalmie. (— Tu as des yeux merveilleux, mon amour !) et de se dire : “Pas de mydriase. Pas d’augmentation de la tension du globe oculaire. En revanche, élargissement de la fente palpébrale…” (Nous avons, n’est-ce pas, à l’occasion de cette chère Julia, eu la curiosité de nous documenter dans le Manuel de Pathologie médicale !)

Le hic, c’est que Julia, en tant que maîtresse, est une excessive, une impossible, une insatiable ! Le tonneau des Danaïdes ! Épuisante ! Et puis : volupté d’un bruyant ! Comme s’il était indispensable d’informer tout l’hôtel – et l’hôtel d’en face ! – que l’on fait la bête à deux dos, que l’on s’en paye ! En outre, elle réclame qu’on la batte ! “Et s’il me plaît, à moi, d’être battue !…” (Devait être une basedowienne aussi, celle-là !) Et des scènes ! Tout un Grand Guignol à propos de bottes ! La barbe ! Ce n’est plus une fille, c’est… une vraie maladie ! Plus moyen de travailler. Allez, hop ! Balancée ! Retour à Basedow !

À vingt-cinq ans, nous sommes en tête à l’externat.

Pas de maîtresse attitrée. Plus le temps !

Évidemment, il nous arrive de ne pas toujours résister à la tentation de suivre une jolie fille, dans la rue.

On n’est pas de bois !

Pas encore !…

À vingt-huit ans, en 1924, nous sommes en tête à l’internat.

Thèse et Serment d’Hippocrate.

À propos de thèse, nous en avons pondu une de derrière les fagots :

Contribution à l’étude des variations du métabolisme de base dans les états parabasedowiens, les thyréotoxicoses, goitres basedowifiés et adénomes thyroïdiens toxiques.

Amical salut, par-dessus les années, à Julia et à ses amours hurlantes !

Trêve de plaisanterie. Nous fonçons de plus belle. Un rush à mort. L’interne-locomotive.

Travailler n’est plus un plaisir, mais une fureur, un vice.

Nous bûchons comme d’autres boivent, ou jouent aux courses.

Sur le plan du cœur : néant.

Même sur le plan des sens, nous avons fermé boutique.

Pas une goutte de sperme à gaspiller. La précieuse liqueur est directement pompée au cerveau et transformée sans délai en belle et bonne science.

Dans la rue, il nous arrive encore d’être tenté de suivre quelqu’un. Mais ce n’est plus, comme il y a trois ans, une jolie fille.

C’est une jolie maladie !

Nous avons le diagnostic ultra-rapide. (Assimilation du coup d’œil de l’homme à maladies au coup d’œil de l’homme à femmes. Savoir d’emblée reconnaître celles qui “valent la peine” : les rares, les précieuses.)

— Oh, what a shame ! Eh bien ! et moi alors, vilain garçon ?

C’est vrai : il y a eu Evelyne ! Nous allions l’oublier ! Chère Evelyne !

Evelyne O’Brien, la petite girl de Mogador.

Troisième ombre qui vient se joindre aux ombres d’Émile et de Delage adolescent.

1924 : l’époque des Dolly Sisters, du jazz, la révélation de Joséphine Baker et sa Revue nègre ; Damia chantait : Aïe, Aïe, Aïe !… Jacques Copeau et sa troupe au Vieux-Colombier : Copeau interprétant le rôle d’Yvan dans les Frères Karamazoff. Les Pitoeff et leur compagnie à la Comédie des Champs-Élysées. Tous les adolescents amoureux de vous, Ludmilla ! Et les messieurs d’âge, par le miracle de votre voix, retrouvaient leur cœur d’adolescent ! Baty montait Maya. Jouvet triomphait dans Knock ou le Triomphe de la Médecine. Dullin à l’Atelier. Et les prestiges surréalistes. Et les jeunes filles de Bellac, ô Giraudoux !

C’était le temps où des troupes de girls, sous la conduite de leur capitaine, nous venaient d’Angleterre, délicieuses, rieuses et sérieuses comme de petites pensionnaires des Oiseaux.

Un soir, à Mogador, à la fin au spectacle, une girl est prise d’un évanouissement. On réclame le médecin de service. Le médecin de service, un peu pressé ce soir-là, venait de partir à l’instant. Delage offre ses bons offices.

Traversant les coulisses, il avise, dans une loge ouverte à tous vents, une girl allongée sur un divan, l’œil clos et la cuisse nue.

— C’est celle-ci, la malade ?

La petite fait un saut de carpe.

— Non. C’est Margaret. La loge au fond du couloir, dit-elle.

Et, avec son drôle d’accent si cocasse, elle ajoute en souriant cette phrase fabuleuse :

— Moi, je n’ai jamais été malade !

— Moi, je suis médecin, réplique plaisamment Delage, alors vous ne m’intéressez pas !

Coup d’œil de la girl, qui signifie : “Ah ! Je regrette !”

Coup d’œil de Delage, qui signifie : “Vous savez, j’ai dit ça, mais je n’en pense rien !”

Une semaine plus tard, la sage Evelyne était la maîtresse de Louis Delage.

“Sa maîtresse” : quel autre mot employer, puisqu’ils faisaient l’amour ensemble ?

Et pourtant… Disons qu’ils faisaient l’amour… en tout bien tout honneur ! Sportivement. Sans complications. Rien de tourmenté. C’eût été exactement le contraire d’Evelyne, qui n’était qu’un rire perpétuel. Et Dieu sait que Delage, de son côté, n’avait pas une minute à consacrer à la passion ! (Se méfier de la passion : vous lui en accordez long comme le doigt, elle en prend long comme le bras !)

Aux heures de détente, Delage montrait à Evelyne tel ou tel coin de Paris – un Paris intime, qui ne figure pas sur les itinéraires des cars de tourisme. Paris en pantoufles, en quelque sorte. Pas le Paris d’exportation. Le Paris des Parisiens.

Et, pour le jeune interne à la cervelle farcie de descriptions cliniques, de syndromes, d’aspects radiographiques, de symptomatologies et de pathogénies, cette gamine était une surprise sans cesse émerveillée.

Jamais été malade !

Jamais !

Une phrase à graver dans le marbre !

Delage passait sa vie parmi les malades. Et, lorsqu’il quittait l’hôpital, il ne voyait, pour ainsi dire, autour de lui, dans les rues, les autobus, le métro, le restaurant, le café, que des malades… ou aspirants tels !

Ceux qui relevaient tout juste de maladie. Ceux qui en avaient fait une il y a longtemps… mais grave : ils en porteraient jusqu’à la fin les stigmates. Ceux qui couvaient une maladie imminente. Ceux qui ne feraient la leur que dans longtemps… mais ils ne s’en relèveraient point. Ne parlons même pas de ceux qui étaient en train de faire une maladie en ce moment. Cela se voyait comme le nez au milieu de la figure.

Presque chaque visage appelait un diagnostic. Et, sur certains, pour Delage, était écrite en lettres majuscules une date de décès !

Evelyne ? “Jamais été malade !”

Saine de la tête aux pieds. Saine dans toutes ses fibres, dans chacun des globules de son sang…

Même pas une migraine ! Même pas une rage de dents !…

Rien ! Jamais !…

Un cas “monstrueux”, à sa façon !…

Une espèce d’insolent défi…

Un miracle ambulant…

Un fruit du Paradis Terrestre – sans une piqûre, sans une tache ! “Interdit au ver de faire sa sale besogne ici !”

Un être d’un autre monde, eût-on pu dire…

Un “corps glorieux”…

Seulement… Evelyne serait malade – un jour…

Fatalement !

Cette pensée finissait par rendre malade Delage. En imagination, il appliquait à Evelyne, les unes après les autres, toutes les maladies, toutes ces maladies qui la menaçaient, puisqu’elle était “née de la femme”, pour parler comme Shakespeare.

Il se représentait Evelyne avec de la furonculose, Evelyne avec les élancements de la douleur quelque part dans l’estomac, dans le ventre : un ulcère, un fibrome ; Evelyne avec une plaie suppurante, avec une tumeur ; Evelyne en proie à la flore microbienne. Ce “fruit du Paradis” fabriquant du pus…

Était-elle un peu colorée, d’avoir couru : “Tu as de la fièvre ? s’inquiétait-il. Ton pouls est bien rapide !” Toussait-elle, pour avoir avalé une trop forte bouffée de fumée : “Tu n’as rien à la gorge ? Ou aux bronches ? (“Dites : 33… 33… 33… 33…”). Quand elle dansait, à Mogador : “Pourvu qu’elle n’aille pas faire un faux-pas !” Un tendon déchiré, un métacarpe fêlé : c’est si vite arrivé !

Il eût voulu sans arrêt la radiographier, la radioscoper, la vacciner, bref : la mettre en couveuse.

Elle riait…

Il tremblait.

“Un jour ou l’autre, elle tombera malade.”

Comme tout le monde…

Fatalement !

Au bout de quarante jours, Evelyne fait un saut en Angleterre : affaire de famille à régler.

Au-dessus de la Manche, un moteur de l’avion prend feu ; l’appareil explose dans les nuages. Pluie de débris dans la mer. Perdu corps et biens. Aucun des passagers ne put être retrouvé.

Pauvre petite Evelyne, qui n’avait pas encore vingt ans !

Delage avait été profondément affligé. Et puis, un jour, cette pensée : Evelyne est morte, mais la maladie n’y a été pour rien. Evelyne est tombée – en effet ! – mais pas tombée malade. Tombée morte, après un dernier entrechat en plein ciel !

Jusqu’à la fin, la maladie avait épargné Evelyne, s’était interdit de gâter ce “fruit du Paradis”… La Maladie qui, jusqu’au bout, avait été “fair-play” avec la petite girl de Mogador…

De nouveau, plus rien que le travail. Un travail de buffle.

À trente-deux ans, nous voilà chef de clinique. (Médaille d’or des hôpitaux.) Le retard dû à la guerre n’est plus loin d’être rattrapé.

Il va bientôt falloir songer au mariage.

Décidément, il semble qu’aujourd’hui le patron soit destiné à être cerné par les “invisibles” !

Une quatrième ombre vient de se joindre à l’ombre chétive d’Émile, à l’ombre rêveuse de Delage adolescent et à l’ombre dansante et rieuse d’Evelyne.

Marguerite.

Delage l’a connue alors qu’il venait d’être nommé chef de clinique.

Marguerite Lopez. Née à Paris, dans le VIe arrondissement. Ascendance française par sa mère (morte en couches). Ascendance espagnole par son père (grosse situation dans l’exportation d’oranges).

Marguerite : une extrêmement jolie fille et, en outre, une “chic fille”. Attachante. Un peu sentimentale, s’il fallait absolument lui faire un reproche. Delage n’a guère l’esprit, ni le temps à roucouler. (“Bon pour la vieillesse, la fleur bleue !”)

Dieu merci, Marguerite comprend. Se tient à sa place. “Très chic fille”.

1928. 1929. 1930.

Années sans histoire – ni histoires.

Marguerite – davantage encore que du plaisir, ni très violent ni très fréquent, que son grand homme lui donne – la tendre Marguerite est bouleversée de gratitude parce que Delage lui accorde le privilège inestimable de lui donner du plaisir, à lui.

Il travaille à bloc.

Années de bonheur, en somme !

Sans en informer Louis, Marguerite a refusé plusieurs beaux partis que lui a proposés son père. “J’ai le droit et le devoir de souhaiter mieux, pour toi, que de servir à l’amusement d’un médecin ! lui écrit-il. Un médecin qui n’aura rien de plus pressé que de te lâcher pour épouser une fille de patron à la première occasion !” Outrée, Marguerite rompt avec son père. Sans en avoir informé Louis, de peur qu’il ne soupçonne là une façon de lui forcer la main. Se marier avec Louis, Marguerite en rêve chaque jour, bien sûr, mais n’en parle jamais. Elle aime Louis. Louis l’aime. Le bonheur, c’est aussi simple que ça.

Louis, un jour, a trouvé la lettre du père au fond d’un tiroir et, griffonné au dos de cette lettre, le brouillon de la réponse de Marguerite.

Bien touché, Louis, et même ému d’apprendre que Marguerite a refusé des partis aussi avantageux et rompu avec son père, à cause de lui.

Un peu ennuyé, aussi ! Pas à cause de la rupture : cela s’arrange toujours ! Mais à cause des partis refusés. Marguerite n’aurait pas dû… En tout cas, pas sans lui en parler. Enfin, ce qui est fait est fait. Louis juge préférable de ne pas laisser soupçonner à Marguerite qu’il a lu la lettre.

Soyons juste : jamais il n’a promis le mariage à Marguerite.

Mais jamais non plus il ne lui a dit : “Pas question de mariage entre nous”.

Dans un bon sentiment, d’ailleurs…

Elle l’aime tellement !…

Pourquoi lui causer une peine inutile ?

Il sera toujours bien assez tôt, si…

Attendre. Laisser faire le temps.

Fin 1930.

Delage, à l’occasion d’un cocktail, rencontre Florence Tannard.

Jolie, Florence. Spirituelle, agréable. Charmante…

Et son père est Alfred Tannard, l’illustre chirurgien, le maître vénéré, le tout puissant académicien.

Bref : la compagne idéale pour un futur patron.

En 1931, Delage épouse Florence.

Au préalable – c’est un gentleman – il a rompu avec Marguerite. Rompu sans biais, sans équivoque. N’est-ce pas l’honnêteté élémentaire qu’il doit à Marguerite, aussi bien qu’à Florence ? Il a pris grand soin de brûler – comme des microbes ! – tous germes possibles d’illusion, d’arracher jusqu’à la dernière toutes les racines de ce chiendent : l’espoir, dont on ne sait que trop la propension à proliférer comme un cancer ! Ah ! c’est qu’il ne s’agit surtout pas de récidive ! Pas de poussée de fièvre ; pas de complications !

Pas de métastases sentimentales !

Une rupture nette. Définitive.

Chirurgicale.

Une bonne amputation : voilà le mot. (“Mon charcutier peu sentimental !”) dirait Catherine.

