LÉGENDES ESPAGNOLES
Traduction de Achille Fouquier
(1885)
AVANT-PROPOS.
GUSTAVE-ADOLPHE BECQUER.
Les peines, les malheurs, les douloureuses épreuves qui l’ont assailli durant sa trop courte existence, sa résignation à supporter sans faiblesse la lutte dans laquelle il devait succomber, le rendent tellement sympathique qu’une rapide esquisse de sa vie nous a paru nécessaire, pour faire mieux apprécier et mieux comprendre les légendes choisies dont nous donnons la traduction.
La grâce de son esprit, la délicatesse de ses sentiments, la forme exquise dont il savait revêtir ses pensées éveillèrent, dès ses débuts, l’attention des amis des lettres ; ils devinèrent un écrivain distingué, fondèrent sur lui de brillantes espérances, qui furent justifiées, et regrettèrent vivement sa fin prématurée. Si courte qu’ait été sa vie, il fait partie désormais de la pléiade d’écrivains modernes dont l’Espagne est justement fière.
Gustave-Adolphe Becquer vécut trente-quatre ans seulement. Né à Séville, le 17 janvier 1836, il est mort à Madrid, le 22 décembre 1870.
Son père, Allemand d’origine peut-être, son nom semblerait l’indiquer, habitait Séville, où il peignait des scènes de la vie andalouse. La vente de ses tableaux, recherchés des amateurs, subvenait à ses besoins. Il se maria à une Espagnole dont il eut deux fils : Valériano l’aîné, dont nous dirons plus tard quelques mots, et Gustave-Adolphe qui nous occupe particulièrement. Ce dernier atteignait sa cinquième année quand il perdit son père. Quatre ans plus tard sa mère lui fut également enlevée, de sorte qu’à neuf ans, il resta orphelin et sans ressources.
Sa triste position émut sa marraine, qui jouissait d’une certaine aisance ; elle lui vint en aide, et n’ayant ni enfants ni parents, elle lui aurait sans doute légué ce qu’elle possédait, si, à dix-sept ans, il ne l’eût quittée pour se rendre à Madrid avec l’espoir d’y conquérir « gloire et fortune », selon l’expression de don Ramon Rodriguez Correa, l’ami dévoué qui a publié ses œuvres, après sa mort, et l’auteur d’une biographie qui nous a renseigné sur ce qu’avait été Becquer. Comment compléta-t-il son éducation ? On l’ignore. On sait seulement qu’il apprit à lire au collège de San Antonio Abad, et qu’à neuf ans il entra au collège de San Telmo, pour y étudier l’art de la navigation, mais qu’il en sortit peu de mois après, par suite de la fermeture de cet établissement. Les renseignements sur ce sujet s’arrêtent là. On sait encore, d’autre part, que sa marraine voulait en faire un commerçant, malgré son manque absolu d’aptitude pour l’addition.
Si Becquer se montrait rebelle à la science des chiffres, tout ce qui se rapportait à la littérature ou aux beaux-arts pénétrait dans son esprit, comme l’air dans ses poumons. Il s’assimilait même, sur d’incomplètes indications, les règles du langage, de la prosodie ou de la composition ; sans études sérieuses, guidé par son instinct, il exécutait des dessins d’un aspect agréable et d’une facture originale. La biographie de la plupart des hommes célèbres constate le précoce développement de leur qualité maîtresse, quelle que soit la nature de leur esprit.
Les premiers vers et les premiers dessins de Becquer excitèrent le facile enthousiasme des jeunes Andalous, ses amis ; encouragé par leurs éloges, il ne songea plus qu’à se rendre à Madrid, où il arriva, nous l’avons dit, à dix-sept ans, la poche vide, mais la tête pleine de trésors qui ne devaient pas l’enrichir.
Il eut alors à traverser une longue série de mauvais jours ; il végétait dans l’ombre, sans avoir l’occasion de mettre en lumière son talent. Il atteignit ainsi dix-neuf ans et tomba gravement malade. Sa misère l’empêchait de se procurer les remèdes les plus nécessaires ; il gisait misérablement sur son lit de douleur, sa fin semblait prochaine, quand son ami Ramon Rodriguez Correa, qui le veillait avec un dévouement fraternel, découvrit, en fouillant dans ses papiers, un manuscrit oublié, ou dont il n’avait pas eu le placement, portant ce titre : Le guerrier aux mains rouges, conte indien en prose.
Correa le lut avec empressement. Charmé par l’originalité de la forme, il y vit pour son ami un moyen de salut inespéré, et courut le porter au journal la Crónica, qui l’accepta et le publia.
La joie de ce premier succès, la possibilité de suivre un traitement convenable rétablirent sa santé, et, la crise passée, des personnes bienveillantes, s’intéressant au jeune écrivain, lui firent obtenir une place de copiste, avec 750 francs d’appointements par an, dans les bureaux de l’administration des biens nationaux.
Il entra sans enthousiasme dans ce modeste port de refuge, où il ne relâcha qu’un moment. Voici pourquoi il dut bientôt reprendre son pénible voyage ; les occupations de sa charge lui laissaient de grands loisirs qu’il employait à lire et à dessiner. Un jour, après avoir fermé un volume de Shakespeare, il se mit à esquisser à la plume une scène d’Hamlet ; son travail l’absorbait entièrement, quand une personne à laquelle il tournait le dos s’approche et lui dit : « Que faites-vous donc là ! – Bah ! répondit-il sans se déranger, c’est Ophélie effeuillant sa couronne de fleurs ; ce gaillard debout à son côté est un fossoyeur… et plus loin… »
Gustave, s’apercevant, alors, que tous les employés se tenaient debout et gardaient un profond silence, tourna la tête et reconnut, dans le curieux personnage, le directeur de l’administration des biens nationaux, qui le congédia immédiatement.
Il prit facilement son parti de cette mésaventure. Délivré de la vie de bureau, à laquelle il s’était résigné à contre-cœur, il composa de nouvelles légendes.
La littérature est peu lucrative en Espagne. « Nous n’achetons pas de maisons comme en France avec nos vers ou nos romans, » me disait Grillo, un aimable poète de Madrid. En effet, les Espagnols ne lisant guère, les livres sont peu recherchés ! Le théâtre est loin d’offrir aux auteurs dramatiques les mêmes avantages qu’à Paris. Il est suivi cependant, mais par un public trop peu nombreux pour permettre à une pièce, si remarquable qu’elle soit, de tenir longtemps l’affiche. La polémique, dont on remplit les colonnes des journaux, offre seule aux écrivains qui prennent part aux luttes ardentes de la politique, une existence facile. Becquer, n’ayant jamais voulu s’enrôler sous aucune bannière, renonça volontairement aux ressources qu’il eût trouvées de ce côté, suivant instinctivement en cela l’exemple du poète don José Zorilla, l’illustre auteur de don Juan Ténorio. Grand amateur des monuments, des arts et des coutumes du moyen âge, plein des souvenirs de la longue lutte des chrétiens contre les Maures, passionné pour la vie contemplative, il vivait plus par l’esprit dans les siècles passés que dans le temps présent. Si les travaux littéraires lui faisaient défaut, il recevait, avec une insouciance d’artiste, le salaire d’un simple journalier pour peindre à fresque des figures décoratives dans le palais, alors en construction, du marquis de Remisa. Il acceptait sans murmurer cette existence précaire, qui affligeait ses amis. Grâce aux efforts de l’un d’eux, il parvint à faire partie de la rédaction du journal le Contemporain, où il publia en 1864 des lettres de ma cellule (desde mi celda). Le mérite de ses divers articles, très appréciés dans les cercles littéraires de Madrid, attira sérieusement l’attention sur lui, et, sous le ministère de don Luis Gonzalès Bravo, ami des arts et fin connaisseur, il fut nommé fiscal de novelas, c’est-à-dire membre de la censure à la section des romans.
Sa position, sans être brillante, semblait du moins lui assurer un avenir plus tranquille. Malheureusement, à la chute de son protecteur, il perdit son emploi et se trouva de nouveau obligé de vivre au jour le jour, mais avec un surcroît de charges, car il s’était marié et eut successivement deux enfants. Toujours poursuivi par le malheur, cette union fut pour lui la source de nouveaux déboires.
Jusqu’en 1862 les deux frères vécurent séparés l’un de l’autre ; mais à cette époque Valériano, qui était resté à Séville, où il peignait, comme son père, de jolis tableaux de genre, vint retrouver Gustave à Madrid. Là, il eut à exécuter quelques tableaux pour le compte du gouvernement, disposé à lui continuer ses faveurs ; mais, en Espagne, comme ailleurs, les ministères ne durent qu’un temps. Don Luis Gonzalès Bravo dut se retirer, et les commandes furent supprimées en même temps que la charge de Gustave.
Les incertitudes du lendemain recommencèrent pour les deux frères, qui trouvaient un adoucissement aux rigueurs du sort dans leur mutuelle affection et dans les beaux rêves d’avenir enfantés par leur ardente imagination.
Tandis que le peintre faisait des gravures sur bois pour l’Illustration de Madrid, le poète se voyait réduit à traduire d’insipides romans, dont il se reposait en écrivant quelques articles originaux, comme les Feuilles sèches, délicate et fine fantaisie, dont la tristesse profonde indique le pressentiment d’une fin prochaine. À force de lutter contre la mauvaise fortune, Valériano et Gustave allaient enfin recueillir le fruit de leurs persévérants efforts ; on recherchait, en effet, avec le même empressement les productions du peintre et celles de l’écrivain, quand l’aîné mourut le 23 septembre 1870, et le second fut enlevé par une pulmonie, le 22 décembre de la même année.
Frêle de corps, délicat de santé, Gustave Becquer avait une chevelure noire et abondante qui faisait ressortir la blancheur mate de son teint. Ses yeux pleins de douceur et de bonté reflétaient fidèlement les sentiments de son cœur et la sérénité de son âme. Jamais il ne s’est révolté contre son sort, jamais il n’a formulé de plaintes contre personne. Les traits, qu’il décoche çà et là, visent les défauts ou les vices de l’humanité prise dans son ensemble. Tous, nous avons nos moments de poignantes tristesses : la nuit semble alors se faire dans notre âme. Quand venaient pour lui, poète, ces heures de sombre découragement, il soupirait ses douleurs en vers plutôt qu’en prose. Il a composé ainsi de véritables poèmes en quelques strophes. Homme essentiellement d’imagination, il oubliait le monde et les réalités de la vie, au milieu des scènes de la nature, dont il appréciait toutes les beautés et toutes les harmonies. Aussi ne laissait-il jamais échapper l’occasion de faire des excursions, non à l’étranger, mais dans son propre pays. Il parcourut successivement ainsi les provinces d’Avila et de Soria, séjourna dans le monastère de Veruela, près de Moncayo, dont il parle avec tant de charme dans le Gnome, et passa près d’une année à Tolède où il retourna plusieurs fois, et toujours avec le même amour. Inscriptions, coutumes locales, anciennes légendes, monuments arabes, cathédrales gothiques, châteaux du moyen âge, tout ce qui tenait aux mœurs, aux habitudes du temps passé, l’attirait invinciblement. Il rapportait de chacune de ses excursions des cartons pleins de notes et de croquis, où il puisait ensuite à loisir les détails merveilleux de précision et de vérité qui ornent ses légendes, et donnent à ses écrits une grande originalité. La première fois qu’il alla visiter Tolède, il s’y rendit avec son frère, et tous deux apprirent à leurs dépens qu’il faut se méfier en Espagne d’un trop grand amour de la belle nature.
Par une splendide nuit de pleine lune, tiède et parfumée, comme on en a en Castille, les deux jeunes gens erraient par la ville ; la cathédrale, l’église de Saint-Jean des Rois, l’Alcazar, la Porte du Soleil, les tours et les remparts crénelés offraient à leurs yeux des profils délicats ou grandioses ; la lune argentait de ses brillants reflets les eaux du Tage, encaissé dans des rochers granitiques d’un aspect formidable, et les rues étroites de la ville avaient d’impénétrables profondeurs ; ravis des étranges effets d’ombre et de lumière qu’ils contemplaient, du calme et du silence de la nature, interrompu seulement par les aboiements des chiens et la voix des serenos, tout entiers à leurs causeries artistiques, ils laissaient couler les heures sans en avoir conscience, quand ils furent brusquement rappelés aux réalités de la vie. Ils venaient en effet d’être arrêtés, non par des bandits, ce qui n’eût eu rien d’extraordinaire, mais par une ronde de police, qui, après avoir observé leurs allures étranges, les avait pris pour des malfaiteurs combinant un mauvais coup. Ils eurent beau protester, ils furent conduits en prison et y restèrent enfermés jusqu’au moment où, réclamés par toute la rédaction du Contemporain, on les rendit enfin à la liberté.
L’œuvre de Becquer forme deux volumes, publiés par les soins de Rodriguez Correa. Le premier contient dix-huit légendes, que nous avons traduites en partie. Il débute par la Création, poème indien, dit le titre, quoique de l’invention de l’auteur ; on y trouve de fines critiques, d’amusants tableaux et le résumé suivant : « L’amour est un chaos de lumière et de ténèbres ; la femme, un amalgame de parjures et de tendresses ; l’homme, un abîme de grandeur et de petitesse. La vie enfin peut se comparer à une longue chaîne avec des anneaux de fer et d’or. »
Le second volume se compose des lettres de ma Cellule, écrites, comme nous l’avons dit, du monastère de Veruela. Elles sont au nombre de neuf, constituant un ensemble qui ne nous a pas paru susceptible d’être scindé. Des articles variés suivent ces lettres ; c’est parmi eux que nous avons extrait : la Parure d’émeraudes, la Taverne des Chats, et les Feuilles sèches. Vient ensuite une série de soixante-seize pièces de vers, sans liaison entre elles et sans titre. Des lettres sur la littérature adressées à une dame, et un prologue pour une collection de chants andalous terminent le volume.
M. Correa aurait pu ajouter encore quelques articles de critique ; mais il s’est abstenu de le faire, par un sentiment d’extrême délicatesse pour la mémoire de son ami, si bon, si bienveillant qu’il lui était très pénible de signaler les défauts d’une œuvre littéraire. Si son amour de la vérité et son respect de l’art l’obligeaient à se montrer sévère, ou à formuler un blâme, il en éprouvait un véritable chagrin ; aussi ajoute M. Correa : « Du ciel où il est certainement, lui, qui dans l’autre vie n’a pas dû aller en enfer, l’ayant eu dans celle-ci, s’il jette les yeux sur ce livre, il y verra seulement ce qu’il a écrit, sans ressentir un remords au fond de son cœur. »
Arrivé à la maturité de son talent, il allait donner libre essor à sa riche imagination lorsqu’il est descendu au tombeau, laissant plusieurs ouvrages écrits en partie, ou dont il avait indiqué l’idée dans ses conversations avec ses intimes. Sa mort, très regrettable, ne lui a pas permis de donner toute sa mesure ; jugé et classé, comme écrivain, sur les œuvres qui restent de lui, il occupe encore une place très enviable.
Becquer a le grand mérite, selon nous, d’avoir un cachet d’originalité telle qu’il ne saurait être confondu avec personne. Il a une manière à lui d’entrer en matière, de présenter ses personnages ; de les faire agir et parler. Ses compositions sont courtes, mais il éveille l’intérêt dès les premières lignes, le soutient et l’augmente jusqu’au dénouement. Le court résumé par lequel il termine laisse pensif et contient habituellement un enseignement. Sans art apparent, il entraîne, charme et séduit. Tout ce qui sort de sa plume est ciselé, coloré, clair, lumineux ou sombre, et dans ce dernier cas, les ombres ont des transparences, à travers lesquelles on entrevoit encore mille détails.
Ayant observé la nature en peintre, la précision, la finesse, la fermeté de ses descriptions est incomparable ; rien d’inutile, tout porte et concourt à l’effet. Quelques paroles lui suffisent pour donner à un paysage son relief et sa couleur. Les personnes qu’il met en scène sont vivantes, on les voit, on fait connaissance avec elles et on ne les oublie plus. Seules ou groupées, elles font tableau. Sa riche palette, sa touche délicate rappellent son compatriote, le peintre Fortuny. Profond observateur des bruits de la nature, il en donne la sensation avec des mots, comme notre Félicien David, avec des notes.
De telles qualités sont celles d’un naturaliste ; mais d’un naturaliste de l’école de Virgile, de Michel Cervantes, de la Fontaine, ou de Shakespeare, et non de celle de certains auteurs contemporains, qui se plaisent uniquement à décrire les vices les plus répugnants de l’espèce humaine.
L’intervention du surnaturel, dans les événements de la vie, remonte à la plus haute antiquité, et appartient à la littérature de tous les pays ; Becquer, en suivant l’exemple de ses devanciers, a adapté le procédé aux exigences des idées modernes ; il prépare la transition avec tant d’art qu’on quitte le monde réel, pour passer dans celui des esprits, sans presque s’en apercevoir ; on s’y sent doucement bercé, comme dans un rêve enchanteur ; ou bien on y subit les angoisses d’un cauchemar, et même alors on n’arrive pas au réveil sans regret.
Le talent descriptif est un talent de second ordre. Si développé qu’il soit, il ne peut entrer en comparaison avec celui qui scrute, analyse et met en jeu les passions du cœur, les émotions de l’âme. Becquer serait très incomplet, si, au fond de chacune de ses légendes on ne trouvait, diversement exprimés, des sentiments communs à l’ensemble de l’humanité. Entre les défauts et les qualités des deux sexes, il tient une balance équitable ; la femme coquette attire sur elle le mépris ou un cruel châtiment ; le parjure est rappelé à l’accomplissement de sa parole. L’amour chaste, poussé jusqu’au sacrifice de la vie, est à jamais glorifié ; la récompense ou le châtiment suit le triomphe remporté sur une passion mal placée ou sur l’entraînement qui pousse à la satisfaire ; le désir d’atteindre l’impossible en amour on en art conduit à des conséquences désastreuses.
Inutile de nous étendre sur ce sujet ; l’esprit du lecteur, mis en éveil, reconnaîtra les légendes dont nous venons de résumer l’argument. Les idées simples, justes et par conséquent saines, qui s’y trouvent développées, se cachent sous une forme poétique d’une grâce merveilleuse.
La constante préoccupation de Becquer est d’unir l’inspiration à la raison ; il y réussit le plus souvent. Il a formulé cette pensée dans de très beaux vers qui se terminent ainsi : « C’est de l’union de ces qualités si rares que naît le génie. » Rien de plus vrai, ni de plus juste. Le poète qui ne sait pas maîtriser les emportements de son imagination effrénée n’est pas un génie complet ; nous en avons, en France, un grand exemple.
Becquer a formulé en vers les pensées intimes, les tendresses, les découragements, les ardeurs de son cœur et de son âme. Ses vers sont le résumé de sa propre existence ; il les gardait, à part, pour lui seul ; s’il en a été publié quelques-uns, avant sa mort, ils sont en petit nombre ; aussi cette portion de son œuvre a-t-elle un intérêt spécial.
On peut, à la rigueur, traduire un ouvrage en prose et donner une idée assez exacte de sa valeur ; mais des poésies, surtout des poésies fugitives, défient toute traduction. Ôtez aux vers leur musique particulière, résultant de la césure, de la rime et de l’éclat de certains mots ; ôtez-leur le charme d’expressions concises qui font tableau ou portent coup, sans qu’elles aient d’équivalent dans un autre idiome, il ne reste plus que le squelette de l’idée, habillée de vêtements qui n’ont pas été taillés pour elle. Ces réserves faites, nous avons choisi, dans le recueil des poésies, les moins rebelles à la traduction, afin surtout de permettre au lecteur d’arriver, pour ainsi dire, jusqu’à l’âme de l’auteur.
En résumé, bien des romans à sensation, bourrés d’incidents terribles, de scènes violentes, de sentiments exagérés, bien des vers sonores et creux écrits par les contemporains de Becquer, seront entièrement oubliés, qu’on lira encore avec plaisir ses légendes et ses poésies. Sans le mettre au nombre des écrivains de premier ordre, on peut dire qu’il occupera dans l’avenir une place distinguée, aussi longtemps que l’honnête, le vrai, le beau, inspireront l’amour qu’ils méritent.
ACHILLE FOUQUIER.
LA PROMESSE
I
Marguerite pleurait, le visage caché dans ses mains ; elle pleurait sans gémir, et ses larmes, coulant le long de ses joues, glissaient entre ses doigts, pour tomber sur la terre, vers laquelle était incliné son front.
À côté de Marguerite se tenait Pedro, qui, de temps à autre, levait les yeux pour la regarder et les baissait aussitôt en la voyant pleurer : lui aussi gardait un profond silence.
Autour d’eux, tout se taisait et semblait respecter leur peine. Les bruits de la campagne s’éteignaient ; le vent du soir dormait et les grands arbres du bocage commençaient à s’envelopper d’ombre.
Ainsi s’écoulèrent quelques minutes, durant lesquelles s’effacèrent les dernières traces de lumière laissées à l’horizon par le soleil couchant. Le disque de la lune se dessina vaguement sur le fond violacé du ciel crépusculaire, et, les unes après les autres, apparurent les plus grandes étoiles. Pedro rompit enfin ce pénible silence, et s’écria d’une voix sourde et entrecoupée, comme s’il se parlait à lui-même :
« C’est impossible… impossible. »
Puis s’approchant de l’inconsolable enfant, il prit une de ses mains et continua d’un ton plus doux et plus affectueux :
« Marguerite, pour toi l’amour est tout, et dans le monde tu ne vois rien que l’amour.
« Il est, cependant, une chose aussi respectable que notre affection, et cette chose est le devoir. Notre seigneur le comte de Gomare quitte son château demain matin, pour réunir ses troupes à celles du roi don Ferdinand, qui va enlever Séville au pouvoir des infidèles, et je dois partir avec le comte.
« Obscur orphelin, sans nom et sans famille, je lui dois tout ce que je suis. Je l’ai servi durant les douceurs de la paix, j’ai dormi sous son toit, je me suis réchauffé à son foyer, j’ai mangé le pain de sa table ; si je l’abandonnais aujourd’hui, demain, que diraient ses hommes d’armes en sortant de la poterne de son château ? Surpris de ne pas me voir, ils demanderaient :
« Où donc est l’écuyer favori du comte de Gomare ? »
« Mon Seigneur, plein de confusion, se tairait et ses pages et ses bouffons diraient d’un ton moqueur :
« L’écuyer du comte n’est jouteur qu’en paroles ; c’est un guerrier de parade. »
Alors Marguerite leva ses yeux pleins de larmes, les fixa sur ceux de son amant, remua les lèvres pour parler, mais un sanglot étouffa sa voix.
Pedro, d’un ton plus doux encore et plus persuasif, continua ainsi :
« Ne pleure pas, pour Dieu, Marguerite, ne pleure pas ; tes larmes me désolent. Je m’éloigne, mais je reviendrai, après avoir conquis un peu de gloire, pour rehausser l’obscurité de mon nom. Le ciel nous aidera dans cette sainte entreprise. Séville conquise, le roi distribuera aux vainqueurs des fiefs, sur les bords du Guadalquivir.
« Alors je reviendrai te chercher, et, unis pour toujours, nous irons habiter le paradis des Arabes où le ciel est, dit-on, plus limpide et plus bleu que le ciel de Castille.
« Je reviendrai, je te le jure ; je reviendrai fidèle à la parole solennelle que je t’ai donnée, le jour où j’ai mis à ton doigt cet anneau, symbole de ma promesse.
— Pedro ! s’écria Marguerite, d’un ton ferme et résolu, en dominant son émotion : va, va maintenir ton honneur. »
En prononçant ces mots, elle se jeta pour la dernière fois dans les bras de son amant. Quand elle s’en détacha, elle dit avec une voix sourde et un accent ému :
« Va maintenir ton honneur et reviens… reviens me rendre le mien. »
Pedro baisa Marguerite au front, détacha son cheval attaché à un arbre du bocage et gagna, au galop, le bout de l’allée de peupliers.
Marguerite suivit des yeux Pedro qui disparut bientôt dans les brouillards de la nuit. Quand elle cessa de le distinguer, elle retourna lentement vers ses frères qui l’attendaient.
« Prépare tes habits de fête, lui dit l’un d’eux, en la voyant entrer, car, demain matin, nous allons à Gomare, avec tout le village, assister au départ du comte pour l’Andalousie.
— Je m’afflige plus que je ne me réjouis du départ de ceux qui, peut-être, ne reviendront pas, répondit Marguerite en soupirant.
— Malgré cela, il faut que tu viennes avec nous, reprit un autre frère ; que tu y viennes joyeuse et bien parée. On cessera ainsi de murmurer, tout bas, que tu as des amours dans le château, et que tes amours partent pour la guerre. »
II
Les premières lueurs de l’aube blanchissaient à peine le ciel, que, dans les champs de Gomare, les clairons des soldats du comte firent entendre leurs notes aiguës, et que les paysans, venus en groupes nombreux de tous les villages voisins, virent la bannière seigneuriale flotter sur la tour la plus élevée du château.
Assis sur les talus des tranchées, perchés dans les arbres, disséminés dans la plaine, couronnant le haut des collines, ou rangés en file le long de la chaussée, les curieux attendaient, depuis près d’une heure, le défilé qui les avait attirés ; quelques-uns même commençaient à s’impatienter, quand de nouveau résonnèrent les clairons, puis grincèrent, les chaînes du pont-levis, qui lentement s’étendit au-dessus du fossé ; la herse fut enlevée, et gémissant sur leurs gonds s’ouvrirent, a deux battants, les lourdes portes qui, de l’entrée du château, donnaient accès à la place d’armes.
La foule courut sur le talus, le long du chemin, pour voir plus à l’aise les brillantes armures, les luxueux équipages du comte de Gomare, renommé dans tout le pays pour son faste et ses richesses.
Le roi d’armes ouvrait la marche ; il s’arrêtait de temps en temps, pour publier, à haute voix et au son du tambour, l’ordre du roi appelant ses feudataires à la guerre contre les Maures, et ordonnant aux villes et aux bourgades libres de livrer passage à ses troupes et de leur venir en aide.
Après le roi d’armes, venaient les hérauts de cour, fiers de leurs tabars de soie, de leurs écussons de diverses couleurs, brodés d’or, et de leurs toques garnies de plumes voyantes. Venait ensuite le premier écuyer de la maison, armé de pied en cap, cavalier monté sur un cheval noir, au poil luisant, tenant à la main l’étendard de riche-homme avec ses emblèmes, ses chaudrons, et, à l’étrier gauche, l’exécuteur des hautes œuvres de la seigneurie, habillé de noir et de rouge.
Le chef des écuyers était précédé d’une vingtaine de ces fameux joueurs de trompette de tierra llana, célèbres dans les chroniques de nos rois, pour l’incroyable puissance de leurs poumons.
Quand les éclats des formidables trompettes cessèrent d’agiter l’air, on entendit une sourde rumeur, lente et uniforme ; c’était la compagnie des fantassins, armés de longues piques et de boucliers de cuir.
À leur suite, apparurent les machinistes avec leurs armatures de fers et leurs tours de bois ; les compagnies destinées à monter à l’assaut, et le groupe des gens chargés des bêtes de somme.
Puis, enveloppés dans le nuage de poussière soulevé par les sabots des chevaux, lançant des éclairs étincelants de leurs cuirasses de fer, passèrent les hommes d’armes du château, formés en épais escadrons ; ils ressemblaient, de loin, à une forêt de lances.
Enfin, précédé de timbaliers, montés sur de fortes mules couvertes de housses et empanachées, entouré de ses pages richement vêtus de soie et d’or, suivi des écuyers de sa maison, apparut le comte.
En le voyant, sa multitude le salua par des clameurs immenses, prolongées, et, au milieu de tant de bruits confus se perdit le cri d’une femme, qui, au même moment, tomba évanouie comme frappée de la foudre, dans les bras des personnes accourues pour lui venir en aide.
Cette femme était Marguerite, qui venait de reconnaître son amant dans le haut et très redouté seigneur comte de Gomare, l’un des plus nobles et des plus puissants feudataires de la couronne de Castille.
III
L’armée de don Ferdinand, depuis sa sortie de Cordoue, était arrivée, d’étapes en étapes, jusqu’à Séville, non sans avoir combattu devant Écija, Carmona et Alcalá, sur la rivière de Guadáira. La célèbre forteresse une fois prise d’assaut, l’armée royale campa devant les remparts de la cité des infidèles.
Le comte de Gomare, assis dans sa tente sur un banc de mélèze, était immobile, pâle, terrible, les bras appuyés sur son épée à deux mains ; les yeux fixes, dirigés vers l’espace, il semblait regarder vaguement un objet, mais il ne voyait rien de tout ce qui l’entourait.
Debout à son côté, lui parlait le plus ancien des écuyers de sa maison, le seul qui, dans ces heures de sombre mélancolie, pût interrompre ses méditations, sans attirer sur sa tête l’explosion de sa colère.
« Qu’avez-vous, Seigneur ? » lui disait-il. « Quel mal vous ronge et vous consume ? Triste vous marchez au combat ; triste vous en revenez, quoique vainqueur. Quand tous les guerriers s’endorment brisés par les fatigues de la journée, j’entends vos soupirs ; si j’accours près de votre couche, je vous vois lutter contre l’objet invisible qui vous tourmente. Vous ouvrez les yeux et vos terreurs ne se dissipent pas. Qu’avez-vous, Seigneur ? Dites-le-moi. Si c’est un secret, je saurai le garder au fond de mon cœur, comme dans un sépulcre. »
Le comte ne paraissait pas entendre son écuyer ; cependant, après une longue pose, et, comme si ces paroles eussent mis tout ce temps pour aller de ses oreilles à son intelligence, il sortit peu à peu de son immobilité, et, l’attirant amicalement à lui, il dit d’une voix grave et mesurée :
« J’ai trop souffert en silence. Me croyant le jouet d’une vaine illusion, par respect humain, je me suis tu jusqu’à cette heure ; mais non, non, ce qui m’arrive n’est point une illusion. Je dois être sous le coup d’une malédiction terrible. Le ciel ou l’enfer réclament de moi quelque chose, et m’en avertissent par des faits surnaturels. Te rappelles-tu le jour de notre rencontre avec les Maures de Nebrija, dans le voisinage de Triana ? Nous étions peu nombreux, le combat fut rude et je faillis périr. Tu l’as vu, au plus fort de la mêlée : mon cheval, blessé, fou de rage, se précipita vers le plus épais de l’armée maure ; je faisais de vains efforts pour le maîtriser ; les rênes étaient tombées de mes mains et le fougueux animal m’entraînait dans sa course frénétique à une perte certaine.
« Déjà les Maures serraient leurs rangs, ils appuyaient contre terre le talon de leurs longues piques pour me recevoir ; déjà des nuées de flèches sifflaient à mes oreilles. Le cheval n’était plus qu’à quelques pas du mur d’acier contre lequel nous allions nous briser, quand, crois-moi, ce ne fut pas une illusion, j’ai vu une main qui a saisi la bride, l’a maintenue avec une énergie surnaturelle, a forcé l’animal à se retourner dans la direction de mes soldats, et m’a sauvé la vie miraculeusement.
« J’ai vainement demandé aux uns et aux autres qui était mon sauveur, personne ne le connaissait, personne ne l’avait vu.
« Quand vous voliez vers la muraille de piques contre laquelle vous deviez être écrasé, me répondirent-ils, vous étiez seul, complètement seul. Notre surprise a été grande de vous voir revenir, car nous avions compris que le cheval n’obéissait plus au cavalier. »
« Cette nuit-là, je rentrai dans ma tente tout préoccupé ; je voulais, en vain, arracher de mon esprit le souvenir de l’étrange aventure ; en gagnant mon lit, je revis encore la même main, une jolie main, d’une extrême blancheur ; elle ouvrit les rideaux de mon alcôve et disparut ensuite.
« Depuis lors, partout et à chaque instant, je vois cette main mystérieuse ; elle prévient mes désirs et m’aide en toute occasion.
« Je l’ai vue, pendant l’assaut du château fort de Triana, prendre entre ses doigts, dans l’air, et briser une flèche qui allait me frapper.
« Je l’ai vue, au milieu d’un banquet où je voulais noyer ma peine dans le tumulte de l’orgie, je l’ai vue verser du vin dans ma coupe.
« Toujours elle est devant mes yeux ; partout où je vais, elle me suit, sous ma tente, au combat, de jour, de nuit… En ce moment même, vois, vois-la s’appuyer doucement sur mon épaule. »
En prononçant ces derniers mots, le comte se leva, fit quelques pas, agité, hors de lui, et comme sous l’empire d’une profonde terreur.
L’écuyer essuya une larme qui coulait sur ses joues. Il crut son seigneur fou, n’insista pas, et, sans combattre ses idées, il se borna à dire d’une voix très émue :
« Venez… Sortons un moment de la tente. La brise du soir rafraîchira peut-être votre front et calmera cette incompréhensible douleur, pour laquelle je ne trouve aucune parole de consolation. »
IV
La royale armée des chrétiens s’étendait des champs de Guadáira jusqu’à la rive gauche du Guadalquivir. En face de l’année royale se dressaient et se profilaient, sur un lumineux horizon, les murs de Séville, flanqués de forts et de tours crénelées ; au-dessus de cette couronne de créneaux, émergeaient les jardins de la ville mauresque, et, au milieu des touffes épaisses de feuillages, brillaient les balcons blancs comme la neige, les minarets des mosquées et la gigantesque sentinelle, qui, du haut de son aérienne plate-forme, lançait des étincelles lumineuses, produites par les rayons du soleil frappant les quatre globes d’or, qui, du camp des chrétiens, ressemblaient à quatre flammes.
L’entreprise de don Ferdinand, une des plus héroïques et des plus téméraires de cette époque, avait attiré près de lui les plus célèbres guerriers de la Péninsule ; il n’en manquait pas non plus de pays étrangers et lointains, appelés par la renommée, pour unir leurs efforts à ceux du saint roi.