Évidemment, il est moins facile d’arrêter les larmes que d’arrêter le sang.

Voilà pourtant qui est fait. Delage laisse Marguerite pantelante, avec, à la place du cœur, une belle plaie, profonde, parfaitement aseptique.

Marguerite, – exsangue.

Mais qui a cessé de pleurer.

Il la quitte…

“Bons amis”, comme on dit !

Il la quitte pour aller se marier.

Un seul point noir : Marguerite aimait Louis vraiment. “De toute son âme”.

Le jour du mariage, Marguerite (ah, les glandes !) se suicide, au gaz.

Écœurant de banalité !

Des voisins interviennent à temps. On la ranime.

Sauvée.

Delage vient la voir. Il est furieux. “Est-ce que ce sont des choses à faire ?” Il lui arrache le serment qu’elle ne renouvellera pas sa tentative. Qu’elle vivra.

Il se disait : “Petit à petit, en vivant, elle finira par se refaire une vie.”

Laisser faire le temps, ce maître anesthésiste. (Son unique défaut : l’anesthésie qu’il procure n’agit que longtemps après l’opération !)

Delage, deux ans plus tard, se présente au Bureau central, pour le chirurgicat des hôpitaux.

Sous-admissibilité…

Admissibilité…

Bis-admissibilité.

Mieux qu’un sujet d’élite : un homme extraordinaire.

Et n’oublions pas qu’Alfred Tannard a le bras long.

En 1936, à quarante ans, voilà Delage chirurgien des hôpitaux.

Le retard dû à la guerre est rattrapé.

À ce point de sa méditation : “Et Marguerite ? se demande soudain le patron. Qu’a-t-il pu advenir d’elle ?”

Mais comment retrouver une piste sur laquelle a plu la poussière de vingt années de silence et d’oubli ?

Vit-elle encore, seulement, la pauvre ?

Vingt ans. La guerre. L’exode.

Idée : téléphoner à l’État civil.

— Allo. La mairie du VIe ? Ici, professeur Louis Delage. Auriez-vous l’obligeance de me dire…

— Certainement, monsieur le professeur. Un instant, voulez-vous ?

Un instant.

— Allo… Monsieur le professeur Delage ? J’ai votre renseignement, monsieur le professeur. La nommée Marguerite Lopez est décédée à l’hôpital Corvisart en…

Un instant a suffi. Les morts, dans l’ensemble, sont tellement plus faciles à retrouver que les vivants.

Un moment plus tard, le patron se présentait dans la salle des archives du service de Tannard, à Corvisart. Il demandait communication de l’observation concernant la malade Marguerite Lopez.

Tandis qu’il lisait, la jeune archiviste, impressionnée et rongée de curiosité, l’épiait, du coin de l’œil.

Eh bien ! Marguerite avait tenu son serment. Elle n’avait plus essayé d’attenter à ses jours. Ce serait plutôt “attenter à ses nuits” que l’on devrait dire ! Parce que les jours, encore, on en vient à bout, on arrive à les tuer ! Par exemple, en se crevant au travail. Tuer le temps, pour ne pas se tuer soi-même… Mais les nuits ! Solitaires. Affreuses. Interminables. Et le désespoir, cet oiseau nocturne, qui ne cesse de planer au-dessus de votre lit. Comment “tuer les nuits” ?

Néanmoins, Marguerite avait vécu…

Puisqu’elle avait promis…

Elle ne s’était pas “refait une vie” : il ne faut pas demander l’impossible…

Mais, du moins, elle avait vécu…

Cinq ans…

Des travaux de plus en plus épuisants, de plus en plus humiliants, de plus en plus mal rétribués. Les chômages. Les courses vaines, harassantes, déprimantes surtout, dans le froid, sous la pluie, à la poursuite de besognes.

Quelle banalité ! Nous sommes en plein mélo !

Les premières atteintes du mal…

Marguerite : trop de pudeur pour demander quoi que ce soit à l’époux de Florence…

Trop de fierté pour revenir à son père, pour lui pardonner de lui avoir si bien prédit “ce qui devait arriver”.

Marguerite qui tousse ! Marguerite qui se met à jouer les Marguerite Gautier ! les Dame au Camélia ! De plus en plus mélo !

Cinq années s’écoulent.

Et, en novembre 1936 – l’année, précisément, où Delage devenait chirurgien des hôpitaux – Marguerite était entrée à l’hôpital Corvisart, dans la salle Claude-Bernard.

En qualité de malade !

Pour hémoptysie de grande importance.

À la palpation (disait l’observation) : vibrations vocales abolies à la base droite. Normales à gauche. À la percussion : zone de matité à la base droite. Tympanisme à la partie supérieure de l’hémithorax droit entouré d’une zone de submatité. Submatité à la base gauche. À l’auscultation : à droite : abolition totale du M. V. Râles bulbeux et caverneux. Crépitants et sous-crépitants. Un examen de crachats montre une flore microbienne abondante et de nombreux B. K.

Quatre mois, de quinte de toux en quinte de toux, d’hémoptysie en hémoptysie, Marguerite avait continué de vivre.

9 mars (disait l’observation). Poussée thermique à 41. La cachexie augmente. Une nouvelle ponction à la base droite ramène un liquide purulent dans lequel une flore microbienne abondante est trouvée.

Injection modificatrice intrapleurale demeure sans effet.

12 mars. Deux heures matin. Petite hémoptysie, suivie de coma.

Trois heures matin : mort apparente.

Mort apparente : la formule usuelle pour dire : “Décès”.

Mais, en l’espèce, elle était plus juste que ne le pensait l’externe, cette formule !

Car la mort réelle de Marguerite Lopez avait dès longtemps précédé sa mort apparente.

La mort réelle de Marguerite remontait à cinq années auparavant. Au jour du mariage de Louis avec Florence. Marguerite : une âme simple, un cœur pur, si pur. “On n’a pas idée !…”

Le patron laissa errer son regard le long des rayonnages de la salle d’archives, sur les innombrables dossiers bourrés d’observations, les innombrables enveloppes garnies de radios.

Documents dont chacun contait un épisode de ce passionnant “roman scientifique” qu’est l’Histoire de la Maladie.

“Ici a été reçue une Noble Dame appelée Maladie de Nicolas-Fabre… Appelée Maladie bronzée d’Addison… Appelée Maladie de Parkinson… Appelée Maladie de Hodgkin…

Mais aussi, un épisode poignant de l’Histoire des malades.

“Ici a été reçue la malade nommée Émilie R… La malade nommée Jeanne B… Le malade nommé Charles R… Le malade nommé Jean-Marie L…”

Milliers et milliers de malades !

Une vague, pas même une vague : à peine un flocon d’écume dans la lugubre marée de la souffrance humaine.

— Je vous remercie, mademoiselle, dit le patron à la jeune archiviste en lui rendant l’observation.

***

En quittant Corvisart, Delage avait croisé la petite Lalande, qui arrivait.

— Par exemple ! Madeline ! Vous, ici ?

— Bonjour, monsieur. J’ai une camarade, qui est entrée ici pour lésion au poumon gauche. Je viens voir ce que disent les radios.

L’heure des visites était passée, mais elle était Croix-Rouge : elle entrerait.

— Ça s’arrange très bien, ces affaires-là, vous savez ! dit-il gentiment, un peu distraitement. Puis : Je craignais que vous ne veniez pour votre propre compte !

— Oh ! moi, monsieur, dit Madeline Lalande avec un grand sourire, je n’ai jamais été malade !

Jamais été malade.

Madeline… Evelyne…

Il la regardait, suffoqué.

Et il eut cette phrase, presque incroyable dans sa bouche :

— Faites quand même attention aux microbes !

Il partait.

Il se retourna pour ajouter :

— Au fait, Madeline, je vais vous affecter à ma salle d’opérations, avec Mercier.

Et il conclut :

— Les salles d’opérations, c’est encore l’endroit le plus sain, dans un hôpital !

***

— Laisse-moi, voyons, je te dis ! Pas ici…

— Quoi ! On n’est pas dans une église !

Ils étaient dans la salle d’opérations numéro 1 de Velpeau.

— Mais lâche-moi, à la fin !

Il ne la serrait que plus fort ; il l’avait poussée contre la table d’opérations.

À deux pas, dans la pièce aux poupinels, Paulette entendait. Elle aurait même pu voir. Elle se demandait s’il allait lui faire l’amour sur la table d’opérations. Ça l’aurait bien amusée.

Il l’avait prise sous les reins, il la pliait violemment en arrière ; elle se débattait tant qu’elle pouvait.

— Ça ne te plaît plus ? grognait-il. Pourtant, l’autre nuit, tu n’aurais pas donné ta part aux chats, hein ? Tu en avais, des beaux yeux cernés ; des yeux plus grands que le ventre !

Un claquement suivi d’un mot rageur :

— Garce !

Jacqueline Mercier venait de gifler Marcillac.

— Ne me touche plus jamais, tu entends ? criait-elle. Tu me dégoûtes ! Tu me dégoûtes depuis le début ! Et moi, je me dégoûte encore plus ! Heureusement, c’est fini ! Je quitte le service.

— Penses-tu ! répliquait Marcillac, fou de colère. Tu en crèverais, de ne plus le lécher des yeux, ton petit patron adoré… qui se fout bien de toi, d’ailleurs !

— Je viens de faire ma demande de changement.

Cela se passait le soir même du jour où Delage s’était rendu à Corvisart.

— C’est à cause de la petite Lalande que tu veux fiche le camp, hein ? ricanait à présent Marcillac. Cette chère petite Madeline ! Elle t’a coupé l’herbe sous le pied ! Ça va être pour elle, le patron !

C’était bien à cause de Madeline.

Rester à Velpeau, au milieu de “rivales” aussi malheureuses qu’elle, qui n’avaient pas plus qu’elle l’ombre d’un espoir d’être jamais remarquées par le patron, c’était déjà un supplice pour la pauvre Mercier. Elle eût voulu être la seule à souffrir ! Tant de soupirs poussés en secret par d’autres lui gâtaient ses propres soupirs !

Mais demeurer à Velpeau près d’une rivale triomphante ! Avoir désormais toujours sous les yeux, dans le bloc opératoire, cette petite sainte Nitouche de Madeline ; voir le regard du patron se poser sur Madeline, comme une caresse… C’était au-dessus de ses forces.

Dès que Madeline, toute joyeuse, lui avait annoncé sa nouvelle affectation, Mercier avait rédigé sa demande de changement.

C’était quelques minutes plus tard que Marcillac était entré, qu’il avait commencé à promener sur Mercier ses grandes pattes gourmandes.

Alors, la gifle.

Il y avait assez longtemps qu’elle lui pendait au nez, à Marcillac, cette gifle ! Eh bien ! il l’avait reçue, à la fin !

— Mets-toi à sa place, au patron ! insistait-il cruellement. Une pucelle, tu te rends compte ? Toi, sans vouloir te vexer, tu commences à faire article légèrement usagé ! Vingt-sept ans ! Et Madeline dix-neuf. Huit de moins, si tu sais compter ! Huit de mieux !…

Il était ignoble, et il le savait. Mais elle n’aurait pas dû le gifler. Aucun homme – enfin ce qui s’appelle un homme ! – ne peut tolérer ça. À plus forte raison, un beau mâle comme Marcillac.

— C’était fatal, “ma vieille !” Pour être chirurgien, on n’en apprécie pas moins la chair fraîche ! Je devrais même dire : d’autant plus !

— Salaud !

Mercier avait filé, tandis que Marcillac lui lançait ce qui, dans son esprit, constituait la suprême insulte :

— Va donc, eh, Organe !…

Après cela, il était revenu dans la pièce aux poupinels où Paulette se trouvait maintenant seule. Il s’était approché d’elle.

— Dis-moi, Paulette, mon chou, qu’est-ce que tu dirais, si je te disais…

Elle attendait. Ce qui allait suivre se lisait dans le sourire de Marcillac aussi facilement qu’un gros titre en première page d’un journal du soir : “LA PETITE URGENCE PERSONNELLE !”…

— Si je te disais que je viens pour une petite urgence personnelle ?…

En même temps, il glissait sa main droite sous la blouse.

Il enfermait un sein nu, bien serré, dans sa paume.

De son bras gauche, il entourait les épaules de Paulette, qui se laissa un peu aller en arrière.

— Qu’est-ce que tu dirais, si…

Chapitre Deuxième

L’ITALIE COMMENCE À NEUILLY
— C’est au creux de ce massif qu’Émile s’installait pour lire Robinson Crusoé !

Une soirée exceptionnellement calme. Point de courrier. Aucun appel téléphonique. Dans la maison de Neuilly, quelle paix !

Passages de Chang. Loin de troubler le silence, ces apparitions et ces disparitions semblaient au contraire le renforcer, le porter à un point de perfection : on eût dit que le petit homme jaune glissait à la surface des bruits endormis, à la façon de ces araignées d’eau qui courent à la surface des étangs sans éveiller une ride !

— Et c’est derrière ces fusains, dit encore le patron, qu’Émile et Albertine étaient cachés, quand ils guettaient L’Homme Invisible !

Florence et Louis prenaient le café sur la terrasse fleurie qui donnait sur le jardin.

Florence se taisait, dans un saisissement fait d’angoisse, d’apitoiement et de tendresse.

Un être qui s’est donné la mort – sinon par votre faute, du moins à cause de vous, pour vous, parce qu’il vous aimait et vous ne l’avez pas compris – cela est dur, même quand on s’appelle le professeur Delage.

Florence voyait Louis malheureux ; il souffrait. En ce moment il avait besoin d’elle, non plus en tant qu’associée, mais en tant que femme ! Besoin d’elle, Florence… enfin !

Elle pressentait qu’il allait dire quelque chose d’extrêmement surprenant, comme par exemple : “Au fond, c’est toi qui avais raison !”

Elle attendait.

Attendre avait constitué le plus clair de sa vie. Vingt ans qu’ils étaient mariés : vingt années passées à attendre. Plus exactement, vingt années à se persuader qu’elle attendait quelque chose… comme Robinson, dans son île déserte, s’obstinant à faire des signaux, sur la plage déserte, vers la mer déserte, mais, au fond, sachant bien… Florence, au fond, savait bien qu’il n’y avait rien à attendre !

— Au fond, dit Louis…

Dans la pénombre, les traits de Florence, soudain tendus.

— Il n’avait pas tellement tort, ce petit bougre d’Émile, avec son histoire d’homme invisible !

“À quoi veut-il en venir ?” se demanda-t-elle, décontenancée.

— Depuis vingt ans, Florence, qu’est-ce que je suis pour toi ? Un “homme invisible !” Et non seulement invisible ! “Aveugle !” par-dessus le marché ! Fatalement, d’ailleurs ! À force de ne contempler que soi, comme si on était le Roi-Soleil, ou même le soleil en personne, pas étonnant que l’on finisse par en être aveuglé !

Les feuillages semblaient morts. Pas un souffle d’air. Épaisseurs d’immobilité.

— Et il aura fallu un enfant pour que je m’en rende compte ! poursuivait Louis. Au fait, Florence, ce qui nous aura manqué, ici, peut-être, ce sont les éclats de rire d’un enfant ! Jolie maison. Mais on n’y rit pas souvent !

On n’y riait jamais !

“Pas le temps !…”

— Je n’ai jamais vu que moi ! Jamais songé qu’à moi ! Tiens, l’autre jour, à propos de Jacques, c’est toi qui avais raison !

Il l’avait dit ! Il reconnaissait qu’il s’était trompé !

Fallait-il qu’il fût désemparé !

Dans la pénombre, l’extrémité rougeoyante de son cigare laissait deviner un sourire las.

— Ils sont heureux, Catherine et Jacques, en ce moment, dit-il.

***

Heureux ?…

— Je vais finir par croire que c’est toi qui regrettes déjà !

Catherine et Jacques étaient dans leur chambre, à l’hostellerie de La Poule Faisane, à Barbizon.

Jacques cherchait le bon éclairage pour juger d’une toile de vingt centimètres sur vingt-cinq qu’il avait brossée dans la journée. Une route forestière au bout de laquelle on voyait monter entre les arbres le petit jour, comme une colonne de fumée. En premier plan, à gauche, une maisonnette de garde-chasse au toit de tuiles rouges.

Jacques trimbalait sa toile sur la cheminée, sur le lit, sur un fauteuil, prenait du recul, clignait des yeux pour mieux apprécier.

— Ça brille de partout ! Rien à foutre avec l’électricité ! Quelle invention de sauvages !

En corps de chemise, col ouvert, le cheveu dans un orgueilleux désordre, un brûle-gueule aux lèvres, il avait tout à fait l’air d’un peintre.

— N’empêche que c’est au poil, tu sais, mon chéri ! Elle est drôlement au poil ; tout ce qu’il y a d’épatante, ta toile, disait Catherine. C’est enlevé. Et, comme esprit, c’est moderne. C’est avant-garde !

Elle avait tout à fait l’air de parler sérieusement, de regarder attentivement la peinture, avec les moues ravies, les hochements de tête appréciateurs de l’amateur d’art.

Elle se rappelait la scène de l’après-midi de leur départ, lorsqu’elle était arrivée, en imperméable, sans chapeau, dans le studio de Jacques. Elle avait monté l’escalier en courant : l’ascenseur était d’une lenteur !… Elle était tout essoufflée.

— J’ai eu une scène terrible avec mon père, avait-elle jeté. Je n’ai pas osé lui dire que nous partions. Florence verra mes parents tout à l’heure. Elle m’a promis qu’elle arrangerait ça.

Jacques l’avait prise dans ses bras – mais guère serrée, alors qu’elle avait espéré le corps de Jacques lourd et dur contre le sien. Il couvrait son front de baisers, mais guère appuyés ! Des petits baisers rapides, effleurants, des “bécots” ! alors qu’elle avait rêvé d’une étreinte brutale où leurs dents se fussent choquées, leurs langues jointes, leur salive mêlée, une étreinte qui fût, de sa part à elle, un don total ; de sa part à lui, une prise totale de possession. Puisqu’ils allaient fuir ! Fuir : c’était grave, quand même ! Ils ne seraient plus qu’une même chair ; plus rien ne compterait, que leur amour – autour duquel ils regarderaient avec indifférence la terre tourner, et même ils ne se donneraient pas la peine de la regarder, tous regards noyés à jamais dans les yeux de l’autre.

— J’ai la Simca en bas. Tu es prêt, mon Jacques ?

— Bien sûr ! Sauvons-nous vite !

Mais il ne bougeait pas.

Sa valise était faite – une toute petite valise ! – et son chevalet ficelé. Deux sacs de camping étaient bourrés à crever d’un formidable matériel : boîtes de couleurs, rouleaux de toile, de papier, cartons. Et des pinceaux, des brosses de tous les calibres dont les manches jaillissaient de partout ! De quoi peindre la chaîne entière de la Cordillère des Andes ! C’était ridicule et charmant ! Et l’imperméable de Jacques était jeté sur le chevalet.

Mais Jacques ne bougeait pas.

— Qu’est-ce que tu as ? À quoi penses-tu ?

Le ton ambigu dont il avait répondu :

— Tu es sûre que tu ne regretteras pas, Catherine ?

— Gros bête !

C’est alors qu’elle avait risqué :

— Je vais finir par croire que c’est toi qui regrettes déjà ! C’est vrai, je te trouve tout drôle !

— Moi ? Pas du tout !

Un gros mensonge, bien sûr ! Mais Jacques mentait mal. La mollesse du ton équivalait à un aveu.

L’aveu n’avait d’ailleurs pas tardé.

— Je n’arrive pas à oublier ce que m’a dit le patron, cet après-midi, quand je lui ai annoncé que je lâchais la médecine. Ça a été terrible ! Et il y avait du vrai dans ce qu’il disait, tu sais, Catherine ! Beaucoup de vrai, même.

— Tu penses trop, Jacques. Moi, je ne pense pas. Je ne veux pas penser. Je t’aime.

— Tu as raison ; je suis un imbécile. Viens !

Mais, même alors, cette expression subitement pathétique de Catherine, ce tremblement soudain des lèvres, ce visage, tout à coup, de petite fille, que devient celui de toute femme à la seconde où elle n’est plus qu’amour, même cela n’avait pas suffi ; il avait fallu que Catherine implorât.

— Jacques !

Alors, enfin, il l’avait prise dans ses bras pour de bon !

Mais, déjà, elle savait que ce départ n’était pas un vrai départ, que peu importait où ils iraient : si loin qu’ils aillent, ils ne seraient jamais seuls ensemble, Jacques et elle, jamais en tête-à-tête. Toujours, sous le front de Jacques, la pensée d’un tiers serait présente. Le patron : “l’ennemi” de Catherine ! Le patron, et ses paroles “où il y avait beaucoup de vrai !”

Le patron n’était pas de ceux que l’on peut fuir !

C’était à tout cela qu’elle pensait, tristement, dans la chambre de La Poule Faisane aux murs passés à la chaux et au plafond orné de “poutres” de plâtre, peintes couleur noyer.

Et Jacques, contemplant sa toile, ne regardait, ne voyait que les tuiles, d’un rouge si riche, de la maisonnette de garde-chasse, ce toit qui avait l’air, contre le vert des feuillages, d’une tache de sang.

Je t’accorde que le sang est un liquide un peu particulier. Jacques entendait la voix brève du patron : “Ciseaux… Compresse… Pince en cœur… On a demandé catgut 2, Mercier ! C’est long, trop long !”

Il entendait le cliquetis des instruments chirurgicaux.

Il se méprisait d’avoir fui, d’avoir déserté.

Il saisit Catherine, il la poussa violemment sur le lit, il se jeta sur elle comme pour un viol, et bientôt commencèrent de monter d’elle ces soupirs, ces râles qui sont la chanson bienheureuse de l’amour, et, pour la première fois, elle connut la jouissance ; enfin mourait la jeune fille désolément vierge. Unis corps et âmes. Un couple, enfin !

— Je t’aime, Jacques ! Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime…

Et lui, redoublant de violence, meurtrissant Catherine de caresses qui avaient la fureur d’une agression, il était bouleversé de pitié pour sa compagne.

Parce qu’il savait à présent qu’il reviendrait au patron !

***

— Ils sont heureux, Catherine et Jacques, en ce moment, disait Louis. Petit voyage prénuptial. Demi-lune de miel !

Il expirait longuement la fumée de son cigare dans l’air crépusculaire chargé des senteurs de cet août pourri qui s’achevait dans les pluies, qui faisait déjà songer à octobre, à la rentrée des classes, à des fruits blets.

— Tandis que nous, Florence ! Notre pauvre voyage de noces…

Florence songeait à Émile, à son suicide. Elle avait horreur de cette pensée monstrueuse, mais comment oublier que c’était la mort de cet enfant qui lui avait rendu son mari ?

Louis ne pensait pas à Émile. N’y pensait plus. Il pensait à Marguerite.

Parlant à Florence, s’attendrissant sur Florence, c’était de Marguerite qu’il demandait son pardon !

“On ne s’entend jamais que sur des malentendus !”

Comme Jacques et Catherine, tout à l’heure !

Le malentendu : une des bases les plus solides du bonheur conjugal !

L’amour fait flèche de tout bois !

— Notre pauvre voyage de noces, terminé à peine commencé ! faisait Louis. C’était à Côme, je me rappelle. Au fait, était-ce à Côme ? Ou à Bergame ?

— À Vérone ! dit Florence, avec un bref rire nerveux. Nous rentrions d’une exposition de Primitifs. On t’avait appelé de Paris. À l’hôtel, pendant que tu téléphonais, un garçon, dans la chambre voisine, chantait cet air si joli, tu sais : Amour, où es-tu ?… Qu’es-tu devenu ?… La la la la la la…

— Ah, oui ?… Nous avons tous deux bonne mémoire mais nous n’enregistrons pas les mêmes choses ! J’ai raccroché et je t’ai dit, comme une brute : “Nous rentrons à Paris par le premier train !”

— Plus exactement, tu m’as dit : “Je rentre à Paris par le premier train !” Tu aurais trouvé tout naturel que je continue seule notre voyage de noces !

— Tu vois ! J’étais déjà parfait !… Remarque, c’était important, que je rentre à Paris !

— Indispensable… coupa-t-elle, avec un soupçon d’ironie qui échappa à Delage.

— Tu as raison : indispensable ! fit-il avec un accent de comique reconnaissance. (Elle allait jusqu’à lui fournir des excuses pour sa muflerie !) Il s’agissait de mon prosectorat. J’avais renoncé à me présenter cette année-là : Jussieaume était du jury. Jussieaume qui était à couteaux tirés avec ton père, et par conséquent contre moi ! Je n’avais aucune chance ! C’était même ce qui nous avait décidés à filer en Italie ! Et voilà qu’en dernière minute cet affreux Jussieaume trouve le moyen de s’offrir une providentielle fracture du crâne en tombant de sa hauteur, d’un trottoir, tout bêtement ! Il est vrai qu’il était toujours dans la lune ! De la lune à la terre, ça fait quand même une jolie chute ! Bref, c’est ton père qui le remplace dans le jury ! Je n’avais plus qu’à rentrer dare-dare ! C’était indispensable, comme tu viens de le reconnaître toi-même.

— Excellente mémoire ! fit-elle en riant.

— Pour ça, oui !

Il riait aussi.

— Quand même ! Un autre, à ma place, aurait accordé trois ou quatre jours de grâce à sa jeune femme ! Moi, non ! “Le premier train !”

— Je t’en ai voulu quelque temps. Maintenant c’est si loin.

Dans la pénombre, elle chercha sa main.

— Il y a prescription ! dit-elle.

Un long silence, très doux.

Elle pensait à Émile.

Il pensait à Marguerite.

— Florence ?…

— Oui, Louis ?

— Ce voyage manqué…

— Oui ?

Elle pensait au suicide d’Émile.

Il pensait à la tentative de suicide de Marguerite. Aux cinq années de misère. À “l’hémoptysie de grande importance”… Marguerite, qui avait refusé les plus beaux partis, parce qu’elle l’aimait. Et tout se mêlait dans sa tête : Marguerite qu’il n’avait pas épousée, Florence, dont il avait gâché le voyage de noces !

Que peut-on pour les morts ? Quelle concevable réparation du mal qu’on leur a fait ? Il n’en est qu’une, et qui ne vaut que ce qu’elle vaut : donner à un vivant la joie que l’on a refusée au mort !

Florence. Marguerite. L’autel. Le voyage de noces.

— Ce voyage manqué. Florence… Si nous le refaisions ?

— Tu n’y penses pas, Louis ?

— Pourquoi pas ? Quelques instructions à donner à l’hôpital, à ma clinique… Larmy et Marcillac sont des solides… Le plein d’essence, et nous partons !

— Ce n’est pas possible, Louis ! murmura-t-elle, éperdue.

— Pourquoi ?

— Ce serait trop beau !

Il se dresse ; il effleure de sa main le bras nu de Florence.

— Allez ! C’est décidé !

Vingt ans après – comme dit Dumas !

Voyage de noces, avec sa femme et le fantôme de sa maîtresse, avec vingt années de retard !

Cinq années de plus, et il célébrait par la même occasion ses noces d’argent !

En deux enjambées, il descend les quatre marches du perron. Il s’éloigne, très vite, vers la porte basse par laquelle, un soir, Émile et Albertine s’introduisirent dans l’hôtel.

— Où vas-tu, Louis ?

— Ce n’est rien ! Un enfantillage. Je peux bien m’en permettre un : ce n’est pas si fréquent. Je reviens tout de suite.

Florence, seule. Florence, presque défaillante de bonheur.

Amour, où es-tu ? Qu’es-tu devenu ? La la la la la…

Elle fredonne “cet air si joli” qu’un garçon inconnu chantait dans la chambre contiguë à la leur, à Vérone, lorsque l’on avait appelé Louis, de Paris.