Les tentes de campement jonchaient au loin la plaine ; on en voyait de toutes les formes, de toutes les dimensions. Au-dessus de chacune d’elles, flottaient au vent des enseignes armoriées sur lesquelles astres, griffons, lions, chaînes, barres, chaudrons, cent et cent autres figures ou pièces héraldiques publiaient le nom et les qualités de leurs maîtres.
Par les rues de cette ville improvisée, et dans toutes les directions, circulait une multitude de soldats parlant des dialectes différents, habillés à la mode de leur pays, armés à leur fantaisie ; ils offraient des contrastes aussi étranges que pittoresques.
Ici, quelques seigneurs fatigués du combat, assis sur des bancs de cèdre, près de la porte de leur tente, se reposaient en jouant au tric-trac, tandis que leurs pages leur versaient du vin dans des coupes d’argent. Là, quelques fantassins profitaient d’un moment de loisir, pour redresser et réparer leurs armes avariées lors de la dernière bataille. D’autre part, les plus habiles tireurs de l’armée visaient un but qu’ils couvraient de flèches, aux acclamations de la foule ravie de leur adresse. Imaginez aussi le bruit des tambours, les éclats des trompettes, les appels des marchands ambulants, le choc du fer contre le fer, les psalmodies des conteurs captivant l’attention de leurs auditeurs par le récit d’exploits merveilleux, les cris des hérauts d’armes publiant les ordres du maréchal du camp ; ces mille et mille bruits discordants remplissaient l’air et complétaient un tableau de mœurs guerrières si vivant, si animé, qu’il défie la description.
Le comte de Gomare, accompagné de son fidèle écuyer, traversa tous ces groupes affairés, les yeux dirigés vers la terre, triste et silencieux comme si nul objet n’attirait son attention, nulle rumeur n’arrivait à ses oreilles.
Il marchait machinalement à la manière des somnambules, dont l’esprit s’agite dans le monde des rêves ; ils vont, ils viennent sans avoir conscience de leurs actions, entraînés, pour ainsi dire, par une volonté autre que la leur.
Non loin de la tente du roi, au milieu d’un cercle de soldats, de jeunes pages, de gens du commun, qui l’écoutaient bouche béante, et se pressaient pour lui acheter les bagatelles qu’il annonçait avec une emphase hyperbolique, se trouvait un étrange personnage, moitié pèlerin, moitié jongleur. Tantôt il récitait une litanie en mauvais latin, tantôt il débitait des farces, des bouffonneries, intercalant, dans un interminable récit, des propos à faire rougir un arbalétrier ; mêlant ainsi, à de dévotes oraisons, les histoires les plus égrillardes, qu’il faisait suivre de saintes légendes.
Dans les immenses sacoches qui pendaient le long de ses épaules se trouvaient, mêlés et confondus, mille objets différents : rubans, ayant touché le tombeau de saint Jacques ; cédules couvertes de mots hébreux, qui, suivant lui, étaient ceux qu’avait prononcés le roi Salomon, quand il fonda le temple, et les seuls capables de préserver de toute espèce de maladies contagieuses ; baumes merveilleux pour recoller un homme coupé par la moitié ; évangiles cousus dans des sachets brodés ; secrets pour se faire aimer de toutes les femmes ; reliques des saints patrons de toutes les églises d’Espagne ; petits bijoux, petites chaînes, ceinturons, médailles et tant d’autres babioles en verre et en plomb.
Le comte arriva près du groupe formé par le pèlerin et ses admirateurs, au moment où celui-ci commençait à accorder une espèce de mandoline ou guzja arabe, dont il s’accompagnait en chantant ses romances. Quand il eut bien tiré les cordes, les unes après les autres, avec un calme inaltérable, tandis que son compagnon cherchait à arracher les derniers maravédis de la bourse très plate de ses auditeurs, le pèlerin commença à chanter d’une voix nasillarde, d’un ton monotone et plaintif, une romance qui se terminait par le même refrain.
Le comte approcha du groupe et prêta l’oreille. Par une coïncidence au moins étrange, le titre de cette histoire répondait de tout point aux lugubres pensées qui remplissaient son âme. La romance, comme l’avait annoncé le chanteur avant de commencer, s’appelait : La romance de la Main Morte.
En entendant cet étrange titre, l’écuyer voulut immédiatement entraîner son seigneur loin de là ; mais le comte, les yeux fixés sur le chanteur, resta immobile écoutant cette cantilène :
1
La fillette avait un amant,
Qui se disait écuyer.
L’écuyer lui annonça
Qu’il partait pour la guerre.
« Tu pars et peut-être tu ne reviendras pas.
— Je reviendrai, chère âme. »
Tandis que l’amant jurait
Le vent, dit-on, répétait :
« Malheur à qui se fie
Aux promesses des hommes. »
2
Le comte avec ses gens
Sortit de son château.
Elle, qui le reconnut,
En grande affliction gémissait :
« Malheur à moi ! le comte s’en va
Emportant mon honneur. »
Et tandis qu’elle pleurait,
Le vent, dit-on, répétait :
« Malheur à qui se fie
Aux promesses des hommes. »
3
Son frère qui était présent,
Entendit ses paroles :
« Tu nous as déshonorés, dit-il.
— Il m’a juré qu’il reviendrait.
— S’il revient, il ne te retrouvera plus,
Là, où il avait l’habitude de te voir. »
Tandis que l’infortunée mourait,
Le vent, dit-on, répétait :
« Malheur à qui se fie
Aux promesses des hommes. »
4
Morte, on la porta au bocage ;
À l’ombre on l’enterra.
Pour autant qu’on jetât de la terre.
La main restait à découvert,
La main qui portait l’anneau
Donné par le comte.
De nuit sur sa tombe,
Le vent, dit-on, répétait :
« Malheur à qui se fie
Aux promesses des hommes. »
Le chanteur terminait à peine la dernière strophe que le comte, rompant le mur de curieux qui à sa vue s’écartèrent respectueusement, s’approcha du pèlerin, le saisit fortement par le bras et lui demanda convulsivement à voix basse :
« De quel pays es-tu ?
— Du pays de Soria, répondit celui-ci, sans se troubler.
— Et où as-tu appris cette romance ? Qui désigne-t-on dans l’aventure que tu contes ? répliqua son interlocuteur, de plus en plus ému.
— Seigneur, dit l’imperturbable pèlerin, en regardant le comte dans les yeux, tous les paysans des environs de Gomare se répètent cette cantilène, les uns aux autres ; elle a trait à une infortunée cruellement trompée par un puissant personnage. Dieu, dans sa haute justice, a permis que bien qu’ensevelie, le sépulcre repousse la main où son amant a mis un anneau, en lui donnant une promesse. Peut-être savez-vous qui doit l’accomplir. »
V
Dans un pauvre petit village situé sur le bord du chemin de Gomare, j’ai vu, il y a peu de temps, l’endroit où, m’a-t-on affirmé, avait été célébrée l’étrange cérémonie du mariage du comte.
Celui-ci, après s’être agenouillé sur l’humble fosse, a étreint dans ses mains la main de Marguerite, et un prêtre, avec l’autorisation du pape, a béni cette lugubre union. Il est certain que le prodige a cessé et que la main morte s’est enfoncée pour toujours dans la terre.
Au pied de quelques grands arbres centenaires, il est un petit pré qui, chaque année au retour du printemps, se couvre tout à coup de fleurs.
Les gens du pays disent que c’est là qu’a été enterrée Marguerite.
MAÎTRE PÉREZ, L’ORGANISTE.
J’attendais le commencement de la messe de minuit sur le parvis de Sainte-Inès, à Séville, et c’est là que j’ai entendu une servante attachée au couvent conter cette légende.
Après l’avoir écoutée, je fus naturellement impatient de voir commencer la cérémonie, et avide d’assister à un prodige.
Rien de moins prodigieux, cependant, que l’orgue de Sainte-Inès ; rien de plus vulgaire que les insipides motets dont l’organiste nous régala durant cette nuit.
À la sortie de la messe, je ne pus m’empêcher de dire d’un ton moqueur à la servante :
« Comment se fait-il que l’orgue de maître Pérez soit si mauvais maintenant ?
— Sachez, me répondit la vieille, que ce n’est plus le sien.
— Si ce n’est plus le sien, qu’est-il donc devenu ?
— Il s’est effondré de vieillesse, morceau à morceau, il y a déjà plusieurs années.
— Et l’âme de l’organiste ?
— Elle n’a plus reparu, depuis que l’orgue a été remplacé par celui-ci. »
Si parmi mes lecteurs il s’en trouvait de disposés à me faire les mêmes questions, ils sauront, après avoir lu l’histoire que je vais leur conter, pourquoi l’étrange prodige ne s’est pas continué jusqu’à nos jours.
I
« Voyez-vous ce personnage avec un manteau rouge, une plume blanche à son feutre, et qui semble porter sur son pourpoint, tout l’or des galions de l’Inde ; il est descendu de sa litière pour donner la main à cette autre dame, qui, en quittant la sienne, s’avance par ici précédée de quatre pages avec des torches ? eh bien, c’est le marquis de Moscoso, le galant de la comtesse veuve de Villapineda.
« … On dit qu’avant de jeter les yeux sur elle, il avait demandé en mariage la fille d’un puissant seigneur ; le père de la demoiselle, qui est un peu avare, paraît-il… Mais silence, en parlant du loup, on en voit les oreilles. Apercevez-vous celui qui vient par l’arceau de Saint-Philippe, à pied, drapé dans un manteau noir et précédé d’un seul serviteur avec une lanterne ? il passe à présent devant le retable.
« Au moment où il a dégagé un bras de son manteau, pour saluer le saint, avez-vous remarqué la décoration qui brille sur sa poitrine ?
« Sans cette noble distinction, tout le monde le prendrait pour un épicier de la rue des Couleuvres… eh bien, c’est le père en question. Voyez comme le peuple se range pour le laisser passer et le salue.
« Tout Séville le connaît, à cause de son immense fortune.
« À lui seul, il renferme dans ses coffres plus de ducats d’or que le roi don Philippe, notre maître, n’entretient de soldats, et ses galions formeraient une escadre capable de résister à celle du grand Turc.
« Regardez, regardez ces graves seigneurs ; c’est le groupe des vingt-quatre[1]. Eh ! mais voilà aussi le gros Flamand auquel, paraît-il, les seigneurs de la Croix verte n’ont pas encore jeté le gant, grâce à l’influence qu’il exerce sur les grands de Madrid… Celui-là ne vient à l’église que pour y entendre la musique…
« Non certes, si maître Pérez ne lui arrache pas des larmes grosses comme le poing, avec son orgue, on peut affirmer que son âme a quitté son corps et bout dans les chaudières de Satan. Ah, voisine ! ça va mal, ça va mal et nous aurons du tapage ; moi, je me réfugie dans l’église, car, à mon avis, il y aura plus de horions qu’on ne dira de Pater noster… Regardez, regardez, les gens du duc d’Alcalá apparaissent à l’angle de la place San Pedro ; et par la ruelle des Duègnes, je m’imagine entrevoir ceux du duc de Médina Sidonia. Ne vous l’avais-je pas dit ?
« Ils se reconnaissent, s’arrêtent les uns et les autres, sans rompre d’une semelle… les groupes se dispersent… les alguazils sur lesquels, en pareille occasion, frappent amis et ennemis, se retirent…
« Le corrégidor se réfugie sous le parvis, avec son bâton et son monde… Qu’on dise maintenant que la justice existe. Pour les pauvres…
« Allons, allons, les boucliers brillent déjà dans l’obscurité… Dieu tout-puissant, assistez-nous !… déjà on en est aux coups… Voisine ! voisine ! par ici… avant qu’on ne ferme les portes. Mais silence ! qu’arrive-t-il ? quoi ! sans avoir commencé, ils s’arrêtent. Quelles sont ces clartés ?… des torches allumées ! des litières ! c’est Monseigneur l’archevêque.
« La sainte Vierge de Bon-Secours, qu’en ce moment j’invoquais en moi-même, l’envoie à mon aide… oh ! personne ne sait ce que je dois à son intercession !… Qu’elle me paye avec usure les cierges que je lui allume tous les samedis !… Voyez donc ; qu’il est gentil avec sa soutane violette et sa barrette rouge !… que Dieu le conserve, dans sa juridiction, autant de siècles que je désire vivre moi-même. Sans lui, la moitié de Séville serait déjà en cendres, par suite des différends entre les ducs. Voyez-les, voyez-les, les hypocrites, comme ils s’approchent de la litière du prélat pour baiser son anneau… Comme ils le suivent et l’accompagnent en se mêlant à ses familiers !
« Croirait-on que si ces deux hommes, tant amis en apparence, venaient à se rencontrer, d’ici à une demi-heure, dans une rue obscure… c’est-à-dire ceux-là, ceux-là !… Dieu me préserve de les croire lâches ! ils ont fait leurs preuves en combattant, maintes fois, les ennemis de Notre-Seigneur… mais il est certain que s’ils se cherchaient, et se cherchaient avec l’intention de se rencontrer, ils se rencontreraient et mettraient fin, d’un coup, à ces continuels démêlés dans lesquels ceux qui croisent réellement le fer sont leurs parents, leurs amis et leurs serviteurs.
« Mais entrons, voisine, entrons dans l’église, avant qu’elle ne regorge de monde… D’ordinaire, par des nuits pareilles à celle-ci, elle se remplit au point qu’il n’y aurait plus place pour un grain de blé…
« Les nonnes ont de la chance avec leur organiste… A-t-on jamais vu le couvent aussi en faveur que maintenant ?… Les autres communautés ont fait, on peut le dire, des propositions magnifiques à maître Pérez ; cela n’a rien de surprenant, en vérité, puisque Monseigneur l’archevêque, lui-même, lui a offert des montagnes d’or, pour le faire venir à la cathédrale… mais bah !… il perdrait plutôt la vie que d’abandonner son orgue favori… Vous ne connaissez pas maître Pérez ? Vous êtes, il est vrai, depuis peu dans le quartier… C’est un saint homme ; pauvre, oui, mais charitable comme pas un… Il n’a d’autre parent que sa fille, ni d’autre ami que son orgue ; il passe sa vie entière à veiller sur l’innocence de l’une, et à réparer les registres de l’autre… Notez que l’orgue est vieux !… Qu’importe, il déploie tant d’adresse à le régler et à le soigner, qu’il vibre d’une façon merveilleuse… Il le connaît si bien qu’à tâtons… je ne sais si je vous l’ai dit, mais le pauvre homme est aveugle de naissance… et, avec quelle résignation il supporte son infortune !… Lui demande-t-on ce qu’il donnerait pour voir, il répond : « Beaucoup ; mais pas autant que vous le supposez, car j’ai l’espérance. – L’espérance de voir ? – Oui, et bientôt, ajoute-t-il avec un sourire d’ange ; j’ai déjà soixante-dix-sept ans ; si longue que puisse être ma vie, je ne tarderai pas à voir Dieu… »
« Le cher homme ! il le verra, oui… parce qu’il est aussi humble que les pierres de la rue, qui se laissent piétiner par tout le monde… Il répète toujours qu’il n’est qu’un pauvre organiste de couvent ; il pourrait cependant donner des leçons de musique au maître de chapelle du primat ; il a fait ses dents en s’occupant du métier. Son père suivait la même profession ; je ne l’ai pas connu, mais ma chère mère, qui est en paradis, me disait qu’il l’emmenait toujours à l’orgue avec lui et l’employait aux soufflets. L’enfant montra bientôt de telles dispositions, qu’à la mort de son père, il hérita naturellement de l’emploi…
« Quelles mains il a ! Dieu les bénisse ! Elles mériteraient d’être portées à la rue des Chicarreros, pour y être enchâssées d’or… Toujours il joue bien, oui, toujours ; mais, dans une nuit comme celle-ci, c’est un prodige… Il a une dévotion particulière pour les cérémonies de la messe de Noël, et, au moment de la consécration de l’hostie, à minuit sonnant, c’est-à-dire quand Notre-Seigneur Jésus-Christ vint au monde… les voix de son orgue sont des voix d’anges…
« Mais, qu’ai-je besoin d’insister sur ce qu’on entendra cette nuit ? il suffit de voir que la fine fleur de Séville, et jusqu’à Monseigneur l’archevêque, lui-même, vient à cet humble couvent pour l’écouter.
« Ne croyez pas que les gens instruits, les connaisseurs en musique, soient les seuls à apprécier son mérite, la populace y est également sensible. Tous ces groupes de gens, que vous voyez arriver, avec des torches allumées, entonnant avec des cris discordants des noëls qu’ils accompagnent du tambour de basque et autres instruments tapageurs, au lieu de mettre le désordre dans l’église, selon leur habitude, vont devenir muets, comme des morts, aussitôt que maître Pérez posera les mains sur son orgue, et lors de l’élévation… lors de l’élévation, on entendra voler une mouche… De tous les yeux, il tombera de grosses larmes et, à la fin, il s’élèvera comme un immense soupir produit par la respiration de l’assistance, qui est restée suspendue tant qu’a duré la musique… Mais, allons, déjà on a fini de sonner les cloches, la messe va commencer ; entrons…
« Cette nuit est pour tout le monde la Bonne Nuit, mais pour nous elle est meilleure que pour les autres. »
En parlant ainsi, la vieille, qui avait servi de cicérone à sa voisine, traversa le parvis de Sainte-Inès et coudoyant celui-ci, bousculant celui-là, elle entra dans le temple et se perdit au milieu de la foule qui se pressait à la porte.
II
L’église était éclairée avec une profusion extraordinaire. Les flots de lumière qui tombaient des autels pour remplir l’enceinte, rejaillissaient en étincelles sur les riches parures des dames qui, agenouillées sur des coussins de velours apportés par leurs pages, prenant un livre d’heures des mains de leurs duègnes, formaient un cercle brillant autour de la grille du maître autel. Près de cette même grille, enveloppés dans leurs manteaux galonnés d’or, laissant entrevoir, avec un sans-façon étudié, leurs décorations rouges et vertes, tenant d’une main le feutre dont les plumes frôlaient le tapis, de l’autre la garde polie d’un estoc, ou le pommeau ciselé d’un poignard qu’ils caressaient, les vingt-quatre et presque toute la noblesse sévillenne semblaient former un mur, destiné à défendre leurs filles et leurs femmes du contact de la multitude.
Celle-ci s’agitait au fond de la nef, avec un bruit pareil à celui d’une mer orageuse, quand une exclamation de joie, accompagnée des sons discordants des sonajas et des tambours de basque, éclata, en voyant apparaître l’archevêque, qui, une fois assis près du maître autel, sous un dais écarlate, au milieu de ses familiers, bénit le peuple par trois fois.
L’heure de commencer la messe était sonnée.
Il s’écoula, cependant, quelques minutes et l’officiant n’apparaissait pas ; déjà la foule s’agitait et témoignait son impatience ; les chevaliers échangeaient entre eux quelques mots à mi-voix ; l’archevêque envoya un de ses valets à la sacristie, pour s’informer du motif qui retardait la cérémonie.
« Maître Pérez est tombé malade, très malade et il lui sera impossible de venir à la messe de minuit. »
Telle fut la réponse du valet.
La nouvelle se répandit aussitôt dans la foule, et produisit sur tout le monde un effet si désagréable qu’il serait impossible de l’exprimer. Il suffit de dire, qu’on remarqua dans le temple une telle agitation, que le corrégidor, s’étant levé, resta debout, et que les alguazils vinrent se mêler aux flots de la multitude pour rétablir le silence.
Dans ce moment, un homme mal bâti, sec, osseux, et louche, par surcroît, s’avança jusqu’au siège occupé par le prélat.
« Maître Pérez est malade, dit-il, la cérémonie ne peut commencer ; si vous voulez, je tiendrai l’orgue en son absence. Maître Pérez n’est pas le seul organiste du monde et, à sa mort, on ne cessera pas de faire usage de cet instrument, faute d’un homme habile. »
L’archevêque fit de la tête un signe d’adhésion. Déjà quelques fidèles, sachant que cet étranger était un organiste envieux et l’ennemi de celui de Sainte-Inès, commençaient à témoigner hautement leur dégoût de sa conduite, quand, tout à coup, éclata sur le parvis un bruit épouvantable.
« Maître Pérez est là ! maître Pérez est là ! »
Aux cris de ceux qui étaient entassés près de la porte, tout le monde tourna la tête.
Maître Pérez, pâle, le visage décomposé, entrait, en effet, dans l’église, sur un fauteuil que tous briguaient l’honneur de porter sur leurs épaules.
Ni les prescriptions des médecins, ni les larmes de sa fille, rien n’avait pu le retenir dans son lit.
« Non, disait-il, c’est la dernière fois, je le sens, je le sens et je ne veux pas mourir sans voir encore mon orgue, cette nuit surtout, la nuit de Noël. Allons, je le veux, je l’ordonne, allons à l’église. »
On se conforma à ses désirs ; les plus empressés le portèrent jusqu’à la tribune, et la messe commença.
En ce moment, minuit sonnait à l’horloge de la cathédrale.
Après l’introït, l’évangile et l’offertoire, on arriva au moment solennel où le prêtre, après l’avoir consacrée, prend, du bout des doigts, la sainte hostie et l’élève.
Un nuage d’encens, qui s’étendait en ondes azurées, remplit l’enceinte de l’église ; on entendit le carillon des cloches aux sons vibrants, et maître Pérez posa ses doigts crispés sur les touches de l’orgue.
Les cent voix de ses tubes métalliques rendirent un accord majestueux et prolongé, qui se perdit peu à peu comme si une rafale de vent en eût emporté les derniers échos.
À ce premier accord, pareil à une voix qui s’élève de la terre vers le ciel, un autre répondit : suave et lointain d’abord, il prit de la force, il en prit jusqu’à se transformer enfin en un tonnerre d’harmonie.
C’était la voix des anges : elle venait de franchir les espaces et arrivait sur la terre.
On crut ensuite entendre les hymnes lointaines chantées par les hiérarchies des séraphins ; mille hymnes à la fois, qui finirent par se confondre en une seule, et celle-là n’était que l’accompagnement d’une étrange mélodie, qui semblait flotter sur cet océan d’échos harmonieux, comme un lambeau de brouillard au-dessus des vagues de la mer.
Bientôt quelques chants s’évanouirent, puis d’autres à leur suite ; la combinaison se simplifiait. Deux voix seulement, dont les accents se confondaient encore, puis une seule isolée, soutenant une note brillante comme un rayon de lumière… Le prêtre courba le front et, par-dessus sa tête garnie de cheveux blancs, et à travers la gaze azurée produite par la fumée de l’encens, l’hostie apparut aux regards des fidèles. Dans ce moment, la note que maître Pérez soutenait, en cadençant, se développa, se développa, et l’église entière frémit à l’explosion d’une gigantesque harmonie ; l’air comprimé vibrait dans ses angles et les vitraux coloriés tremblaient dans les étroites fenêtres géminées.
De chacune des notes dont se composait ce splendide accord, il se dégagea un thème, proche ou lointain, brillant ou sourd. On eût dit que les sources et les oiseaux, les brises et les feuillages, les hommes et les anges, la terre et les cieux chantaient, chacun dans leur langage, une hymne à la naissance du Sauveur.
La multitude écoutait étonnée, anxieuse. Dans tous les yeux perlait une larme, dans tous les esprits dominait un profond recueillement.
Le prêtre qui officiait sentit trembler ses mains, parce que Celui qu’elles portaient, Celui que les hommes et les archanges saluaient, était son Dieu, et il avait cru voir s’ouvrir les cieux et se transfigurer l’hostie.
L’orgue continuait à vibrer ; mais ses voix devenaient graduellement plus sourdes, comme la voix qui se perd d’écho en écho, s’éloigne et s’affaiblit en s’éloignant. Quand tout à coup un cri éclata dans la tribune un cri déchirant, aigu, un cri de femme.
L’orgue exhala un son étrange, discordant, semblable à un sanglot et resta muet.
La multitude courut en masse à l’escalier de la tribune, vers laquelle tous les fidèles, arrachés à leur extase religieuse, tournèrent la tête avec anxiété.
« Qu’est-il arrivé ? que se passe-t-il ? » se disait-on les uns aux autres. Personne ne savait que répondre, et tous s’efforçaient de le deviner. La confusion augmentait, le tapage dépassait la mesure et menaçait de troubler l’ordre et le recueillement habituel de l’église.
« Que se passe-t-il ? » demandaient les dames au corrégidor, qui, précédé de ses huissiers, avait été un des premiers à monter à la tribune et se dirigeait ensuite, pâle, l’air profondément affligé, vers l’endroit où l’attendait l’archevêque, anxieux, comme tout le monde, de connaître la cause du désordre.
« Qu’y a-t-il ?
— Maître Pérez vient de mourir ! »
En effet, quand les premiers fidèles, après s’être bousculés dans l’escalier, arrivèrent à la tribune, ils virent le pauvre organiste mort, la tête sur les touches de son vieil orgue, qui vibrait sourdement, tandis que sa fille, agenouillée à ses pieds, l’appelait en vain, en exhalant des soupirs et des sanglots.
III
« Bonsoir, chère madame Baltazar. Quoi, vous aussi, vous venez à la messe de minuit ?
« Quant à moi, j’avais l’intention d’aller l’entendre à ma paroisse : mais ce qui arrive… chacun va où va tout le monde.
« Il est certain, à vrai dire, que depuis la mort de maître Pérez, il me semble qu’on me pose une pierre sépulcrale sur le cœur, aussitôt que j’entre dans Sainte-Inès…
« Pauvre malheureux ! c’était un saint !… Je puis dire, pour ma part, que je garde un morceau de son pourpoint comme une relique ; il le mérite… Sur mon âme, par Dieu, si monseigneur l’archevêque voulait s’en occuper, nos petits-fils le verraient certainement figurer sur l’autel… mais que faire ? les morts et les absents n’ont plus d’amis… maintenant on n’est préoccupé que de la nouvelle… Vous m’entendez bien. Quoi ! ne savez-vous rien de ce qui se passe ? Nous nous ressemblons, il est vrai, en cela ; sans souci de ce qui se dit, ou des mots qui échappent par mégarde, nous allons de la maison à l’église et de l’église à la maison… moi, seulement, comme ça… au vol… une parole par ici, une autre par là… sans avoir envie de rien savoir, je suis d’ordinaire au courant des nouvelles… ainsi, entre nous, la chose est décidée, l’organiste de Saint-Roman, ce louche, qui médit toujours des autres organistes, ce malpropre, qui ressemble plutôt à un boucher de la porte de la Viande qu’à un maître de musique, va jouer cette nuit à la place de maître Pérez. Sachez donc ce que tout le monde sait, ce qui est connu de tout Séville, que personne ne voulait s’en charger, pas même sa fille, reçue maîtresse, et qui, depuis la mort de son père, est entrée novice au couvent. Et c’était naturel, accoutumés, comme nous l’étions à entendre de telles merveilles : toute autre chose nous eût paru mauvaise, même en voulant éviter de faire des comparaisons.
« La communauté avait donc décidé que pour honorer le défunt, et en témoignage de respect pour sa mémoire, l’orgue resterait muet durant cette nuit ; mais voilà que notre homme se présente, et déclare qu’il osera le jouer… rien n’est aussi téméraire que l’ignorance… Est-ce sa faute, à lui ? Non, mais à ceux qui permettent une telle profanation. Ainsi va le monde… Voyez un peu la foule qui accourt… on dirait qu’il n’y a rien de changé, d’une année à l’autre. Les mêmes personnages, le même luxe, les mêmes bousculades à la porte, la même animation sur le parvis, la même affluence dans le temple… Oh ! si le mort, relevait la tête, il mourrait de nouveau, pour ne pas entendre son orgue joué par de pareilles mains ! Si ce que les gens du quartier m’ont dit est vrai, ils lui en préparent une bonne à son entrée ; au moment où il posera les doigts sur les touches, on commencera avec les tambourins, sonajas, tambours de basque et autres instruments, un charivari comme on n’en a jamais entendu… mais silence ! voilà le héros de la fête qui entre dans l’église. Jésus ! quel accoutrement de couleurs voyantes, quelle collerette tuyautée, quel air prétentieux ! allons, allons, l’archevêque est arrivé depuis un moment, et la messe va commencer… allons, cette nuit nous en donnera, je crois, à conter pendant bien des jours. »
En parlant ainsi, la bonne femme, que nos lecteurs connaissent déjà, pour ses excès de bavardage, entra dans le couvent de Sainte-Inès s’ouvrant, suivant sa coutume, un chemin au milieu de la foule, à force de poussées et de coups de coude.
La cérémonie était déjà commencée.
Le temple était aussi brillant que l’année précédente.
Le nouvel organiste, après avoir traversé la foule des fidèles qui remplissait la nef, pour aller baiser l’anneau du prélat, était monté à la tribune et là il touchait, les uns après les autres, les registres de l’orgue, avec une gravité aussi affectée que ridicule.
Du sein de la populace entassée à l’entrée de l’église, on entendait une rumeur sourde et confuse, pronostique certain de la tempête qui se préparait et ne devait pas tarder à éclater.
« C’est un truand qui ne pouvant rien faire de bien, ne regarde pas même droit devant lui, disaient les uns.
— C’est un ignorant, qui, après avoir rendu l’orgue de sa paroisse pire qu’une épinette, vient profaner celui de maître Pérez, disaient les autres. »
Tout en parlant ainsi, celui-ci se débarrassait de son manteau, pour mieux manœuvrer son tambour de basque, celui-là apprêtait ses sonajas ; tous enfin se préparaient à faire du vacarme à qui mieux mieux… Ils étaient rares ceux, qui s’aventuraient à défendre mollement l’étrange personnage, dont l’air orgueilleux contrastait d’une façon si notable avec la tenue modeste et l’affable bonté du défunt maître Pérez.
Le moment attendu arriva enfin, le moment solennel où le prêtre, après s’être incliné et avoir prononcé les saintes paroles, prend l’hostie dans ses mains… Les cloches sonnaient à toute volée et lançaient dans l’air une pluie de notes cristallines ; l’encens s’élevait en ondes diaphanes et l’orgue vibra.
Au même moment, il éclata, dans l’enceinte de l’église, un épouvantable charivari qui étouffa le premier accord.
Tambourins, cornemuses, sonajas, tambours de basque, tous les instruments de la populace, élevèrent à la fois leurs voix discordantes ; mais la confusion et le vacarme durèrent quelques secondes à peine.
Tous à la fois et au même instant, ils se turent, comme ils avaient commencé.
Le second accord, large, puissant, magnifique, se soutenait encore à sa sortie des tubes métalliques de l’orgue, pareil à une cascade d’harmonie inépuisable et sonore : chants célestes comme ceux qui charment les oreilles dans les moments d’extase ; chants conçus par l’esprit et que les lèvres ne peuvent exprimer ; notes détachées d’une mélodie lointaine, qui résonnent parfois, apportées dans les rafales du vent ; rumeur des feuilles qui s’embrassent sur les arbres, avec un murmure qui rappelle celui de la pluie ; cadences des alouettes, qui s’élèvent en chantant, du milieu des fleurs, comme une flèche lancée vers les nuages ; bruits sans nom, aussi imposants que les rugissements de la tempête ; chœurs des séraphins sans rythme ni mesure, musique du ciel inconnue sur la terre, et que l’imagination seule peut comprendre ; hymnes ailées de louanges, qui semblent monter vers le trône du Seigneur, comme un tourbillon de lumière et de sons… les cent voix de l’orgue exprimaient tout cela avec plus de force, avec une poésie plus mystérieuse, avec une couleur plus fantastique qu’il ne l’avait jusqu’alors exprimé.
Quand l’organiste descendit de la tribune, la foule qui se précipita vers l’escalier fut si nombreuse ; son désir de le voir et de l’admirer si intense, que le corrégidor craignant, non sans raison, qu’il ne fût étouffé, ordonna à quelques-uns de ses alguazils d’aller, baguette en main, lui ouvrir un passage, pour l’amener jusqu’au maître autel, où l’attendait le prélat.
« Vous le voyez, lui dit ce dernier, quand on l’eut conduit devant lui, je quitte mon palais et viens ici uniquement pour vous écouter. Serez-vous aussi cruel que maître Pérez, qui n’a jamais voulu m’épargner le voyage, en jouant, le jour de Noël, à la messe de la cathédrale ?
— L’année prochaine, répondit l’organiste, je vous promets de satisfaire votre désir ; car, pour tout l’or du monde, je ne rejouerais pas sur cet orgue.
— Et pourquoi ? dit le prélat en l’interrompant.
— Parce que… ajouta l’organiste, essayant de dominer l’émotion que trahissait la pâleur de son visage ; parce que l’instrument est vieux, mauvais et qu’on ne peut lui faire dire ce que l’on veut. »
L’archevêque se retira, suivi de ses familiers.
Les litières des seigneurs défilèrent les unes après les autres, et se perdirent dans les détours des rues voisines. Les groupes du parvis se séparèrent ; les fidèles se dispersèrent dans toutes les directions. Déjà, la servante du couvent se disposait à fermer les portes, donnant accès sur le parvis, qu’on pouvait encore entrevoir deux femmes, qui, après avoir fait le signe de la croix et murmuré une prière, devant le retable de l’arceau de Saint-Philippe, poursuivirent leur chemin et s’enfoncèrent dans la ruelle des Duègnes.
« Que voulez-vous, ma chère madame Baltazar, disait l’une, tel est mon sentiment. Chaque fou a sa marotte… Les capucins déchaussés auraient beau me l’affirmer, je n’en croirais rien… Cet homme n’a pu jouer ce que nous venons d’écouter… Je l’ai entendu mille fois à Saint-Bartolomé ; c’était sa paroisse et il en fut expulsé par le curé comme incapable ; il fallait se boucher les oreilles avec du coton… Ne suffit-il pas, d’ailleurs, de voir sa figure, le miroir de l’âme, d’après ce qu’on dit ?… Je me souviens, pauvre cher homme, comme si je le voyais, je me souviens du visage de maître Pérez, quand, dans une nuit semblable à celle-ci, il descendait de la tribune, après avoir tenu l’auditoire haletant sous le charme… Quel bon sourire, quel teint animé !… Tout vieux qu’il était, il ressemblait à un ange… Quant à celui-ci, il a descendu l’escalier en trébuchant, comme si, du palier, un chien aboyait à ses trousses ; il avait un teint de trépassé et des…
« Allons, chère madame Baltazar, croyez-moi, en conscience… je soupçonne, là-dessous, un quelque chose. »
Les deux femmes doublèrent l’angle de la ruelle en commentant ces derniers mots et disparurent.