À cet instant, dans le cabinet de consultations, sonnerie de téléphone.

Cette fois, l’appel vient de plus loin que de Paris à Vérone. De plus loin que le bout du monde.

Il vient de “l’autre monde”.

Chang se dressa devant Florence sans qu’elle l’eût entendu approcher.

Chang – son visage fermé, Strictement dépourvu d’expression – tel qu’on aime à se représenter le visage de la Fatalité.

— Qu’y a-t-il, Chang ?

— Madame, on vient de téléphoner de chez M. le professeur Peccavi. On m’a dit de ne pas déranger Monsieur. De lui dire simplement que M. le professeur Peccavi vient de mourir.

— C’est bien, Chang.

Le petit homme jaune incline le front, et le voilà parti sans qu’on l’ait entendu s’éloigner.

Peccavi est mort. Fini, le beau voyage en Italie…

Sur le gravier de l’allée, le pas rapide du patron.

Il apporte une bouteille de champagne et deux coupes.

— Vingt jours, Florence ! Vingt jours – en vingt ans ! – nous deux, seuls !

— Ce départ me paraît bien difficile, Louis, murmure Florence.

Elle a fait effort pour reprendre un visage enjoué.

— L’Académie, est-ce que tu y penses ? Tannard, qui pousse Bonenfant à fond contre toi !

— L’Académie ! Peccavi n’est pas encore mort, que je sache ? Tannard ne peut quand même pas lui arracher son fauteuil tant qu’il est assis dessus ! plaisante-t-il, tout en faisant sauter le bouchon de la bouteille. Le brave homme tiendra bien encore vingt jours !

Il emplit les coupes.

— Au beau voyage, Florence !

Elle trempe ses lèvres dans le champagne. Puis, afin de prolonger l’illusion – bien qu’elle n’ait plus aucune illusion – elle s’offre le plaisir mélancolique de le rêver tout haut, ce beau voyage qui n’aura pas lieu. De rêver à l’Italie, dans ce jardin de Neuilly – comme Émile y rêvait à la Chine !

— Citadella ! Tu te rappelles, Louis ? Tous ces gosses pouilleux, mais beaux comme on n’a pas le droit !

— Oui, je revois vaguement, dit-il.

— Et à Castelfranco, ce bonhomme si comique…

— Castelfranco ? Ce bonhomme si comique ?

Il cherche dans sa mémoire. Mais quelle place pourrait-il y avoir dans la mémoire d’un professeur Delage pour les bonshommes si comiques de Castelfranco ?

Ah, si, pourtant ! C’était un libraire !

— Ce libraire qui était le portrait vivant de… De qui donc ?

S’il fallait se souvenir non seulement des bonshommes si comiques rencontrés il y a vingt ans à Castelfranco mais encore dire de qui ils étaient le portrait vivant !

— Le portrait vivant de qui diable, déjà ?

— De Garibaldi, fait Florence.

— De Garibaldi, c’est ça !

En tout cas, il s’est rappelé qu’il s’agissait d’un libraire ! Pas si mal, après vingt ans !

— Ce n’était pas un libraire, dit Florence. C’était un aubergiste. Il a tenu absolument à nous offrir un café.

— Quelle mémoire tu as !

Tous deux ont bonne mémoire. Mais ils n’enregistrent pas les mêmes choses !

— Et la nuit d’Assise, Louis ! Les feux des pèlerins qui campaient dans la plaine…

— Oui. C’était féerique.

— Tu vois, dit-elle, il est facile à refaire sans sortir du jardin, le beau voyage !

— Mais nous allons le refaire ! dit-il, surpris.

Elle n’ose pas le regarder. Mais quoi ! Il faut finir ce jeu, cesser de se faire mal à plaisir. (N’êtes-vous pas épouse de chirurgien, Florence ? Soyez “chirurgicale !”)

— On vient de téléphoner de chez Peccavi, murmure-t-elle.

— Ah !

Son œil s’est allumé ; il a redressé le buste.

— Il va plus mal ?

Sa voix qui a brusquement changé. Qui est redevenue sa voix de chaque jour.

Sa voix de patron.

— Il est mort ?

— Oui, dit-elle.

Long silence.

— Pauvre vieux, dit Delage. Je l’aimais beaucoup.

— Tu vois bien que nous ne pouvons pas partir !

Ce fauteuil, maintenant libre, à l’Académie de Médecine !

— Nous ne pouvons pas partir ? répète-t-il. Mais nous le pouvons parfaitement, Florence. Et nous allons partir. Aussitôt après les obsèques du pauvre Peccavi, nous partons !

— Louis !

Florence, suffocant de joie, laisse aller sa tête sur la poitrine du patron, ce demi-dieu qui est redevenu un homme, Dieu soit loué !

Trêve à l’ambition ! La course au fauteuil, la gloire : plus tard ! Plus tard, les communications sensationnelles aux Revues savantes, les Lettres d’Amour à la Maladie, la Lettre aux Chirurgiens de l’An 2000. Trêve. Vingt jours de trêve.

— Viens, dit-il. Nous allons étudier la carte d’Italie.

Tandis qu’il fouille dans la bibliothèque, Florence est passée dans sa chambre à coucher ; elle revient en toilette de nuit.

Louis étale la carte sur la table.

— Ce qui serait charmant, Florence, ce serait de repasser exactement où nous sommes passés autrefois. Seulement – pour retrouver, après vingt ans…

— C’est bien facile, dit-elle, je me souviens de tout.

Ils se penchent vers la table, tête contre tête. Florence pose un doigt sur la carte.

— Domodossola. Le voyage commence ici. De Domodossola, nous descendons vers Pallanza.

— Pallanza, tu crois ?

— Voyons, Louis ! En face de Pallanza, sur le lac Majeur, les Borromées ! Les îles Borromées, Louis ! Isola Bella. Nous y avons pris des glaces !

Elle s’aperçoit qu’il ne prête plus attention à la carte. Au travers de la toilette de nuit en voile de soie, il la regarde. Elle sent sur elle la brûlure de ce regard qui glisse, revient, s’attarde.

— Florence…

Il l’attire à lui.

Il l’entraîne vers la chambre à coucher, au seuil de laquelle, en somme, les auront conduits ces deux fantômes : Émile et Marguerite.

Allons, les morts ont du bon !

***

Tout l’après-midi du lendemain, Florence courut les magasins en prévision du joli voyage. Tant d’achats à faire, indispensables, c’est-à-dire inutiles mais tellement ravissants !

Comme elle rentrait, au volant de sa petite voiture, elle fut arrêtée par la vue, dans une vitrine de jouets, d’une splendide automobile à pédales, à deux places : le rêve fabuleux d’Albertine dont Émile leur avait parlé à plusieurs reprises.

Elle entra, s’assura que le klakson faisait du bruit comme “un vrai klaxon” et que les phares “s’allumaient pour de vrai”.

Et elle fit l’emplette de l’automobile en priant qu’on la livrât au plus tôt chez Berval.

— Dès ce soir, madame, vous pouvez y compter.

— Vous joindrez ceci.

Elle tendait une carte au dos de laquelle elle venait d’écrire :

Pour Albertine. En souvenir d’Émile.

De la part de l’Homme Invisible.

La seule “réparation” que nous puissions offrir à un mort : donner de la joie à un vivant qu’il a aimé.



Au même moment, la pauvre Marie-Laure se trouvait à moins de cent mètres de la boutique de jouets. Elle était aussi dans un magasin.

Elle venait d’y faire l’achat d’un guerrier chinois identique en tout point à celui qu’elle avait offert à Florence pour sa fête et qui avait été brisé. Le même : ressuscité !

— À quelle adresse devons-nous livrer, madame ?

— Mais je l’emporte ! lança Marie-Laure sur le ton de “Inutile de l’envelopper ; c’est pour manger tout de suite !”

De sorte que, quelques minutes plus tard, Florence transportant une cargaison de paquets et Marie-Laure le guerrier chinois, les deux femmes, chacune à son volant, et à mille lieues de se douter que quelques centaines de mètres seulement les séparaient, mettaient le cap sur l’hôtel particulier de Neuilly, devant la grille duquel elles stoppèrent ensemble.

Le patron classait à toute allure des documents, il expédiait rondement les affaires courantes, il liquidait vertigineusement son courrier.

Vacances, vacances !

À Velpeau, il s’était livré dans la matinée à une inspection générale, il avait fait avec Larmy et Marcillac un tour d’horizon. À l’horizon, aucun nuage en vue.

Vacances, vacances !

Au début de l’après-midi, sa clinique.

Ce confort, ce calme luxueux : quel contraste avec la trépidation, l’atmosphère dure et tendue, on pourrait dire : la fièvre de l’hôpital. Des sœurs glissent dans les couloirs. Avec leurs cornettes, elles font songer à des anges qui auraient mis leurs ailes sur leur tête, pour tenir moins de place. Hélicoptères du Bon Dieu !

Visite de Delage aux Roses, aux Lilas, aux Camélias.

Stations complaisantes au chevet de prostatiques ou d’hémorroïdaires importants.

Comment va sœur Élisabeth de la Sainte-Enfance, la Révérende mère dominicaine, la sœur de Mgr Rivière ? Elle va le mieux du monde, grâce à Dieu et à Delage. Son nez ne présente plus ce disgracieux aspect de pomme de terre vineuse que lui donnaient ces désobligeantes varices.

Visite aux Chrysanthèmes, aux Pétunias, aux Rhododendrons.

Tout va parfaitement. Nous sommes entre microbes bien élevés.

Vacances, vacances !

M. le professeur peut partir aux champs.

Les obsèques de Peccavi avaient été fixées au surlendemain. Elles auraient lieu à Sainte-Valentine-dans-les-Bois, petite bourgade de la Sarthe où Peccavi était né. C’était le vœu de l’académicien d’être inhumé très simplement dans le modeste caveau où dormaient tous les siens et où celle qui avait été, quarante années durant, sa fidèle et douce compagne, ne tarderait sans doute guère à le rejoindre, plus rien ne la retenant à la vie désormais.

Dans quarante-huit heures : Sainte-Valentine-dans-les-Bois.

Puis, Domodossola, Pallanza, les Borromées. Isola Bella.

Vexée de l’enthousiasme mitigé que Louis avait manifesté en voyant le guerrier chinois numéro deux, Marie-Laure était passée avec Florence dans le boudoir de cette dernière.

— Au fait, je ne t’ai pas dit, mon chou, je suis folle de joie ! Catherine m’a téléphoné tout à l’heure. Ils ont décidé de rentrer demain matin, Jacques et elle. Nous allons vivement célébrer leurs fiançailles, et aussitôt après, hop ! : le mariage, tambour battant ! Pas une seconde à perdre.

— Pourquoi cette précipitation, ma pauvre Marie-Laure ?

— Voyons, mon chou, à cause du bébé !

— Quel bébé ?

— Le bébé qui est sûrement en route ! Que tu peux être innocente, Florence, ma chérie ! Tu t’imaginais que Jacques et Catherine, à leur âge, et couchés dans le même lit, sont restés à se tourner les pouces, les pauvres chéris ?

***

Le lendemain matin, sur le trottoir du Petit Velpeau, Albertine, sous les regards férocement envieux d’une dizaine de mioches, pédalait dans la mirobolante voiture automobile ; elle klaxonnait, elle envoyait le jet lumineux des phares, c’était très amusant, mais elle était toute triste. À cause du siège vide, à côté d’elle, dans la voiture à deux places.

Émile eût dû être assis là. Son petit copain Émile, à qui elle avait fait tant de peine, la nuit du terrain vague… Sans le savoir, bien sûr ! mais elle l’avait fait.

Depuis la mort d’Émile, elle n’avait plus adressé la parole à Félix. Ça avait été fini net entre eux. Ce n’était pas gentil de la part d’Albertine, d’ailleurs. Félix n’était pas responsable. Il n’avait même rien compris à ce qui s’était passé. Il est vrai qu’il comprenait si peu de choses…

Précisément, il arrivait, Félix, portant une pincée de fleurs sentant le défraîchi : il les tenait d’une marchande des quatre saisons, qui les lui avait un peu vendues, un peu données.

En croisant Albertine, il lui jeta un regard de martyr résigné. C’était un gros garçon qui avait de gros muscles, de ceux dont on dirait plus tard : “Il est de force à assommer un bœuf d’un coup de poing, mais de là à faire du mal à une mouche…”

Il avait de bons énormes yeux touchants de timidité, un énorme cœur en sucre. En somme, au moral comme au physique, on aurait pu le comparer à ces innocentes têtes de veau, blanches et molles, que l’on voyait à la devanture du boucher, qui avaient l’air de vous regarder si affectueusement, fleuries d’un bouquet de persil délicat dans les narines.

— Qu’est-ce que c’est ? Des fleurs ? On achète des fleurs, maintenant ? On dépense mes sous à acheter des fleurs ? grogna le père Malissard. C’est pour le percepteur, peut-être ?

— C’est pour mettre sur la tombe d’Émile, dit Félix.

Ce seul mot suffit à lui regagner le cœur d’Albertine.

Pour amorcer la reprise des relations, elle lui envoya à bout portant le jet de ses phares. Il lui sourit. Elle piqua sur lui en klaxonnant.

Quelques instants plus tard, la paix était faite ; ils roulaient ensemble dans la belle voiture “et les temps sans nombre s’étendaient devant eux”, comme il est dit à la dernière page de La Guerre du Feu, de J.-H. Rosny aîné.

Mais Félix était seul à produire un effort sur les pédales. Il poussait comme un éléphant, de toute la puissance de ses gros membres. La petite fille en salopette se laissait traîner, jambes nonchalamment croisées, et tenait fermement le volant, marquant ainsi sans équivoque son intention de porter la culotte dans le futur ménage.

À l’angle de la rue, ils croisèrent un adolescent : Jacques, qui se hâtait vers l’hôpital Velpeau.

La médecine l’avait emporté sur la peinture. Jacques revenait au patron.

Lorsque, ayant revêtu sa blouse, il pénétra, honteusement, dans le bloc opératoire, le patron venait de terminer une hernie. Jacqueline Mercier l’aidait à passer une autre blouse stérile : il allait maintenant faire un estomac.

À la vue du jeune homme, une joie envahit Delage – profonde, pure de tout sentiment de triomphe personnel. La joie du maître devant le disciple retrouvé.

— Bien, Jacques. C’est bien, dit-il, du ton le plus simple, qui effaçait le passé.

Il ajouta :

— Tu vas m’aider en second, pour mon estomac. Tu tiendras l’écarteur. Va te laver les mains. Mercier, vous l’habillerez.

— Bien, monsieur.

Jacques, petit étudiant de deuxième année, appelé à l’honneur d’aider en second le patron ! Aux côtés de Marcillac ! Devant les quarante stagiaires !

Le jeune homme fonça vers le lavabo.

Quelques instants, le patron, pensif, le regarda se brosser les poignets.

— Plus haut, vieux ! Jusqu’aux coudes ! lança-t-il avec une affection bourrue.

Jacques se savonnait avec enthousiasme.

Madeline Lalande, portant des boîtes stérilisées, entra. Jacqueline Mercier nouait les cordons de la blouse dans le dos du patron, qui tenait levée ses mains gantées de caoutchouc.

— Ainsi, Mercier, disait-il, vous avez renoncé à votre projet de partir ? Quelle idée saugrenue, d’avoir songé à nous quitter ! Une petite histoire sentimentale, je parie ?

— Oh… non, monsieur ! balbutia Mercier, affreusement gênée.

— Tzzz, tzzz, tzz !… Nous ne manquons pas de beaux garçons dans le service !

Il n’avait rien soupçonné de l’amour de Jacqueline pour lui.

Pas plus que de celui de Madeline, d’ailleurs !

— Dites-vous bien, Mercier, dit-il, que la fuite n’a jamais été une solution, ni devant un amour…

Son regard plongea dans celui de Jacques qui, au mot de “fuite”, avait vivement tourné le front vers lui.

— Ni devant un idéal ! acheva-t-il.

— C’est vrai, monsieur, dit faiblement Mercier.

Elle regarda vers Madeline Lalande. Qui regardait vers elle au même instant. Elles se sourirent.

Il avait fallu fort peu de temps à Mercier pour comprendre à quel point l’on se trompait, quand on imaginait qu’entre Madeline et le patron… Non ! Ni Madeline, ni une autre. Il n’y avait pas, il n’y aurait jamais : “Le patron et Unetelle” ou bien “Le patron et Unetelle”. Il y avait “Le patron et la Maladie”. Et entre eux, personne.

Dans ces conditions, Jacqueline pouvait tolérer Madeline.

Jacqueline et Madeline : deux tristesses qui se sourient – tristement : le seul don qu’elles puissent se faire. (Comme Mlle Floche et Mlle Martin).

Complices dans un même amour sans espoir.

Peut-être même, quand suffisamment de temps aura passé, pourront-elles parler de Lui, ensemble…

Chapitre Troisième

SAINTE-VALENTINE-DANS-LES-BOIS
(L’Église)
Florence était vêtue de noir profond, et il n’y avait autour d’elle que toilettes noires, que costumes sombres. Mais tout était blanc dans le cœur de Florence, aussi blanc qu’en cette matinée – vingt ans de cela ! où elle avait revêtu sa robe de mariée.

Demain : l’Italie. Le lac Majeur. Les Borromées. Louis à elle, à elle toute seule.

Louis Delage, les bras croisés, regardait le prêtre aux cheveux d’argent clopiner vers la chaire, d’une démarche déhanchée.

“Ankylose due à une ancienne coxalgie ? se demandait-il, ou, tout bêtement, séquelle d’une fracture réduite par un redoutable rebouteux ?”

Il penchait pour la fracture. Il n’avait pas tort. Et le rebouteux n’était pas loin : c’était le sacristain !

Delage sentit sur lui le regard d’adoration de Florence. Il lui sourit.

— C’est touchant, murmura-t-il, ce désir de Peccavi d’être inhumé dans son petit cimetière natal. Enfin : “cimetière natal” : façon de parler !…

Le catafalque disparaissait sous l’amas des fastueuses couronnes arrivées de Paris et barrées de bandes faisant songer à des cartes de visite : “Le ministère de la Santé Publique.” “L’Académie française.” “L’Académie des Sciences.” “L’Académie de Médecine.” “Les Sociétés Savantes.” “Au Grand Français.” “Au Grand Homme de Science.” “À notre Éminent et Regretté Confrère.” “À notre Éminent et Regretté Confrère.” “À notre Éminent et Regretté Confrère.”

Auprès de ces fleurs si distinguées, une gerbe de fleurs naïves cueillies dans les champs de Sainte-Valentine-dans-les-Bois, à même la terre. Une gerbe lourde comme une paysanne et dont l’inscription disait, sans plus : “À notre cher compatriote.” Elle semblait toute confuse, la pauvre, en si élégante compagnie.

Quelques couronnes, pourtant, étaient de nature à alléger la confusion de la gerbe de fleurs des champs.

“À Gilbert Peccavi, notre maître vénéré : ses élèves.”

Et surtout celle-ci :

“Au professeur Gilbert Peccavi, le petit personnel de l’hôpital Buffon.”

Et, plus que toutes, celle-ci :

“Au professeur Peccavi, ses malades de la salle Ambroise-Paré.”

Envahi par ce que comptaient de plus glorieux les Académies et les Lettres, par les puissants de la politique et les hauts dignitaires de l’Église, l’humble petit temple de Sainte-Valentine-dans-les-Bois était bien honteux de ses bancs vermoulus, tailladés de coups de canif par les enfants du catéchisme, de ses chaises bancales dont la paille s’échappait, de ses prie-Dieu qui ne semblaient plus capables que d’une prière : qu’on les mît à la retraite !

Et les statues de saints étaient bien honteuses, elles aussi, d’être tellement frustes, les vitraux honteux d’être si ternes – quand ils n’étaient point brisés ! – le confessionnal honteux de n’être que ce nid à poussière !

Le carrelage qui se déchaussait, les cierges tordus, penchés, la cloche à la voix fêlée étaient honteux. Et honteux l’harmonium, de grincer alors qu’il eût voulu mélodieusement gémir ; honteux le sacristain-rebouteux (qui avait toujours su qu’il chantait faux, assurément, mais, pourtant, s’imaginait qu’il chantait !) et voici qu’il découvrait que les bruits qu’il produisait n’avaient jamais, au grand jamais, eu le moindre rapport avec le chant, n’avaient jamais été que d’effroyables nasillements.

Mais le Christ avait beau ne se tenir que de guingois et à grand-peine, sur sa croix, par la faute des clous rouillés qui avaient joué dans le bois tauraudé des insectes. Et la chair de plâtre du Christ avait beau, recouverte d’une mauvaise peinture, s’écailler, comme boursouflée et croûteuse de gale ou d’engelures, le Crucifié n’en semblait pas moins rappeler à tous ces illustres Docteurs : “Souvenez-vous lorsque je n’étais encore qu’un enfant…”

Or voilà que, du haut de la chaire, le vieux prêtre, précisément, formulait ce rappel :

Évangile selon saint Luc. Chapitre II. Versets 41 à 47. (lisait-il). En ce temps-là, les parents de Jésus se rendaient chaque année à Jérusalem, pour la fête de la Pâque. Quand Jésus eut douze ans, ils y montèrent, comme de coutume, pour la fête. Et lorsqu’ils s’en retournèrent après les jours de la fête, l’Enfant Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents. Pensant qu’il était avec leurs compagnons, ils firent une journée de route, le cherchant parmi leurs parents et connaissances. Ne l’ayant pas trouvé, ils retournèrent à Jérusalem, le cherchant toujours. Et il arriva qu’au bout de trois jours ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant. Et tous ceux qui l’entendaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses.

Mgr Rivière frémit.

“Ce vieux bonhomme de curé aurait-il, par hasard, l’intention de donner une leçon d’humilité aux vénérables membres de l’Institut ? Ce serait extrêmement orthodoxe, mais peut-être pas d’un tact, ni politiquement parlant, d’une habileté…”

Silence. Immobilité. Pas un poil ne bouge dans les barbes ruisselantes de savoir. Dans la pénombre, les calvities émettent une lueur. On les dirait phosphorescentes de par la prodigieuse activité des méninges que renferment ces boîtes crâniennes qualité extra, machines à penser à très haute tension.

Attente.

“Ce n’est certes pas à moi, mes chers frères, à moi qui ne suis qu’ignorance, qu’il appartient de célébrer les immenses mérites de Gilbert Peccavi. Tout ce qui porte un nom dans la science est en deuil aujourd’hui. Tout à l’heure, des voix infiniment autorisées diront quel apostolat fut cette vie qui s’est éteinte, quel exemple pour ses contemporains, quelle leçon pour ses disciples, quel encouragement pour ses successeurs.”

Monseigneur Rivière respira. “Bonne attaque. Très bonne attaque.” Il grimaça : une douleur dans la région ombilicale. “Il faudra décidément que je me fasse opérer de cette hernie.”

“Non, ce n’est pas au grand savant que tu fus, Gilbert Peccavi, que je veux parler. En tant que savant, tu appartiens au monde entier, qui mettra ton nom et ta photographie dans ses dictionnaires. Notre part à nous, gens de Sainte-Valentine, est toute modeste, mais combien elle nous est chère ! C’est ton enfance, Gilbert Peccavi ! Ton enfance appartient à Sainte-Valentine !”

L’émotion enrouait sa voix, en accusait les chevrotements.

De temps à autre, Marie-Laure jetait furtivement un regard inquiet vers Richard, séparé d’elle par plusieurs travées de bancs. Tourmentée par une sourde transformation qu’elle flairait en Richard depuis quelques jours, elle avait imaginé de lui administrer, à son insu, de fortes doses de cachets de cerveau, dont elle versait la poudre dans son potage. Maintenant, elle se demandait avec épouvante si ce remède ne lui avait pas fait plus de mal que de bien, si elle n’était pas une criminelle, une Brinvilliers ! Ils produisaient des effets si inattendus, ces cachets de cerveau !

Richard était assis sur un banc, à la droite d’une jeune paysanne de seize printemps.

En raison de l’affluence considérable et, d’autre part, des dimensions exiguës de l’église, aucun ordre, aucune préséance n’avaient pu être observés, exception faite pour la famille et les principaux officiels. Chacun s’était casé, insinué, poussé, faufilé où et comme il l’avait pu, hommes et femmes mêlés, visiteurs parisiens et gens de la région entassés pêle-mêle : un prince de la science, une bergère, une reine des salons, un garçon de ferme, comme dans les contes de fées !

Richard était pressé tout contre la jeune paysanne. Elle sentait le lait caillé et la cave à cidre. De sa chevelure émanait un parfum de moissons et d’herbages. Elle avait deux pommes reinette dans son corsage.

Jacques Brulanges évitait de regarder Catherine.

Celle-ci, d’ailleurs, par la pensée, était loin, bien loin de Sainte-Valentine-dans-les-Bois. Et si, par hasard, son regard venait à se poser sur Jacques, elle ne le voyait même pas.

Près de Richard, la jeune paysanne sentait l’étable tiédie par la respiration de bêtes au poil luisant. Elle sentait le grenier plein de noix, plein de poires mises à sécher sur des claies.

Un long squelette contemplait sévèrement le catafalque. Hippolyte Durieux de La Barre. Durant trente années, Durieux et Peccavi avaient été l’un pour l’autre deux ennemis. Deux ennemis solides. Chacun sachant qu’il pouvait compter sur la haine de l’autre. Une bonne haine, cela n’a pas de prix ! Voilà qui vous aide à travailler, voilà qui vaut mieux que toutes les Égéries des poètes !

Ah, qu’ils s’étaient donc bien haïs ! Et comme cela lie fortement deux hommes, une haine qui ne faiblit pas !

La haine : ce lait des vieillards !

(Rien ne s’opposant, d’ailleurs, à ce que ce sentiment aille de pair le mieux du monde avec L’Art d’être grand-père !)

Parvenus tous deux au faîte des honneurs, dignes tous deux d’une immense estime et hors de portée tous deux d’un croc-en-jambe, Durieux et Peccavi n’avaient pas désarmé pour autant. L’espoir de voir mourir l’autre, de suivre son convoi funèbre demeurait l’ultime aliment offert à leur mutuelle détestation.

Durieux triomphait ! Il savait que le nombre de ses jours – pour s’exprimer comme la Bible – était compté. Chichement compté. Mais mourir n’importait guère. Ce qui importait, c’était de mourir le second. Que l’autre meure d’abord ! Durieux acceptait de retourner à la terre. Elle lui serait légère, pourvu qu’il l’ait vue, d’abord, se refermer sur son ennemi.

Près de Richard, la jeune paysanne était odoriférante comme l’humus du sous-bois en septembre, quand le cèpe jaillit malicieusement de terre pour ainsi dire sous votre pied, entre deux feuilles de chêne pourrissantes.

— Gilbert, mon camarade de classe, disait le vieux curé. C’est à toi que je parle, à toi que je dis adieu, ou, plutôt, à bientôt. Nous sommes nés tous deux la même année, porte à porte. Nous nous rendions ensemble dans notre pauvre école communale, apportant chacun en hiver, comme tous nos condisciples, une bûche pour le poêle.

De vieux paysans en blouse et de vieilles paysannes en serre-tête pleuraient silencieusement. Ils avaient été à l’école avec le petit Gilbert Peccavi, eux aussi. Eux aussi, ils avaient apporté la bûche des matins d’hiver. Et le sacristain-rebouteux, lui aussi, avait été à l’école avec Gilbert Peccavi…

Mgr Rivière commençait à s’agacer un brin de cet attendrissement du prêtre : “Très gentil, tout cela, très intime, mais le bonhomme va vite devenir fastidieux !”