Inutile, pensons-nous, de dire à nos lecteurs quelle était l’une d’elles.
IV
Une année entière s’était écoulée. L’abbesse du couvent de Sainte-Inès et la fille de maître Pérez parlaient à voix basse, cachées en partie dans l’ombre projetée par le chœur de l’église. La grosse cloche, du haut de la tour, appelait bruyamment les fidèles ; de rares personnes seulement traversaient le parvis silencieux, désert cette fois, et après avoir pris de l’eau bénite à la porte, allaient se placer dans un coin des nefs, où quelques voisins du quartier attendaient tranquillement le commencement de la messe de minuit.
« Vous le voyez, disait la supérieure, vos craintes sont absolument puériles ; il n’y a personne dans l’église ; Séville a couru en masse à la cathédrale cette nuit. Jouez l’orgue, jouez-le sans la moindre appréhension ; nous serons entre nous… mais… vous gardez encore le silence, et ne cessez de soupirer. Que vous arrive-t-il ? Qu’avez-vous ?
— J’ai… peur, s’écria la jeune fille, avec un accent profondément ému.
— Peur ! de quoi ?
— Je ne sais… d’une chose surnaturelle… Jugez ; hier au soir, je vous avais entendu dire que vous comptiez me charger de jouer l’orgue pendant la messe, et fière de cet honneur, je voulais mettre en ordre ses registres, l’accorder et vous faire aujourd’hui une surprise… j’arrive au chœur… seule… j’ouvre la porte qui conduit à la tribune… En ce moment, la cloche de la cathédrale sonnait une heure… je ne sais laquelle… mais les cloches… beaucoup de cloches, beaucoup, rendaient les sons les plus tristes… Elles sonnèrent tout le temps que je restai clouée, pour ainsi dire, sur le seuil, et ce temps me parut un siècle.
« L’église était déserte et sombre… Au loin, dans le fond, brillait, comme une étoile perdue dans un ciel nocturne, une lueur mourante… la lueur de la lampe qu’on allume sur le maître autel… À ses très faibles reflets, qui rendraient plus sensibles encore l’horreur profonde des ténèbres, j’ai vu… je l’ai vu, mère, n’en doutez pas, j’ai vu un homme, qui, silencieux et me tournant le dos, parcourait d’une main les touches de l’orgue, tandis que, de l’autre, il faisait mouvoir les registres… L’orgue rendait des sons, mais des sons d’une qualité indescriptible. Chacune de ses notes semblait un sanglot étouffé dans l’intérieur du tube métallique, vibrait, comme l’air comprimé dans sa cavité, et produisait une harmonie sourde, à peine perceptible, mais juste…
« Et l’horloge de la cathédrale continuait à sonner l’heure, et l’homme ne cessait de parcourir le clavier. J’entendais jusqu’à sa respiration.
« La terreur figeait le sang de mes veines ; je sentais dans tout mon corps un froid glacial, tandis que mes tempes étaient en feu… Je voulus crier, mais je ne pus. L’homme venait de tourner la tête et me regardait… Je m’exprime mal, il ne me regardait pas, parce qu’il était aveugle… C’était mon père !
— Bah ! ma sœur, repoussez ces fantômes avec lesquels l’esprit du mal cherche à troubler les imaginations faibles…
« Adressez un Pater noster et un Ave Maria à l’archange saint Michel, le chef des milices célestes, pour qu’il vous protège contre les mauvais esprits. Portez au cou un scapulaire ayant touché les reliques de saint Pacomio, qui sait défendre contre les tentations et allez, allez occuper la tribune de l’orgue ; la messe va commencer, et déjà les fidèles s’impatientent d’attendre… Votre père est dans le ciel ; de là, loin de songer à vous inquiéter, il descendra inspirer sa fille, durant cette cérémonie solennelle, objet d’une dévotion spéciale. »
La supérieure alla occuper son siège, dans le chœur, au milieu de la communauté. La fille de maître Pérez ouvrit, d’une main tremblante, la porte de la tribune, s’assit sur le petit banc de l’orgue, et la messe commença.
La messe commença et continua, sans incident notable, jusqu’à la consécration. En ce moment on entendit l’orgue, et en même temps que l’orgue, un cri poussé par la fille de maître Pérez…
La supérieure, les nonnes et quelques fidèles coururent à la tribune.
« Voyez-le ! voyez-le ! » disait la jeune fille, attachant des yeux hagards sur le petit banc, que, dans son effroi, elle venait de quitter pour saisir de ses mains crispées la balustrade de la tribune.
Tout le monde dirigea ses regards du côté indiqué. Personne n’était à l’orgue et cependant il continuait à jouer… à jouer et à produire des harmonies pareilles à celles que les archanges peuvent trouver dans leurs plus joyeux élans de mysticisme.
…
« Ne vous ai-je pas dit mille fois, moi, chère madame Baltazar, ne vous ai-je pas dit, moi… qu’il y avait quelque chose… écoutez-moi bien : n’étiez-vous pas, hier au soir, à la messe de minuit ? En tous cas vous savez ce qui s’y est passé. Dans tout Séville, on ne parle pas d’autre chose… Monseigneur l’archevêque est furieux, et il a raison… S’étant abstenu de venir à Sainte-Inès, il n’a pu assister au prodige… et pourquoi ? pour entendre un charivari ; car, au dire des personnes qui l’ont entendu, l’heureux organiste de Saint-Bartolomé n’a pas fait autre chose dans la cathédrale… Je le disais bien, moi. Le louche n’a pas pu jouer ici ; mensonge… Il y avait un quelque chose, et ce quelque chose était, en effet, l’âme de maître Pérez. »
LE CHRIST À LA TÊTE DE MORT.
I
Le roi de Castille se préparait à guerroyer contre les Maures, et pour combattre les ennemis de la religion, il avait appelé aux armes la fleur de la noblesse de ses États.
Dans les rues de Tolède, jadis silencieuses, résonnait alors, jour et nuit, l’éclat des trompettes et des tambours battants. Soit à la porte mauresque de Visagra, soit à celle de Cambron, ou à l’entrée du vieux pont de San-Martin, il ne s’écoulait pas une heure, sans que la voix vibrante des sentinelles annonçât l’arrivée de quelque seigneur, suivi de cavaliers et de fantassins, venant se réunir au gros de l’armée castillane.
En attendant le moment de franchir la frontière, les cohortes royales s’organisaient, et le temps se passait en fêtes publiques, en luxueuses réunions et en brillants tournois. La veille du jour indiqué par Sa Majesté pour entrer en campagne, toutes ces réjouissances devaient se terminer par un grand et dernier bal. La nuit de ce bal, le château des rois de Castille offrait un singulier aspect. Dans les larges cours, autour d’immenses foyers flambants et disséminés, sans ordre ni méthode, on voyait une foule bigarrée de pages, de soldats, d’arbalétriers et de gens de toute sorte ; les uns fourbissant leur cuirasse et leurs armes pour être prêts au combat ; les autres saluant, par des cris ou des blasphèmes, les coups inespérés du sort personnifié dans les dés du cornet ; d’autres répétant en chœur le refrain d’un chant de guerre, qu’entonnait un baladin s’accompagnant sur la guzla. Plus loin, on achetait à un pèlerin des coquilles, des croix, des ceintures ayant touché le sépulcre de Santiago, tandis que de bruyants éclats de rire répondaient aux saillies d’un bouffon. Quelques-uns enfin apprenaient, avant d’engager la lutte, à jouer, sur le clairon, les refrains de guerre particuliers à leurs seigneurs, ou entonnaient des airs rappelant d’anciennes histoires de chevalerie, des aventures galantes, ou des miracles récemment accomplis ; tout cet ensemble faisait un étourdissant et infernal concert, impossible à rendre avec des mots. Au-dessus de cet océan courroucé de chants guerriers, au milieu du bruit des marteaux frappant sur des enclumes, du grincement des limes mordant l’acier, du piaffement des chevaux, des voix confuses, des rires sans fin, des cris stridents ou rauques, des imprécations et de tant d’autres notes étranges et discordantes, on entendait flotter, par moments, comme les ondes d’une brise harmonieuse, les accords lointains de la musique du bal.
La fête, qui se donnait dans les salons d’une des ailes du palais, présentait un tableau moins fantastique, moins capricieux, mais plus magique et plus éblouissant.
Les vastes galeries, qui se prolongeaient au loin, formaient un labyrinthe inextricable de pilastres élancés, d’ogives découpées et légères comme des dentelles. Les grands salons, tendus de tapisseries, dans lesquelles la soie, l’or et mille couleurs diverses représentaient des scènes d’amour, de chasse, ou de guerre, étaient, en outre, ornés de trophées d’armes et d’écussons, sur lesquels tombait l’éclatante lumière d’un nombre infini de lampes, de candélabres de bronze, d’argent ou d’or, suspendus aux voûtes élevées ou fixés contre les gros murs en pierre de taille du palais.
Partout où l’on portait ses regards, on voyait remuer et s’agiter, dans toutes les directions, des essaims de belles dames, parées de riches vêtements pailletés d’or ; des filets de perles emprisonnaient leurs chevelures ; des rubis aux rouges reflets couvraient leurs seins ; des plumes vaporeuses, des ornements d’ivoire, des dentelles, des bracelets ajoutaient leur éclat aux coiffures qui accompagnaient leurs charmants visages.
Autour d’elles, s’agitait la foule joyeuse des jeunes amoureux à la taille élégante et svelte, avec ceinturons de velours, justaucorps de brocart, maillots de soie, brodequins de fine peau, manteaux courts et chaperons, poignards aux pommeaux de filigrane d’or, estocs de cour polis, effilés et légers.
Au milieu de cette brillante et folle jeunesse que les anciens, assis sur de hauts sièges en bois de mélèze, rangés autour de l’estrade royale, voyaient défiler avec un sourire de satisfaction, une jeune femme, d’une incomparable beauté, attirait l’attention générale.
Proclamée la reine de beauté dans tous les tournois, dans toutes les cours d’amour, les plus vaillants cavaliers avaient adopté ses couleurs. Les troubadours les plus versés dans l’art du gai savoir avaient chanté ses attraits. Tous les regards se tournaient, troublés, vers elle ; pour elle soupiraient en secret tous les cœurs ; autour d’elle se groupaient éperdus, comme d’humbles vassaux près de leurs souverains, les plus illustres descendants de la noblesse tolédaine, réunis, cette nuit-là, au bal.
Parmi ceux qui formaient l’escorte des galants présomptueux attachés aux pas de doña Inès, – tel était le nom de cette célèbre beauté, – nul, malgré le caractère altier et dédaigneux qu’elle montrait, ne laissait évanouir l’espoir de lui plaire. L’un s’animait au sourire qu’il avait cru deviner sur ses lèvres ; l’autre se contentait du bienveillant regard qu’il s’imaginait avoir surpris dans ses yeux ; un mot aimable suffisait à celui-ci, une légère faveur ou une promesse lointaine enflammait celui-là. Chacun se flattait, en secret, d’être le préféré.
Entre tous, cependant, il y en avait deux qui se distinguaient par plus d’assiduités et d’attentions ; deux qui, d’après les apparences, pouvaient être considérés comme les plus avancés dans le chemin de son cœur. Ces deux seigneurs, égaux en naissance, en courage, en nobles qualités, serviteurs du même roi et prétendant à la même dame, s’appelaient, l’un, Alonzo de Carrillo, et l’autre, Lope de Sandoval. Tous deux étaient nés à Tolède, ensemble ils avaient fait leurs premières armes, et le même jour, quand leurs yeux s’attachèrent sur ceux de doña Inès, un profond et ardent amour pour elle s’était emparé d’eux. Cet amour, discret et silencieux d’abord, commençait à poindre dans leurs actes et leurs discours, et donnait des signes involontaires, mais certains, de son existence. Aux tournois de Zocodover, aux jeux floraux de la cour, prêts dans toute occasion à lutter avec gaillardise et courtoisie, ces deux cavaliers n’avaient cessé de chercher à se distinguer sous les yeux de leur dame. Cette nuit-là, poussés sans doute par le même désir, laissant de côté le fer pour la plume, l’armure pour le brocart et la soie, debout aux pieds du siège où elle vint s’asseoir, après avoir circulé dans les salons, ils commencèrent une joute courtoise de phrases délicates et tendres, mêlées d’épigrammes à double entente et de mots mordants.
Les astres secondaires de cette brillante constellation formaient un demi-cercle autour des deux galants, et soulignaient, par des murmures approbateurs, leurs spirituelles plaisanteries.
La belle, objet de ce tournoi de paroles, flattée dans sa vanité, approuvait, d’un imperceptible sourire, et les fines allusions à son adresse, sortant en ondes parfumées des lèvres de ses adorateurs, et les traits aigus comme des flèches, qui atteignaient le point vulnérable de l’adversaire.
Déjà la lutte courtoise de l’esprit et de la galanterie prenait un caractère de rudesse ; déjà les phrases, polies dans la forme, devenaient brèves, sèches, et si en les prononçant, la faible contraction de leurs lèvres ressemblait, à la rigueur, encore à un sourire, certains éclairs trop vifs, brillant dans leurs yeux, prouvaient qu’une colère comprimée bouillonnait dans le cœur des deux rivaux.
Pareille situation ne pouvait se prolonger. La dame le comprit, se leva de son siège et se disposait à faire un tour de promenade dans les salons, quand un nouvel incident vint rompre la barrière de respectueuse retenue derrière laquelle s’étaient retranchés les deux amoureux.
Soit à dessein, soit peut-être par mégarde, doña Inès avait posé sur sa jupe un de ses gants parfumés dont elle avait détaché un à un les boutons d’or, pendant que durait la conversation. Lorsqu’elle se leva, le gant glissa entre les larges plis de sa robe de soie et tomba sur le tapis. À cette vue, tous les cavaliers qui l’entouraient se baissèrent pour le ramasser, se disputant l’honneur d’obtenir un léger mouvement de tête, en récompense de leur galanterie. En remarquant la précipitation que tous mirent à s’incliner devant elle, un imperceptible sourire de vanité satisfaite effleura les lèvres de l’orgueilleuse doña Inès. Tant d’empressement à la servir fut payé par un salut général, et sans regarder personne, d’un geste altier et dédaigneux, elle étendit la main pour prendre son gant, dans la direction où se trouvaient Lope et Alonzo, qui lui avaient paru les premiers arrivés là où il était tombé. En effet, les deux jeunes gens, voyant tomber le gant à leurs pieds, s’étaient baissés ensemble pour le ramasser, et chacun d’eux, en se relevant, le tenait par une de ses extrémités.
La dame, en les voyant immobiles, le regard provocant, et bien décidés à ne pas lâcher ce qu’ils tenaient, ne put réprimer un faible cri, aussitôt étouffé par les murmures inquiets des spectateurs, pressentant une scène violente, qui, dans le palais et en présence du roi, serait qualifiée de grossière insolence.
Lope et Alonzo restaient toujours muets, impassibles, se mesurant des yeux de la tête aux pieds. La tempête qui bouillonnait dans leur âme se manifestait seulement par le léger tremblement nerveux de leurs membres, qui frémissaient, comme s’ils eussent été saisis tout à coup d’un violent accès de fièvre. Les murmures et les exclamations s’accentuaient de plus en plus. La foule se groupait plus serrée autour des champions. Doña Inès, effrayée ou désireuse de prolonger cette scène, allait de côté et d’autre, comme à la recherche d’un refuge contre les regards, toujours plus nombreux, qui s’attachaient sur elle.
Une catastrophe semblait inévitable. Déjà les deux jeunes gens avaient échangé à voix basse quelques paroles, et tandis que, d’une main, ils étreignaient convulsivement le gant, de l’autre, ils cherchaient instinctivement la poignée dorée de leur dague. À ce moment critique, le cercle formé par les spectateurs s’ouvrit respectueusement, car venait d’apparaître le roi. Son front était calme, on ne voyait ni indignation sur les traits de son visage, ni courroux dans son maintien.
En promenant ses regards autour de lui, il comprit de suite ce dont il s’agissait, et avec la galanterie du gentilhomme le plus accompli, il prit le gant des mains des cavaliers, qui n’eurent pas un instant l’idée de le lui disputer ; puis, se tournant vers doña Inès de Tordesillas, prête à s’évanouir et obligée de s’appuyer sur le bras de sa duègne, il dit avec calme, mais fermeté, en le lui présentant :
« Prenez-le, Madame, et veillez à l’avenir à ne pas le laisser tomber là où il pourrait ne vous être rendu que taché de sang. »
Quand le roi eut prononcé ces paroles, doña Inès, sous l’empire de l’émotion, ou peut-être pour sortir plus aisément d’embarras, je n’ose trancher la question, tomba évanouie dans les bras de ceux qui l’entouraient. Alonzo étreignait en silence, dans ses mains crispées, sa toque de velours, dont les plumes traînaient sur le tapis ; Lope se mordait les lèvres jusqu’au sang, et les regards qu’ils attachaient l’un sur l’autre, pleins de défi et de colère, équivalaient, en pareille occurrence, à un soufflet, à un gant jeté au visage, à une provocation de duel à mort.
II
À minuit, le roi se retira dans ses appartements. C’était le signal de la fin du bal, moment impatiemment attendu par la foule des curieux réunis en petits groupes aux abords du palais. Chacun courut alors se porter sur les chemins conduisant à l’Alcazar, à l’Observatoire ou à Zocodover.
Pendant une heure ou deux, il régna dans les rues du voisinage un tapage, une animation un mouvement indescriptibles. De tous côtés, on voyait passer des écuyers caracolant sur leurs chevaux richement harnachés ; des hérauts d’armes couverts de luxueux surplis ornés de devises et d’armoiries ; des timbaliers habillés, d’étoffes aux couleurs voyantes ; des soldats revêtus d’armures étincelantes ; des pages avec leurs courts manteaux de velours et leurs toques ornées de plumes ; des serviteurs précédant de somptueuses litières ou des brancards garnis de riches étoffes, et des porteurs de torches enflammées, dont les reflets rougeâtres éclairaient la multitude, qui, la surprise peinte sur le visage, la bouche entr’ouverte, les yeux écarquillés, regardait, ébahie, défiler la fleur de la noblesse castillane, entourée, pour la circonstance, d’un faste et d’un éclat fabuleux.
Peu à peu, enfin, le tapage et l’animation diminuèrent ; les vitraux coloriés des hautes ogives du palais cessèrent de briller ; la dernière cavalcade passa au milieu des groupes serrés et nombreux ; les habitants commencèrent aussi à se disperser dans toutes les directions, disparaissant dans le labyrinthe inextricable de rues obscures, étroites et tortueuses. Le profond silence de la nuit ne fut plus troublé que par le cri lointain de quelque sentinelle en vedette, le bruit des pas des curieux attardés, ou le choc des marteaux suivi de celui des portes que l’on fermait, quand, au haut du perron conduisant à la plate-forme du palais, apparut un seigneur, qui, après avoir regardé de tous côtés, comme s’il cherchait à découvrir un personnage attendu, descendit lentement jusqu’au chemin de l’Alcazar, qu’il suivit dans la direction de Zocodover. Arrivé à la place de ce nom, il s’arrêta un moment et promena ses regards autour de lui.
La nuit était obscure ; nulle étoile ne brillait au ciel ; nulle lumière ne se distinguait sur la place ni aux environs, quand, au loin, dans la direction où il commençait à percevoir un léger bruit de pas s’avançant vers lui, il crut distinguer vaguement la forme d’un homme, celui sans doute qu’il paraissait attendre avec tant d’impatience. Le cavalier qui venait de quitter le palais pour se diriger vers Zocodover, était Alonzo de Carrillo. Retenu par ses fonctions auprès du roi, il avait dû accompagner Sa Majesté jusqu’à ses appartements et rester à ses ordres jusqu’au moment où nous le retrouvons.
Celui qui se dégageait de l’obscurité profonde des arceaux s’élevant autour de la place, était Lope de Sandoval. À peine réunis, ces deux cavaliers échangèrent à voix basse quelques mots.
« J’ai pensé que tu m’attendais, dit l’un.
— J’ai cru, en effet, que tu le supposerais, reprit l’autre.
— Où irons-nous ?
— Là où nous trouverons quatre pas de terrain convenable et un rayon de lumière pour nous éclairer. »
À la suite de ce court dialogue, les deux jeunes gens s’enfoncèrent dans une des rues étroites qui aboutissent à Zocodover, et disparurent dans l’obscurité, comme ces fantômes nocturnes qui, après avoir effrayé les passants, s’évanouissent en atomes vaporeux et se perdent dans le sein des ténèbres.
Ils errèrent longtemps par les rues de Tolède, en quête d’un endroit convenable pour vider leur différend ; mais l’obscurité de la nuit était si profonde, que le duel semblait impossible. Tous deux cependant voulaient se battre et se battre avant l’aurore ; car, aux premières lueurs du jour, l’armée royale devait partir, et avec elle Alonzo.
Ils continuaient donc à traverser au hasard des places désertes, d’obscurs passages, des ruelles étroites et sombres, quand, enfin, ils distinguèrent au loin une lueur, lueur faible et mourante, autour de laquelle le brouillard dessinait un cercle blafard et fantastique.
Ils avaient atteint la rue du Christ. La lumière qu’ils voyaient à son extrémité devait être celle de la petite lampe qui éclairait alors et éclaire encore l’image dont cette rue tire son nom. À cette vue, tous deux laissèrent échapper un cri de satisfaction, pressèrent le pas et ne tardèrent pas à se trouver près du retable.
Au fond d’une niche en arceau, encastrée dans le mur, on voyait l’image du Rédempteur, cloué sur la croix et une tête de mort à ses pieds. Cette image, garantie contre les intempéries par un grossier toit en planches, éclairée faiblement par la petite lampe suspendue à une corde et oscillant au moindre souffle de vent, était entourée des festons d’un lierre qui poussait dans les interstices des pierres de taille, et qui formait comme un cadre de verdure.
Les cavaliers saluèrent respectueusement l’image du Christ, ôtant leurs toques, et murmurant à voix basse une courte prière ; ils reconnurent le terrain d’un coup d’œil, jetèrent leurs manteaux à terre ; et, se préparant l’un et l’autre au combat, ils échangèrent un léger mouvement de tête et croisèrent les épées. Mais les lames venaient à peine de se toucher, avant, qu’ils eussent pu faire un pas, ni se porter un seul coup, la lumière s’éteignit subitement et ils furent enveloppés de l’obscurité la plus profonde. Mus par la même pensée, en se sentant brusquement plongés dans les ténèbres, les deux champions rompirent d’un pas, abaissèrent vers le sol la pointe de leur épée et regardèrent la lampe dont la lumière, éteinte un instant auparavant, recommença à briller, au moment même où ils suspendirent le combat.
« Une bouffée d’air aura, en passant, rabattu la flamme, » s’écria Carrillo, en retombant en garde.
À son appel, Lope, qui semblait préoccupé, s’avança d’un pas pour regagner le terrain perdu, tendit le bras, et les lames se touchèrent de nouveau ; mais, au même moment, la lumière s’éteignit encore et parut morte, tant que les épées restèrent en contact.
« C’est étrange, en vérité, murmura Lope, en regardant la petite lampe, qui, de nouveau s’était spontanément rallumée et se balançait lentement dans l’air, jetant un étrange et tremblant éclat sur le crâne jauni de la tête de mort posée aux pieds du Christ.
— Bah ! dit Alonzo, la béate, chargée d’entretenir la lampe du retable, aura rogné, à son profit, les dons des dévots, et elle manque d’huile. Pour ce motif, la lumière mourante brille et s’obscurcit par moments, en signe d’agonie. »
Cela dit, l’impétueux jeune homme se mit de nouveau en garde. Son adversaire suivit son exemple ; mais, cette fois, ils furent non seulement enveloppés d’une obscurité impénétrable ; mais, en même temps, l’écho prolongé d’une voix mystérieuse frappa leurs oreilles, pareille à ces longs gémissements de la tourmente, qui semblent articuler une plainte ou des paroles étranges, quand le vent court, rapide, par les rues tortueuses, étroites et sombres de Tolède.
Qu’avait pu dire cette voix effrayante et surhumaine ? Jamais on ne l’a su. Mais, en l’entendant, les deux jeunes gens se sentirent saisis d’une terreur si profonde, que leurs épées s’échappèrent de leurs mains. Les cheveux hérissés, le corps agité d’un tremblement involontaire, la pâleur au front, ils furent inondés d’une sueur froide comme celle de la mort.
La lumière, éteinte pour la troisième fois, ressuscita encore et dissipa les ténèbres.
« Ah ! s’écria Lope, en revoyant son adversaire, naguère son meilleur ami, aussi troublé que lui, pâle et immobile comme lui, Dieu ne veut pas permettre le duel, parce qu’il est un combat fratricide. Nous battre, c’est offenser le ciel, devant lequel nous nous sommes juré, cent fois, une éternelle amitié. »
En parlant ainsi, il se jeta dans les bras d’Alonzo, qui l’étreignit dans les siens avec une force et une tendresse indicibles.
III
Pendant quelques minutes les deux jeunes gens se donnèrent les plus vifs témoignages d’amitié et d’affection.
Alonzo prit la parole, et d’un accent ému par la scène que nous venons de rapporter, il s’écria, en s’adressant à son ami :
« Je sais, Lope, que tu aimes doña Inès. J’ignore si ton amour est aussi grand que le mien ; mais tu l’aimes. Nous admettons qu’un duel entre nous est impossible, remettons donc notre sort entre ses mains. Allons la trouver ; qu’elle décide en pleine liberté, qui doit être l’heureux et qui doit être l’infortuné. Tous deux nous respecterons sa volonté, et celui qui n’aura pas gagné ses faveurs, quittera demain Tolède, avec le roi, et ira chercher le soulagement de l’oubli dans les agitations de la guerre.
— Qu’il en soit ainsi, puisque tu le désires, » répondit Lope.
Et les deux amis, s’appuyant sur le bras l’un de l’autre, se dirigèrent vers la place de la cathédrale, là où s’élevait un palais dont il ne reste plus vestige, et qu’habitait doña Inès de Tordesillas.
L’aube allait paraître, et comme quelques-uns des parents de doña Inès, ses frères entre autres, partaient avec l’armée royale, il devait être aisé de pénétrer dans le palais dès la naissance du jour. Comptant sur cette circonstance, ils arrivèrent au bas des flèches gothiques du temple, et, dans ce même temps, un bruit singulier attira leur attention. Abrités derrière l’angle d’un mur, protégés par l’ombre des hauts contreforts du merveilleux édifice, ils virent, non sans une extrême surprise, ouvrir un des balcons du palais de leur dame, et aperçurent un homme se laissant glisser jusqu’au sol au moyen d’une corde, et enfin une forme blanche, celle sans doute de doña Inès, qui, penchée sur la balustrade découpée, échangeait de tendres paroles d’adieu avec son mystérieux galant.
Le premier mouvement des deux jeunes gens fut de mettre la main à l’épée ; mais, s’arrêtant, comme frappés d’une idée subite, ils détournèrent les yeux, se regardèrent, et virent sur leur visage l’expression d’une surprise tellement comique, qu’ils poussèrent un éclat de rire des plus bruyants, qui, répété d’écho en écho, au milieu du silence de la nuit, résonna par toute la place et arriva même jusqu’au palais. La forme blanche, en l’entendant, disparut du balcon ; un bruit de portes, fermées avec fracas se fit entendre et tout rentra dans un profond silence.
Le jour suivant, la reine, placée sur une luxueuse estrade, regardait défiler les bataillons qui allaient combattre les Maures. Les dames des plus illustres familles de Tolède l’entouraient ; parmi elles se trouvait doña Inès de Tordesillas, sur laquelle, ce jour-là, comme avant, se fixaient tous les yeux, mais avec une expression autre que d’habitude. C’est du moins ce qu’elle crut remarquer ; il lui semblait, en effet, que les curieux regards attachés sur elle étaient accompagnés d’un sourire moqueur.
Cette observation ne laissait pas que de l’inquiéter, surtout au souvenir des bruyants éclats de rire qu’elle avait cru entendre au loin, la nuit précédente, près de l’un des angles de la place, au moment où elle fermait le balcon, en disant adieu à son amant.
Mais quand, parmi les combattants, aux armures étincelantes, qui passaient sous l’estrade, au milieu d’un nuage de poussière, elle vit apparaître les bannières réunies des deux maisons de Carrillo et de Sandoval, et qu’elle vit aussi le sourire significatif qu’en saluant la reine, les deux anciens rivaux, qui chevauchaient côte à côte, dirigèrent vers elle, devinant tout, la rougeur de la honte colora son front et des larmes de dépit roulèrent dans ses yeux.
LE GNOME.
I
Les jeunesses du village revenaient de la fontaine, portant sur la tête leurs cruches de grès. Elles revenaient chantant, riant et faisant un bruit, un tapage semblable au gazouillement d’une bande d’hirondelles voltigeant, aussi nombreuses que la grêle, autour de la girouette du clocher.
Près du porche de l’église, au pied d’un genévrier, s’était assis le père Grégoire. Le père Grégoire, le doyen du village, comptait près de quatre-vingt-dix printemps. Il avait la barbe blanche, la bouche souriante, l’œil malin et les mains tremblotantes. Pasteur dans son enfance, il fut soldat dans sa jeunesse, puis cultiva le petit champ que lui avait légué son père. Il le cultiva jusqu’au jour où, à bout de forces, il s’assit tranquillement pour attendre la mort, qu’il ne craignait ni ne désirait.
Personne ne contait une joyeuse anecdote avec plus de grâce que lui, ni ne savait plus d’histoires émouvantes, ni ne citait plus à propos un proverbe, une sentence ou un adage.
Les jeunesses, en le voyant, pressèrent le pas, désireuses de lui parler, et quand elles arrivèrent au porche, toutes le supplièrent de leur conter une histoire pour les divertir, en attendant la nuit qui approchait ; car le soleil, près de se coucher, ne dardait plus sur la terre que des rayons obliques et l’ombre des montagnes s’étendait déjà, au loin, dans la plaine.
Le père Grégoire écouta en souriant la demande des jeunes filles, qui, après avoir obtenu de lui la promesse de leur dire un conte, déposèrent à terre leurs cruches, s’assirent près de lui, en formant un cercle dont le vieillard était le centre et il leur parla en ces termes :
« Je ne vous conterai pas une histoire, bien qu’il m’en vienne plusieurs à la mémoire ; mais elles ont trait à des événements si graves, que des petites folles de votre espèce n’auraient pas la patience de m’écouter, et que moi, vu l’heure avancée du jour, je n’aurais pas le temps de la terminer. Au lieu d’une histoire, je vous donnerai un conseil.
— Un conseil ! s’écrièrent les jeunes filles d’un air de mauvaise humeur très marqué ; bah ! ce n’est pas pour entendre des conseils que nous nous sommes arrêtées ici. Quand nous en avons besoin, le seigneur curé est chargé de nous les donner.
— Mais, reprit l’ancien avec son sourire habituel, sa voix cassée et chevrotante, c’est que le seigneur curé ne vous le donnera, peut-être, pas dans un moment aussi propice que peut le faire le père Grégoire, – car, occupé comme il l’est de ses prières et de ses litanies, il n’aura pas observé, comme moi, que chaque jour vous allez chercher l’eau à la fontaine plus tôt, et que vous en revenez plus tard. »
Les filles se regardèrent, en échangeant un sourire légèrement moqueur, et parmi celles qui lui tournaient le dos, quelques-unes se posèrent le doigt sur le front, en accompagnant ce mouvement d’un geste significatif.
« Et quel mal voyez-vous à ce que nous restions à la fontaine, un moment, à jaser avec les amies et les voisines ? dit l’une d’elles. Peut-être a-t-on fait au village des cancans, parce que les jeunes gens viennent au bord du chemin nous faire des compliments, où s’offrir à porter nos cruches jusqu’à l’entrée du village.
— Il y a un peu de cela, reprit le vieillard, en s’adressant à la fille qui avait porté la parole au nom de ses compagnes. Les anciennes du village se plaignent de voir les jeunesses d’aujourd’hui bavarder et caqueter dans un endroit où elles n’allaient qu’en tremblant pour en partir vite, après avoir pris l’eau qu’elles ne pouvaient puiser ailleurs ; et, pour mon compte, je vous blâme d’oublier peu à peu la crainte qu’inspirait, jadis, à tout le monde l’emplacement de la fontaine ; car enfin vous pourriez y être surprise par la nuit. »
Le père Grégoire prononça ces dernières paroles d’un air si mystérieux que les jeunes filles, ouvrant des yeux étonnés, le regardèrent avec une expression moqueuse et reprirent :
« La nuit ! que se passe-t-il donc dans cet endroit ? Quelles terreurs voulez-vous nous inspirer avec vos étranges, vos effrayants propos ? Que peut-il nous y arriver ? Serions-nous exposées, par hasard, à y être mangées par les loups ?
— Quand le Moncayo se couvre de neige, les loups, chassés de leurs repaires, descendent, en troupeaux, le long de ses flancs, et plus d’une fois, nous avons entendu l’horrible concert de leurs hurlements, non seulement aux abords de la fontaine, mais dans les rues mêmes du village. Les loups, cependant, ne sont pas les hôtes les plus terribles du Moncayo.
« Dans ses profonds ravins, sur ses pics solitaires et âpres, dans ses grottes nombreuses, vivent des esprits diaboliques qui, la nuit, descendent le long de ses pentes comme des essaims d’abeilles, remplissent les vallons et s’étendent comme des fourmis dans les plaines ; ils sautent de roc en roc, batifolent dans les eaux et se balancent dans les branches des arbres dépouillés de feuilles : ceux-ci hurlent dans les anfractuosités des pics ; ceux-là pétrissent et détachent ces immenses blocs de neige qui descendent des cimes élevées, enveloppant, écrasant tout ce qu’ils rencontrent sur leur passage ; d’autres frappent contre nos vitres en même temps que la grêle, durant les nuits pluvieuses, ou courent en flammes bleuâtres et légères sur les joncs des marais.