Durieux regardait le catafalque avec une expression angoissée qui faisait penser à certains : “Hé, hé ! Le père Durieux se dit que son tour approche !” et à d’autres : “Tiens, tiens, il est quand même ému, le père Durieux !” En réalité, le vieillard épiait, comme s’il eût craint que quelqu’un, qu’on n’attendait pas, vînt troubler la cérémonie ! Comme s’il eût redouté d’entendre soudain, arrivant de l’intérieur du cercueil, des coups sourds, des gémissements révélant que Peccavi n’était pas mort ! Pas tout à fait mort !

Près de la paysanne, Richard…

L’encens, les enfants de chœur en calottes et surplis, le bourdonnement de l’harmonium, la voix fêlée du vieux prêtre, le pieux arc-en-ciel qui tombait des vitraux, et jusqu’à cette tendresse, cette suavité qui coulait de chaque statue, de chaque pilier, de chacune de ces pierres où les siècles, et les prières, les soupirs, les appels du cœur de tant et tant de milliers de fidèles avaient, pour ainsi dire, incrusté une âme palpitante – joindre à cela le caractère auguste de la cérémonie, la notion de sacré – tout cela avait ouvert en Richard la source d’un émoi très doux.

— En classe, cher Gilbert, disait le prêtre, nous faisions les mêmes devoirs, nous apprenions les mêmes leçons. Tu étais distrait (on assure que c’est le petit défaut des grands savants ! C’était le signe de ta vocation !) Il m’arrivait d’obtenir de meilleures notes que toi ; je puis bien le dire, tu as largement pris ta revanche, depuis !

“Oui, oui, bon ! Mais n’abusons pas ! Venons-en aux choses sérieuses !” se disait Mgr Rivière, un tantinet sur des charbons.

Doucement, infiniment doucement, Richard posa sa main sur la cuisse de la jeune paysanne.

Et il attendit la fin du monde.

À la vue de ce grand monsieur âgé, si imposant, si grave et digne dans son coutume noir à la boutonnière duquel brûlait le minuscule feu rouge de la rosette de la Légion d’Honneur, la jeune paysanne crut deviner, dans le geste de Richard, la marque d’une extrême émotion provoquée par la cérémonie. Avec un sourire angélique, elle chuchota :

— Vous l’avez connu, monsieur, vous aussi, monsieur le professeur Peccavi ?

— Je l’ai très bien connu, mon enfant, murmura Richard. C’était un saint.

Il retira sa main. Il croisa les bras sur sa poitrine.

Marcillac se livrait à une gymnastique insensée consistant à progresser d’un mètre, le long de la muraille, et encore d’un mètre, pour se porter à la hauteur de Mlle Liliane Roulier, la fille du “Roi de l’Intestin”.

La jeune fille le regarda. Il lui sourit. Dieu, qu’elle était laide ! Il lui sourit encore.

— Vous avez connu le professeur Peccavi ? murmura-t-elle, pour dire quelque chose.

— Connu, c’est beaucoup dire, chuchota-t-il. Mais j’ai eu le grand honneur de l’approcher. Vous êtes ravissante, ajouta-t-il en se glissant près d’elle. C’est fou, ce que ce bleu pétrole vous va bien au teint !

Elle devint toute rose.

Amour, où es-tu ?… Qu’es-tu devenu ?… La la la la la…

Florence était en Italie… par l’imagination ! Elle faisait avec Louis une promenade en barque sur le lac Majeur. Elle avait prié l’homme qui ramait de chanter pour elle “cet air si joli…” Le rameur, comme tant d’italiens, avait une voix juste, chaude, tendre.

Chauvin-Marmion, le grand radiologue, était assis derrière Jusserand. Il se pencha, chuchota assez longuement à son oreille.

Jusserand, qui avait pris place derrière Delage, se pencha à son tour, et chuchota :

— Chauvin-Marmion me signale une très jolie tuberculose rénale intéressant les deux reins, avec début de complications pyélo-néphrétiques, entre autres. Il n’y a pratiquement aucune chance de sauver le malade, à moins que vous ne puissiez procéder à votre greffe en pratiquant l’exérèse des deux reins.

“Bon Dieu !” se dit Delage.

Cette providentielle troisième greffe, qui l’eût porté sans coup férir au fauteuil du regretté Peccavi !…

— Je pratiquerais l’intervention avec joie, et avec un extrême intérêt. Malheureusement, où trouver le rein à greffer ? Je n’en ai aucun sous la main !

Florence, par l’imagination, se promenait à présent dans Bergame – pas dans la ville basse, bien entendu ! – dans la ville haute, si adorablement ancienne et pittoresque et d’où l’on domine la plaine du Pô.

Tannard avait surpris les conciliabules Chauvin-Marmion-Jusserand et Jusserand-Delage. Il s’inquiétait. “Qu’est-ce qui se manigance là-bas ?”

Il se pencha vers son voisin le chirurgien Bonenfant, son “admirable élève” comme il disait, et qu’il entendait bien asseoir dans le fauteuil du regretté Peccavi.

— Comment êtes-vous avec le professeur Saint-Ehlme ?

— Je le connais très peu, murmura Bonenfant. Autant dire pas du tout !

— Fâcheux ! Enfin, je vous présenterai à lui tout à l’heure. J’espère que, pour moi, il votera pour vous. Il m’a une dette de reconnaissance. J’ai eu la chance de tirer sa fille d’un assez vilain pétrin… Je sais bien que la reconnaissance…

Tout au fond de l’église, Larmy, mêlé à un groupe de paysans et de paysannes, les examinait à la dérobée. Mains laborieuses, définitivement déformées par le rhumatisme. Petites bonnes vieilles, pliées en deux définitivement. “Hé, oui, je sais bien ! La terre est basse !” Mais, quand même, le travail a bon dos ! Ce n’est pas lui, le responsable de toutes ces déviations de colonnes vertébrales – n’est-ce pas, les scolioses, les lordoses, les cyphoses !…

Et Larmy voyait des fistules, “soignées” et il ne devinait que trop aisément comment : avec des emplâtres de feuilles de betterave ou de bouillie d’orties ; des tumeurs (certaines cancéreuses, de toute évidence) “soignées” par des applications de toiles d’araignées, et des coupures, des écorchures, des déchirures produites assurément par des lames souillées, des clous rouillés, de vieux fers à cheval, des pointes de soc encrassées de terre : nids à gangrène et à tétanos, et que l’on “soignait…” par le mépris ! Et les goitres ! Que de goitres, Seigneur ! dont on ne faisait que rire… Ah, il y en aurait, des choses à faire !” songeait le bon Larmy.

“Gilbert, mon vieux camarade, disait le vieux curé, mes parents étaient métayers sur la propriété de tes parents. Je gardais les moutons. Combien de fois n’es-tu pas venu les garder avec moi ? Au printemps, nous dénichions des nids, nous faisions des sifflets avec des baguettes de lilas. En été, nous nous cachions pour fumer de la barbe de maïs. En automne, nous dévalisions les pommiers des voisins. Saint Augustin volait bien des poires !”

“Lamentable !…” se disait désolément Mgr Rivière, hochant avec une discrétion toute épiscopale son front haut et large, si visiblement dessiné pour la mitre ! “Qu’attend donc ce vieux radoteur de curé pour parler d’eux à ces messieurs des Académies… à propos du défunt ? Ils ne sont venus ici que pour cela, que diable !”

De fait, le pauvre bonhomme de prêtre perdait un peu de vue qu’il parlait du haut de la chaire, pour n’être plus qu’un vieillard affligé qui disait un adieu émouvant, certes – mais interminable ! – à son ami d’enfance.

Richard, les bras croisés sur sa poitrine, souriait.

Souriait à l’avenir ! Quel avenir ? Quelque chose lui disait que c’en était fini, de l’esclavage, du “frère-grand-homme-écrasant”. Le mot “avenir” prenait un sens. À cause de cette jeune paysanne (symbolique !) odoriférante comme le tilleul en juillet, quand il est bourdonnant de guêpes !

Un avenir dans lequel le nom de Richard était écrit, dans le filigrane !

Un avenir qui serait “l’avenir de Richard” et non plus “l’avenir du frère de l’illustre chirurgien Louis Delage !”

“Laissez venir à moi les petits enfants, a dit le Sauveur”, s’exclamait le prêtre.

Légers bâillements dans l’assistance.

“Il tire à la ligne. Et à quelle heure ça va mettre le déjeuner ?” commençait-on à se demander.

“Sauver en nous le plus possible de l’enfant que nous avons été, disait le prêtre, telle me semble être la tâche la plus agréable à Dieu. Car le Sauveur a dit encore : Si vous ne devenez semblables à des enfants, vous n’entrerez pas au Royaume des Cieux.”

“Au-dessous de tout ! Totalement sénile ! se lamentait Mgr Rivière. Effet déplorable ! Je ne ferai pas mon compliment à l’évêque du Mans !”

Il pensait avec amertume au magnifique sermon qu’il eût pu faire, avec des envolées dans la manière de l’Aigle de Meaux, si ce vieux fou de Peccavi n’avait exigé que, dans la petite église où il avait reçu le baptême, la communion et le sacrement de mariage, une seule voix s’élevât à l’occasion de ses obsèques : celle du curé qui avait été jadis son camarade de jeux et de maraudes.

Tannard, le professionnel de l’athéisme, semblait recueillir comme un miel, avec toutes les apparences d’une attention soutenue, chaque mot des lèvres du prêtre à cheveux blancs.

En fait, il se récitait le discours qu’il allait prononcer dans un moment sur la tombe. Il le fignolait. Il mettait au point les intonations et les pauses les plus efficaces, aux passages les mieux sentis.

Chapitre Quatrième

SAINTE-VALENTINE-DANS-LES-BOIS (Suite)
(Le Cimetière)
Quelle épreuve, pour Durieux de La Barre, d’avoir à escalader les quelque cinquante marches menant au cimetière ! Cinquante blocs de granit ancien, hauts, bossués, avec des inégalités de surface, des aspérités où son pied risquait de buter, et s’il tombait, cette chute ne serait-elle pas fatale, trouverait-il ensuite la force de tenir jusqu’à la fin ?

Son chauffeur ne devrait-il pas, aidé de quelque croquemort oisif, le redescendre à la voiture qui l’avait conduit jusqu’au pied des marches, et, de là, le mener à la plus proche auberge, l’allonger sur un lit ?

“Pourvu que mon cœur ne me lâche pas !”

Durieux avait changé horriblement en quelques semaines. Son visage était incroyablement creusé, comme si, de l’intérieur, des millions de fils eussent tiré l’épiderme vers ce cœur qui lui causait tant d’angoisses, ce cœur qui allait le tuer.

À la seconde même où il avait appris le décès de Peccavi, il s’était alité (façon de parler, d’ailleurs, car la position allongée lui était interdite. Il ne pouvait reposer qu’en position assise, bien calé par trois oreillers).

Il était resté ainsi trois jours, tantôt somnolent, tantôt l’œil durement ouvert, se ménageant, respirant à petit souffle, parlant à son cœur : “Là !… Là !… Là !…”, comme on apaise une bête ombrageuse et effrayée.

Trois jours et trois nuits à rassembler ses dernières énergies pour se mettre en forme en vue de l’enterrement !

Tout le cortège était maintenant autour de la tombe. Durieux, très lentement – mais de quelle furieuse hâte était faite cette lenteur ! – continuait de monter les marches raboteuses.

Quel calvaire, cette montée au cimetière ! Quel chemin de croix !

Lorsqu’il parvint à la grille, un grand cri lui parvint du champ des morts :

“Vivant !… Peccavi est vivant !”

Une fraction de seconde, il eut un éblouissement et avança une main vers la grille, comme pour s’y accrocher.

Puis il sourit.

Ce cri, c’était Tannard qui l’avait poussé ! Tannard qui prononçait son discours.

Peccavi n’était pas ressuscité.

Ce n’était qu’une figure de rhétorique !

Durieux entra dans le cimetière.

“Tu es vivant, Gilbert Peccavi ! répétait Tannard.”

À croire que l’on ne célébrait pas des funérailles, mais un baptême ! Que l’on allait, tout à l’heure, faire passer les dragées !

Ah, l’éloquence !…

C’était un très rustique cimetière, étroit, vieillot, adorablement familier. Il était plein de pépiements d’oiseaux, de crissements d’élytres d’insectes ; des lézards filaient sur des dalles. L’herbe, autour des tombes et dans les allées, poussait un peu à sa guise. Même, certaines places, plus négligées, faisaient songer à un coin de champ, où des moutons eussent pu trouver leur vie.

“J’ai entendu Gilbert Peccavi, à son lit de mort, prononcer les paroles de stoïcisme qui sont la marque des grands caractères, disait Tannard d’une voix vibrante. Je l’ai vu repousser en souriant les pieux mensonges, les mots d’espoir par lesquels nous tentions de le réconforter ! Le réconforter ?…”

Ici, petit temps, pour ménager l’effet, et Tannard enfla encore la voix.

“Non ! Il n’avait nul besoin de réconfort ! Son réconfort, c’était en lui-même qu’il le puisait, dans sa lucidité et sa sérénité ! Il se savait condamné ; il avait accepté !”

“Ce n’est pas vrai ! Des mots, tout cela, hélas !” songeait douloureusement Mme Peccavi. Elle savait mieux que personne que Gilbert Peccavi, loin d’accueillir paisiblement la mort, s’était débattu farouchement contre elle. L’agonie avait été terrible. Ce n’était pas vrai, qu’il avait accepté. Il voulait vivre, au contraire ! Vivre…

La pauvre femme considérait avec pitié tous ces illustres docteurs, dont aucun n’avait été capable de sauver son Gilbert. À son oreille, les phrases de Tannard n’étaient qu’un vain bourdonnement – vain au double sens d’inutilité et de vanité. Elle qui, durant quarante ans, avait cru au “Docteur-Miracle”, ne croyait plus, ne croirait plus jamais aux docteurs tout court. Une fois, oui ! il y avait eu un « Docteur-Miracle ». Un vrai. Gilbert Peccavi. En avait-il guéri, des malades, sauvé, des êtres… Et maintenant, il n’était plus.

Pourquoi vous affliger à ce point, madame Peccavi ?

Votre Gilbert dort.

Ne dit-on pas, des cimetières, qu’ils sont des “champs de repos ?”

Tout, ici, évoquait l’idée d’un calme et heureux sommeil. Autour du front du vieux Christ de bois usé par les intempéries, les pluies et les gels, une troupe de papillons tournoyaient dans le soleil, superposant à la couronne d’épines une gaie couronne d’ailes.

Çà et là, une chapelle funéraire à la grille mangée de rouille laissait voir, à l’intérieur, attendrissants, un prie-Dieu à la paille moisie, un plumeau déplumé, un balai sans poils, une Vierge à blanche robe rehaussée d’une mantille de poussière merveilleusement noire, une couronne de fleurs en perles : les perles, depuis bien des lunes, s’étaient détachées, de sorte que l’entrelac des alvéoles où elles avaient été enchâssées faisait maintenant songer à une feuille dont toute la chair, desséchée, s’en fût allée en poudre, ne laissant que le dessin infiniment délicat des nervures.

Impression que l’on se trouvait devant la petite maison d’un mort un peu paresseux, qui négligeait son ménage !

“Champ de repos.”

À l’entour, s’étendait la terre, la grasse bonne vieille terre. Ceux qui dormaient ici côte à côte l’avaient longtemps besognée, se hélant, par leur prénom, de champ à champ.

C’était comme si le cimetière n’eût été rien de plus qu’une annexe de la bourgade, une aimable banlieue de Sainte-Valentine, où l’on prenait sa retraite après avoir bien travaillé, en laissant aux jeunes le soin de continuer.

Parmi les tombes les plus anciennes, certaines, par l’effet de glissements ou d’affaissements de terrain, donnaient le sentiment que ceux qui étaient ensevelis ici s’étaient rapprochés les uns des autres, chacun soulevant et traînant vaille que vaille sa couverture de pierre, pour une espèce de sommeil en commun – comme ils avaient tant de fois fait la veillée en commun, de leur vivant !

Oui, vous avez grand tort d’être si affligée, madame Peccavi. Tout, dans ce lieu, chuchote que rien ne meurt. Que c’est une grande illusion, de penser qu’il y a LA VIE et qu’il y a LA MORT ! Rien n’est si simple ! Ce qu’il faut croire, c’est qu’il y a un temps pour la veille et un temps pour le sommeil, un temps pour le labeur et un temps pour le repos, lesquels se succèdent, au long des millénaires, dans la Vie qui ne succède qu’à elle-même ! La Vie, jaillissement de lumière qui troue l’infini, jusqu’à l’infini – et qu’importe qu’il soit balayé par le jet d’ombre du phare tournant de la Mort : il n’en poursuit pas moins sa course fulgurante.

Chuchotements recueillis dans l’assistance :

— Et, par là-dessus, un petit Saint-Émilion de derrière les fagots, je ne vous dis que ça, mon cher !

— Trivier a reçu hier dans son service, coup sur coup, deux magnifiques cancers du rectum.

— Pas possible : il est cocu !

— Je ne suis pas du tout persuadé que l’A.C.T.H…

— Adieu, Gilbert Peccavi ! poursuivait Tannard. Adieu, esprit génial et ubiquitaire qui a su former…

On s’écartait pour laisser approcher Durieux de La Barre. Il parvint tout près de la fosse. Il s’était fait faire, à Paris, une série de piqûres intraveineuses d’ouabaïne. Il trouverait bien la force de tenir jusqu’à la fin de la cérémonie. Ensuite : à la grâce de Dieu…

— … qui as su former ceux qui, demain, vont poursuivre ta tâche, disait Tannard. Picandier, le biologiste Pinard, Auguste Durant, moi-même, mon admirable élève Bonenfant, et…

Ici, regard sournois vers Delage, qui avait été l’assistant préféré de Peccavi. Mais Tannard fût mort sur place plutôt que de citer “l’illustre cousin !”

— … et… et bien d’autres ! conclut-il.

Pour tuer le temps et faire diversion aux naissantes crampes d’estomac (ça menaçait de se prolonger ; à quelle heure allait-on déjeuner ?) plusieurs membres de la docte assistance laissaient errer des regards condescendants sur les tombes aux naïves épitaphes. Ah, évidemment, on était loin du Père-Lachaise ! Mais les maladies princières ne sont pas uniquement l’apanage des riches, Dieu merci ! On eût pu dénombrer sous ces humbles dalles un assez gentil pourcentage de maladies de qualité. Le cancer, n’en parlons pas, il commence à furieusement courir les rues. Mais on avait reçu ici deux poliomyélites, un kala-hazar (authentique), un cas (douteux, à franchement parler) de typhus exanthématique, une ostéite fibreuse parathyroïdienne du type Recklinghausen, un cas de rage transmise par une chèvre (fait vraiment exceptionnel), un cas de charbon et un cas de feu de saint Antoine – pour ne citer que les principales raretés.

Pas si mal, pour de si petites gens !

Et, de toutes manières : Si haut que vous soyez assis, comme dit à peu près Montaigne, vous n’êtes jamais assis que sur votre cul.

Et le ver est le même pour tous. Le même ver obscur, pour tous. Les génies, ceux qui furent des lumières en ce bas monde, n’ont, pas plus que les autres, le privilège honorifique d’être mangés, poétiquement, par des vers luisants !

Le soleil, presque à la perpendiculaire, frappait dur.

Du front de Tannard, des gouttes de sueur tombaient sur son papier.

“Tu nous laisses, cher Peccavi, les fruits de ton intarissable verve d’invention : le Bactériophage C23, le Signe du Faux-Col, la Mensuration des Germes Invisibles, le Séro-diagnostic de la Fièvre Pourprée des Montagnes noires…”

Jacques Brulanges se souvenait de sa “nuit de garde” à Velpeau, de sa déambulation délirante à travers les couloirs et les salles de malades, de la fièvre qui lui dictait les Litanies de la Maladie.

Il imaginait, groupées derrière la veuve de Gilbert Peccavi, d’autres Veuves, douloureuses : les grandes Ombres des Maladies Illustres venues dire un dernier adieu à celui qui avait été l’un de leurs parfaits amants !

D’une prairie proche, de petits bergers perchés dans des pommiers regardaient avec amusement la cérémonie. Peccavi avait été comme l’un deux. Dans cette même prairie. Peut-être, parmi ces petits bergers, y avait-il un autre Peccavi en herbe ?

Durieux de La Barre, au bord de la tombe, sentait la vie fuir de lui. Il chancelait presque, sous l’appel d’un vertige, au bord de cet abîme, le plus insondable de tous – profond de trois mètres ! – où tout s’engloutit.

Et la vie ne tenait pas plus solidement à lui, n’était pas plus solidement accrochée à lui que la flamme n’est accrochée à la mèche d’une bougie, dans un courant d’air : elle s’incline, elle s’étire ; parfois même, durant une infinitésimale parcelle de temps, elle se détache de la mèche – mais elles se ressoudent, la flamme continue de briller.

“Dors en paix, Gilbert Peccavi, ton œuvre demeure ! Ce que tu nous laisses de plus précieux, cher Peccavi, cher Maître, cher Grand Ami, c’est quelque chose de vivant ! TON virus !… Ton chef-d’œuvre !”

Au bas des marches, devant le cimetière, une voiture stoppa. On vit s’avancer un homme corpulent, au large visage plissé de malice bon enfant. C’était le Dr Léonard, le médecin-légiste. L’examen de macabres débris trouvés par un chiffonnier dans une poubelle du XIVe arrondissement l’avait mis fort en retard.

Quelques saluts affectueux à droite, à gauche, puis il se glissa près de Delage.

— Dites-moi, bon ami, chuchota-t-il, votre affaire de greffe de rein, vous n’auriez pas un malade en vue ?

— Vous parlez de corde à un pendu ! fit Delage sur le même ton chuchoté. J’ai justement le malade, depuis une demi-heure : Chauvin-Marmion vient de m’en signaler un pour lequel ma greffe serait la seule chance de survivre. Malheureusement, le rein ? Le rein à greffer ? Il me manque le rein !

— Je vous l’apporte, bon ami ! fit avec simplicité le Dr Léonard.

— Hein.

— Hé oui ! Je l’ai ici. Dans mon portefeuille !

Le plus sérieusement du monde, il sortait son portefeuille.

— Tenez ! Le voici, votre rein !

Du portefeuille, il tirait une feuille blanche. Sur laquelle était écrit ce mot : “Mardi”.

L’exécution capitale de l’incendiaire du Vésinet, ce garçon de vingt-cinq ans, était fixée au mardi suivant, soit dans six jours. (Renseignement ultra-confidentiel. À la prison, on ignorait tout. On ne saurait que quelques heures avant l’exécution.)

— Six jours : cela vous laisse largement le temps de mettre votre malade en état d’être opéré.

Ensemble : le malade et le rein ! Quel beau sourire de la Maladie !

À l’instant où le patron s’apprêtait à partir avec Florence pour l’Italie, à faire, en quelque sorte, “une infidélité” à la Maladie avec sa femme – tout se passait comme si la Maladie mettait en œuvre toutes ses coquetteries, pour le retenir !

Florence avait entendu.

Amour, où es-tu ? Qu’es-tu devenu ?

Cet air si joli, qui chantait dans son cœur, se tut.

Il n’y aurait décidément pas de voyage en Italie. Folle qu’elle avait été, de s’imaginer une seconde…

Tannard avait surpris le conciliabule Léonard-Delage.

Cherchant anxieusement à supputer quel en pouvait être l’objet, il ne se rendait pas compte qu’il lançait à présent son discours sur un ton furibond, comme s’il eût invectivé le défunt.

— Ton virus ! Le virus de Peccavi ! Ce virus qui ira enrichir le trésor scientifique commun, en rejoignant ses glorieux devanciers : le Virus de Takaki, le Bacille de Pfeiffer, la Cellule de Sternberg, les Crachats perlés de Laënnec, la Pustule de… de… de Jenner…

Les feuillets tremblaient dans sa main. Il épiait Delage qui s’était glissé près du professeur Saint-Ehlme et chuchotait :

— Je fais ma prochaine greffe de rein mardi. Faites-moi le grand plaisir d’assister à l’intervention, cher ami ?

— Avec grand plaisir, cher ami.

— Les Bouchons de Dittrich, le Tubercule de Carabelli, la Réaction de Dick… continuait Tannard, qui n’était plus du tout à ce qu’il disait.

On le considérait avec stupeur. À quoi rimait cette énumération, ce bric-à-brac de manuel ?

“Le réflexe de Babinski, le pouls de Korrigan, dit-il encore. Et, soudain, il “réalisa” le ridicule de la situation, se ressaisit et conclut d’un sec : “– Pour ne citer que ceux-là !” Et enchaîna : — Oui, Gilbert Peccavi, ton œuvre nous reste, monument impérissable de ta gloire !”

Catherine se rappelait sa phrase à Marcillac : “Votre idéal ce n’est pas de soigner, de guérir. Ce serait de donner votre nom à une maladie, à une blessure. La Fracture de Marcillac ! quelle gloire !”

Des noms, lus au hasard dans les livres de Jacques, remontaient dans sa mémoire, comme des ludions saugrenus à la surface d’un liquide. Elle poursuivait en esprit, ironiquement, l’énumération bouffonne de Tannard : “Le Choc en Dôme de Bar, le Roulement de Flint, l’Arcade de Fallope, la Greffe d’Albee, les Veines de Nünn…”

— Je fais ma prochaine greffe de rein mardi, glissait Delage à Villerbue. Faites-moi le grand plaisir…

— Avec grand plaisir…

Dans la mémoire de Catherine, se poursuivait l’absurde énumération sans queue ni tête : “L’Onomatopée de Durozier, les Repas de Boyden, la Manœuvre de Queeckenstedt-Stookey, la Position de Trendelenbourg, l’Angle de Treitz, le Point de Mac Burney, la Collerette de Biett, le Trou de Botal, le Bouton de Biskra…”

— Je fais ma prochaine greffe de rein mardi, disait Delage à Lemoigne.

Il se glissait près de Roulier :

— Je fais ma prochaine greffe…

En même temps, il organisait une réception monstre.

— Je puis compter sur vous pour notre soirée de jeudi, très cher Grignon ?

— Ah, quelle malchance ! Jeudi, je suis à Londres ; je vais chercher Mme Grignon, qui s’est fait une double fracture du…

— Oh, je suis navré ! (Petit temps.) Mais si nous remettions notre soirée à vendredi ?

— Vendredi : parfait ! J’en profiterai pour vous amener Virchenaud, qui rentre des Baléares.

— Excellent !… Mais comme Florence va être désolée, d’apprendre que cette chère petite Mme Grignon…

Delage se glissait près de Florence.

— Plus jeudi, notre cocktail, glissait-il. Vendredi. Ils viendront tous. Il faut absolument que ta soirée soit sensationnelle.

— Tu sais bien que tu peux compter sur moi, Louis.

Quand même, un remords le prenait, une pudeur plutôt.

— Évidemment, pas moyen de quitter Paris avant l’élection à l’Académie. Ce serait un pur suicide. Surtout à présent que mon élection ne fait plus de doute ; j’ai le vent en poupe. (Inconsciemment, il faisait le geste de refermer ses deux mains sur les bras d’un fauteuil.) Mais, tu sais, aussitôt après mon élection : l’Italie ! C’est juré !

— Ne pense donc plus à cet enfantillage, Louis !

“Cet enfantillage…” Il la regarda avec adoration. Déjà, lorsqu’il rappelait leur voyage de noces interrompu vingt années plus tôt, elle avait dit : “Mais ton retour à Paris était indispensable, Louis !” Merveilleuse… vraiment merveilleuse Florence ! Si compréhensive !

— Un bon enterrement, c’est pratique ! chuchotait Marcillac à Larmy. On a tout son monde sous la main. On fait plus en un quart d’heure qu’en dix visites académiques. Regardez le patron. Il met les bouchées doubles !

— Oui ! Quel cirque !

— C’est la vie !