« Ces esprits, chassés de nos plaines par les bénédictions et les exorcismes de l’Église, ont été se réfugier sur les crêtes inaccessibles des montagnes ; ils sont de différentes essences et semblent se montrer à nos regards sous des formes très variées. Certes les plus dangereux de tous, ceux qui s’insinuent avec de douces paroles dans le cœur des jeunes filles, et les séduisent par de merveilleuses, promesses, sont les gnomes.
« Les gnomes, sachez-le, vivent dans les entrailles des montagnes, dont ils connaissent les chemins souterrains, et, gardiens éternels des trésors qu’elles renferment, veillent jour et huit sur les filons métalliques et les pierres précieuses.
« Voyez, continua le vieillard, en montrant, avec le bâton sur lequel il s’appuyait, la cime du Moncayo qui se dressait à sa droite, détachant sa sombre et gigantesque silhouette sur le ciel violacé et brumeux, du crépuscule ; voyez ces immenses rochers encore couronnés de neige. Eh bien ! c’est dans leur sein que séjournent ces esprits infernaux. Le palais qu’ils habitent est à la fois horrible et splendide. – Il y a bien des années qu’un pasteur, en cherchant une brebis égarée, pénétra dans l’une de ces grottes à l’entrée encombrée de broussailles et dont personne n’a jamais vu la fin. – Quand il revint au village, il était pâle comme la mort, avait surpris les secrets des gnomes, respiré l’air empoisonné qui les enveloppe et il paya de sa vie son audace ; mais, avant de mourir, il révéla des choses effroyables. En s’enfonçant dans cette caverne, il avait rencontré d’immenses galeries souterraines, éclairées par les lueurs indécises et fantastiques qu’engendrait la phosphorescence des rochers pareils à d’immenses plaques de cristal, et affectant des formes aussi capricieuses qu’étranges. Le sol, la voûte et les parois de ces vastes salons édifiés par la nature, semblaient jaspés comme les marbres les plus rares, avec cette différence, que leurs veines d’or et d’argent enchâssaient des pierres précieuses de toutes les couleurs, de toutes les dimensions brillant d’un éclat incomparable. – C’était une profusion de jacinthes, d’émeraudes, de rubis, de saphirs, que sais-je ? et tant d’autres pierres inconnues que le pasteur ne put nommer, mais si grandes, si belles qu’en les contemplant ses yeux en furent éblouis.
« Nul bruit extérieur n’arrivait au fond de la fantastique caverne ; de loin en loin, seulement, il percevait le long et plaintif gémissement de l’air, qui passait à travers ce labyrinthe enchanté ; les rumeurs confuses de feux souterrains en ébullition et le murmure d’eaux courantes, qui venaient on ne sait d’où. Le pasteur, seul, perdu dans cette immensité, marcha des heures et des heures sans retrouver la sortie, mais rencontra enfin la source d’où sortait l’eau dont il avait entendu le murmure. Cette source jaillissait du sol comme une fontaine merveilleuse, couronnée d’écume ; elle tombait en formant une belle cascade et produisait un murmure sonore, en fuyant et en bondissant dans les crevasses des rochers.
« Des plantes inconnues, aux feuilles largement développées ou minces et longues comme des rubans flottants poussaient autour du bassin, et, à moitié cachés par cette humide et luxuriante verdure, glissaient çà et là des êtres bizarres, partie homme, partie serpent, ou tenant des deux à la fois, et qui, chose étrange, subissaient d’incessantes métamorphoses. Tantôt ils prenaient l’apparence de créatures humaines, chétives et avortées ; tantôt celle de salamandres lumineuses ou même celle de ces flammes fugaces qui dansent des rondes au-dessus des sources. Ce n’est pas tout : d’autres s’agitaient dans toutes les directions, couraient à la surface du sol sous la forme de nains affreux et rachitiques, ou grimpaient contre les murailles, bavant et se tortillant à la manière des reptiles, ou encore dansaient comme des feux follets, au-dessus des eaux ; ceux-ci étaient les gnomes, les seigneurs de ces domaines, occupés à compter et à remuer leurs fabuleuses richesses.
Ils savent, eux, où les avares cachent les trésors que leurs héritiers cherchent ensuite vainement ; ils connaissent les lieux où les Maures, avant de fuir, ont caché leurs joyaux. Les bijoux perdus, les monnaies égarées ; rien de ce qui a quelque valeur ne saurait leur échapper. C’est ce qu’ils cherchent, trouvent et volent, pour le cacher dans leurs tanières ; car ils parcourent le monde entier sous la terre, par des chemins secrets et ignorés. Là ils ont amoncelé en tas, des objets de toute espèce, rares et précieux ; là, ils ont accumulé des joyaux d’un prix inestimable, des colliers de perles et de pierres fines, des vases d’or de formes anciennes, pleins de rubis, des coupes ciselées, des armures damasquinées, des monnaies aux effigies et aux légendes inconnues et impossibles à déchiffrer, des trésors enfin si fabuleux et si considérables que l’imagination peut à peine les concevoir. Ce merveilleux ensemble brillait, lançait des éclairs de toutes les couleurs, aux plus éclatants reflets ; on eût dit un incendie dans lequel tout luit, remue et tremblote. Le pasteur a, du moins, conté ainsi ce qui lui était apparu. »
Arrivé à ce point, l’ancien cessa de parler. Les filles, qui avaient écouté d’abord le père Grégoire avec un sourire moqueur, gardaient alors le silence. Elles attendaient qu’il reprît son récit, les yeux étonnés, les lèvres légèrement entr’ouvertes, l’intérêt et la curiosité peints sur le visage. Une d’elles rompit enfin le silence et s’écria, incapable de maîtriser plus longtemps son enthousiasme, à la description des fabuleuses richesses qui s’étaient offertes aux regards du pasteur.
« Eh quoi ! il n’a rien rapporté de la grotte.
— Rien, répondit le père Grégoire.
— Quel nigaud ! reprirent en chœur toutes les filles.
— Le ciel lui est venu en aide dans cette occurrence, continua l’ancien ; car au moment où l’avarice, qui domine tous les autres sentiments, commençait à dissiper ses craintes et qu’affolé par la vue de tant de bijoux, dont un seul eût suffi pour l’enrichir, au moment où le pasteur allait s’en approprier quelques-uns, il entendit, paraît-il, chose merveilleuse, il entendit clairement, distinctement, du sein de la profondeur, malgré les éclats de rire et les clameurs des gnomes, les bouillonnements des feux souterrains, le murmure des eaux courantes, et les plaintes de l’air, il entendit, vous dis-je, comme s’il se fût trouvé au pied de la colline du village, la cloche de l’ermitage de Notre-Dame de Moncayo.
« Elle sonnait l’Ave Maria. En l’entendant, le pasteur tomba la face contre terre, invoqua la mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et sans savoir par où ni comment, il se trouva hors de ce terrible endroit, gisant plein d’effroi, sur le sentier qui conduit au village, juste comme s’il sortait d’un rêve affreux.
« Tout le monde, depuis ce jour, comprend pourquoi la fontaine du village charrie parfois, dans ses eaux, une très fine poussière d’or et pourquoi, la nuit venue, on entend dans les murmures qu’elle produit des paroles confuses, paroles trompeuses avec lesquelles les gnomes, dont elle est infestée dès sa naissance, cherchent à séduire les imprudents qui les écoutent, quand ils leur promettent les richesses et les trésors qui doivent les perdre à jamais. »
Le vieillard eût peut-être continué son récit, mais la nuit était venue et la cloche de l’église sonnait les prières du soir.
Les filles firent dévotement le signe de la croix, récitèrent à voix basse l’Ave Maria, prirent congé du père Grégoire qui leur conseilla encore de ne pas s’oublier le soir à la fontaine ; chacune reprenant sa cruche et se groupant toutes ensemble, elles quittèrent, silencieuses et préoccupées, le porche de l’église.
Elles se trouvaient déjà loin de l’endroit où elles avaient rencontré l’ancien, elles venaient d’atteindre la place du village et allaient se séparer, quand la plus audacieuse d’entre elles s’écria :
« Croyez-vous, par hasard, vous autres, les sornettes que nous a contées le père Grégoire ?
— Moi, non, dit l’une.
— Moi pas davantage, s’écria une autre.
— Ni moi, ni moi, répétèrent-elles, en se moquant elles-mêmes de leur crédulité d’un moment. »
Le groupe des filles se disjoignit sur la place ; elles prirent toutes des directions différentes, et comme elles doublaient l’angle des rues qui y aboutissent, deux d’entre elles, les seules qui n’eussent pas ouvert la bouche pour protester par leurs plaisanteries contre la véracité du père Grégoire, marchaient préoccupées de ses récits merveilleux. Elles semblaient absorbées dans leurs réflexions et gagnèrent côte à côte, avec cette lenteur particulière aux personnes distraites, une petite rue sombre, étroite et tortueuse.
La plus grande de ces filles, qui pouvait avoir vingt ans, s’appelait Marthe, et Madeleine, la plus petite, approchait de dix-sept.
Elles continuaient à garder le silence ; mais, quand elles arrivèrent devant leur maison, elles déposèrent leurs cruches sur le banc de pierre près de l’entrée, et Marthe dit à Madeleine : « Crois-tu, toi, aux merveilles du Moncayo et aux esprits de la fontaine ? – Moi, reprit naïvement Madeleine, je crois à tout. En douterais-tu, par hasard ? – Oh ! non, s’empressa de répondre Marthe, moi aussi, je crois à tout, à tout… à tout ce que je désire croire. »
II
Marthe et Madeleine étaient sœurs. Orphelines dès leurs premières années, elles vivaient misérablement sous le toit d’une parente de leur mère, qui les avait recueillies par charité, et qui, à chaque instant, leur faisait sentir, par des mots piquants et d’humiliantes paroles, le poids de ses bienfaits.
Tout semblait se réunir pour fortifier l’affection de ces deux âmes : les liens du sang, les peines, la commune misère, et cependant, entre Marthe et Madeleine, il existait une sourde inimitié, une secrète antipathie que l’étude de leurs caractères pouvait seule expliquer : elles offraient, en effet, des types absolument différents.
Marthe était altière, d’une nature véhémente et d’une rudesse sauvage dans l’expression de ses passions. Elle ne savait ni rire ni pleurer, et, pour ce motif, elle n’avait jamais ni ri ni pleuré.
Madeleine, au contraire, était humble, aimante, bienveillante ; souvent on la voyait rire et pleurer tout ensemble, comme les enfants.
Marthe avait les yeux noirs comme la nuit et l’on eût dit que de ses sombres paupières jaillissaient, parfois, les étincelles brûlantes d’un charbon ardent.
Les prunelles azurées de Madeleine semblaient flotter dans un fluide lumineux entouré du cercle d’or de ses blonds cils, toujours en parfaite harmonie avec les diverses expressions de ses yeux.
Marthe, maigre, pâle, avait la taille élancée et les mouvements brusques. Ses cheveux crêpés et noirs assombrissaient son front et tombaient sur ses épaules, comme un manteau de velours. Tout en elle contrastait avec Madeleine, blanche, rosée, petite, enfantine dans sa physionomie et ses formes. Les boucles de ses blonds cheveux enveloppaient ses tempes, comme l’auréole dorée qui ceint la tête des anges. Malgré la répulsion qu’elles éprouvaient l’une pour l’autre, les deux sœurs avaient vécu, jusqu’alors, dans une sorte d’indifférence pacifique et presque affectueuse. Elles n’avaient eu à s’envier ni caresses, ni préférences, et partageaient les mêmes disgrâces et les mêmes douleurs. Marthe s’était renfermée pour souffrir dans un silence égoïste, hautain, et Madeleine, par suite de la sécheresse d’âme de sa sœur, s’isolait pour pleurer, quand des larmes involontaires affluaient dans ses yeux.
Nul sentiment commun n’existait entre elles ; jamais elles ne s’étaient confié leurs peines ou leurs joies, et cependant, l’unique secret caché au plus profond de leur cœur, elles l’avaient mutuellement deviné, grâce au merveilleux instinct de la femme amoureuse ou jalouse. Marthe et Madeleine avaient, en effet, jeté les yeux sur le même homme. Chez l’une la passion était ce désir tenace qui naît d’un caractère résolu et indomptable ; la tendresse de l’autre dérivait de l’affection vague et spontanée du jeune âge, qui, avide de donner son âme, aime le premier qui s’offre à ses regards. Chacune d’elles gardait le secret de son amour, craignant d’être tournée en ridicule par celui qui l’avait inspiré, tant il était naturel de l’attribuer à une ambition absurde chez des filles du peuple aussi misérables. Malgré la distance qui les séparait de l’objet de leur passion, elles nourrissaient l’une et l’autre l’espoir lointain d’arriver à le posséder.
Près du village, sur une hauteur qui dominait tout le pays, s’élevait un antique manoir abandonné par ses maîtres. Les bonnes femmes, dans les veillées du soir, avaient souvent redit l’histoire merveilleuse de ses fondateurs. Elles contaient que le roi d’Aragon, en guerroyant contre ses ennemis, avait épuisé ses dernières ressources ; ses partisans l’avaient abandonné, il allait perdre le trône, quand une jeune bergère de la contrée vint le trouver et lui révéla l’existence d’un souterrain par lequel il pouvait traverser le Moncayo sans être vu de ses adversaires. La bergère lui donna en même temps des perles fines, des pierres précieuses d’une grande valeur, des lingots d’or et d’argent. Le roi, avec de tels trésors, paya ses troupes, leva une puissante armée ; puis, marchant une nuit entière par des chemins souterrains, tomba à l’improviste, le jour suivant, sur ses ennemis qu’il défit, et assura ainsi sur sa tête la couronne d’Aragon.
On raconte que le roi, après avoir remporté une aussi grande victoire, dit à la bergère : « Demande-moi ce que tu voudras et serait-ce la moitié de mon royaume, je jure de te le donner à l’instant.
— Je ne désire rien, répondit la pastourelle, rien que de retourner à mes troupeaux pour les soigner.
— Tu ne prendras soin désormais que de mes frontières, répliqua le roi. »
Il lui donna la seigneurie de la lisière de ses États, et lui fit bâtir une forteresse dans le village le plus voisin de la Castille.
La bergère s’y rendit, mariée déjà avec un favori du roi, noble, aimable, vaillant et seigneur lui-même de beaucoup de châteaux et de grands fiefs.
La merveilleuse histoire contée par le père Grégoire sur les gnomes de Moncayo, dont la fontaine du village renfermait le secret, vint exalter de nouveau la folle imagination des deux sœurs amoureuses, et compléter, en quelque sorte, ce qu’elles avaient entendu dire des trésors trouvés par la pastourelle légendaire, trésors dont la pensée avait plus d’une fois troublé leurs nuits de douloureuses insomnies, alors qu’ils hantaient leur esprit, comme un faible rayon d’espérance.
La nuit qui suivit la soirée de la rencontre avec le père Grégoire, toutes les filles du village ne parlèrent, dans leurs familles, que du surprenant récit qui leur avait été fait. Marthe et Madeleine gardèrent un profond silence. Ni durant la nuit, ni pendant le jour qui lui succéda, elles n’échangèrent un seul mot, ne firent aucune allusion au thème de toutes les conversations, au sujet de tous les commentaires de leurs voisines.
Quand arriva l’heure de partir, Madeleine prit sa cruche et dit à sa sœur : « Allons-nous à la fontaine ? » Marthe ne répondant pas, Madeleine répéta :
« Allons-nous à la fontaine ?… Remarque que si nous ne nous pressons pas, le soleil sera couché avant notre retour. »
Marthe s’écria enfin d’un ton bref et rude : « Je ne veux pas y aller aujourd’hui. – Ni moi non plus, » reprit Madeleine, après un moment de silence, durant lequel elle resta les yeux fixés sur ceux de sa sœur, comme pour y lire la cause de sa résolution.
III
Depuis plus d’une heure déjà, les filles du village étaient rentrées dans leurs maisons. Les dernières lueurs du crépuscule avaient disparu de l’horizon et à chaque instant la nuit s’obscurcissait davantage, quand Marthe et Madeleine, se cachant l’une de l’autre, sortirent du village par un chemin différent, et se dirigèrent vers la fontaine mystérieuse.
La fontaine, cachée au milieu de rochers couverts de mousse, jaillissait au bout d’une longue allée de peupliers.
Les rumeurs du jour venaient peu à peu de s’évanouir ; déjà on n’entendait plus que les voix lointaines des laboureurs, ramenant leurs attelages de chevaux ou de bœufs et chantant derrière le timon de la charrue qui frôlait la terre. Puis le tintement monotone des sonnailles des troupeaux, la voix des pasteurs, les aboiements des chiens rassemblant les brebis, les dernières vibrations de la cloche appelant à la prière du haut de la tour du village ; tous ces bruits cessèrent enfin, et il régna, dans la nature, le silence doublement majestueux de la nuit et de la solitude, silence plein de murmures étranges et fugitifs, qui le font mieux apprécier.
Marthe et Madeleine, se faufilant parmi les arbres et protégées par l’obscurité, arrivèrent, sans s’être vues, au bout de l’allée de peupliers.
Marthe ne connaissait pas la peur, aussi sa démarche était-elle ferme et assurée. Madeleine, au contraire, tremblait au seul bruit de ses pieds écrasant les feuilles sèches qui jonchaient la terre. Quand les deux sœurs eurent gagné la fontaine, le vent de la nuit commençait à agiter la cime des peupliers, et les frémissements inégaux de son haleine semblaient répondre au murmure uniforme et monotone de l’eau de la source.
Marthe et Madeleine écoutèrent attentivement ces deux bruits qui passaient, l’un à leurs pieds, comme un susurre perpétuel, et l’autre sur leur tête, comme un gémissement qui naît et meurt, pour ensuite grandir et se prolonger dans l’épaisseur du feuillage. À mesure que les heures s’écoulaient, l’éternel bruit de l’air et de l’eau leur causa une étrange surexcitation, un de ces vertiges dans lesquels la vue est troublée, les oreilles bourdonnent, où tout enfin se transforme. Alors, ainsi qu’on entend parler dans les songes et semblables à un écho lointain et confus, elles crurent percevoir, au milieu de ces innombrables rumeurs, des mots inarticulés, mots pareils à ceux qu’un enfant veut, sans pouvoir y arriver, adresser à sa mère ; mots, qui, à force d’être répétés, forment des phrases incohérentes, disparates, désordonnées, incompréhensibles d’abord ; puis… puis enfin le vent à force de fouetter les arbres et l’eau, à force de battre les pierres et les rochers, parlèrent ainsi :
L’EAU.
Femme !… femme !… écoute… écoute-moi. Approche-toi plus près pour m’entendre, que je baise tes pieds, tandis que je reproduirai ta tremblante image dans les sombres profondeurs de mes ondes. Femme !… écoute-moi, car mon murmure est un langage.
LE VENT.
Fillette !… Fillette gentille, lève la tête, laisse-moi baiser ton front, tandis que mon souffle agite tes cheveux. Fillette gentille, écoute-moi ; car je sais parler et je murmurerai à tes oreilles des paroles affectueuses.
MARTHE.
Oh ! parle, parle ; oui, je te comprendrai, car mes pensées, mon intelligence, flottent dans un tourbillon pareil à celui où flottent tes paroles indécises. Parle, mystérieux courant.
MADELEINE.
J’ai peur ! air de la nuit, air parfumé, rafraîchis mon front brûlant. Que tes paroles raniment mon courage, car mon esprit chancelle.
L’EAU.
J’ai traversé le sein ténébreux de la terre ; j’ai surpris le secret de sa merveilleuse fécondité ; je connais les phénomènes cachés dans ses entrailles, là où germent les créations futures. Mes rumeurs endorment ou réveillent : réveille-toi pour les comprendre.
LE VENT.
Je suis l’air que les anges agitent de leurs ailes immenses, en parcourant l’espace. J’amoncelle à l’occident les nuages qui servent au soleil de lit empourpré ; j’apporte avec l’aube les vapeurs qui se résolvent en rosée et couvrent les fleurs d’une pluie de perles. Mes soupirs sont un baume ; ouvre-moi ton cœur, je l’inonderai de félicité.
MARTHE.
Quand, pour la première fois, j’ai entendu le murmure d’un courant souterrain, je ne me suis pas en vain penchée vers la terre pour l’écouter ; il renfermait un mystère que je devais à la fin comprendre.
MADELEINE.
Soupirs de l’air, je vous connais ; vous me caressiez endormie, quand, fatiguée de pleurer dans mon enfance, je cédais au sommeil. En écoutant vos rumeurs, je croyais entendre les paroles d’une mère qui berce sa fille.
*
L’eau resta muette pendant un instant, et ne rendit plus que le son de l’onde se brisant entre les rochers. Le vent se tut aussi et le bruit qu’il produisit n’était plus que bruit de feuilles agitées. Ainsi s’écoula quelque temps, puis ils recommencèrent à parler et s’exprimèrent ainsi :
L’EAU.
En filtrant, goutte à goutte, à travers le filon d’une mine d’or inépuisable, en courant sur un lit d’argent, en bondissant, non sur des cailloux, mais sur un nombre infini de saphirs et d’améthystes, en entraînant, non du sable, mais des diamants et des rubis, j’ai contracté une mystérieuse union avec un génie. Riche de son pouvoir, riche des propriétés cachées renfermées dans les pierres précieuses et les métaux, j’arrive saturée de leurs atomes et puis t’offrir tout ce que tu ambitionnes. J’ai la force d’une évocation, le pouvoir d’un talisman, la vertu des sept pierres et celle des sept couleurs.
LE VENT.
Je viens d’errer dans la plaine, et, comme l’abeille qui rentre au rucher avec son butin de miel parfumé, j’apporte des soupirs de femmes, des prières d’enfants, des paroles d’amour chaste ; j’apporte les arômes de la tubéreuse et du lis sauvage. Sur mon passage je n’ai rencontré que des parfums et des échos harmonieux ; mes trésors sont immatériels, mais ils donnent la paix de l’âme et la vague félicité des rêves agréables.
Tandis que sa sœur, attirée comme par un filtre magique, s’inclinait sur le bord de la fontaine pour mieux entendre, Madeleine s’éloignait instinctivement des rochers du milieu desquels jaillissait la source. – Toutes deux restaient les yeux fixés, l’une sur les profondeurs de l’onde, l’autre sur les profondeurs du ciel. – Et Madeleine s’écria, en voyant briller bien haut les étoiles :
« Voilà les nimbes lumineux des anges invisibles qui veillent sur nous. »
Et Marthe dit, en voyant trembloter les reflets des étoiles dans le bassin de la fontaine : « Voilà les parcelles d’or que l’eau entraîne dans son cours mystérieux. »
La source et le vent, qui, une seconde fois, s’étaient tus un instant, parlèrent de nouveau et dirent :
L’EAU.
Remonte mon cours ; dépouille-toi de la crainte, comme d’un vêtement grossier ; ose franchir le seuil de l’inconnu. J’ai deviné que ton esprit est de l’essence des esprits supérieurs. L’envie t’aura sans doute précipitée du ciel, pour t’envelopper dans la boue de la misère. Je vois, malgré tout, sur ton front assombri, le cachet d’une fierté qui te rend digne de nous autres, les esprits forts et libres… Viens, je vais t’apprendre des paroles magiques d’une telle puissance qu’à peine prononcées les rochers se fendront, pour t’offrir les diamants renfermés dans leur sein, comme s’ouvrent les coquilles tirées du fond de la mer pour livrer les perles aux pêcheurs. Viens, je te donnerai des trésors pour vivre heureuse et, plus tard, quand se brisera la prison où tu es enfermée, ton esprit s’assimilera aux nôtres, à nos esprits qui sont humains, et nous confondant tous ensemble, nous serons la force motrice, le rayon vital de la création qui circule comme un fluide dans ses artères souterraines.
LE VENT.
L’eau lèche la terre et vit dans la boue ; moi, je parcours les régions éthérées, je vole dans les espaces sans limites. Suis les inspirations de ton cœur ; laisse ton âme s’élever comme la flamme ou les spirales bleuâtres de la fumée. Méprise celui qui, ayant des ailes, descend dans les profondeurs de la terre pour y chercher de l’or, au lieu de se diriger vers les hauteurs où il trouverait amour et sentiment. Vis obscure comme la violette ; je t’apporterai, dans un baiser fécond, le germe vivifiant d’une autre fleur, ta parente. Je déchirerai les brouillards, pour qu’ils ne voilent pas le soleil qui doit illuminer ta joie. Vis obscure, vis ignorée et, quand ton esprit s’envolera, je l’emporterai sur un nuage empourpré dans les régions de la lumière.
Le vent et l’eau, se turent et apparut le gnome.
Le gnome ressemblait à un petit homme transparent. Une espèce de nain lumineux pareil à un feu follet. Il riait d’un rire épanoui mais silencieux, sautait de rocher en rocher, et il éblouissait par sa mobilité vertigineuse. Tantôt il plongeait dans l’eau, sans cesser d’y briller comme un joyau de pierres aux mille couleurs ; tantôt il remontait à la surface agitant ses pieds, ses mains, secouant sa tête de côté et d’autre, avec une rapidité qui tenait du prodige.
Marthe vit le gnome et suivit avec des yeux égarés toutes ses étranges évolutions, et quand enfin l’esprit satanique se lança vers les âpres flancs du Moncayo, comme une flamme qui court agitant sa chevelure d’étincelles, elle subit une sorte d’attraction irrésistible et s’élança à sa poursuite, avec une ardeur frénétique.
Madeleine ! disait l’air, tandis qu’il s’éloignait lentement, et Madeleine, pas à pas, comme une somnambule guidée dans son sommeil par une voix amie, suivait la brise qui soupirait en gagnant la plaine.
Puis de nouveau le silence régna dans l’avenue des peupliers, et le vent et l’eau continuèrent à bruire ne rendant plus que leurs murmures et leurs rumeurs accoutumés.
IV
Madeleine rentra au village pâle et pleine d’effroi. Marthe y fut vainement attendue durant toute la nuit.
Quand vint le soir du jour suivant, les filles trouvèrent une cruche cassée au bord de la fontaine, au bout de l’allée des peupliers ; c’était la cruche de Marthe, dont on n’entendit jamais plus parler.
Depuis lors, les jeunesses du village vont chercher l’eau de si bonne heure qu’elles se lèvent en même temps que le soleil.
Quelques-unes m’ont assuré que, la nuit, de temps à autres, à plusieurs reprises, on a entendu les gémissements de Marthe, dont l’esprit reste emprisonné dans la fontaine.
Je ne sais ce qu’il faut croire de la fin de cette histoire, parce qu’à vrai dire, depuis lors, personne ne s’est aventuré pour l’entendre, dans l’avenue des peupliers, après le tintement de l’Ave Maria.
LA MONTAGNE DES REVENANTS.
La nuit des Morts je me réveillai, je ne sais à quelle heure, au bruit des cloches ; leur tintement monotone et incessant me rappela cette légende qui venait de m’être contée à Soria.
Je voulus me rendormir.
Impossible !
Une fois aiguillonnée, l’imagination est un coursier qui a pris le mors aux dents, et il devient inutile de tirer sur la bride. Pour passer le temps, je me décidai à l’écrire, et c’est ce que j’ai fait.
Je l’ai entendu conter à l’endroit même où avait eu lieu l’événement, et l’ai écrite en tournant plus d’une fois la tête, non sans effroi, quand j’entendais gémir les vitres de ma fenêtre secouées par le vent froid de la nuit.
Quoi qu’il puisse en advenir, la voici !
I
« Attache les chiens ; sonne la fanfare pour rallier les chasseurs, et retournons à la ville. La nuit approche ; c’est aujourd’hui la Toussaint, et nous sommes sur la montagne des Revenants.
— Quoi ! si tôt !
— Un autre jour, je ne partirais pas sans en finir avec cette bande de loups chassés de leurs tanières par les neiges du Montcayo, mais aujourd’hui c’est impossible.
Dans un instant, on sonnera l’Angelus dans l’église des templiers, et les âmes des morts feront bientôt tinter la cloche de la chapelle de la montagne.
— De cette chapelle en ruine ! allons donc ! tu veux m’effrayer.
— Non, ma belle cousine, tu ne sais rien de ce qui se passe dans ce pays, où tu es venue de si loin, il y a un an à peine. Retiens ta jument, je mettrai la mienne au pas et te conterai, pendant la route, cette histoire. »
Les pages se réunirent en groupes joyeux et bruyants, les comtes de Borges et d’Alcudiel montèrent leurs superbes chevaux ; ils suivirent ensemble et à distance leurs enfants, Béatrice et Alonzo, qui ouvraient la marche.
Tout en cheminant, Alonzo conta en ces termes l’histoire annoncée.
« Ce qu’on appelle aujourd’hui la montagne des Revenants appartenait aux templiers, dont tu vois d’ici le couvent, sur le bord de la rivière. Les templiers étaient à la fois guerriers et religieux.
« Soria ayant été reprise sur les Arabes, le roi les fit venir de lointains pays pour défendre la ville du côté du pont, infligeant ainsi une grave injure aux nobles de Castille qui, seuls, auraient su la défendre, eux qui, seuls, l’avaient reconquise.
« Entre les chevaliers du nouveau, du puissant ordre et les seigneurs de la ville, une haine profonde couva pendant quelques années, puis éclata enfin. Les premiers avaient prohibé l’accès de cette montagne, dont ils se réservaient l’abondante chasse pour subvenir à leurs besoins et contribuer à leurs plaisirs ; les seconds se décidèrent à organiser une grande battue dans la réserve, en dépit des sévères défenses faites par les clercs porteurs d’éperons, comme ils appelaient leurs ennemis.
« On ne parlait que du défi et rien ne put refréner chez les uns la passion de la chasse, ni chez les autres le désir de la combattre.
« L’expédition projetée eut lieu : les hôtes des bois ne s’en souviendront pas, mais elle restera présente à l’esprit de toutes les mères qui prirent le deuil de leurs fils.
« Ce ne fut pas une chasse, ce fut une épouvantable bataille ; la montagne fut jonchée de cadavres, les loups qu’on voulait exterminer eurent un sanglant festin. Le roi dut enfin interposer son autorité ; il mit en interdit la montagne, cause maudite de tant de malheurs et, après qu’on eut enterré ensemble amis et ennemis sur la montagne même, sous le parvis de la chapelle des religieux, celle-ci tomba peu à peu en ruine. Depuis lors, on dit que, quand vient la nuit des Morts, on entend sonner, d’elle-même, la cloche de la chapelle, et que les âmes des défunts, enveloppées dans les lambeaux de leurs suaires, courent au milieu des bruyères et des ronces, de même que dans une chasse fantastique.
« Les cerfs épouvantés brament, les loups hurlent, les serpents poussent d’horribles sifflements, et, quand vient le jour, on voit, imprimées sur la neige, les traces des pieds décharnés des squelettes. Voilà pourquoi, à Soria, cette montagne s’appelle la montagne des Revenants, et pourquoi j’ai voulu la quitter avant la nuit close. »
Alonzo termina son récit juste au moment où les deux jeunes gens arrivaient à l’extrémité du pont, qui donne, de ce côté, accès dans la ville. Là, ils attendirent l’arrivée de leur monde, qui se réunit à eux, et la bande entière disparut bientôt dans les rues étroites et tortueuses de Soria.
II
Les serviteurs achevaient d’enlever la nappe ; la haute cheminée gothique du palais des comtes d’Alcudiel répandait une vive clarté ; elle éclairait quelques groupes, de dames et de seigneurs qui causaient familièrement auprès du foyer, et le vent fouettait les vitraux garnis de plomb des fenêtres ogivales du salon.
Deux personnes seulement semblaient étrangères à la conversation générale : Béatrice, absorbée dans de vagues pensées, suivait du regard les flammes capricieuses ; Alonzo contemplait le reflet du foyer étincelant dans les yeux bleus de Béatrice.
Tous deux restaient depuis quelque temps plongés dans un profond silence.
Les duègnes disaient, à l’occasion de la nuit des trépassés, des contes effrayants dans lesquels les spectres et les apparitions jouaient le rôle principal et l’on entendait, au loin, tinter les cloches des églises de Soria, qui rendaient des sons monotones et tristes.
« Belle cousine, s’écria enfin Alonzo, rompant le silence prolongé qu’ils gardaient, bientôt, nous allons nous quitter, pour toujours peut-être… Les arides plaines de la Castille, aux coutumes rudes et guerrières, aux mœurs simples et patriarcales ne te plaisent pas, je le sais : plusieurs fois je t’ai entendue soupirer, serait-ce pour quelque galant de tes lointains domaines ? »
Béatrice fit un signe de froide indifférence ; tout le caractère de cette femme se révélait dans la dédaigneuse contraction de ses minces lèvres.
« C’est peut-être après la pompe de la cour de France, où tu as vécu jusqu’ici, s’empressa d’ajouter le jeune homme. D’une façon ou d’une autre, je ne tarderai pas à te perdre… Avant de nous séparer, je voudrais te laisser un souvenir… Quand nous allâmes à l’église remercier Dieu de t’avoir rendu la santé, que tu étais venue chercher dans ce pays, le brillant qui attachait la plume de ma toque, attira ton attention, te le rappelles-tu ? Quel bel effet il produirait en attachant un voile sur ta sombre chevelure ! Une fiancée l’a déjà porté ; mon père en fit cadeau à celle qui m’a donné le jour et elle le porta en allant à l’autel… le veux-tu ?
— Je ne connais pas, répondit la belle, ton pays ; mais, dans le mien, recevoir un présent engage la volonté. On peut accepter, le jour de sa fête seulement, un cadeau de la main d’un parent… et de celui encore qui, s’il va à Rome, doit en rapporter une dispense. »
L’accent glacial avec lequel Béatrice prononça ces paroles, troubla un moment le jeune homme, qui, une fois remis, ajouta tristement :
« Je le sais, cousine, mais aujourd’hui on célèbre la fête de tous les saints et le tien est compris parmi eux ; nous sommes donc dans un jour de fête et de cadeaux. Veux-tu accepter le mien ? »
Béatrice se mordit légèrement les lèvres, en étendant la main pour prendre le bijou, sans ajouter une parole.
Les jeunes gens restèrent de nouveau silencieux ; de nouveau on entendit la voix cassée des vieilles parlant de sorcières, de lutins, et le sifflement du vent qui faisait grincer les vitres des fenêtres, et le lugubre, le monotone tintement des cloches.
Après quelques minutes, le dialogue interrompu se renoua de cette façon.
« Avant la fin de la fête de tous les saints, qui comprend le tien comme le mien, tandis que tu peux, sans enchaîner ta volonté, me laisser un souvenir, me le refuseras-tu ? dit-il, en jetant un coup d’œil sur sa cousine dont le regard, illuminé par une diabolique pensée, brilla comme un éclair.
— Pourquoi pas, s’écria-t-elle en portant la main à son épaule droite, en ayant l’air de chercher quelque chose dans les plis de sa large manche de velours brodé d’or… Puis elle ajouta, avec l’expression d’un regret enfantin :
« Te rappelles-tu l’écharpe bleue que je portais aujourd’hui à la chasse ? Sa couleur en faisait je ne sais quel emblème, que tu m’as dit être celui de ton âme.
— Oui.
— Eh bien ! elle est perdue, elle est perdue et je songeais à te la laisser en souvenir.
— Elle est perdue ! Où donc ? demanda le jeune homme, en se levant de son siège avec une indicible expression de crainte et d’espoir.
— Je ne sais… sur la montagne peut-être.
— Sur la montagne des Revenants, murmura-t-il en pâlissant et en se laissant retomber sur son fauteuil, sur la montagne des Revenants ! »
Bientôt après il reprit d’une voix haletante et sourde :
« Tu le sais pour l’avoir entendu mille fois, en ville et dans toute la Castille, on m’appelle le roi des chasseurs. N’ayant pas encore pu montrer ma vaillance dans des combats, comme mes ancêtres, j’ai déployé dans ce passe-temps, qui est l’image de la guerre, tout l’entrain de ma jeunesse, toute l’ardeur héréditaire de ma race. Ce tapis, que foulent tes pieds, est fait avec les dépouilles des bêtes féroces tuées de ma main. Je connais leurs tanières et leurs habitudes ; je les ai combattues de jour et de nuit, à pied et à cheval, seul, en battues, et personne ne dira m’avoir vu fuir le danger, dans aucune occasion. Une autre nuit, je volerais à la recherche de ce ruban ; j’y volerais joyeux, comme à une fête, et cependant cette nuit… cette nuit, pourquoi le cacherais-je ? j’ai peur. Entends-tu vibrer les cloches ? on sonne la prière à Saint-Jean du Duero ; les revenants de la montagne commencent maintenant à dresser leurs crânes jaunis, au milieu des halliers qui recouvrent leurs sépultures… les revenants ! dont la seule vue peut glacer d’horreur le sang du plus brave, faire blanchir ses cheveux et l’entraîner dans les tourbillons de leur course fantastique, comme la feuille qu’emporte le vent on ne sait où. »
Tandis que le jeune homme parlait, un sourire imperceptible se dessina sur les lèvres de Béatrice, qui, aussitôt qu’il eut fini, s’écria d’un ton indifférent, en attisant le feu du foyer où le bois éclatait et gémissait, en lançant des étincelles de mille couleurs :
« Oh ! non certes ! quelle folie ! aller en ce moment à la montagne pour une pareille bagatelle ! une nuit si noire, la nuit des Morts, et par des chemins remplis de loups ! »
Elle prononça cette dernière phrase en l’accentuant d’une manière si particulière, qu’Alonzo ne put manquer de comprendre l’amère ironie qu’elle renfermait ; poussé comme par un ressort invisible, il fut aussitôt sur pied ; se passa la main sur le front, pour arracher en quelque sorte la crainte renfermée dans sa tête, mais non dans son cœur, et dit d’une voix ferme, en s’adressant à la belle, penchée encore vers le foyer et toujours occupée à retourner les tisons.
« Adieu, Béatrice. Adieu, À… bientôt.
— Alonzo ! Alonzo ! » reprit celle-ci, en se retournant rapidement ; mais quand elle voulut, ou fit semblant de vouloir le retenir, le jeune homme avait disparu.
Peu après, on entendit le bruit des pas d’un cheval s’éloignant au galop. Une radieuse expression d’orgueil satisfait colora les joues de la belle, prêtant une oreille attentive au bruit qui diminua, s’affaiblit et s’évanouit enfin.
Les vieilles, cependant, continuaient leurs contes d’apparitions surnaturelles, le vent gémissait contre les vitres des balcons et les cloches de la ville sonnaient à toute volée.
III
Une heure s’écoula, deux, trois ; minuit allait sonner. Béatrice se retira dans son oratoire. Alonzo ne revenait pas ; il ne revenait pas, bien qu’il eût pu être de retour en moins d’une heure.
« Il aura eu peur ! » dit la jeune fille en fermant son livre de prières et en se dirigeant vers son lit, après avoir essayé vainement de murmurer quelques-unes des prières consacrées par l’Église, le jour des Morts, à ceux qui ne sont plus.
Elle éteignit ensuite la lampe, ferma ses doubles rideaux de soie et s’endormit : elle s’endormit d’un sommeil inquiet, léger, nerveux.
Minuit sonna à l’horloge du donjon. Béatrice entendit, dans un demi-sommeil, les vibrations lentes, sourdes, affreusement tristes du timbre, et entr’ouvrit les yeux. Elle avait cru entendre, en même temps, prononcer son nom : mais loin, très loin et par une voix étouffée et plaintive. Le vent gémissait contre les vitres de la fenêtre.
« Ce sera le vent, » dit-elle, et, mettant sa main sur son cœur, elle chercha à se tranquilliser ; mais son cœur battait à chaque instant plus fort.
Les portes en mélèze de l’oratoire venaient de gémir sur leurs gonds, avec un grincement aigu, prolongé et strident.
Une d’abord, une autre des plus voisines, puis enfin toutes les portes qui donnaient accès à son appartement, vibrèrent à leur tour ; celles-ci avec un bruit sourd et grave, celles-là avec un gémissement prolongé et crispant. Puis le silence ; un silence rempli d’étranges rumeurs ; le silence du milieu de la nuit, auquel se mêlent un monotone murmure d’eau, de lointains aboiements de chiens, des voix confuses, des paroles inintelligibles, l’écho de pas allant et venant, certains craquements d’étoffes que l’on traîne, des soupirs étouffés, des respirations pénibles qui se sentent pour ainsi dire, des frémissements involontaires annonçant la présence de quelqu’un, qu’on ne voit pas et dont on devine l’approche malgré l’obscurité.
Béatrice, immobile, tremblante, avança la tête hors des rideaux, en écoutant un instant ; elle entendit mille bruits différents, passa la main sur son front, écouta de nouveau : rien, silence. Si elle voyait, avec cette phosphorescence de la rétine, lors des crises nerveuses, des apparences de corps se mouvant dans toutes les directions, aussitôt qu’elle fixait ses yeux dilatés sur un point particulier, plus rien, l’obscurité, des ombres impénétrables.
« Bah ! s’écria-t-elle en renversant sa belle tête sur l’oreiller en satin bleu de son lit, serais-je aussi craintive que ces pauvres gens dont le cœur palpite de terreur, même sous l’armure, en entendant une histoire de revenants ? »
Elle referma les yeux, essaya de dormir… mais cet effort sur elle-même fut inutile. Bientôt elle se redressa, plus pâle, plus inquiète, plus terrifiée. Ce n’était plus une illusion : les tentures brochées d’or et de soie de la porte s’étaient séparées, et des pas très lents résonnaient sur le tapis. Ces pas produisaient un bruit sourd presque imperceptible, mais incessant et, s’accordant avec leurs mouvements, on entendait quelque chose de pareil aux craquements du bois ou des os ; ils approchaient, ils approchaient, et le prie-Dieu, qui était à la tête du lit, remua. Béatrice lança un cri aigu et, se pelotonnant dans les linges qui la couvraient, se cacha la tête et retint son souffle.
Le vent fouettait les vitres du balcon ; l’eau de la fontaine tombait, elle tombait avec un bruit incessant et monotone ; les aboiements des chiens se mêlaient aux bourrasques du vent et les cloches de la ville de Soria, celles-ci dans le voisinage, celles-là dans le lointain, tintaient tristement pour les âmes des trépassés.
Ainsi s’écoula une heure, deux, la nuit, un siècle ; car cette nuit sembla éternelle à Béatrice.
L’aurore parut enfin : revenue de ses craintes, elle entr’ouvrit les yeux aux premiers rayons de lumière.
Après une nuit d’insomnie et de terreurs, la claire et blanche lumière du jour possède tant de beauté !
Elle écarta les rideaux de soie de son lit, et se sentait disposée à rire de ses frayeurs passées, quand, tout à coup, une sueur froide inonda son corps, ses yeux se dilatèrent outre mesure et une pâleur mortelle décolora ses joues : elle venait de voir, sur son prie-Dieu, sanglante et en lambeaux, l’écharpe bleue perdue sur la montagne, cette écharpe bleue qu’Alonzo était allé chercher.
Quand ses serviteurs vinrent, terrifiés, lui annoncer la mort de l’héritier d’Alcudiel, qui semblait avoir été dévoré, le matin même, par les loups, au milieu des halliers de la montagne des revenants, ils la trouvèrent immobile, crispée, cramponnée des deux mains à l’une des colonnes d’ébène de sa couche, les yeux hagards, la bouche entr’ouverte, les lèvres blanches, les membres raidis, morte, morte d’horreur !
IV
On dit qu’après cet événement, un chasseur égaré, qui fut forcé de passer la nuit des Morts sur la montagne des revenants, put le jour suivant conter, avant de mourir, ce qu’il y avait vu, et rapporta des choses épouvantables. Il assurait, entre autres, avoir vu les squelettes des anciens templiers, et ceux des nobles de Soria, enterrés sous le portique de la chapelle, se lever au moment de la prière, avec un fracas horrible, et montés sur des ossements de chevaux, poursuivre, comme si elle eût été une bête féroce, une femme d’une extrême beauté, pâle, échevelée, qui, les pieds nus et sanglants, poussait des cris d’horreur, en tournant autour de la tombe d’Alonzo.
LA ROSE DE LA PASSION
Un soir d’été, dans un jardin de Tolède, une jeune fille ingénue et charmante m’a conté cette singulière histoire.
Tandis qu’elle m’expliquait les mystères de la structure particulière à la fleur qui donne son nom à cette légende, elle baisait les feuilles et les pistils qu’elle arrachait successivement.
Que n’ai-je les suaves accents de sa bouche et son aimable candeur, pour rapporter l’histoire de la malheureuse Sarah ; vous seriez ému comme je l’ai été moi-même ! Privé de ce secours, je dirai, de cette tradition, ce dont je me souviens en ce moment.
I
Dans une des ruelles les plus obscures, les plus tortueuses de la cité impériale, enchâssée, cachée, pour ainsi dire, entre le haut clocher mauresque d’une ancienne paroisse mozarabe et les murs noircis, blasonnés, d’un palais seigneurial, il y avait, voilà bien des années, une maison rachitique, sombre et misérable, comme son maître, le juif Daniel Levy.
Ce juif rancuneux, vindicatif, ainsi que tous ceux de sa race, était plus fourbe encore et plus hypocrite qu’aucun d’eux.
Il possédait, d’après la rumeur publique, une immense fortune ; on le voyait, cependant, tout le jour, accroupi sous l’obscur vestibule de son logis, réparant ou ornant des chaînes de métal de vieux ceinturons ou des harnais cassés, qui étaient l’objet d’un trafic important parmi les truands de Zocodover, les revendeuses du Postigo et les pauvres écuyers.
Malgré son implacable haine contre les chrétiens et tout ce qui les concernait, jamais il ne passait près d’un personnage de distinction, ou d’un chanoine de la cathédrale, sans ôter, de une à dix fois, le bonnet crasseux qui couvrait son crâne chauve et jaunâtre ; jamais il ne recevait, dans sa boutique, une de ses pratiques ordinaires sans se courber en deux, à force d’humbles salutations, accompagnées de sourires flatteurs.
Le sourire de Daniel était proverbial dans tout Tolède. Sa mansuétude restait inaltérable, en dépit des espiègleries, des niches ou des plus méchants tours de ses voisins.
Les gamins lançaient en vain, pour le fâcher, des pierres dans son échoppe ; en vain les jeunes pages, et même les hommes d’armes du palais voisin lui prodiguaient les noms les plus injurieux, pour l’agacer ; en vain les vieilles dévotes de la paroisse faisaient le signe de la croix, en passant près de sa porte, comme si elles eussent vu le diable en personne. Daniel souriait toujours, d’un sourire étrange, indescriptible. Ses lèvres minces et rentrées se dilataient à l’ombre d’un nez très long, recourbé comme le bec d’un aigle, et si ses yeux petits, verts, ronds, presque cachés sous ses épais sourcils, dardaient les éclairs d’une colère mal comprimée, impassible, il continuait à frapper, avec son petit marteau, le fer de l’enclume sur laquelle il réparait, sans avoir l’air d’y faire attention, les mille bagatelles détériorées dont se composait son commerce.
Au-dessus de la porte de la baraque du juif, au milieu d’un encadrement de faïences aux vives couleurs, s’ouvrait une fenêtre arabe, reste des anciennes constructions des Maures tolédains. Autour des pierres taillées à jour de la fenêtre, et le long de la colonnette qui la partageait en deux portions égales, montaient, de l’intérieur de l’habitation, des plantes grimpantes, de celles qui se balancent, vertes, plantureuses et pleines de sève, sur les murs noircis des bâtiments en ruine.
Dans la partie de la maison qui recevait une clarté douteuse par les vides étroits de la fenêtre, seule ouverture pratiquée au milieu de la muraille mousseuse et effritée du côté de la rue, habitait Sarah, la fille bien-aimée de Daniel.
Quand les voisines du quartier passaient devant la boutique du juif et voyaient, d’aventure, Sarah à travers les persiennes de la fenêtre mauresque, et Daniel accroupi devant son enclume, émerveillés des perfections de la jeune fille, elles s’écriaient : « Qui pourrait croire qu’une souche aussi laide ait produit un aussi admirable rejeton ! »
La beauté de Sarah tenait en effet du prodige. Elle avait de grands yeux entourés d’un cercle obscur de noirs cils, sous lesquels le point lumineux de ses ardentes prunelles brillait, comme une étoile au ciel dans une sombre nuit. Ses lèvres luisantes et vermeilles semblaient avoir été artistement découpées, par la main invisible d’une fée, dans un velours empourpré. Son teint était blanc, pâle et transparent, comme l’albâtre d’une statue funèbre. Elle avait à peine seize ans, et son visage portait déjà l’empreinte des douces tristesses particulières aux intelligences précoces. Déjà, quand sa poitrine se gonflait, il s’échappait de sa bouche des soupirs, annonçant l’éclosion de vagues désirs.
Les juifs les plus riches de la ville, séduits par sa merveilleuse beauté, avaient sollicité sa main ; mais, insensible aux hommages de ses adorateurs et aux conseils de son père, qui la pressait de désigner celui qu’elle voulait pour compagnon, avant de rester seule, dans le monde, la jeune fille s’abstenait de répondre, et ne donnait pour raison à son étrange conduite que le caprice de conserver sa liberté.
Un jour enfin, l’un des adorateurs de Sarah, fatigué de souffrir ses dédains, et soupçonnant que son éternelle tristesse indiquait certainement un cœur où s’abritait un secret important, s’approcha de Daniel et lui dit : « Tu sais, Daniel, que, parmi nos frères, on parle de ta fille. »
Le juif leva un instant les yeux de dessus son enclume, suspendit ses incessants coups de marteau et, sans témoigner la moindre émotion, il fit à son interlocuteur cette question :
« Et que dit-on d’elle ?
— On dit, reprit celui-ci, on dit… que sais-je moi ?… beaucoup de choses… entre autres que ta fille s’est énamourée d’un chrétien… »
En ce moment, le galant dédaigné de Sarah s’arrêta pour juger de l’effet produit sur Daniel par ses paroles.
Daniel leva de nouveau les yeux, le regarda fixement un instant sans rien dire, et, abaissant de nouveau ses regards pour continuer sa besogne interrompue, il reprit :
« Qui me répond que ces propos ne sont pas calomnieux ?
— Celui qui les a vus causer plus d’une fois dans cette même rue, pendant que tu assistais aux secrets sanhédrins de nos rabbins, » poursuivit avec insistance le jeune Hébreu, étonné de ce que ses soupçons, avant comme après les avoir confirmés, n’eussent produit aucun effet sur l’esprit de Daniel.
Celui-ci, sans cesser son travail, regarda l’enclume sur laquelle, après avoir mis de côté son marteau, il polissait l’agrafe métallique d’un harnais, avec une petite lime et commença à parler d’une voix basse, entrecoupée, comme si ses lèvres traduisaient machinalement les idées qui traversaient son esprit. « Eh ! eh ! eh ! disait-il, en riant d’une façon étrange et diabolique ; ainsi donc un chien de chrétien penserait à enlever ma Sarah, l’orgueil de la tribu, le bâton sur lequel s’appuie ma vieillesse ?… et vous croiriez, vous autres, qu’il réussira ? eh ! eh ! eh ! continua-t-il, en se parlant à lui-même, et en riant toujours, tandis que la lime grinçait et mordait plus fortement le métal avec ses dents d’acier. Eh ! eh ! pauvre Daniel, diront les miens, déjà il radote ! Pourquoi ce vieux moribond décrépit aime-t-il cette fille, si jeune et si belle, s’il est incapable de la préserver des convoitises de nos ennemis ?… Eh ! eh ! eh ! crois-tu, par hasard, que Daniel dort ? Crois-tu, par hasard, que si ma fille a un amoureux… et cela se peut ; que si cet amoureux est chrétien, veut la séduire et la séduise, tout est possible ; que s’il compte fuir avec elle, chose encore facile, et que s’ils fuyaient demain, par exemple, supposition encore admissible, crois-tu que Daniel se laissera ainsi arracher son trésor ? crois-tu qu’il ne saura pas se venger ?
— Mais, dit le jeune homme, en l’interrompant, sauriez-vous donc…
— Je sais, dit Daniel, en se levant et en lui donnant une petite tape sur l’épaule ; j’en sais plus que toi qui ne sais rien et ne saurais rien, si l’heure de tout dire n’était arrivée…
« Adieu, avertis nos frères de se réunir au plus tôt. Cette nuit, entre une heure et deux, j’irai les trouver ; adieu ! »
Tout en parlant ainsi, Daniel poussa doucement son interlocuteur dans la rue, ramassa lentement ses outils et commença à fermer, à double tour et à double verrou ; la porte de sa petite boutique.
Le bruit que fit la porte en frappant ses montants, et les grincements de ses gonds trop serrés, empêchèrent celui qui s’éloignait d’entendre le frôlement des jalousies s’abaissant tout à coup, comme si la juive quittait en ce moment l’embrasure de la fenêtre.
II
C’était la nuit du vendredi saint ; les habitants de Tolède, après avoir entendu les Ténèbres dans leur magnifique cathédrale, s’abandonnaient au sommeil, ou rappelaient, en se chauffant au foyer, des légendes semblables à celles du Christ de la Lumière qui, volé par des juifs, laissa une trace sanglante, grâce à laquelle on découvrit le crime ; ou encore l’histoire du saint Enfant de la garde, sur lequel les implacables ennemis de notre foi renouvelèrent la cruelle passion de Jésus.
Il régnait dans la ville un profond silence, interrompu de temps à autre, soit par les voix lointaines des gardes de nuit veillant, à cette époque, autour du palais ; soit par les gémissements du vent, agitant les girouettes des tours ou murmurant dans les tortueux replis des rues.
Amarrée à un pieu, près des moulins incrustés pour ainsi dire au pied des rochers que baigne le Tage, et sur lesquels se dresse la ville, se balançait une petite barque, dont le propriétaire vit s’approcher de la rive, après avoir descendu péniblement un des étroits sentiers qui conduisent du haut des remparts à la rivière, une personne qu’il paraissait attendre avec impatience.
« C’est elle ! murmura le batelier entre ses dents. Cette nuit, toute la race endiablée des juifs est en révolution !… Où diantre auront-ils donné rendez-vous à Satan, qu’ils accourent à ma barque quand ils ont le pont si près d’ici ?… Non, non, ils ne vont à rien d’avouable, pour éviter ainsi de se heurter aux hommes d’armes de San-Servant… mais enfin ils me font gagner de l’argent ; à chacun ce qui lui est dû, le reste ne me regarde pas. »
En se parlant ainsi, le brave homme s’assit dans son bateau, disposa les rames, et quand Sarah, qui était la personne attendue par lui, entra dans la barque, il détacha l’amarre et commença à voguer dans la direction de l’autre rive.
« Combien y en a-t-il de passés cette nuit ? demanda Sarah au batelier, quand ils se furent éloignés des moulins, comme faisant allusion à une chose dont ils avaient parlé antérieurement.
— Je n’ai pu les compter, reprit celui-ci : un véritable essaim… on dirait qu’ils se réunissent cette nuit pour la dernière fois.
— Sais-tu ce dont ils s’occupent et dans quel but ils ont quitté la ville, à pareille heure ?
— Je l’ignore… mais pour sûr ils attendent quelqu’un qui doit venir cette nuit… Je ne sais pourquoi ils l’attendent, mais ce n’est pour rien de bon. »
Après ce court dialogue, Sarah resta quelques instants plongée dans un profond silence, comme cherchant à mettre de l’ordre dans ses idées… Il n’y a pas à en douter, pensait-elle en elle-même, mon père connaît nos amours et prépare une terrible vengeance. Il faut que je sache où ils sont allés, ce qu’ils font et se proposent de faire ; un instant d’hésitation pourrait le perdre.
Sarah se leva et, comme pour chasser les doutes horribles qui la préoccupaient, elle passa sa main sur son front baigné, par l’angoisse, d’une sueur glaciale. La barque, en ce moment, toucha la rive opposée.
« Brave homme, dit la belle juive, en jetant quelques pièces de monnaie à son conducteur et en lui montrant un sentier étroit, tortueux, qui serpentait parmi les rochers, n’est-ce pas le chemin qu’ils ont suivi ?
— C’est celui-là, et quand ils arrivaient à la Tête du Maure, ils prenaient à gauche et disparaissaient. Le diable et eux savent ensuite où ils vont, » répondit le batelier.
Sarah s’éloigna dans la direction indiquée. Pendant quelques minutes, on la vit paraître et disparaître alternativement, au milieu du sombre labyrinthe des mornes rochers coupés à pic.
Arrivée au sommet appelé la Tête du Maure, sa silhouette se détacha un instant sur le bleu foncé du ciel et s’évanouit enfin dans les ombres de la nuit.
III
En suivant le chemin par lequel on se rend aujourd’hui à la pittoresque chapelle de la Vierge de la vallée, à deux portées d’arquebuse de la pointe désignée communément, à Tolède, sous le nom de la Tête du Maure, il existait encore à cette époque les ruines d’une église byzantine, antérieure à la conquête des Arabes.
Dans le parvis, dessiné par quelques pierres éparses sur le sol, poussaient des ronces et des plantes parasites, au milieu desquelles gisaient, à moitié cachés, soit le chapiteau brisé d’une colonne, soit une assise de pierre grossièrement sculptée représentant des feuilles enlacées, des monstres horribles et grotesques, ou d’informes figures humaines.
Du temple, il ne restait debout que les murs latéraux, et quelques voûtes brisées, couvertes de lierre.
Sarah, guidée par une sorte de pressentiment surnaturel, parvint à l’endroit signalé par son conducteur, hésita un instant, ne sachant quel chemin elle devait suivre, et se dirigea bientôt, d’un pas ferme et résolu, vers les vastes ruines de l’église.
Son instinct ne la trompa pas. Daniel ne souriait plus, Daniel n’était plus le vieillard humble et débile ; loin de là, ses petits yeux ronds, pleins de colère, reflétaient l’esprit de vengeance qui l’animait.
Entouré d’une multitude avide, comme lui, d’assouvir sa soif de haine sur l’un des ennemis de leur religion, il semblait se multiplier. Il donnait des ordres à ceux-ci, animait ceux-là au travail, il présidait avec un horrible entrain, aux préparatifs indispensables à l’exécution de l’œuvre épouvantable qu’il avait méditée des jours et des jours, tandis qu’il martelait sur l’enclume dans son échoppe de Tolède.
Sarah, qui, à la faveur de l’obscurité, était arrivée jusqu’au parvis de l’église, dut faire un effort suprême pour réprimer un cri d’horreur à la vue de ce qui se passait à l’intérieur.
Les reflets rougeâtres d’un feu de fagots projetaient sur les murs du temple les ombres d’un cercle infernal, dans lequel les uns s’efforçaient de dresser une lourde croix, les autres tressaient une couronne avec des tiges de ronces, ou aiguisaient sur des pierres les pointes de gros clous de fer. Une idée épouvantable lui traversa l’esprit ; elle se souvint que, plus d’une fois, on avait accusé ceux de sa race de crimes mystérieux : elle se souvint vaguement de l’effrayante histoire de l’Enfant crucifié, qu’elle avait, jusqu’alors, considérée comme une grossière calomnie inventée par le peuple, afin d’apostropher et d’invectiver les Hébreux. Plus de doute maintenant ; là, devant ses yeux se trouvaient les horribles instruments du martyre et les bourreaux féroces n’attendant plus que la victime.
Sarah, pleine d’une sainte indignation, enflammée d’une généreuse colère, animée par la foi inébranlable dans le Dieu de vérité qu’elle connaissait par les révélations de son amant, ne pouvant se contenir à la vue d’un pareil spectacle, traversa les broussailles qui la cachaient, et se présenta tout à coup à l’entrée du temple.
Les juifs, en la voyant paraître, poussèrent un cri de surprise et Daniel, se dirigeant vers sa fille, d’un air menaçant, lui demanda d’une voix rauque :
« Que cherches-tu ici, malheureuse ?
— Je viens vous jeter à la face, dit Sarah, d’un ton ferme et résolu, la honte de votre infâme action. Je viens vous dire que vous comptez en vain sur la victime destinée au sacrifice, à moins que vous ne vouliez assouvir sur moi votre soif de sang ; car le chrétien que vous attendez, prévenu par moi de vos embûches, ne viendra pas.
— Sarah ! s’écria le juif rugissant de colère, Sarah, tu ne dis pas la vérité. Tu ne peux avoir poussé la trahison jusqu’à révéler nos rites mystérieux, et, si réellement tu les as révélés, tu n’es pas ma fille…
— Non, je ne la suis plus ; j’ai trouvé un autre père, un père plein d’amour pour ses enfants, un père que vous avez cloué sur une croix d’infamie, où il est mort en nous rachetant, et en nous ouvrant les portes du ciel pour l’éternité.
« Non, je ne suis plus votre fille, parce que je suis chrétienne et honteuse de mon origine. »
En entendant ces paroles prononcées avec l’énergique fermeté que le ciel met seulement dans la bouche des martyrs, Daniel, fou de rage, se jeta sur la belle juive, la terrassa, la saisit par les cheveux et la traîna, dominé par une pensée infernale, jusqu’au pied de la croix, qui semblait ouvrir ses bras décharnés pour la recevoir, et s’adressant à ceux qui l’entouraient, il s’écria :
« La voilà, je vous la livre ; faites justice de cette infâme, qui a vendu son honneur, sa religion et ses frères. »
IV
Le jour suivant, quand les cloches de la cathédrale, remplissant l’air de leurs vibrations, sonnaient l’Alleluia, et que les honorables habitants de Tolède s’amusaient à tirer des arquebusades sur des juifs de paille, ainsi que cela se pratique encore dans quelques-uns de nos villages, Daniel ouvrit la porte de son échoppe, suivant sa coutume, et, son éternel sourire sur les lèvres, il saluait les passants, sans cesser pour cela de frapper l’enclume avec son petit marteau de fer ; mais les jalousies de la fenêtre mauresque de Sarah ne s’ouvrirent plus ; personne ne revit jamais la belle juive appuyée dans l’embrasure garnie de faïences aux brillantes couleurs.
…
À quelques années de là, un pasteur vint, dit-on, apporter à l’archevêque une fleur jusqu’alors inconnue, dans laquelle on voyait la reproduction de tous les instruments du martyre de notre Sauveur, fleur étrange et mystérieuse, qui avait poussé et enlacé ses tiges au milieu des murs écroulés de l’église en ruines.
Les fouilles pratiquées en cet endroit pour chercher la cause d’une telle merveille découvrirent, ajoute-t-on, le squelette d’une femme, et, enterrés avec elle, les divers attributs dont la fleur reproduisait l’image.
Jamais on ne put constater de qui avaient été ces dépouilles ; on les conserva néanmoins pendant de longues années, en les entourant d’une vénération spéciale, dans l’ermitage de San-Pedro el Verdé, et la fleur, qui s’est beaucoup propagée, s’appelle aujourd’hui la rose de la Passion.
LE BRACELET D’OR.
I
Elle était belle, belle de cette beauté qui donne le vertige, belle de cette beauté qui, tout en étant surnaturelle, ne ressemble en rien à celle que nous rêvons chez les anges ; beauté diabolique que le démon accorde à certains êtres, pour en faire ses instruments sur la terre. Il l’aimait, il l’aimait de cet amour qui ne connaît ni frein ni limites ; il l’aimait de cet amour qui cherche le plaisir et ne trouve que le martyre, amour qui ressemble au bonheur, et que le ciel paraît inspirer pour servir d’expiation à une faute.
Elle était capricieuse, capricieuse et extravagante, comme toutes les femmes du monde.
Lui, superstitieux, superstitieux et brave, comme tous les hommes de son époque.
Elle s’appelait Marie Autuñez.
Lui, Pierre-Alphonse de Orellana. Tous deux étaient de Tolède, et tous deux habitaient la ville où ils étaient nés.
La tradition rapporte cette merveilleuse histoire arrivée il y a bien des années, mais elle ne dit rien de plus sur les personnages qui en furent les héros.
Moi, en chroniqueur fidèle, je n’ajouterai pas un seul mot, de mon cru, pour les mieux caractériser.
II
Il la trouva un jour en pleurs et lui demanda : « Pourquoi pleures-tu ? » Elle s’essuya les yeux, le regarda fixement, exhala un soupir et se reprit à pleurer.
Pierre alors, s’approchant de Marie, lui saisit la main, appuya le coude sur la balustrade arabe d’où la belle regardait passer le courant de la rivière, et lui dit encore : « Pourquoi pleures-tu ? »
Au pied du belvédère, le Tage roulait, en mugissant, au milieu des rochers sur lesquels est assise la cité impériale. Le soleil disparaissait derrière les montagnes du voisinage, la brume du soir flottait comme un voile de gaze bleue, et seul, le bruit monotone de l’eau troublait le silence de la nature.
Marie s’écria : « Ne me demande pas pourquoi je pleure, ne me le demande pas ; je ne saurais te répondre et tu ne saurais me comprendre. Il y a des désirs qui meurent étouffés dans nos cœurs de femmes sans que rien, pas même un soupir, les ait révélés ; idées folles qui traversent notre imagination, sans que les lèvres osent les formuler, phénomènes incompréhensibles de notre mystérieuse nature, que l’homme ne pourrait même concevoir. Je t’en prie, ne me demande pas la cause de mon chagrin ; si je te la révélais, je t’arracherais, peut-être, un éclat de rire. »
Elle cessa de parler, inclina de nouveau son front, et il lui réitéra ses questions.
La belle gardait un silence obstiné ; elle le rompit enfin et dit à son amant, d’une voix sourde et entrecoupée :
« Tu le veux ? C’est une folie qui te fera rire ; n’importe, je vais te la conter, puisque tu le désires tant.
« Hier, je suis allée au temple. On y célébrait la fête de la Vierge : son image, placée au centre du maître autel, sur un socle d’or, resplendissait comme un charbon ardent ; les sons de l’orgue tremblaient en se dilatant, d’écho en écho, à travers l’église, et dans le chœur, les prêtres chantaient le Salve Regina.
« Je priais ! je priais abîmée dans mes pensées religieuses, lorsque machinalement je levai mes regards vers l’autel. Je ne sais pourquoi mes yeux se fixèrent d’abord sur l’image ; je dis mal, non pas sur l’image, mais ils se fixèrent sur un objet que jusqu’alors je n’avais jamais vu ; un objet qui, sans que je puisse me l’expliquer, attirait toute mon attention ; ne ris pas, cet objet était le bracelet d’or que la mère de Dieu portait au bras sur lequel repose son divin Fils.
« Je détournai les yeux et me remis à prier.
« Impossible ; mes regards revenaient involontairement sur le même point.
« Les lumières de l’autel, se reflétant dans les mille facettes de ses diamants, se reproduisaient d’une façon prodigieuse : des milliers d’étincelles aux reflets rouges et bleus, verts et jaunes voltigeaient autour des pierres précieuses, comme un tourbillon d’atomes de feu, comme une vertigineuse ronde de ces esprits des flammes, qui fascinent par leur éclat et leur incroyable mobilité.
« Je sortis du temple ; je revins à la maison, mais j’y revins avec l’imagination pleine de cette idée. Je me couchai pour dormir, sans réussir à trouver le sommeil. La nuit passa, éternelle comme ma pensée. À l’aube, mes paupières se fermèrent, et, le croiras-tu ? même dans mon sommeil, je voyais passer, s’éloigner et revenir de nouveau, une femme brune et belle qui portait le bracelet d’or et de diamants ; une femme, oui, ce n’était plus la Vierge que je vénère, et devant laquelle je m’humilie. C’était une femme, une femme comme moi, qui me regardait et riait en se moquant de moi. « Le vois-tu ? semblait-elle me dire, en montrant le bijou ; comme il brille ! On dirait un cercle d’étoiles arrachées du ciel durant une nuit d’été ; le vois-tu ? Eh bien ! il n’est pas à toi, et ne le sera jamais, jamais… Tu en auras d’autres, peut-être plus beaux et plus riches, si c’est possible ; mais celui-ci, qui resplendit d’une façon si fantastique, si fascinatrice, jamais, jamais ! »
« Je m’éveillai, mais avec la même idée fixée ici, et alors comme maintenant, semblable à un clou brûlant, diabolique, inéluctable, inspirée sans doute par Satan lui-même.