Et, parce que “c’était la vie”, Marcillac lança un petit clin d’œil à Liliane, la fille de Roulier, “le Roi de l’Intestin”. Elle lui retourna un sourire extasié. Ça rendait à fond, avec elle. C’était dans la poche !

Larmy se rappelait son aventure de la nuit. Un appel téléphonique affolé, vers trois heures du matin. Une urgence super-urgente, en ville. C’était un ami, un oto-rhino, qui avait donné son nom. Voilà Larmy filant en quatrième, Larmy fonçant sur sa moto, Larmy pénétrant dans un immeuble de mauvaise mine, vers les Gobelins. Cinq étages à escalader. Pas d’ascenseur, bien entendu !

Dans un intérieur à donner le cauchemar, une mère rendue idiote par la panique, un père frappé d’abrutissement par l’alcool. Sur un lit, une jeune fille en pleine hémorragie. “Encore un coup des aiguilles à tricoter, parbleu !” Qui avait fait ça ? Une “spécialiste” ? Une amie “complaisante” ? La jeune fille elle-même ? Ou la maman… qui sait ?

Il y avait plus pressé que de poser des questions ! Cette vie qui foutait le camp au grand galop ! Arrêter l’hémorragie. Mais que faire ? Comment, même, procéder à un examen utile ? Pas de lumière : électricité coupée ! Pour tout éclairage, une abominable lampe à acétylène ! Une fumée toxique !… Pas même moyen de faire bouillir de l’eau pour une seringue, en vue d’une piqûre par exemple : gaz coupé !

Larmy veut pourtant essayer d’examiner, à la lueur de la lampe à acétylène. S’assied sur le lit. Le lit s’effondre !

Et la fille qui continuait à se vider de son sang.

Larmy dégringole dans la rue. Quartier désert. Même pas un café, d’où téléphoner à l’hôpital. Pas le moindre taxi. Ah, par bonheur, voici une auto particulière. Larmy l’arrête. Explique le cas. Le conducteur se déclare incapable d’aider Larmy à descendre la jeune fille : il argue d’une infirmité d’un membre inférieur. Un tibia écrabouillé pendant la Résistance.

— Dans le maquis, vous savez…

— Oui, oui, je sais.

Larmy y avait été aussi, dans le maquis !

Le type était un brave gars : c’était l’essentiel.

— Bon, dit Larmy, ne bougez pas d’ici, vieux. Je me charge de descendre la petite.

Remonte quatre à quatre. Père strictement inutilisable : il titube. Larmy prend la jeune fille dans ses bras et, tâtant du pied les marches pour ne pas tomber avec son fardeau dans l’escalier éclairé je ne vous dis que ça, il descend.

En bas : plus personne !

L’automobiliste a filé. “Une bagnole remise entièrement à neuf tout récemment. Et… du sang sur mes coussins ! Merci ! Très peu pour moi !”

Il avait peut-être été vraiment dans le maquis, le gars ? Ou peut-être dans le Mur de l’Atlantique ? En tout cas, la guerre est finie. Chacun pour soi. En attendant la prochaine…

Comme il peut, Larmy cale la jeune fille sur sa moto et se hâte, poussant l’engin, vers le plus proche commissariat.

Ambulance. Hôpital.

Il n’était que temps. Mais, sauf complications, on sauvera cette gosse.

“Ça aussi, pense mélancoliquement Larmy, c’est la vie !”

Dans le cimetière, un bruit nouveau s’éleva.

Tannard venait d’achever son discours.

Et ce bruit nouveau qui s’élevait dans le cimetière était un bruit parfaitement, merveilleusement, prodigieusement vain, dépourvu à un degré parfait, merveilleux, prodigieux, de toute importance, de tout intérêt, de toute signification.

Simplement, Hurlot-Lafaille, le ministre, qui commençait son discours !…

— Ce n’est pas… Ce n’est pas seulement l’hommage… l’hommage du gouvernement que je représente… que j’ai le douloureux honneur de représenter ici… c’est encore… c’est aussi… c’est surtout l’hommage du Pays… du Pays tout entier, à notre illustre compatriote disparu… qui s’exprime ici par ma voix ! Et c’est avec une émotion… une émotion profonde…

— Vous n’allez pas me croire, mon cher enfant, confiait l’éminent mais égrillard professeur Saint-Ehlme à un non moins éminent confrère, eh bien ! les seins de la mère se tenaient autrement bien que ceux de la fille !

— La vie a de ces cruautés, mon cher Saint-Ehlme ! fit Tannard, survenant. Peccavi… quelle perte pour nous tous !

— C’est précisément ce que j’étais en train de dire ! affirma Saint-Ehlme, sans vergogne. À propos, Tannard, vous avez été extraordinaire ! Si si ! Vous êtes un orateur né ! Hors pair !

— Oh, nullement ! Mais je suis un sentimental. Une douleur sincère, n’est-ce pas, s’exprime aisément… (Puis, après un silence, et sur le ton confidentiel.) Dites-moi donc, Saint-Ehlme, j’aimerais vous présenter Bonenfant…

Mais, quelques instants plus tard, Bonenfant l’informait du coup de Trafalgar : l’imminence de la quatrième greffe de Delage.

— S’il la réussit, rien à faire pour parer ce coup-là, grogna Tannard. Delage roule vers le fauteuil aussi sûrement qu’une locomotive sur ses rails. Après un instant de réflexion, il ajouta : “Dans ces conditions…”

— Oui, évidemment, fit Bonenfant, en écho. Dans ces conditions…

Ensemble, tous deux tournaient le front vers Durieux de La Barre, toujours immobile près de la fosse. Durieux, qui semblait prêt à tomber…

On eût dit que ses yeux se liquéfiaient, glissaient hors des orbites, coulaient sur ses joues. Ce n’était qu’une eau sénile. Durieux de La Barre pleurait !

“Peccavi, mon vieil ennemi, mon vieux camarade, pensait-il, je suis là, tu vois, c’est moi, ton vieux Durieux, je suis venu, je n’aurais voulu pour rien au monde te laisser t’en aller sans te dire… sans te dire… Si c’était moi qui étais parti le premier, je suis bien sûr que tu en aurais fait autant ; tu serais près de ma tombe… Mon vieux Peccavi, nous nous sommes bien détestés durant cette vie. Deux ennemis bien francs, qui ne se sont pas lâchés, jamais… Fidèles jusqu’à la fin ! Si l’existence a eu quelque saveur pour nous, nous l’aurons dû l’un à l’autre. Nous ne pouvions pas nous passer l’un de l’autre ! Mutuellement indispensables l’un à l’autre…”

Il s’embrouillait dans un labyrinthe de sentiments, il ne savait plus rien, il pleurait d’attendrissement : “Je t’aime bien, Peccavi. Mon vieux Peccavi, je t’aimais bien. Et toi aussi, tu m’aimais bien. Au fond, on se faisait du mal, mais on s’aimait bien… On ne faisait du mal parce qu’on s’aimait bien…”

Passé un certain degré, l’amour, la haine : peut-être est-ce tout un ?

Tannard venait près de Delage.

— Dites-moi, cousin…

— Oui, cousin ?

— Il nous est arrivé d’avoir des différends, Louis. Nous ne serions pas hommes, sinon !

— Parbleu, Charles !

— Mais nous sommes de taille, Dieu merci, à les dominer, à les oublier ! Que diriez-vous d’un petit pacte ?

— Je vous écoute, Charles ?

— Vous avez toutes chances d’être élu à l’Académie, Louis. Et, ce ne sera que justice, je le dis sincèrement. Vous savez que je le pense. Mais ce qui serait vraiment glorieux, ce serait que vous soyez élu à l’unanimité.

— Évidemment, Charles…

— Je voterai pour vous, Louis. Et vous n’ignorez pas que ma voix en entraînera d’autres.

— Je sais.

— Vous les aurez toutes, je le garantis. Mais, donnant, donnant. Vous savez que je pousse Bonenfant.

— C’est un homme de grand mérite. Une valeur.

— De tout premier plan. Oui, bon, qu’est-ce que je vous disais, déjà ? Ah, oui ! Si, par hasard – si par malheur ! Durieux de La Barre venait à mourir… Alors, je vous demanderai votre voix et votre appui pour Bonenfant.

— D’accord, Charles.

— J’ai votre parole, Louis ?

— Vous l’avez, Charles.

— Vous avez la mienne, Louis.

Florence était près de son amoureux transi, ce conseiller d’ambassade auquel, chaque fois qu’il se laissait glisser à la mélancolie sentimentale et qu’elle repoussait ses avances, d’ailleurs si discrètes, elle avait coutume de dire, en guise de consolation : “Allons, Monsieur le Conseiller d’ambassade ! Soyez sérieux : souriez !…”

Il lui annonçait qu’il partait le lendemain pour Milan.

— J’y suis nommé pour trois ans.

— Moi aussi, dit-elle, je devais partir demain pour l’Italie. Pour vingt jours !

— Trois années, chère amie !

— Vous relirez Stendhal !

— Trois années sans vous voir, Florence !

— Vous rêverez à la Sanseverina ! Allons, Monsieur le Conseiller d’ambassade ; soyez sérieux : souriez !

Elle le quittait pour s’approcher de Catherine, qui se tenait un peu à l’écart.

— Comme tu es songeuse, ma petite Catherine. Tu es triste ?

— Non ! dit la jeune fille avec une subite expression de dureté.

— Je te comprends, va ! Jacques t’a déçue. Toi qui t’étais tellement promis de ne jamais devenir la femme d’un grand patron ! Eh bien ! que veux-tu, il faut en prendre ton parti ! Après tout, ce n’est pas si tragique !

Elle soupira.

— Bien sûr, reprit-elle, il y a des moments où ce n’est pas facile. Des minutes de découragement, où on est tentée d’abandonner, de s’en aller… à l’autre bout du monde !

Imperceptible haussement d’épaules.

— On a tort ! Il faut rester. Et ne pas se poser de questions. Je t’aiderai.

Catherine faisait “Non, Non”, de son petit front bombé, et elle avait un regard glacé que Florence ne lui connaissait pas.

— Je vais te dire un grand secret, Catherine, poursuivit-elle avec un sourire factice. Notre vraie victoire, à nous, les femmes, c’est d’être heureuses de notre défaite ! Ma parole, fit-elle, ce doit être l’influence des discours : voilà que je deviens pompier !

Catherine faisait toujours, de la tête, ce “Non, Non”, obstiné.

— Je ne pourrai pas !

— On croit ça au début ! Et puis, on fait comme les autres ! Parce que, tu sais…

De nouveau, imperceptible haussement d’épaules :

Parce que, tu sais, nous sommes nombreuses, dans le monde, à aimer un “homme invisible” !…

— J’ai décidé que je n’épouserais pas Jacques, dit froidement Catherine.

Elle regardait Florence bien en face, et Florence vit que son regard n’était plus celui d’une jeune fille mais celui d’une femme.

— Je ne sais si je me marierai un jour, ou non. Peu importe ! En tout cas, Florence, ce ne sera pas avec Jacques. Je ne suis pas de celles qui plient, qui acceptent ! dit-elle avec insolence, je n’admets aucun partage. Je ne serai pas “une associée” ! Je pars cet après-midi, en voiture. Je vais dans la propriété de mon père, en Provence. J’y resterai. Je m’occuperai du haras. Je me lèverai chaque matin à six heures ; je mènerai l’existence des gardians. Au milieu des chevaux, je vivrai heureuse ! Heureuse, Florence ! répéta-t-elle avec un accent d’orgueilleuse et agressive certitude.

Hurlot-Lafaille poursuivait son discours.

Le vent l’emportait.

Louis Delage n’écoutait pas.

Personne n’écoutait, d’ailleurs.

Louis Delage, après que Tannard se fût éloigné, avait fermé les yeux. Il avait gagné ! Il allait procéder à sa quatrième greffe. Elle réussirait. Il en était sûr ! Le cœur ne lâcherait pas, cette fois ! La greffe réussirait.

Le fauteuil serait à lui. D’ores et déjà, il était à lui – sans l’ombre de question. Aussi certainement que si Delage y eût été assis !

Le rayonnement solaire était si intense que, même sous les paupières closes du patron, il y avait de la lumière.

Il rêvait…

Réussir sa vie. Réussir sa mort.

Cher Peccavi, qu’il avait vraiment beaucoup aimé ! Cher Peccavi, dont l’ambition était de réussir sa maladie !

Et un cancer l’emportait !

Réussir sa maladie !…

Delage rêvait…

“Ah, se disait-il, donner son nom à une maladie… et mourir d’elle !”

Une façon, un peu – et peu – banale ! de rejoindre les amants légendaires !

Tristan… Yseult…

Mais cela ne devait pas être accordé au professeur Louis Delage.

Car, entre les innombrables et changeantes formes de la Maladie – sa Maladie à lui, celle qui devait un jour l’entraîner sous la terre, celle-là avait déjà élu domicile dans sa chair, déjà elle l’habitait – mais il l’ignorait !

Et, de toutes les formes de la Maladie, c’était la plus mystérieuse et la plus abominablement fascinante – et, entre tous les noms que l’homme a donnés à la Maladie, le nom que celle-ci avait reçu était : le cancer ; ce serait à cette Maladie-là – comme Peccavi ! – que le professeur Louis Delage serait uni dans le tombeau pour l’éternité – mais il l’ignorait !

Et, digne couronnement d’une existence vouée tout entière à la Maladie – c’est-à-dire à une des manifestations de la Vie – il était dans le destin du professeur Louis Delage de mourir dans cette explosion de vie, cette exubérance, cette frénésie, ces délires de la cellule que sont les fabuleux feux d’artifice des métastases – mais il l’ignorait !

Pour l’instant, il se représentait le jour de sa réception à l’Académie de Médecine : le jour de sa gloire ! Il se voyait, se hâtant vers l’Académie.

Et, au seuil de ce temple où allaient se célébrer leurs noces solennelles, sa grande amie aux millions de visages, la Maladie, se tenait debout, pour l’accueillir…

Et la Maladie l’attendait, souriante…

FIN


source : Ebooks gratuits






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