« Eh quoi ! tu te tais ? tu te tais, et tu courbes la tête. Est-ce que ma folie ne te fait pas rire ? »
Pierre, par un mouvement convulsif, serra la poignée de son épée, leva la tête qu’il tenait inclinée et dit d’une voix sourde :
« Quelle Vierge possède le joyau ?
— Celle du Sagrario, murmura Marie.
— Celle du Sagrario ? répéta le jeune homme, avec l’accent de la terreur, celle du Sagrario de la cathédrale !… Et sur ses traits se peignit l’état de son âme, épouvantée par une pensée.
— Ah ! pourquoi une autre Vierge ne le possède-t-elle pas ? continua-t-il d’un ton énergique et passionné ; pourquoi l’archevêque ne l’a-t-il pas dans sa mitre, le roi dans sa couronne ou le diable dans ses griffes ? Je le leur arracherais, pour toi, au prix de ma vie ou de ma damnation. Mais la Vierge du Sagrario, notre patronne, moi, moi… qui suis né à Tolède ! impossible, impossible !
— Jamais, murmura Marie d’une voix à peine perceptible, jamais ! » et elle continua à pleurer.
Pierre jeta un regard stupéfié sur le courant de la rivière qui coulait, coulait toujours devant ses yeux égarés et se brisait, au-dessous du belvédère, contre les rochers sur lesquels est assise la cité impériale.
III
La cathédrale de Tolède ! Figurez-vous une forêt de gigantesques palmiers de granit, qui, entrelaçant leurs branches, forment une voûte colossale et magnifique, sous laquelle s’abrite, et vit de la vie que lui a donnée le génie, toute une création d’êtres imaginaires et réels.
Figurez-vous un chaos incompréhensible d’ombre et de lumière, où se mêlent et se confondent avec les ténèbres des nefs, les rayons coloriés des fenêtres ; où l’éclat des lampes lutte et se perd dans l’obscurité du sanctuaire.
Figurez-vous un monde de pierre, immense comme l’esprit de notre religion, sombre comme ses traditions, énigmatique comme ses paraboles ; et vous n’aurez encore qu’une faible idée de ce monument éternel de la foi enthousiaste de nos ancêtres, sur lequel les siècles ont versé à foison les trésors de leurs croyances, de leurs inspirations et de leurs arts.
Dans son sein habitent le silence, la majesté, la poésie du mysticisme, et une sainte horreur qui en interdit le seuil aux pensées mondaines et aux mesquines passions de la terre.
Respirer l’air pur des montagnes adoucit la consomption matérielle, respirer son atmosphère de foi doit guérir l’athéisme.
Mais si grande, si imposante que se montre à nos yeux la cathédrale, quelle que soit l’heure où l’on pénètre dans son enceinte mystérieuse et sacrée, jamais elle ne produit une aussi profonde impression, que les jours où elle déploie toute la splendeur de sa pompe religieuse, où ses tabernacles se couvrent d’or et de pierreries, ses marches de tapis et ses pilastres de tentures.
Alors, quand ses mille lampes d’argent brillent en jetant un torrent de lumière ; quand un nuage d’encens flotte dans l’air et que les voix du chœur, l’harmonie des orgues et les cloches de la tour font trembler l’édifice, depuis les profondeurs des fondations jusqu’aux plus hautes flèches qui le couronnent ; alors on comprend, en la sentant en soi, la terrible majesté du Dieu qui habite dans son sein, l’anime de son souffle et le remplit du reflet de sa toute-puissance.
La scène que nous venons de décrire eut lieu le jour même où l’on célébrait, à la cathédrale de Tolède, la dernière fête de l’octave de la Vierge.
Cette fête religieuse y avait amené une immense multitude de fidèles ; mais déjà la foule s’était dispersée dans toutes les directions ; déjà on venait d’éteindre les cierges des chapelles et du maître autel, et les portes colossales du temple avaient grincé sur leurs gonds, pour se fermer derrière le dernier Tolédan, lorsqu’un homme sortit de l’ombre, pâle, plus pâle que la statue du tombeau sur lequel il s’appuya, pendant qu’il dominait son émotion, puis se glissa mystérieusement jusqu’à la grille du chœur. La lueur d’une lampe permit de distinguer ses traits.
C’était Pierre.
Que s’était-il passé entre les deux amants, pour qu’il eût été amené à mettre à exécution une idée dont la conception seule avait fait dresser d’horreur ses cheveux ? On ne le sut jamais ; mais il était là, pour réaliser son criminel projet.
Dans son regard inquiet, dans le tremblement de ses genoux, dans les larges gouttes de sueur qui tombaient de son front, il portait sa pensée écrite.
La cathédrale était déserte, complètement déserte, et plongée dans un profond silence.
Cependant, de temps en temps, on entendait certaines rumeurs confuses ; les craquements du bois peut-être, ou les murmures du vent, ou, qui sait ? L’illusion accidentelle de la fantaisie qui entend, voit et touche, dans son exaltation, ce qui n’existe pas : mais, à vrai dire, tantôt près, tantôt loin, parfois derrière lui, parfois à ses côtés, résonnaient des sanglots étouffés, des frôlements d’étoffe qu’on traîne, ou des bruits de pas qui vont et viennent sans cesse.
Pierre fit un effort pour continuer son chemin : il atteignit la grille et gravit la première marche du maître autel. Autour de cette chapelle se trouvent les tombeaux des rois, dont les statues en pierre, la main sur la garde de l’épée, semblent veiller nuit et jour sur le sanctuaire à l’ombre duquel ils reposent pour l’éternité.
En avant ! murmura-t-il à voix basse, et il voulut marcher ; mais il ne put pas ! Ses pieds semblaient cloués aux pavés. Il baissa les yeux et ses cheveux se hérissèrent d’horreur. Le sol de la chapelle était formé de larges et sombres dalles sépulcrales. Il crut, un moment, qu’une main froide et décharnée le retenait à cette place, avec une force irrésistible. Les lampes mourantes, qui brillaient au fond de la nef, comme des étoiles perdues dans les ombres, oscillèrent à sa vue ; les statues des tombeaux, les images des autels oscillèrent, et oscilla aussi le temple entier, avec ses arceaux de granit et ses piliers en pierres de taille.
En avant ! exclama Pierre de nouveau, tout hors de lui, et il s’approcha de l’autel, et, en grimpant dessus, il atteignit le piédestal de la Vierge.
Autour de lui, tout revêtait des formes chimériques, horribles ; tout était ténèbres, ou lueurs incertaines, plus imposantes encore que l’obscurité.
Seule, la Reine des cieux, doucement éclairée par une lampe d’or, semblait sourire tranquille, bienveillante et sereine, au milieu de tant d’horreur.
Cependant ce sourire muet, immobile, qui l’avait tranquillisé un instant, finit par lui inspirer de nouvelles craintes, craintes plus étranges, plus profondes que celles qu’il avait éprouvées jusqu’alors.
Malgré tout, il parvint à se dominer et ferma les yeux pour ne pas voir l’image, allongea la main avec un mouvement convulsif et lui arracha le bracelet d’or, offrande pieuse d’un saint archevêque ; le bracelet d’or, qui valait une fortune.
Le bijou était en son pouvoir ; ses doigts crispés le serraient avec une force surnaturelle ; il n’avait qu’à fuir, à fuir en l’emportant, mais pour cela il devait ouvrir les yeux et Pierre n’osait pas regarder l’image de la Vierge et les statues des rois, sur leurs tombeaux, les démons des corniches, les monstres des chapiteaux, les bandes d’ombre et les rayons de lumière qui, semblables à de blancs fantômes gigantesques, se mouvaient lentement au fond des nefs peuplées d’étranges et d’effrayantes rumeurs.
Enfin, il ouvrit les yeux, jeta un regard, et un cri aigu s’échappa de ses lèvres.
La cathédrale était remplie de statues, de statues qui, couvertes d’accoutrements bizarres, étaient descendues de leurs niches et occupaient tout l’intérieur de l’église, en le regardant de leurs yeux sans prunelles ; saints, nonnes, anges, démons, guerriers, dames, pages, cénobites et vilains se remuaient et se confondaient dans la nef et sur l’autel. À ses pieds officiaient, en présence des rois agenouillés sur leurs tombeaux, les archevêques de marbre qu’il avait vus naguère immobiles sur leurs lits mortuaires, tandis que, rampant sur les dalles, grimpant sur les piliers, accroupis sur les dais, suspendus aux voûtes, pullulaient comme les vers d’un immense cadavre, tout un monde de reptiles et d’animaux de granit, chimériques, difformes, horribles.
Il ne put résister davantage : ses tempes battirent avec une violence épouvantable, un nuage de sang obscurcit ses yeux ; il poussa un second cri, un cri déchirant, surhumain, et tomba évanoui sur l’autel.
Quand, le jour suivant, les sacristains le trouvèrent au pied de l’autel, il tenait encore le bracelet d’or entre ses mains ; en les voyant approcher, il s’écria avec un éclat de rire strident : « Pour elle ! pour elle ! »
Le malheureux était fou !
LES FEUILLES SÈCHES
Le soleil venait de se coucher, les nuages déchiquetés, qui passaient sur ma tête, s’amoncelaient, les uns sur les autres, aux limites de l’horizon. Le vent froid des soirées d’automne faisait tourbillonner les feuilles sèches à mes pieds ; j’étais assis au bord d’un chemin sur lequel il en passe plus qu’il n’en revient.
Je ne sais à quoi je pensais, je ne sais même si je pensais à quelque chose. Mon âme, avant de se lancer dans l’espace, tremblait comme tremble l’oiseau, qui agite légèrement ses ailes avant de prendre son vol.
Il est des moments où, grâce à une série d’abstractions, l’esprit se soustrait à tout ce qui l’environne ; se repliant alors en lui-même, il analyse et comprend les mystérieux phénomènes de la vie interne de l’homme. Il y en a d’autres où il se détache de la chair, cesse d’être personnel, se confond avec les éléments de la nature, entre en rapport avec leur manière d’être, et peut traduire leur incompréhensible langage.
Je me trouvais dans un de ces derniers moments, quand, seul au milieu de la vallée découverte, j’entendis parler près de moi. Qui parlait ainsi ? Deux feuilles sèches ; et voici à peu près leur étrange dialogue :
« D’où viens-tu, ma sœur ?
— Je viens d’errer avec le tourbillon, au loin, dans l’interminable plaine, enveloppée d’un nuage de poussière, et au milieu d’autres feuilles sèches nos compagnes. Et toi ?
— Moi, j’ai suivi quelque temps le courant de la rivière, puis, le vent d’aval m’a arrachée aux boucs et aux joncs du rivage.
— Et où vas-tu ?
— Je l’ignore. Le vent qui m’emporte ne le sait pas lui-même.
— Hélas ! qui eût dit que, jaunes et sèches, nous serions traînées à terre, nous, qui, parées de couleur et de lumière, vivions en nous balançant dans l’air ?
— Te souviens-tu des beaux jours de notre éclosion, de cette tranquille matinée où le bouton rebondi, qui nous servait de berceau, se rompant aux doux baisers du soleil, nous nous sommes épanouies, comme un éventail d’émeraudes ?
— Oh ! qu’il était agréable de nous sentir balancées par la brise, au-dessus de la terre, et de humer par tous les pores l’air et la lumière.
— Oh ! qu’il était beau de voir courir l’eau de la rivière, léchant les racines tortillées du vieil arbre qui nous soutenait. Cette eau limpide et transparente reproduisait, comme un miroir, le bleu du ciel ; de sorte que nous semblions vivre suspendues entre deux abîmes azurés.
— Avec quel plaisir nous nous haussions au-dessus des vertes frondaisons, pour voir notre image reproduite dans l’eau tremblotante !
— Comme nous chantions ensemble, en imitant le murmure de la brise, et en suivant le rythme de l’onde !
— Les plus brillants insectes, déployant leurs ailes de gaze, voltigeaient autour de nous.
— Et les papillons blancs et les libellules azurées, qui tournoyaient par les airs, en décrivant des cercles capricieux, s’arrêtaient sur nos contours dentelés ; là ils se contaient les secrets de leurs mystérieuses amours, amours d’un instant qui consume leur vie.
— Chacune de nous était une note dans le concert des bois.
— Chacune de nous était un ton dans l’harmonie des couleurs.
— Les nuits de lune, quand la lumière argentée de l’astre glissait sur la cime des montagnes, te souviens-tu, comme nous causions à voix basse au milieu des ombres diaphanes ?
— Et nous chuchotions, émues, les histoires des sylphes, qui se balancent aux fils d’or suspendus par les araignées, entre les branches.
— Mais nous interrompions notre monotone causerie, pour écouter, ravies, les plaintes du rossignol qui se posait sur notre arbre.
— Ses plaintes étaient si tristes et si douces que l’aube nous surprenait en pleurs, et pourtant nous les écoutions avec plaisir.
— Oh ! qu’elles étaient douces ces larmes engendrées par la rosée de la nuit, et qui brillaient de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, aux premières lueurs de l’aurore.
— Vint ensuite la bande joyeuse des chardonnerets, remplissant le bocage de vie et de bruit ; quel sabbat, quelle confusion de chants !
— Et ce couple amoureux qui suspendit à côté de nous son nid, tout rond, fait d’herbes et de plumes.
— Nous abritions les petits contre les gouttes d’eau qui les auraient incommodés pendant les orages de l’été.
— Nous leur servions de dais et les préservions aussi contre les importuns rayons du soleil.
— Notre vie passait comme un songe doré sans soupçon du réveil.
— Une belle après-midi, que tout souriait autour de nous, que le soleil couchant embrasait l’horizon, que, de la terre légèrement humide, s’élevaient des effluves de vie et des parfums de fleurs, deux amants s’arrêtèrent sur le bord de l’eau, au pied de l’arbre qui nous supportait.
— Non, jamais ce souvenir ne s’effacera de ma mémoire ! Elle était jeune, presque une enfant, belle et pâle. Il lui disait tendrement : « Pourquoi pleures-tu ?
— Pardonne-moi cet involontaire sentiment d’égoïsme, lui répondit-elle, en essuyant une larme ; je pleure sur moi, je pleure la vie qui m’échappe. Quand le soleil se couronne de rayons de lumière, que la terre s’habille de verdure et de fleurs, que le vent apporte des parfums, des chants d’oiseaux et des harmonies lointaines, que l’on aime et que l’on se sent aimée, la vie est bonne. – Et pourquoi ne vivrais-tu pas ? reprit-il tout ému, en étreignant ses mains. – Parce que c’est impossible. Quand ces feuilles, qui murmurent harmonieusement, sur nos têtes, tomberont desséchées, moi aussi je mourrai, et le vent emportera, un jour, leur poussière et la mienne. Qui sait où ?… »
— Je l’entendis ; toi aussi tu l’entendis, et nous frissonnâmes sans rien dire. Nous devions donc nous sécher. Nous devions donc mourir, et voltiger emportées dans les tourbillons du vent. Muettes et pleines de terreur, nous attendîmes la nuit, oh ! quelle horrible nuit !
— Pour la première fois, le rossignol manqua au rendez-vous, et ne charma pas sa compagne de ses plaintes amoureuses.
— Bientôt les oiseaux s’envolèrent, et avec eux leurs petits, parés de plumes. Le nid abandonné se balança lentement et tristement, comme le berceau vide d’un enfant mort.
— Puis s’enfuirent les papillons blancs et les libellules azurées, abandonnant la place aux noirs insectes qui venaient ronger nos fibres, et déposer dans notre sein leurs horribles larves.
— Oh ! comme nous frémissions au contact glacé des gelées blanches de la nuit !
— Nous perdîmes notre couleur et notre éclat.
— Nous perdîmes la grâce de nos formes, tout ce qui jadis, en nous touchant, produisait comme un murmure de baisers, un chuchotement de paroles amoureuses, se changea désormais en un bruit rude, sec, désagréable et triste.
— Et enfin, détachées de notre branche, nous volâmes !…
— Le passant nous foula sous ses pieds avec indifférence ; toujours entraînée de-ci, de-là, au milieu de la poussière ou de la fange, je me suis sentie heureuse de pouvoir me reposer, un instant, dans une profonde ornière du chemin.
— Moi, j’ai fait des évolutions sans fin, entraînée par le courant, et j’ai vu, dans ma longue pérégrination, seul, sombre, habillé de deuil, contemplant d’un regard distrait l’eau qui coulait et les feuilles sèches qui indiquaient sa marche, j’ai vu l’un des amoureux, dont les paroles avaient éveillé en nous le pressentiment de la mort.
— Elle aussi a quitté la vie et, peut-être, dort-elle dans une fosse nouvelle, sur laquelle je me suis arrêtée un moment !…
— Ah ! elle dort et se repose enfin ; mais nous autres, quand arriverons-nous au terme de notre long voyage ?
— Jamais… Déjà le vent, qui nous a accordé un moment de repos, recommence à souffler ; je frémis en me sentant enlevée de terre et obligée de le suivre. Adieu, ma sœur !
— Adieu. »
Le vent, qui s’était tu un instant, siffla de nouveau et les feuilles, soulevées dans un tourbillon confus, se perdirent de vue, au milieu des ténèbres de la nuit.
Je pensais alors à une chose, dont je ne puis me souvenir, et, quand même je m’en souviendrais, je ne trouverais pas de mots pour l’exprimer.
UN RAYON DE LUNE.
Je ne sais si cette légende est un conte, qui ressemble à une histoire, ou une histoire, qui ressemble à un conte. Mais je sais qu’au fond il y a une vérité, une vérité très triste, dont je serai peut-être le dernier à profiter, vu les penchants de mon imagination.
Un autre, avec cette donnée, aurait écrit un gros volume de philosophie larmoyante ; j’en ai fait une légende, et ceux qui n’en tireront aucun profit pourront du moins se distraire quelques instants.
I
Noble, il fut élevé au milieu des batailles. Cependant, au son insolite d’une trompette de guerre, il n’aurait pas levé la tête un instant, ni quitté des yeux, une seconde, le vieux parchemin sur lequel il lisait la dernière cantilène d’un troubadour. Si on voulait le voir, il ne fallait pas le chercher dans la large cour de son château, là où les palefreniers domptaient les poulains, où les pages apprenaient aux faucons à voler, où les soldats, aux heures de loisir, affilaient contre la pierre le fer de leur lance.
« Votre seigneur Manrique où est-il ? demandait souvent sa mère.
— Nous l’ignorons, répondaient, les serviteurs ; mais peut-être est-il au cloître du monastère de la Peña, assis au bord d’une tombe, pour tâcher de surprendre, en prêtant l’oreille, quelques paroles des entretiens des morts ; ou sur le pont, regardant l’eau qui coule sous les arceaux ; ou encore, couché sur un fragment de rocher, comptant les étoiles du ciel, et suivant du regard les nuages ; ou contemplant les feux follets qui se croisent comme des éclairs à la surface des lagunes. Il sera partout, excepté où tout le monde se trouve. »
En effet, Manrique aimait la solitude ; il l’aimait tant qu’il aurait désiré n’avoir pas d’ombre, pour que cette ombre ne le suivît pas. Il aimait la solitude, parce que dans son sein il lâchait la bride à son imagination, et se créait un monde fantastique, habité par des êtres étranges, enfants de son délire et de ses rêves de poète ; car Manrique était poète ; poète au point de n’être jamais satisfait de la forme qu’il donnait à sa pensée ; aussi ne l’enfermait-il jamais dans des écrits.
Il passait de longues heures, assis sur un escabeau, près de la haute cheminée gothique, immobile et les yeux attachés sur le foyer ; il croyait que les esprits du feu, aux mille couleurs, habitaient les rouges braises, couraient comme des insectes d’or le long des troncs embrasés, ou dansaient, sous forme d’étincelles, une ronde lumineuse au sommet des flammes.
Il aimait à supposer qu’au fond des ondes du fleuve, dans la mousse des fontaines, sur les vapeurs du lac, vivaient des femmes mystérieuses, fées, sylphides, ou ondines qui exhalaient des soupirs et des gémissements, chantaient et riaient dans le murmure monotone de l’eau, murmure qu’il écoutait en silence, essayant de le comprendre.
Dans les nuages, dans l’air, au fond des bois, dans le creux des rochers, il s’imaginait voir des ombres ou entendre des sons mystérieux ; ombres d’êtres surnaturels, sons inintelligibles qu’il ne pouvait interpréter.
Aimer ! il était né pour rêver l’amour, non pour le sentir. Il aimait, un instant, toutes les femmes qu’il voyait : celle-ci parce qu’elle était blonde ; celle-là à cause de ses lèvres rouges, et cette autre parce qu’en marchant elle se balançait comme un roseau.
Parfois, sous l’influence de son délire, il passait la nuit entière à contempler la lune, qui flottait dans le ciel au milieu de vapeurs argentées, ou les étoiles qui scintillaient au loin, avec l’éclat changeant des pierres précieuses.
Pendant ces longues heures d’insomnie poétique, il s’écriait : « S’il est vrai, comme le dit le prieur de la Peña, que tous ces points lumineux soient des mondes ; s’il est vrai que ce globe de nacre, qui roule au-dessus des nuages, soit habité, qu’elles seront belles les femmes de ses régions lumineuses, et je ne pourrai pas les voir ? et je ne pourrai pas les aimer ?
« Comment sera leur beauté ? comment sera leur amour ? »
Manrique n’était pas encore assez fou pour se faire suivre par les gamins des rues ; mais il l’était assez pour parler et gesticuler tout seul, et c’est par là qu’on commence.
II
Sur le Duero, qui baigne les pierres rongées et noirâtres des murailles de Soria, on a jeté un pont, conduisant de la ville à l’antique couvent des Templiers, dont les domaines s’étendent le long de la rive opposée au fleuve.
À l’époque dont nous parlons, les chevaliers de l’Ordre avaient abandonné déjà leur historique forteresse ; mais les débris des grosses tours de ses murs restaient encore debout ; on voyait, comme on les voit encore en partie aujourd’hui, couverts de lierre et de campanules blanches, les massifs arceaux du cloître et les longues galeries ogivales de ses cours d’armes, où le vent soupire et gémit, en agitant les hautes herbes.
Dans le jardin et le verger, dont les sentiers n’étaient plus foulés, depuis longtemps, par les pieds des religieux, la végétation, livrée à elle-même, déployait toutes ses richesses, sans crainte d’être mutilée par la main de l’homme, sous prétexte de l’embellir. Les plantes grimpantes s’enroulaient autour des vieux troncs d’arbres. Les sombres allées de peupliers, dont les branches se touchaient et se mêlaient entre elles, étaient couvertes de gazon. La chardonnette et les orties poussaient dans les chemins sablonneux ; au milieu des débris des anciens murs prêts à s’écrouler, le raifort flottait au vent, comme le panache d’un casque, et les campanules blanches et bleues se balançaient, sur leur tige longue et flexible, en proclamant la victoire de la destruction et de la ruine.
Il faisait nuit ! une nuit d’été, tiède, parfumée, pleine de douces rumeurs, éclairée par la lune blanche et sereine, au milieu du ciel bleu, lumineux et transparent.
Manrique, l’imagination saisie d’un vertige poétique, après avoir traversé le pont, d’où il contempla un instant la brune silhouette de la ville, se détachant sur le fond de quelques nuages blancs et légers groupés à l’horizon, s’enfonça dans les ruines désertes du monastère des Templiers.
Minuit venait de sonner.
La lune, après s’être élevée lentement, se trouvait au plus haut de sa course dans le ciel, lorsqu’à l’entrée d’une obscure allée, qui descendait du cloître ruiné jusqu’au rivage du Duero, Manrique poussa un cri, un cri léger, étouffé, mélange singulier de surprise, de crainte et de joie.
Au fond de cette allée, il avait vu s’agiter une forme blanche qui flotta un instant, et disparut ensuite dans l’obscurité.
C’était la traîne d’une robe de femme, d’une femme qui venait de traverser le sentier et se cachait dans le feuillage, juste au moment où notre fou, rêveur de chimères et d’impossibilités, pénétrait dans le jardin.
« Une femme inconnue, dans ces lieux, à cette heure ; c’est la femme que je cherche ! » s’écria Manrique, et il se lança à sa suite, rapide comme une flèche.
III
Il arriva à l’endroit où la femme mystérieuse avait disparu dans l’épaisseur du taillis. Elle avait disparu ! de quel côté ? Là-bas, loin, très loin ; parmi les troncs enlacés des arbres, il crut distinguer une clarté, une forme blanche qui se mouvait.
« C’est elle ! c’est elle ! qui porte des ailes aux talons et fuit comme une ombre, » se dit-il, en s’élançant à sa suite, écartant, avec les mains, les réseaux de lierre qui s’étendaient, comme un voile d’un peuplier à l’autre.
Il arriva, après avoir brisé les plantes parasites, pour s’ouvrir un passage à travers les broussailles, jusqu’à un petit plateau éclairé par la lumière du ciel. Personne ! « Ah ! c’est par ici, c’est par ici qu’elle fuit, s’écria-t-il ! J’entends le craquement des feuilles sèches sous ses pas, et le bruit de sa robe frôlant les arbustes, – et il courait, courait comme un fou de-ci, de-là, et ne la voyait pas ! – Mais j’entends ses pas légers, continua-t-il, je crois qu’elle a parlé, oh ! oui elle a parlé !… Le vent, qui gémit dans les branches, les feuilles, qui semblent prier à voix basse, m’ont empêché d’entendre ce qu’elle disait ; mais il n’y a pas à en douter, en s’en allant par ici, elle a parlé… elle a parlé ?… Quelle langue ? Je l’ignore, mais c’est un idiome étranger ! »
Et il continua sa poursuite, croyant tantôt la voir, tantôt pensant l’entendre ; ici, il remarquait le mouvement des branches au milieu desquelles elle avait disparu ; là, il s’imaginait distinguer, sur le sable, la trace de ses pieds ; bientôt même, il fut convaincu que le subtil parfum qu’il respirait, parfois, était un arôme exhalé par cette femme qui se moquait de lui, et prenait un malin plaisir à le fuir, dans cet inextricable labyrinthe.
Vaine anxiété !
Il erra quelques heures, hors de lui, de côté et d’autre, s’arrêtant pour écouter, glissant avec précaution sur l’herbe humide de rosée, et se livrant ensuite à une course folle, désespérée.
Parcourant sans cesse les immenses jardins qui bordaient le rivage du fleuve, il atteignit enfin le pied du rocher sur lequel s’élève l’ermitage de San Saturio.
« Peut-être, de cette hauteur, pourrai-je m’orienter et poursuivre mes recherches dans ces broussailles confuses, » s’écria-t-il, et il s’aidait de sa dague pour grimper de roc en roc.
Après mille efforts, il parvint au sommet d’où l’on découvre au loin la ville et une partie du Duero, qui roule à ses pieds et continue son cours impétueux, encaissé dans ses berges tortueuses.
Arrivé à son but, Manrique jeta un regard autour de lui, et arrêtant ce regard sur un point de l’horizon, il ne put retenir une imprécation !
La lumière de la lune se reflétait dans le léger sillage que laissait derrière elle une petite barque, se dirigeant avec rapidité vers le rivage opposé. Dans cette barque il avait cru distinguer une forme blanche, svelte, une femme, la femme, sans doute, qu’il avait aperçue dans le jardin des Templiers, la femme de ses rêves, la réalisation de ses plus folles espérances.
Il s’élança du haut du rocher, agile comme un daim, jeta à terre sa toque, dont la longue plume l’embarrassait pour courir, enleva son ample manteau de velours, et se dirigea vers le pont, rapide comme l’éclair, comptant le traverser et atteindre la ville, avant que la barque eût touché le rivage.
Folie !
Lorsque Manrique y arriva, haletant, couvert de sueur, ceux qui avaient traversé le Duero du côté de San Saturio, entraient déjà dans Soria par une des portes de la muraille, qui descendait alors jusqu’au fleuve où se reflétaient ses sombres créneaux.
IV
Bien qu’il eût perdu l’espoir d’atteindre ceux qui venaient d’entrer par le guichet de San Saturio, notre héros ne renonça pas à l’espoir de découvrir leur demeure. Poussé par cette idée fixe, il entra dans la ville et se dirigea vers le quartier Saint-Jean, errant longtemps à l’aventure dans les rues.
Soria possédait alors, et possède encore des rues étroites, tortueuses et sombres, où régnait un profond silence, silence qui n’était interrompu que par l’aboiement d’un chien, par le bruit d’une porte se refermant, ou par le hennissement d’un cheval qui agitait, en piaffant, la chaîne qui le retenait au râtelier dans les écuries souterraines.
Prêtant une oreille attentive aux rumeurs de la nuit, Manrique croyait entendre, tantôt, les pas de quelqu’un qui venait de doubler l’angle d’une ruelle déserte, tantôt les voix confuses de gens qui parlaient derrière lui et qu’il espérait, à chaque instant, voir apparaître à son côté.
Il passa de la sorte plusieurs heures, courant au hasard d’un endroit à un autre.
Enfin, il s’arrêta devant une grande maison de pierre noirâtre, des plus vieilles ; et ses yeux brillèrent d’une indicible expression de joie. À l’une des hautes fenêtres ogivales de cette maison, que l’on pouvait appeler un palais, un rayon de lumière, faible et douce, filtrait à travers de légers rideaux en soie rose, et se reflétait sur les vieux murs lézardés de la maison lui faisant face.
« Plus de doute, c’est ici qu’habite mon inconnue, s’écria Manrique, à voix basse, sans quitter du regard la fenêtre gothique ; c’est ici qu’elle vit ! Elle est entrée par le guichet de San Saturio… c’est par le guichet de San Saturio qu’on vient dans ce quartier… et, dans ce quartier, il y a une maison où après minuit quelqu’un veille.
« Qui veillerait ?
« Qui ? sinon elle, revenant de ses courses nocturnes à cette heure avancée de la nuit ?
« Plus de doute, voilà sa demeure ! »
Dominé par cette croyance, roulant dans sa tête les projets les plus fous et les plus fantasques, il attendit l’aube devant la fenêtre gothique où la lumière ne cessa de briller et qu’il ne perdit pas de vue un seul instant.
Aux premières lueurs du jour, les massives portes de la voûte donnant accès dans la maison, au-dessus desquelles on voyait le blason sculpté du maître, tournèrent lentement sur leurs gonds, avec un grincement aigu et prolongé.
Un écuyer, le trousseau de clefs à la main, parut sur le seuil ; il se frottait les yeux, et montrait à chaque bâillement une rangée de dents superbes, dignes de faire envie à un crocodile.
Le voir et s’élancer vers lui, fut pour Manrique l’affaire d’un instant.
« Qui habite dans cette maison ?
« Comment s’appelle-t-elle ?
« D’où vient-elle ?
« Que fait-elle à Soria ?
« Est-elle mariée ?
Réponds, réponds donc, animal ! »
Telles furent les paroles qu’il prononça, en guise de salutations, agitant violemment le bras de l’écuyer, qui, après l’avoir regardé longtemps avec stupeur, répondit d’une voix altérée par la surprise.
« Cette maison appartient à l’illustre seigneur don Alonso de Valdecuellos, grand veneur de Sa Majesté le roi. Il fut blessé dans la guerre contre les Maures et il est venu dans cette ville se reposer de ses fatigues.
— Et sa fille, interrompit le jeune homme impatient, sa fille, ou sa femme, ou sa sœur, ou n’importe qui ?
— Il n’a aucune femme près de lui.
— Aucune femme !… Qui occupe donc la chambre où j’ai vu briller une lumière toute la nuit ?
— C’est la chambre de mon maître don Alonso, qui, se trouvant indisposé, garde sa lampe allumée jusqu’au matin. »
La foudre, tombant tout à coup aux pieds de Manrique, ne lui aurait pas causé une terreur semblable à celle qu’il éprouva en écoutant ces paroles.
V
« Je la retrouverai, je la retrouverai, et si je la retrouve, je suis presque sûr de la reconnaître.
« À quoi ?
« Je ne puis le dire… mais je la reconnaîtrai assurément.
« L’écho de ses pas, une seule de ses paroles, l’extrémité de sa traîne ; oui, rien que l’extrémité de sa traîne me suffiront. Nuit et jour, je vois flotter devant mes yeux les plis d’une étoffe blanche et diaphane ; nuit et jour, j’entends en moi-même le frôlement de sa robe, et le murmure confus de ses inintelligibles paroles.
« Qu’a-t-elle dit ?
« Qu’a-t-elle dit ?
« Ah ! si je pouvais, par hasard, savoir ce qu’elle a dit ; peut-être… sans même le savoir, je la retrouverai… je la retrouverai ; mon cœur me le dit, et le cœur ne trompe jamais.
« Il est vrai que j’ai déjà inutilement parcouru toutes les rues de Soria ; que j’ai passé bien des nuits à la belle étoile, immobile, comme une borne, à l’angle d’un mur. Il est vrai aussi que j’ai dépensé plus de mille doublons d’or à faire jaser les duègnes et les écuyers ; que j’ai offert de l’eau bénite, dans l’église de Saint-Nicolas, à une vieille, si artistement enveloppée dans sa mante de bure qu’elle m’a semblé une déesse. Et puis, une nuit, à la sortie des matines de la Collégiale, j’ai suivi comme un imbécile la chaise à porteurs de l’archiprêtre, croyant que le bout de sa houppelande ressemblait à la robe de mon inconnue ; mais peu importe !… je la retrouverai ! et certainement la gloire de la posséder dépassera l’ennui de la chercher.
« Comment seront ses yeux ?
« Ils doivent être bleus, bleus et humides, comme le ciel de la nuit. J’aime les yeux de cette nuance, ils sont si expressifs, si mélancoliques, si…
« Plus de doute, ses yeux sont bleus, bleus assurément, et ses cheveux noirs, très noirs et assez longs pour flotter. Oui, il me semble que je les ai vus flotter, cette nuit-là, en même temps que ses vêtements ! Mais, je ne me trompe pas, ils étaient noirs. Comme ils vont bien, les yeux bleus, allongés, assoupis, avec une chevelure dénouée, noire, flottante, à une femme grande… parce que… elle est grande et svelte, comme les anges des portiques de nos cathédrales, dont les visages ovales sont enveloppés d’ombre, dans le mystérieux crépuscule de leur niche de granit.
« Sa voix ?… Sa voix, je l’ai entendue ! Sa voix est suave, comme le souffle de la brise, dans le feuillage des peupliers, et sa démarche mesurée, majestueuse, comme les cadences de la musique.
« Et cette femme, qui est belle, comme le plus beau rêve de ma jeunesse, qui pense comme je pense, qui aime ce que j’aime, qui hait ce que je hais, dont l’esprit est le frère du mien, qui est le complément de mon être, ne se sentira-t-elle pas émue en me rencontrant ?
« Ne m’aimera-t-elle pas comme je l’aimerai, comme je l’aime déjà, avec toutes les forces de ma vie, toutes les facultés de mon âme ?
« Allons, allons à l’endroit où je l’ai vue, la première et la seule fois… Qui sait si, capricieuse comme moi, aimant la solitude et le mystère à l’instar des âmes rêveuses, elle ne se plaît pas à parcourir les ruines dans le silence de la nuit ? »
Deux mois s’étaient écoulés depuis que l’écuyer de don Alonso de Valdecuellos avait enlevé tout espoir à Manrique ; deux mois pendant lesquels il avait formé à chaque instant des projets en l’air, que la réalité faisait évanouir comme un souffle ; deux mois passés à la recherche de la femme inconnue, dont l’absurde amour grandissait dans son âme, grâce à ses folles rêveries, lorsqu’en traversant un soir, abîmé dans ses pensées, le pont qui mène aux Templiers, le jeune amoureux s’enfonça dans les sombres allées du jardin.
VI
La nuit était belle et sereine. La lune brillait dans son plein au zénith, et le vent gémissait très doucement dans les feuilles des arbres.
Manrique atteignit le cloître, plongea du regard dans son enceinte, regarda à travers les massives colonnes de ses arceaux…
Il était désert !
Alors il sortit et se dirigea vers l’obscure allée qui conduit au Duero.
À peine y avait-il pénétré qu’un cri de joie s’échappa de ses lèvres.
Il avait vu flotter un instant, et ensuite disparaître la robe blanche, la robe blanche de la femme de ses rêves, de la femme qu’il adorait comme un fou !
Il court, il court après elle, il arrive à la place où il l’a vue disparaître et s’arrête ; mais en s’y arrêtant il fixe ses yeux hagards sur le sol et demeure immobile. Un léger tremblement agite ses membres, tremblement qui, peu à peu, présente tous les symptômes d’une convulsion et se termine enfin par un éclat de rire, un éclat de rire sonore, strident, horrible !
Cette chose blanche, légère, flottante, qui avait brillé devant ses yeux, qui avait brillé à ses pieds un instant, un seul instant…
N’était qu’un rayon de lune !
Un rayon de lune qui pénétrait par intervalles à travers la voûte verdoyante des arbres, quand le vent agitait leurs branches.
Quelques années s’étaient écoulées, Manrique était assis sur un escabeau au coin de la grande cheminée gothique de son manoir, immobile, le regard vague, inquiet comme celui d’un idiot ; prêtant à peine attention aux caresses de sa mère, et aux consolations de ses serviteurs.
« Tu es jeune, tu es beau, lui disait sa mère, pourquoi rester dans la solitude ? Pourquoi ne cherches-tu pas une femme que tu aimeras et qui te rendra heureux en t’aimant ?
— L’amour !… l’amour est un rayon de lune ! murmurait le jeune homme.
— Pourquoi ne vous réveilleriez-vous pas de votre léthargie ? lui disait un de ses écuyers. Habillez-vous de fer des pieds à la tête, déployez votre étendard et partons pour la guerre. À la guerre on acquiert la gloire !
— La gloire… la gloire est un rayon de lune.
— Voulez-vous que je vous dise le dernier chant qu’Arnauld, le troubadour provençal, vient de composer ?
— Non ! non ! s’écria Manrique, se levant furieux de son siège, je ne veux rien… c’est-à-dire si, je veux… je veux que vous me laissiez seul… chants… femmes… gloire… bonheur… mensonges, vains fantômes enfantés par notre imagination, que nous habillons selon notre fantaisie, que nous aimons, après lesquels nous courons, pourquoi ? pourquoi ? pour trouver un rayon de lune ! »
Manrique était fou ! Du moins tout le monde le disait. Moi, au contraire, je pense qu’en ce moment-là, il avait recouvré la raison.
LES YEUX VERTS.
Depuis longtemps je désirais écrire quelque chose sous ce titre.
Aujourd’hui l’occasion se présente, je le mets en grandes lettres sur une feuille de papier, et aussitôt je laisse voler ma plume capricieuse.
Je crois avoir vu des yeux pareils à ceux que j’ai peints dans cette légende. Est-ce en rêve ? je ne sais ; mais je les ai vus. Je ne pourrai certes pas les décrire tels qu’ils étaient : lumineux, transparents, comme les gouttes de pluie qui glissent sur les feuilles des arbres, après un orage d’été. En tout cas, je compte sur l’imagination de mes lecteurs pour comprendre ce que j’appellerai l’ébauche d’un tableau que je peindrai plus tard.
I
« Le cerf fuit blessé… il fuit blessé ; on ne saurait en douter. Ne voit-on pas sa trace sanglante sur les broussailles de la montagne, et, en sautant les lentisques, ses jambes ont fléchi… Notre jeune seigneur débute comme d’autres finissent… Durant les quarante années de ma vie de chasseur, je n’ai pas vu plus beau coup… mais, par saint Saturio, patron de Soria ! barrez-lui la route du côté de ces chênes verts, animez les chiens, soufflez à pleins poumons dans les trompes, enfoncez vos éperons d’acier dans les flancs des chevaux ; ne voyez-vous pas qu’il se dirige vers la fontaine des peupliers ? S’il la franchit avant de mourir, nous pouvons le considérer comme perdu. »
Les ravins du Moncayo répétèrent, d’écho en écho, les fanfares des cors de chasse. Les aboiements de la meute, les cris des pages résonnèrent avec une nouvelle furie, et le groupe confus d’hommes, de chevaux et de chiens, sur l’ordre d’Iñigo, le chef des veneurs du marquis d’Almenar, se dirigea vers l’endroit désigné par lui, comme le plus convenable pour couper la retraite à l’animal.
Tout fut inutile. Quand le plus agile des lévriers arriva à la chênaie, haletant et la gueule pleine de bave, le cerf, rapide comme une flèche, l’avait déjà franchie d’un seul bond, et se perdait au milieu des halliers bordant un sentier qui conduisait à la fontaine.
« Halte !… tout le monde, halte ! cria Iñigo : Dieu a voulu qu’il échappe. »
La cavalcade s’arrêta, les trompes restèrent muettes et les lévriers, à la voix des veneurs, abandonnèrent sa piste, en grognant.
En ce moment le héros de la fête, Fernand de Argensola, l’héritier d’Almenar, rejoignit le groupe des chasseurs.
« Qu’est-ce ? s’écria-t-il, en s’adressant à son veneur, la mauvaise humeur peinte sur le visage et les yeux étincelants de colère ; que fais-tu, imbécile ? ne vois-tu pas que l’animal est blessé ? C’est le premier frappé de ma main et tu abandonnes sa piste, pour qu’il soit perdu et aille mourir dans un fourré. Crois-tu que je viens tuer des cerfs afin de régaler les loups ?
— Seigneur, murmura Iñigo entre ses dents, il est impossible d’aller plus loin.
— Impossible ! Et pourquoi ?
— Parce que ce sentier, reprit le veneur, conduit à la fontaine des peupliers ; la fontaine des peupliers, dont les eaux sont habitées par l’esprit du mal. Qui ose les troubler, paye cher son audace. L’animal aura déjà franchi les berges, et vous ne sauriez les franchir, vous, sans attirer sur votre tête une horrible calamité. Nous autres chasseurs, nous sommes les rois du Moncayo, mais des rois qui payent un tribut. Tout gibier qui se réfugie dans cette fontaine mystérieuse, est gibier perdu.
— Gibier perdu ! Je perdrai plutôt la seigneurie de mes pères, je perdrai plutôt l’âme dans les mains de Satan, avant de permettre à ce cerf de m’échapper, lui, le premier frappé de mon épieu, au début de mes excursions de chasseur… Le vois-tu ?… le vois-tu ? par moments, on l’aperçoit encore d’ici… les jambes lui manquent, sa course est moins rapide ; laisse-moi… laisse-moi… lâche la bride ou je te renverse dans la poussière… Qui sait si je lui laisserai le temps d’arriver à la fontaine ? et s’il y arrive, au diable, elle, sa pureté et ses habitants. Sus ! Éclair ! Sus, mon cheval ! ah, si tu l’atteins, je ferai enchâsser les diamants de mes parures dans ton frontal d’or. »
Cavalier et coursier partirent comme l’ouragan.
Iñigo les suivit du regard ; quand ils disparurent dans les broussailles, il jeta les yeux autour de lui ; tous, à son exemple, restaient immobiles et consternés.
Le veneur s’écria enfin :
« Seigneurs, vous l’avez vu, je me suis exposé à mourir sous les sabots de son cheval pour le retenir. J’ai rempli mon devoir. La bravoure est impuissante contre le diable. Le chasseur vient jusqu’ici avec son arbalète, mais, au delà, que le chapelain essaye de passer avec son goupillon. »
II
« La fraîcheur de votre teint a disparu ; vous marchez muet et sombre ; que vous arrive-t-il ? Depuis le jour, jour funeste, où vous avez atteint la fontaine des peupliers à la poursuite du cerf blessé, on dirait que vous dépérissez par l’effet des philtres d’une méchante sorcière.
« Vous n’allez plus, précédé de la meute bruyante, à la montagne, et les fanfares de vos trompes n’en réveillent plus les échos.
« Seul, avec les préoccupations qui vous tourmentent, vous prenez, tous les matins, l’arbalète, vous gagnez les fourrés et y restez jusqu’au coucher du soleil. Quand la nuit est tombée, vous rentrez au château, pâle, fatigué, et je cherche vainement, dans votre baudrier, les dépouilles du gibier. À quoi vous occupez-vous pendant de si longues heures, loin de ceux qui vous chérissent le plus ? »
Tandis qu’Iñigo parlait, Fernand, absorbé dans ses pensées, taillait machinalement, avec son couteau de montagne, des esquilles dans son siège d’ébène.
Après un long silence, interrompu seulement par le frottement de la lame qui glissait sur le bois poli, le jeune homme, s’adressant à son serviteur, s’écria, comme s’il n’eût entendu aucune de ses paroles :
« Iñigo, toi qui es vieux, toi qui connais toutes les cavernes du Moncayo, qui as vécu sur ses flancs à la poursuite des animaux sauvages, et qui maintes fois as gravi ses cimes, dans tes courses de chasseur, dis-moi : as-tu rencontré, par hasard, une femme vivant au milieu de ses rochers ?
— Une femme, s’écria le veneur surpris, regardant son maître fixement.
— Oui, ajouta le jeune homme, il m’arrive une chose étrange, très étrange… Je croyais garder éternellement ce secret, mais, je ne le puis plus ; il déborde de mon cœur, mon visage le trahit ; je vais donc te le révéler… Tu m’aideras à dissiper le mystère dont s’enveloppe une créature qui semble exister pour moi seul, puisque personne ne la connaît, ne l’a vue et ne peut me fournir sur elle aucune indication. »
Le veneur, sans desserrer les lèvres, traîna son petit banc et le plaça près du siège de son seigneur, sans cesser de le regarder avec des yeux effrayés.
Celui-ci, ayant coordonné ses idées, continua ainsi :
« Depuis le jour où, malgré tes funestes prédictions, je gagnai la fontaine des peupliers et rattrapai, en franchissant ses eaux, le cerf que votre superstition aurait laissé fuir, mon âme a été envahie par la passion de la solitude.
« Tu ne connais pas le site. Figure-toi cette fontaine cachée dans le sein d’un rocher ; elle s’en échappe, tombe et glisse, goutte à goutte, sur les feuilles vertes et flottantes des plantes qui croissent au bord de son berceau.
« Les gouttes, au moment où elles se détachent, brillent comme des pépites d’or, vibrent comme les notes d’un instrument ; elles se réunissent au milieu de gazons, murmurent et murmurent, en produisant un bruit pareil au bourdonnement des abeilles prêtes à se poser sur les fleurs. Elles courent sur un lit de sable, forment un ruisseau, luttent contre les obstacles qui s’opposent à son passage, se replient sur elles-mêmes, sautent, bondissent, fuient, soit en riant, soit en soupirant, vont enfin se perdre dans un lac et produisent, en y tombant, d’indescriptibles rumeurs.
« Gémissements, paroles, noms, chants, je ne sais ce que j’ai entendu au milieu de ces rumeurs, quand je me suis assis seul et fiévreux, sur le rocher au pied duquel bondissent les eaux de la fontaine mystérieuse, avant de s’arrêter et de former un lac profond, dont la surface immobile est à peine ridée par la brise du soir.
« Là, tout est grand. La solitude, avec ses mille bruits inconnus, règne dans cet endroit et enivre l’esprit d’une ineffable mélancolie.
« Par l’intermédiaire des feuilles argentées des peupliers, des trous des rochers, des ondes du lac, les invisibles esprits de la nature semblent nous parler, et reconnaître un frère dans l’esprit immortel de l’homme.
« Quand vous me voyez, à la naissance du jour, prendre l’arbalète et me diriger vers la montagne, jamais je ne songe à m’enfoncer au milieu des halliers, à la poursuite du gibier ; non, je vais m’asseoir au bord de la fontaine et chercher dans ses ondes… Quoi ? je ne sais, une folie ! Le jour où je l’ai franchie, monté sur Éclair, j’ai cru, dans leurs profondeurs, voir briller une chose étrange… très étrange,… les yeux d’une femme.
« Peut-être était-ce un fugitif rayon de soleil, qui serpentait sous l’écume. Peut-être était-ce une de ces fleurs, qui flottent au milieu des algues nées dans son sein, et dont les calices ressemblent à des émeraudes… je l’ignore ; mais j’ai cru voir un regard qui s’attacha sur moi, regard qui embrasa mon cœur du désir absurde, irréalisable, du désir de rencontrer quoiqu’un avec de pareils yeux.
« Je suis allé à leur recherche, dans cet endroit, des jours et des jours.
« Un soir enfin… Je croyais être le jouet d’un songe… mais non, c’était la vérité ; car je lui ai parlé, plusieurs fois, comme je te parle en ce moment… Un soir, j’ai rencontré, assise à ma place et vêtue d’une tunique qui descendait jusqu’à l’eau et flottait à sa surface, une femme, belle au delà de toute limite : ses cheveux semblaient d’or, ses cils brillaient comme des rayons de lumière ; sous ses cils voltigeaient, inquiètes, les prunelles que j’avais vues… oui, les yeux de cette femme étaient, en effet, les yeux qui restaient gravés dans mon esprit, des yeux d’une couleur impossible, des yeux…
— Verts ! » s’écria Iñigo, avec un accent de profonde terreur, en se dressant tout à coup sur son siège.
Fernand, à son tour, le regarda, surpris de l’entendre exprimer ce qu’il allait dire, et lui demanda avec un mélange d’anxiété et de satisfaction : « La connaîtrais-tu ?
— Oh ! non, reprit le veneur, Dieu me préserve de la connaître ! Mon père, en me défendant d’aller vers ces parages, m’a dit mille fois que l’Esprit follet, démon ou femme, qui habite ces eaux, a les yeux de cette couleur. Je vous conjure, par ce que vous aimez le plus sur la terre, de ne plus retourner à la fontaine des peupliers. Un jour ou l’autre, victime d’une vengeance implacable, vous expieriez par la mort le crime d’en avoir souillé les eaux.
— Par ce que j’aime le plus !… murmura le jeune homme, en souriant tristement.
— Oui, continua l’ancien, par vos ancêtres, par vos parents, par les larmes de celle que le ciel vous destine pour femme, et celles du serviteur qui vous a vu naître…
— Sais-tu ce que j’aime le plus en ce monde ? Sais-tu pour quoi je céderais l’amour de mon père, les baisers de celle qui m’a donné la vie, et les tendresses accumulées de toutes les femmes de la terre ? pour un regard, un seul regard de ces yeux… Comment pourrai-je renoncer à les poursuivre ? »
Fernand prononça ces mots avec un accent tel, que les larmes, qui vacillaient au bord des paupières d’Iñigo, glissèrent silencieuses sur ses joues, tandis qu’il s’écriait désolé : Que la volonté du ciel s’accomplisse !
III
« Qui es-tu ? Quelle est ta patrie ? Où habites-tu ? Chaque jour je viens à ta recherche, et je ne vois ni le coursier qui t’amène dans ces parages, ni les serviteurs qui portent ta litière. Déchire enfin le voile mystérieux dont tu t’enveloppes, comme dans une nuit profonde. Je t’aime, noble ou roturière, je serai à toi, à toi pour toujours… »
Le soleil s’était caché derrière la cime de la montagne ; les ombres descendaient à grands pas le long de ses flancs ; la brise gémissait dans les peupliers de la fontaine et le brouillard, montant peu à peu de la surface du lac, commençait à envelopper les rochers de ses rives.
Sur l’un d’eux, sur un rocher qui semblait prêt à tomber au fond des eaux, on voyait, se reflétant à leur surface, l’image tremblante de l’héritier d’Almenar, agenouillé aux pieds de sa mystérieuse amante, cherchant en vain à lui arracher le secret de son existence.
Elle était belle, belle et pâle comme une statue d’albâtre.
Une boucle de ses cheveux tombait sur ses épaules et glissait dans les plis de son voile, comme un rayon de soleil traversant les nuages.
Entourées de cils blonds, ses prunelles brillaient pareilles à des émeraudes serties dans une monture d’or.
Quand le jeune homme eut cessé de parler, elle remua les lèvres pour prononcer quelques mots ; mais il ne s’en exhala qu’un soupir, soupir faible et plaintif, comme celui de l’onde légère poussée par la brise, et qui meurt parmi les joncs.
« Tu ne me réponds pas ! continua Fernand, envoyant s’évanouir ses espérances. Veux-tu que j’ajoute foi à ce que j’ai entendu dire de toi ?
« Oh ! non… Parle-moi : Je veux savoir si tu m’aimes, je veux savoir si je puis t’aimer, si tu es femme… ou démon…
— Et si je l’étais ? »
Le jeune homme hésita un instant : une sueur froide inonda son être ; ses prunelles se dilatèrent, en s’attachant avec plus d’intensité sur celles de cette femme, et, fasciné par leur éclat phosphorescent, presque fou, il s’écria dans son transport amoureux :
« Si tu l’étais… Je t’aimerais… je t’aimerais autant que je t’aime en ce moment. Ma destinée est de t’aimer, même au delà de cette vie, si, au delà, il existe quelque chose.
— Fernand, dit alors la beauté d’une voix musicale : je t’aime plus encore que tu ne m’aimes ; moi, je suis un pur esprit et je descends jusqu’à un mortel ! Je ne suis pas une femme semblable à celles de la terre ; je suis une femme digne de toi, si supérieur aux autres hommes. Je vis au fond des eaux et, comme elles, fugace, incorporelle et transparente, je parle avec leurs rumeurs, j’ondule avec leurs vagues.
« Je ne châtie pas celui qui ose troubler la fontaine où je demeure ; loin de là, mon amour le récompense d’être un mortel inaccessible aux superstitions du vulgaire, et capable de comprendre ma tendresse étrange et mystérieuse. »
Tandis qu’elle parlait ainsi, le jeune homme, absorbé dans la contemplation de sa fantastique beauté, et comme attiré par une force inconnue, avançait de plus en plus vers le bord du rocher.
La femme aux yeux verts continua ainsi :
« Vois-tu le fond limpide du lac, vois-tu ces plantes, aux feuilles vertes et larges qui s’agitent dans ses profondeurs ?… Elles nous fourniront un lit d’émeraudes et de coraux… et moi… moi je te donnerai un bonheur, un bonheur sans nom, bonheur que tu as rêvé dans tes heures de délire et que personne ne peut t’offrir… viens, les vapeurs du lac, flottent sur nos fronts comme un berceau de lin…
« La voix incompréhensible des ondes nous appelle ; déjà le vent chante dans les peupliers ses hymnes d’amour ; viens… viens… »
La nuit étendait ses ombres, la lune se reflétait à la surface du lac, un brouillard floconneux se mouvait au souffle de l’air, et les yeux verts brillaient dans l’obscurité, comme les feux follets qui courent au-dessus des eaux putréfiées… Viens… viens… ces paroles bruissaient aux oreilles de Fernand comme des conjurations. Viens… et la femme mystérieuse l’appelait au bord de l’abîme, où elle restait suspendue. Elle semblait lui offrir un baiser… un baiser !…
Fernand fit un pas vers elle… puis un autre… Il sentit des bras délicats et flexibles s’unir autour de son cou, et sur ses lèvres ardentes une sensation de froid, un baiser de neige… il vacilla… perdit pied et tomba dans l’eau, avec un bruit sourd et lugubre.
Les eaux jaillirent en étincelles lumineuses, et se refermèrent sur son corps, et leurs cercles d’argent allèrent en s’élargissant, en s’élargissant jusqu’à expirer sur les rives.
LA PARURE D’ÉMERAUDES.
Nous étant arrêtés dans la rue San Jerónimo, en face de la maison Duran, nous lisions le titre d’un livre de Méry.
Ce titre étrange attira mon attention au point que je le signalai à l’ami qui m’accompagnait ; celui-ci, s’appuyant légèrement sur mon bras, me dit : « La journée est on ne peut plus belle, allons faire un tour à la Fuente Castellana. Pendant la promenade, je le conterai une histoire dont je suis le principal héros. Elle te fera comprendre ce titre ; tu le verras quand tu l’auras entendue, et elle te l’expliquera de la manière la plus simple du monde. »
J’avais de la besogne et pas mal ; mais comme je cherche toujours un prétexte pour ne rien faire, j’acceptai la proposition et mon ami commença en ces termes :
« Il y a quelque temps de cela, je sortis un soir pour flâner dans les rues, sans autre but que de flâner ; après avoir examiné les collections de tous les magasins d’estampes et de photographies, choisi par la pensée, dans la boutique des Saboyanos, les bronzes avec lesquels j’ornerais ma maison, si j’en avais une, passé enfin une revue minutieuse de tous les objets d’art et de luxe exposés aux yeux du public, sur des rayons, derrière des glaces brillamment éclairées, je m’arrêtai un instant à la devanture de Samper.
« Je ne sais combien de temps je restai là, distribuant, dans mon imagination, des cadeaux à toutes les jolies femmes de ma connaissance : à celle-ci un collier de perles ; à celle-là, une croix de brillants ; à cette autre, des boucles d’oreilles d’améthyste et d’or ; mais à quelle femme, digne de la porter, pouvais-je offrir une magnifique parure d’émeraudes aussi riche qu’élégante, qui, au milieu de tous les autres bijoux, attirait mon attention, par la beauté et la pureté de ses pierreries ? j’hésitais ; quand j’entendis, à côté de moi, une voix douce, harmonieuse au possible, s’écrier, avec un accent qui me mit hors de moi : « Quelles magnifiques émeraudes !… » Je tournai la tête dans la direction d’où parlait cette voix de femme ; nul autre écho ne pouvait rendre de pareils accents, et je vis en effet une femme extrêmement belle. Je ne pus la contempler qu’un instant ; malgré cela, sa beauté produisit sur moi une profonde impression.
« Un carrosse stationnait devant le bijoutier dont elle venait de franchir la porte. Elle était accompagnée d’une dame d’un certain âge, trop jeune pour être sa mère, trop mûre pour être son amie. Quand elles furent toutes deux montées dans la voiture, les chevaux partirent et je restai, bouche béante, la regardant s’en aller, jusqu’à ce que je la perdisse de vue.
« Quelles belles émeraudes ! avait-elle dit. En effet, les émeraudes étaient admirables. Le collier, entourant sa gorge de neige, ressemblerait aux feuilles printanières de l’amandier réunies en guirlande et couvertes de rosée ; la broche, sur son sein, à la fleur du lotus se balançant sur l’onde mobile et couronnée d’écume.
« Quelles belles émeraudes ! Elle les désire peut-être ? et, si elle les désire, pourquoi ne les posséderait-elle pas ? Elle doit être riche et appartenir à la haute société ; elle a un équipage élégant et, sur la portière de la voiture, j’ai cru voir un noble blason. Indubitablement, il y a dans l’existence de cette femme un mystère.
« Telles furent les pensées qui me traversèrent l’esprit, quand, après l’avoir perdue de vue, le bruit de son équipage cessa d’arriver à mes oreilles. En effet, dans sa vie si tranquille, si enviable, en apparence, il y avait un horrible mystère, je ne te dirai pas comment, mais je suis parvenu à le découvrir.
« Mariée extrêmement jeune à un libertin qui, après avoir dissipé sa fortune, avait cherché, dans une union avantageuse, le meilleur moyen de manger celle d’autrui ; modèle de l’épouse et de la mère, cette femme avait renoncé à satisfaire ses plus légers caprices, pour conserver à sa fille une portion de son patrimoine, tout en maintenant, extérieurement, l’éclat de sa maison, à la hauteur que la société lui avait toujours connu.
« On parle des grands sacrifices de certaines femmes. Leur organisation étant donnée, je crois qu’il n’y en a pas de comparable au sacrifice d’un désir ardent, qui intéresse à la fois leur vanité et leur coquetterie.
« Dès le moment où j’eus pénétré le mystère de son existence, grâce à une extravagance de mon caractère, toutes mes aspirations se réduisirent à une seule : posséder cette merveilleuse parure, la lui offrir de manière qu’elle ne puisse la refuser et de façon qu’elle ignore toujours la main qui la lui a donnée.
« Parmi les nombreuses difficultés que je rencontrais à réaliser mon idée, la première, et certes la plus grande, venait de ce que je n’avais, ni peu ni prou, l’argent nécessaire pour acheter les bijoux.
« Je ne désespérai pas cependant de réaliser mon projet.
« Où trouver l’argent ? me disais-je à part moi, et je songeai aux prodiges des Mille et une nuits, à ces paroles cabalistiques sous l’influence desquelles la terre s’ouvrait, laissant voir ses trésors cachés ; à ces baguettes d’un pouvoir si grand, qu’en frappant avec elles un rocher, il jaillissait de son sein une fontaine, non pas d’eau, le miracle serait peu surprenant, mais de rubis, de topazes, de perles et de diamants.
« Ignorant les unes, ne sachant où rencontrer l’autre, je me décidai, en dernier lieu, à écrire un livre et à le vendre. Tirer de l’argent des entrailles d’un éditeur est un miracle, que je réalisai.
« J’écrivis un livre original, qui fut peu goûté, car une seule personne pouvait le comprendre ; les autres n’y voyaient qu’un amas de phrases.
« J’intitulai le livre la Parure d’émeraudes, et je signai de mes initiales seulement.
« Comme je ne suis pas Victor Hugo, à beaucoup près, je n’ai pas besoin de te dire qu’on ne me donna pas, de mon roman, ce que reçut, pour son dernier ouvrage, l’auteur de Notre-Dame de Paris ; mais, en réunissant toutes mes ressources, j’avais ce qu’il me fallait pour mettre à exécution mon plan de campagne.
« La parure en question valait de quatorze à quinze mille duros, et, pour l’acheter, je pouvais déjà additionner la respectable somme de 750 francs ; il me fallait jouer ; je jouai donc, et je jouai avec tant de décision et de bonheur, qu’en une seule nuit, je gagnai ce dont j’avais besoin.
« À propos de jeu, j’ai fait une remarque dont la justesse m’est chaque jour confirmée davantage.
« Si l’on ponte avec la certitude de gagner, on gagne. Il ne faut pas approcher du tapis vert avec l’hésitation de celui qui vient tenter la fortune, mais avec l’aplomb de celui qui arrive prendre son bien.
« Tu peux être sûr que, cette nuit-là, j’aurais été aussi surpris de perdre que de voir une maison respectable me refuser une traite signée Rothschild.
« Le jour suivant j’allai chez Samper. Tu crois, peut-être, qu’en jetant sur le comptoir du bijoutier une poignée de billets de toutes les couleurs, qui me représentaient, pour le moins, une année de plaisir, beaucoup de belles femmes, un voyage en Italie, des cigares et du champagne à discrétion, j’hésitai un moment ? Non, ne le crois pas : je les jetai avec la même tranquillité, que dis-je ! tranquillité ! avec la même satisfaction que Buckingham rompit le fil réunissant les perles, dont il sema le tapis du palais de son amante.
« J’achetai les bijoux et les emportai chez moi. Tu ne peux rien imaginer de plus beau que cette parure.
« Je ne suis plus surpris des soupirs que poussent parfois les femmes, en passant devant ces boutiques offrant à leurs yeux de si brillantes tentations. Je ne suis pas surpris que Méfistophélès ait choisi un collier de pierre précieuses, comme l’objet le plus capable de séduire Marguerite. Moi, qui suis homme et très homme, j’aurais voulu, pour un instant, vivre en Orient, être un de ces monarques fabuleux qui ceignent leur front d’un cercle d’or et de pierreries, pour pouvoir me parer de ces magnifiques feuilles d’émeraudes, avec des fleurs en diamants.
Un gnome, pour obtenir un baiser d’une sylphide, ne parviendrait pas à découvrir, parmi les immenses trésors gardés dans le sein de l’avare terre et connus d’eux seuls, une émeraude plus grande, plus limpide, plus belle que celle qui brillait au centre du diadème maintenue par un nœud de rubis.
« Maître de la parure, je songeai au moyen de la faire remettre à la femme à laquelle je la destinais.
« Au bout de quelques jours, moyennant quelque argent, j’amenai une de ses servantes à me promettre de la placer dans son coffre à bijoux, sans être vue, et pour être certain qu’elle ne révélerait pas l’origine du cadeau, je lui donnai ce qui me restait, quelques milliers de réaux, à condition qu’elle quitterait Madrid et s’en irait à Barcelone, aussitôt après avoir mis la parure dans l’endroit convenu. C’est en effet ce qu’elle fit.
« Imagine-toi la surprise de sa maîtresse, quand, après avoir constaté la disparition subite de sa servante, et soupçonnant que celle-ci avait fui la maison, peut-être, en emportant quelque chose, elle trouva, dans son secrétaire, la magnifique parure d’émeraudes.
« Qui avait deviné sa pensée ?
« Qui avait pu s’imaginer que, de temps à autre, elle soupirait au souvenir de ces bijoux ?
« Des mois s’écoulèrent. Elle conservait mon cadeau, je le savais ; elle avait fait de grands efforts pour en découvrir l’origine ; je le savais aussi, et cependant jamais je ne l’avais vue s’en parer. Dédaignerait-elle l’offrande ? Ah ! me disais-je, si elle connaissait le mérite d’un tel présent ; si elle apprenait qu’il est à peine surpassé par celui de cet amoureux, qui, pendant l’hiver, engagea son manteau pour acheter un bouquet de fleurs ! peut-être croit-elle qu’il vient d’un richard qui, un jour ou l’autre, se présentera chez elle et, s’il est reçu, en réclamera le prix. Comme elle se trompe !
« Une nuit de bal, je m’installai à la porte du palais, et, perdu dans la foule, j’attendis sa voiture pour la voir. Elle arriva ; le valet ouvrit la portière ; je l’aperçus, radieuse de beauté, et un murmure d’admiration s’éleva du sein d’une multitude pressée. Sa vue excitait l’envie des femmes et les désirs des hommes ; à moi, il m’échappa un cri sourd et involontaire.
« Elle portait la parure d’émeraudes.
« Ce soir-là, je me couchai sans souper ; l’émotion m’en enleva-t-elle l’envie, ou n’avais-je pas de quoi ? Je ne me souviens pas ; dans tous les cas, j’étais heureux. Durant mon sommeil, je crus entendre la musique du bal et la voir passer devant mes yeux, lançant des étincelles aux feux de mille couleurs ; je crois même que je dansai avec elle.
« L’aventure des émeraudes avait transpiré, à l’époque où elles furent trouvées dans son secrétaire, et avait défrayé les conversations de quelques femmes élégantes.
« Quand on vit la parure, le doute cessa aussitôt, et les oisifs commencèrent à commenter l’événement. Elle jouissait d’une réputation sans tache. Malgré les dérèglements de son mari et l’abandon dans lequel il la laissait, ses vertus l’avaient placée à un niveau si élevé, qu’elle ne pouvait être atteinte par la calomnie ; cependant le petit vent qui la précède, suivant don Basile, commença à souffler à cette occasion.
« Je me trouvais un jour dans une réunion de jeunes gens, on parla des fameuses émeraudes ; un fat dit enfin, comme pour trancher la question :
« Il n’y a pas tant à chercher ; l’origine de ces bijoux est aussi vulgaire que celle de tous les cadeaux qui se font dans ce monde. Le temps est passé où des génies invisibles déposaient de merveilleux présents sous l’oreiller des belles ; celui qui fait un cadeau de cette importance, le fait avec l’espoir d’une récompense… et cette récompense, qui sait s’il ne l’a pas déjà eue !… »
« Les paroles de ce sot m’irritèrent, et m’irritèrent surtout parce qu’elles furent applaudies de l’auditoire. Cependant je me contins. Quel droit avais-je pour prendre la défense de cette femme ?
Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, que l’occasion se présenta de contredire celui qui l’avait offensée. Je ne sais sur quoi je le contredis, mais je puis affirmer que j’y mis tant de rudesse, pour ne pas dire de grossièreté, que de propos en propos, il en résulta un duel.
« Tel était mon désir.
« Mes amis, qui connaissaient mon caractère, s’étonnaient non seulement de me voir chercher une affaire pour un motif aussi futile, mais encore de mon entêtement à ne donner ni n’admettre aucune espèce d’explication.
« Je me battis. Ai-je été ou non favorisé par la fortune ? Je ne saurais te le dire ; mais il est certain qu’après mon coup de feu, je vis vaciller un instant, puis tomber raide sur le sol mon adversaire ; presque en même temps, je sentis des bourdonnements dans les oreilles, et mes yeux s’obscurcirent. Moi aussi j’étais blessé et grièvement blessé à la poitrine.
« Je fus transporté à ma pauvre demeure atteint d’une fièvre épouvantable… là… j’ignore combien de jours je restai appelant à grands cris je ne sais qui… elle sans doute. J’aurais eu le courage de souffrir en silence toute la vie, si, en échange, j’eusse dû obtenir un regard de remerciement au bord de la tombe ; mais mourir sans même laisser dans son esprit un souvenir !
« Ces idées troublaient mon cerveau durant une nuit d’insomnie et de fièvre, quand je vis les rideaux de mon lit s’ouvrir et apparaître une femme. Je croyais rêver, mais non !
« Cette femme s’approcha de ma couche, de cette pauvre et brûlante couche sur laquelle je me tordais de douleur, et, relevant le voile qui couvrait son visage, elle me laissa voir une larme suspendue entre ses longs cils sombres. C’était elle !
« Je me soulevai, l’étonnement dans les yeux, je me soulevai et… »
J’arrivais alors devant la maison de Duran…
« Comment ! m’écriai-je, en interrompant mon ami, tout surpris de son brusque changement de ton, n’étais-tu donc pas blessé et au lit ?
— Au lit… Ah ! que diable !… J’avais oublié de t’avertir que j’ai imaginé tout cela depuis la boutique de Samper, où j’ai vu en effet la parure d’émeraudes, et entendu l’exclamation sortir de la bouche d’une jolie femme, jusqu’à la rue San Jerónimo ; là, le coup de coude d’un commissionnaire m’a tiré de ma rêverie en face, précisément, de la maison Duran, où je remarquai dans l’étalage un livre de Méry portant ce titre… Histoire de ce qui n’est pas arrivé… le comprends-tu maintenant ? »
Je ne pus réprimer un éclat de rire en entendant ce dénouement. Je ne sais de quoi traite le livre de Méry, mais je me rends compte, à cette heure, que, sous ce titre, on pourrait écrire un million de contes plus intéressants les uns que les autres.
LE MISERERE
En visitant, il y a quelques mois, la célèbre abbaye de Fitero, je retournai quelques-uns des volumes de sa bibliothèque abandonnée et découvris, dans un coin, deux, ou trois cahiers de musique assez anciens, couverts de poussière et qui commençaient à être rongés par les souris.
C’était un Miserere.
Je ne sais pas la musique, mais je l’aime tant que, même sans y rien comprendre, il m’arrive de prendre, parfois, la partition d’un opéra, et de passer des heures entières à en feuilleter les pages ; je regarde les groupes de notes plus ou moins rapprochés, les portées, les demi-cercles, les triangles et les espèces d’et-cætera qu’on appelle clefs, le tout sans y entendre ni a ni b, et sans en tirer le moindre profit.
Fidèle à ma manie, j’examinai les cahiers ; ce qui attira d’abord mon attention fut de voir à la dernière page ce mot latin, si commun dans tous les ouvrages : finis, bien qu’à vrai dire le Miserere ne fût pas terminé ; la musique, en effet, n’arrivait qu’au dixième verset.
Voilà ce qui avait, avant tout, attiré mon attention ; mais aussitôt que j’examinai mieux les feuilles de musique, ma surprise augmenta, en constatant qu’au lieu des mots italiens qu’on y met d’habitude comme : maestoso, allegro, ritardando, piu vivo, à piacere, il y avait des lignes dont les caractères très fins et allemands servaient à indiquer des choses aussi difficiles à exécuter que celles-ci : ils craquent… ils craquent les os, et de leurs moelles il semble sortir des cris ; ou celles-là : la corde hurle sans être discordante, et le métal tonne sans assourdir, pour cela tout vibre, rien ne se confond et l’ensemble est l’humanité qui sanglote et gémit. La plus singulière de ces recommandations, sans contredit, était celle-ci placée au-dessous du dernier verset : Les notes sont des os couverts de chair ; lumière impérissable, le ciel et son harmonie… force !… force et douceur.
« Savez-vous ce que c’est que ça ? » demandai-je au petit vieux qui m’accompagnait, après avoir traduit en partie ces lignes qui paraissaient écrites par un fou.
L’ancien me conta alors la légende que je vais vous dire.
I
Il y a de cela nombre d’années, par une nuit pluvieuse et sombre, il vint, à la porte claustrale de cette abbaye, un pèlerin demandant du feu pour sécher ses vêtements, un morceau de pain pour apaiser sa faim, et un abri quelconque pour attendre le lendemain, afin de continuer sa route à la clarté du soleil.
Le frère auquel cette demande fut adressée mit sa modeste collation, son pauvre lit, le feu de son âtre à la disposition du voyageur et lui demanda, après qu’il se fut reposé de ses fatigues, le but de son pèlerinage et l’endroit vers lequel il s’acheminait.
« Je suis musicien, reprit l’étranger ; je suis né très loin d’ici, et dans ma patrie j’ai joui, un moment, d’une grande célébrité. Durant ma jeunesse, j’ai usé de mon art comme d’un puissant moyen de séduction et, par lui, j’ai allumé des passions qui m’ont entraîné jusqu’au crime.
« Je veux, dans ma vieillesse, tourner au bien les facultés que j’ai employées au mal, et me racheter par le moyen même qui a servi à me perdre. »
Les paroles énigmatiques de l’inconnu ne parurent pas absolument claires au frère lai ; déjà elles commençaient à éveiller sa curiosité. Poussé par ce sentiment, il continua ses questions et son interlocuteur poursuivit de cette façon :
« Je pleurais, dans le fond de mon âme, la faute que j’avais commise ; mais en cherchant à implorer la miséricorde de Dieu, je ne trouvais pas de mots pour exprimer dignement mon repentir, quand un jour mes yeux s’arrêtèrent, par hasard, sur un livre de prières. J’ouvris ce livre ; dans l’une de ses pages je découvris un gigantesque cri de véritable contrition, le psaume de David qui commence par : Miserere mei, Deus !
« Depuis le moment où j’ai lu ces strophes, mon unique pensée fut de trouver une forme musicale si magnifique, si sublime qu’elle fût digne de l’hymne grandiose de douleur composé par le roi-prophète.
« Jusqu’à présent je ne l’ai point trouvée ; mais si je parviens à exprimer ce que je sens dans mon cœur, ce que j’entends confusément dans ma tête, je suis certain de faire un Miserere tel et si merveilleux, que personne n’en a entendu de pareil, tel et si déchirant qu’en en écoutant les premiers accords, les archanges, les yeux inondés de larmes, diront avec moi, en s’adressant au Seigneur : Misericordia ! et le Seigneur aura pitié de sa pauvre créature. »
Le pèlerin, arrivé à cette partie de son récit, se tut un instant, et, après avoir exhalé un soupir, il reprit le fil de son discours.
Le frère lai, quelques employés de l’abbaye, deux ou trois bergers de la ferme des frères, qui faisaient cercle autour du foyer, l’écoutaient dans un profond silence.
« Dès lors, je n’ai cessé de parcourir toute l’Allemagne, toute l’Italie et la plus grande partie de ce pays classique pour la musique religieuse ; je n’ai pas encore entendu un Miserere qui ait pu m’inspirer, pas un, pas un, et j’en ai tant entendu que je puis dire les connaître tous.
— Tous ? dit alors, en l’interrompant, un des maîtres bergers ; parions que vous n’avez pas entendu le Miserere de la montagne.
— Le Miserere de la montagne, s’écria le musicien d’un air surpris. Quel est ce Miserere ?
— Ne l’ai-je pas dit ? murmura l’homme des champs ; et aussitôt il continua d’un ton mystérieux : ce Miserere, qu’entendent par hasard ceux seulement qui, comme moi, vont de jour et de nuit, à la suite des troupeaux au milieu des landes et des rochers, est toute une histoire, histoire très ancienne, mais aussi vraie qu’elle semble incroyable.
« Le fait est que dans la portion la plus escarpée des chaînes de montagnes, qui limitent l’horizon de la vallée, au fond de laquelle se trouve l’abbaye, il y eut, voilà bien des années, que dis-je bien des années ! bien des siècles, un fameux monastère, monastère édifié, paraît-il, par un seigneur avec les biens qu’il aurait dû laisser à son fils, mais dont il le déshérita en mourant, pour le punir de ses méfaits.
« Jusque-là tout allait au mieux ; mais ne voilà-t-il pas que ce fils qui, on le verra plus loin, devait être la peau du diable, s’il n’était le diable en personne, en apprenant que ses biens étaient au pouvoir des religieux et son château converti en église, réunit une troupe de bandits, composée de ses camarades dans la vie de perdition qu’il menait depuis son départ de la maison paternelle, et, une nuit de jeudi saint, tandis que les moines étaient au chœur, à l’heure, au moment même où ils entonnaient ou allaient entonner le Miserere, les bandits mirent le feu au monastère et pillèrent l’église. On dit, les uns le croient, les autres non, qu’ils ne laissèrent pas un seul frère vivant.
« Après cette atrocité, les bandits et leur chef s’en allèrent, où ? on ne le sait,… peut-être dans les noires profondeurs.
« Les flammes réduisirent le monastère en cendres, et les ruines de l’église se dressent encore sur la cime du rocher, d’où s’échappe la cascade qui, après avoir bondi de roc en roc, forme le gave qui baigne les murs de cette abbaye.
— Mais, s’écria le musicien impatienté, et le Miserere ?
— Attendez, reprit avec un grand calme le berger, nous y arrivons. »
Cela dit, il continua ainsi son histoire :
« Tout le monde, dans le pays, fut scandalisé d’un tel crime ; des pères aux fils, des fils aux petits-enfants, on se le répéta avec horreur durant les longues veillées du soir ; mais ce qui contribue le plus à en perpétuer le souvenir, c’est que tous les ans, la nuit même où il fut commis, on voit briller des lumières à travers les fenêtres brisées de l’église, on entend une sorte de musique étrange, mêlée de chants lugubres et terribles, qui se distingue, par moments, au milieu des rafales du vent.
Ce sont les moines, ceux du moins qui, morts sans doute avant d’être prêts à comparaître, purifiés de toutes leurs fautes, devant le tribunal de Dieu, reviennent encore du purgatoire, afin d’obtenir, par leurs prières, la miséricorde du Très-Haut en chantant le Miserere. »
Les assistants se regardaient les uns les autres, avec un air d’incrédulité : seul le pèlerin, que le récit de cette histoire semblait préoccuper vivement, demanda anxieux à celui qui la contait :
« Et vous dites que ce prodige se renouvelle encore ?
— Dans trois heures, sans faute, il commencera ; car cette nuit est précisément la nuit du jeudi saint, et l’horloge de l’abbaye vient de sonner huit heures.
— À quelle distance se trouve le monastère ?
— À une lieue et demie à peine… Mais, que faites-vous ? Où allez-vous par une pareille nuit ? La main de Dieu se retire-t-elle de vous ? s’écrièrent-ils tous en voyant le pèlerin se lever de son banc, prendre son bourdon et quitter le foyer pour se diriger vers la porte.
— Où je vais ? Entendre la musique merveilleuse, entendre le grand, le véritable Miserere, le Miserere de ceux qui reviennent dans ce monde après être morts, et savent ce qu’il en coûte de mourir dans le péché. »
Cela dit, il disparut aux yeux du frère lai interdit et des pasteurs non moins étonnés.
Le vent sifflait et faisait grincer les portes, comme si une main puissante les eût secouées pour les arracher de leurs gonds ; la pluie tombant en tourbillons fouettait les vitres des fenêtres, et, de temps à autre, la lueur d’un éclair illuminait l’horizon qu’on découvrait par leurs ouvertures.
Le premier moment de stupeur passé, le frère lai s’écria :
« Il est fou !
— Il est fou ! » répétèrent les bergers, en attisant de nouveau le feu et en se groupant autour du foyer.
II
Le mystérieux personnage traité de fou dans l’abbaye chemina une heure ou deux, en remontant le ruisseau qui lui avait été indiqué par le berger, conteur de l’histoire, après quoi il arriva dans l’endroit où s’élevaient les noires et imposantes ruines du monastère.
La pluie venait de cesser ; les nuages flottaient en sombres masses et de leurs bords déchiquetés glissait, par moments, un furtif rayon de lumière pâle et douteuse ; le vent, qui fouettait les massifs piliers et parcourait les cloîtres déserts, semblait exhaler des gémissements.
Cependant rien d’extraordinaire, rien de surnaturel ne venait frapper l’imagination. Celui qui avait dormi, tant de nuits, abrité seulement par les ruines d’une tour abandonnée ou d’un château solitaire, celui qui avait bravé, dans ses longues pérégrinations, des centaines de tempêtes, était familiarisé avec tous ces bruits.
Les gouttes d’eau qui filtraient par les fissures des arceaux brisés, pour tomber sur les dalles, en rendant un son aussi régulier que celui du balancier d’une horloge ; les cris que poussaient les hiboux en se réfugiant sous le nimbe de pierre d’une statue, debout encore dans l’excavation d’un mur ; le frôlement des reptiles qui, réveillés de leur léthargie par la tempête, avançaient leurs têtes difformes hors des trous où ils dormaient et rampaient au milieu des raiforts sauvages et des ronces poussant au pied de l’autel, et dans les jointures des pierres sépulcrales dont se composait le pavé de l’église ; tous ces murmures étranges et mystérieux de la campagne, de la solitude et de la nuit, arrivaient distinctement aux oreilles du pèlerin, assis sur la statue mutilée d’un tombeau, tandis qu’il attendait, anxieux, l’heure où devait se réaliser le prodige.
Le temps passait, passait ainsi, et il n’apercevait rien ; les mille rumeurs confuses de la nuit résonnaient et se combinaient de mille façons différentes, mais restaient toujours les mêmes.
Si l’on m’avait trompé ! pensa le musicien. Dans le même moment, il entendit un bruit nouveau, bruit inexplicable en pareil endroit ; semblable à celui que produit une pendule quelques moments avant de sonner l’heure, bruit de roues qui tournent, de cordes qu’on étire, d’une machine qui s’agite sourdement et s’apprête à user de sa mystérieuse vitalité mécanique, et la cloche sonna un… deux… trois… jusqu’à onze coups.
Dans le temple, il n’y avait ni horloge, ni cloche, ni clocher quelconque.
Le dernier coup, répété d’écho en écho, s’affaiblissait sans s’éteindre entièrement. On en entendait encore les vibrations dans l’air frémissant, quand les dalles granitiques qui recouvraient les sépultures, les marches en marbre des autels, les pierres des ogives, les balustrades taillées à jour du chœur, les festons en forme de trèfle des corniches, les noirs contreforts des murs, le pavé, les voûtes, l’église entière s’illuminèrent spontanément, sans qu’il fût possible de distinguer la torche, le cierge ou la lampe qui répandaient cette clarté insolite.
Le temple offrait l’image d’un squelette, dont les os jaunis dégagent des gaz phosphorescents qui brillent et apparaissent dans l’obscurité, comme une flamme bleuâtre, inquiète et craintive.
Tout sembla s’animer, mais comme par ces secousses galvaniques qui impriment à l’être mort des contractions parodiant la vie : mouvements instantanés plus horribles encore que l’inertie du cadavre avant d’être secoué par cette force inconnue.
Les pierres se réunirent aux pierres, les fragments brisés de l’autel, qui gisaient épars et sans ordre, se levèrent aussi intacts que si l’ouvrier venait de leur donner le dernier coup de ciseau, en même temps que l’autel, les chapelles détruites se redressèrent, les chapiteaux brisés et l’immense série de voûtes effondrées, qui se croisaient et s’entrelaçaient capricieusement, refirent avec leurs colonnes un labyrinthe de porphyre. Une fois le temple réédifié, on entendit des accords lointains qui pouvaient être confondus avec les sourds gémissements de l’air, et qui formaient cependant un ensemble de voix lointaines et graves ; on eût dit qu’elles sortaient du sein de la terre, d’où elles s’élevaient peu à peu ; à chaque instant, en effet, elles devenaient plus perceptibles.
Le téméraire pèlerin éprouva un commencement de peur, mais sa peur fut combattue par sa passion pour tout ce qui était inusité et merveilleux ; fortifié par cette passion, il quitta la tombe sur laquelle il s’était reposé ; il se pencha sur le bord de l’abîme, au fond duquel le torrent bondissait sur des rochers, en produisant dans sa chute les roulements d’un tonnerre incessant, épouvantable, et ses cheveux se hérissèrent d’horreur. Il venait de voir, sous des capuchons relevés, les mâchoires décharnées, les blanches dents, les noires cavités des yeux de têtes de morts, et à moitié couverts de vêtements en lambeaux, les squelettes des moines précipités jadis, du portail de l’église dans le gouffre. Ils sortaient du fond de l’onde, s’accrochaient, avec les longs doigts de leurs mains osseuses, aux fentes des rochers et grimpaient ainsi jusqu’à toucher le bord du précipice, et d’une voix basse, sépulcrale, ils disaient avec une expression de douleur déchirante, le premier verset du psaume de David : Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam !
Quand les moines furent arrivés au péristyle du temple, ils se rangèrent sur deux files, avant d’y entrer, et allèrent s’agenouiller dans le chœur continuant à chanter avec des voix plus élevées, plus solennelles, les versets du psaume. Une musique accompagnait en mesure leurs voix, et cette musique était le bruit du tonnerre que la tempête passée murmurait au loin ; c’était le bourdonnement du vent gémissant dans les grottes de la montagne ; c’était le bruit monotone de la cascade qui tombe sur les rochers, de la goutte d’eau qui s’infiltre, et le cri du hibou caché, et le frôlement des reptiles inquiets. Tout cela composait cette musique et, en outre, quelque chose d’inexplicable, d’à peine compréhensible, une chose semblable à l’écho d’un orgue… accompagnant les versets du gigantesque hymne de contrition composé par le roi Psalmiste, avec des notes et des accords aussi grandioses que les paroles sont terribles.
La cérémonie continua ; le musicien qui y assistait, absorbé, atterré, croyait être hors du monde réel, et vivre dans les fantastiques régions des rêves, là où les choses revêtent des formes étranges et phénoménales.
Une terrible secousse vint l’arracher à la stupeur qui absorbait toutes les facultés de son esprit ; ses nerfs tressaillirent sous le coup d’une émotion des plus violentes, ses dents claquèrent, il fut pris d’un tremblement impossible à réprimer, et le froid pénétra jusqu’à la moelle de ses os.
Les moines prononçaient, en ce moment, ces effroyables paroles du Miserere :
In iniquitalibus conceptus sum ; et in peccatis concepit me mater mea.
Aux accents de ce verset, répercuté d’écho en écho, renvoyé de voûte en voûte, il s’éleva une clameur épouvantable qui semblait le cri de douleur arraché à l’humanité entière par la conscience de ses iniquités ; cri horrible composé de tous les gémissements de l’infortune, de tous les hurlements du désespoir, de tous les blasphèmes de l’impiété ; concert monstrueux, digne expression de ceux qui, conçus dans le péché, ont vécu dans l’iniquité.
Le chant continua, tantôt d’une tristesse navrante et profonde, tantôt pareil à un rayon de soleil qui, rompant les sombres nuages de la tempête, substitue à l’éclair terrifiant, un éclair de joie ; il continua jusqu’à ce que, grâce à une transformation subite, l’église resplendissante fût baignée d’une lumière céleste.
Les ossements des moines se recouvrirent de leurs chairs ; une auréole lumineuse brilla au-dessus de leurs fronts ; la coupole s’ouvrit et laissa voir le ciel semblable à l’océan lumineux accessible aux regards des justes.
Les séraphins, les anges, les archanges et les chœurs célestes accompagnaient d’un hymne glorieux ce verset, qui montait alors jusqu’au trône du Seigneur, comme une trombe d’harmonie, comme la gigantesque spirale d’un encens sonore :
Auditu meo dabis gaudium et lœtitiam, et exultabunt ossa humiliata.
En ce moment, la clarté éblouissante aveugla les yeux du pèlerin, ses tempes battirent avec violence et ses oreilles bourdonnèrent ; il tomba sans connaissance à terre et n’entendit plus rien.
III
Le jour suivant les pacifiques moines de l’abbaye de Fitero, auxquels le frère lai avait conté la singulière visite de la nuit précédente, virent arriver, pâle et hors de lui, le pèlerin inconnu.
« Avez-vous entendu le Miserere ? lui demanda, avec une certaine ironie, le frère lai, lançant à la dérobée un regard d’intelligence à ses supérieurs.
— Oui, répondit le musicien.
— Et qu’en pensez-vous ?
— Je vais l’écrire. Donnez-moi asile dans votre maison, continua-t-il en s’adressait à l’abbé ; un asile et du pain pendant quelques mois, et je vous laisserai une œuvre d’art immortelle, un Miserere qui effacera mes fautes aux yeux de Dieu, éternisera ma mémoire, éternisant en même temps celle de cette abbaye. »
Les moines, par curiosité, conseillèrent à l’abbé d’accéder à sa demande ; l’abbé, par compassion, car il le croyait fou, y consentit enfin, et le musicien, aussitôt installé dans le monastère, se mit à l’œuvre.
Il travaillait jour et nuit avec une infatigable ardeur. S’arrêtait-il au milieu de sa tâche, il semblait écouter quelque chose qui vibrait dans son imagination ; ses pupilles se dilataient, il bondissait sur son siège et s’écriait : « C’est cela, oui, oui, il n’y a pas à en douter… c’est cela ! Et il continuait à écrire des notes avec une rapidité fébrile, qui étonna plus d’une fois ceux qui l’observaient secrètement.
Il écrivit les premiers versets et les suivants, parvint à la moitié du psaume ; mais arrivé au dernier verset de ceux qu’il avait entendus dans la montagne, il lui fut impossible de continuer.
Il écrivit un, deux, cent, deux cents brouillons ; tout fut inutile ; sa musique ne ressemblait plus à la musique déjà notée et le sommeil ne ferma plus ses paupières, et il perdit l’appétit, et la fièvre envahit sa tête ; il devint fou et mourut, enfin, sans pouvoir terminer le Miserere, que les frères gardèrent après sa mort, comme une chose extraordinaire, et qu’ils conservent encore aujourd’hui dans les archives de l’abbaye.
Quand le petit vieux eut fini de me conter cette histoire, je ne pus m’empêcher de jeter de nouveau les yeux sur l’antique, le poudreux manuscrit du Miserere ouvert encore sur l’une des tables.
In peccatis concepit me mater mea. Tels étaient les mots de la page qui s’offrait à mes regards et dont les notes, les clefs, les signes mal formés semblaient se moquer de moi, et être indéchiffrables pour les profanes en musique.
Pour pouvoir les lire, j’eusse donné un monde.
Qui sait si ce n’était qu’une folie ?
LA TAVERNE DES CHATS.
I
Vers la moitié du chemin qui, à Séville, va de la porte de la Macarena au couvent de San Jerónimo, il y a une taverne célèbre parmi beaucoup d’autres ; sa situation et un concours de circonstances particulières la rendaient, si elle ne l’est encore, le type le plus parfait de toutes les tavernes andalouses.
Figurez-vous une maisonnette aussi blanche que la neige nouvelle, couverte de tuiles rougeâtres ou d’un vert sombre, au milieu desquelles poussent en abondance des touffes de raifort et de réséda sauvage. Un auvent en planches projette son ombre sur le linteau de la porte, de chaque côté de laquelle se trouvent des bancs faits en brique et mortier.
Le mur est capricieusement percé de quelques petites fenêtres, irrégulièrement ouvertes pour laisser pénétrer la lumière à l’intérieur. Les unes sont basses, les autres plus élevées ; celles-ci sont quadrangulaires, celles-là sont géminées ou à claire-voie. On aperçoit de place en place quelques pieux et des anneaux de fer destinés à attacher les montures. Une très vieille vigne tortille ses noires tiges, elle les enlace dans l’armature en bois qui la soutient et qu’elle couvre de pampres et de larges feuilles vertes ; celles-ci s’étendent comme un dais sur une salle garnie de trois bancs en bois de pin, d’une demi-douzaine de chaises démantibulées et de six ou sept tables en planches disjointes.
D’un côté de la maison grimpe un chèvrefeuille, en s’accrochant aux fentes de la muraille, il atteint le toit au bord duquel pendent quelques sarments qui, balancés par le vent, ressemblent à des bannières de verdure ; de l’autre s’étend une enceinte de roseaux limitant un petit jardin, semblable à un panier de jonc regorgeant de fleurs. Le feuillage de deux gros arbres, qui s’élèvent derrière la taverne, forme un fond obscur, sur lequel se détachent de blanches cheminées. Le décor est complété par les haies disséminées dans une plaine remplie d’aloès, de mûres sauvages, de genêts poussant au bord de l’eau, et enfin par le Guadalquivir qui s’éloigne, en continuant lentement son cours tortueux, au milieu de ses pittoresques berges, et atteint le pied de l’antique couvent de San Jerónimo. Celui-ci, entouré de nombreux oliviers les domine tous ; sa masse sombre et les noires silhouettes de ses tours se dessinent sur le bleu transparent du ciel.
Imaginez-vous ce paysage animé par une multitude d’êtres, hommes, femmes, enfants, animaux, formant des groupes plus pittoresques, plus caractéristiques les uns que les autres. Ici le tavernier bien nourri, au teint un peu coloré, assis sur une petite chaise basse, brise entre ses mains le tabac nécessaire à faire la cigarette dont il tient le papier dans sa bouche. Là, un revendeur de la Macarena chante en baissant les yeux ; il s’accompagne d’une petite guitare, tandis que ses compagnons marquent la mesure en frappant dans leurs mains ou sur la table avec leurs verres. Plus loin, un groupe de jeunes filles avec leurs fichus de crêpe aux mille couleurs, un paquet d’œillets dans les cheveux : elles jouent, du tambour de basque, babillent, rient et crient tout en poussant, comme des folles, la balançoire suspendue aux deux arbres. Les garçons de la taverne vont et viennent avec des plateaux chargés de mançanilla et d’assiettes d’olives. Des gens du peuple, groupés en bandes, fourmillent, sur la route. Deux ivrognes se disputent avec un galant qui complimente une belle fille venant à passer. Un coq coqueline et se gonfle orgueilleusement sur le mur en torchis de la basse-cour. Un chien aboie contre des gamins qui le harcèlent à coups de bâton et de pierres. L’huile bout et saute dans la poêle où l’on frit des poissons. Les coups de fouet des voituriers qui arrivent en soulevant un nuage de poussière ; le bruit des chants, des castagnettes, des éclats de rire, des voix, des sifflets, des guitares, des tapements sur les tables et dans les mains, des gargoulettes brisées volant en éclats, mille et mille rumeurs étranges et discordantes forment un joyeux tapage, impossible à décrire.
Figurez-vous tout cela par une après-midi douce et sereine, l’après-midi d’une des plus belles journées de l’Andalousie, qui sont toujours si belles, et vous aurez une idée du spectacle qui s’offrit à mes yeux quand j’allai, pour la première fois, visiter, sur sa réputation, la fameuse taverne.
Depuis lors, des années se sont écoulées : dix ou douze au moins. J’étais loin de mon centre habituel ; depuis mes vêtements jusqu’à la triste expression de mon visage, tout dans ma personne détonnait au milieu de ce tableau de franche et turbulente gaieté. Il me semblait que les passants, à ma vue, détournaient la tête, avec l’air ennuyé de gens qui aperçoivent un importun.
Ne voulant pas attirer l’attention, ni devenir l’objet, par ma présence, de plaisanteries plus ou moins indirectes, je m’assis près de la porte de la taverne, demandai une boisson quelconque, que je ne bus pas, et quand chacun eut oublié mon étrange apparition, je tirai une feuille de papier de mon carton à dessin, taillai un crayon, et cherchai du regard un type caractéristique voulant le reproduire et le conserver en souvenir de cette scène et de ce jour.
Bientôt mon attention se fixa sur l’une des filles qui formaient un cercle joyeux autour de la balançoire. De taille élevée, mince, un peu brune, elle avait des yeux endormis, grands, noirs et des cheveux plus noirs que les yeux.
Tandis que je dessinais, des hommes groupés autour d’un de leurs camarades, qui grattait la guitare avec beaucoup de brio, entonnaient, en chœur, des couplets faisant allusion aux dons personnels, aux petits secrets d’amour, aux penchants particuliers, aux histoires des jalousies ou des dédains des filles qui se divertissaient auprès de la balançoire ; celles-ci, de leur côté, ripostaient à ces couplets par d’autres non moins gracieux, piquants ou légers.
La jeune brune élancée, prompte à la réplique, que j’avais choisie pour modèle, portait la parole au nom de ses compagnes et improvisait des couplets qu’elle disait au bruit des battements de mains et des rires des autres filles, tandis que le joueur de guitare se distinguait au milieu des garçons, dont il semblait être le chef, par sa grâce et la souplesse de son esprit.
Je reconnus bien vite qu’il existait entre eux un sentiment d’affection ; il se révélait dans leurs chants, pleins d’allusions transparentes et de propos amoureux.
Quand j’eus terminé mon dessin, la nuit approchait : déjà sur la tour de la cathédrale, on avait allumé les deux fanaux du retable des cloches ; ces lumières paraissaient être les yeux de feu du géant de brique et de mortier qui domine la ville entière. Les groupes se disjoignaient peu à peu et se perdaient, au loin dans le chemin, au milieu des brumes du crépuscule, argentées par la lune qui commençait à se montrer sur le fond violacé et obscur du ciel. Les filles, réunies ensemble, se retiraient en chantant et leurs voix argentines s’affaiblirent graduellement, jusqu’à se confondre avec les autres rumeurs indécises et lointaines qui frémissent dans l’air. Tout finissait à la fois, le jour, le bruit, l’animation et la fête ; de cet ensemble, il ne restait dans l’oreille et dans l’âme qu’un écho semblable à une suave vibration, semblable à un doux assoupissement, comme celui qu’on éprouve au moment du réveil après un songe agréable.
Aussitôt après le départ des dernières personnes, je serrai mon dessin dans mon portefeuille, j’appelai le garçon, en frappant dans mes mains, payai ma modique dépense et me disposais à m’éloigner, quand je me sentis doucement retenu par le bras. C’était le jeune joueur de guitare ; tandis que je dessinais j’avais remarqué qu’il me regardait beaucoup, avec un certain air de curiosité. Sans que je m’en fusse aperçu, les chansons terminées, il s’était approché en tapinois de l’endroit où je me trouvais, désireux de voir ce que je faisais et pourquoi je regardais, si souvent la femme à laquelle il semblait s’intéresser.
« Monsieur, me dit-il d’un ton qu’il cherchait à rendre le plus persuasif possible, je viens vous demander une faveur.
— Une faveur, m’écriai-je, sans comprendre ce qu’il pouvait désirer ; expliquez-vous, et, si la chose est en mon pouvoir, elle est faite.
— Voudriez-vous me donner le portrait que vous venez de terminer. »
En entendant ces paroles, je restai un peu interdit, surpris à la fois et de la requête qui ne laissait pas d’être extraordinaire et du ton qui l’accompagnait, ne pouvant dire au juste s’il tenait de la menace ou de la prière. Il comprit sans doute mon incertitude et s’empressa aussitôt d’ajouter : Je vous le demande au nom du salut de votre mère, au nom de la femme que vous aimez le plus au monde, si vous en aimez une. En échange, demandez-moi tout ce que vous pouvez exiger de ma pauvreté.
Je ne savais que répondre pour éluder le compromis ; j’eusse presque préféré l’entendre me chercher querelle, il m’eût été permis alors de conserver le portrait de cette femme qui m’avait si fort impressionné. Mais, soit surprise, soit que je ne sache dire non à personne, le fait est que j’ouvris mon portefeuille, tirai le papier et le lui remis sans proférer une parole.
Rapporter les remercîments du jeune homme, ses exclamations en regardant de nouveau le dessin à la lueur du réverbère de l’auberge, le soin avec lequel il le plia pour le serrer dans sa ceinture, les offres de service qu’il me fit et les louanges hyperboliques dont il remercia le sort, pour lui avoir permis de rencontrer celui qu’il appelait un aimable et parfait gentilhomme, serait une tâche des plus ardues, sinon impossible. J’ajouterai seulement que, pendant ce temps, la nuit était venue et que, malgré moi, il voulut m’accompagner jusqu’à la porte de la Macarena. Il insista tellement que je me décidai à faire route avec lui.
Le chemin est très court ; malgré cela, durant le trajet, il trouva moyen de me conter de A à Z l’histoire de ses amours.
L’auberge où s’était tenue la réunion appartenait à son père, qui lui avait promis de lui donner, le jour de son mariage, un sien jardin auprès de la maison. Quant à la jeune fille, objet de son affection, il me la peignit avec les couleurs les plus vives, en employant les expressions les plus pittoresques. Elle s’appelait Amparo (Bon Secours). Elle avait été élevée sous son toit, dès son bas âge, et l’on ignorait quels étaient ses parents. Ces détails et cent autres me furent racontés en chemin. À notre arrivée aux portes de la ville, il me donna une vigoureuse poignée de main, renouvela ses offres de service, et s’éloigna en chantant un couplet que les échos répétaient au loin durant le silence de la nuit. Je m’arrêtai un moment en le voyant s’en aller, son bonheur paraissait communicatif ; je me sentais joyeux d’une joie étrange, innommée, une joie pour ainsi dire de reflet.
Il continuait à chanter à pleins poumons. Un de ses couplets disait :
Cher compagnon de mon âme,
Juge combien elle était jolie :
Elle ressemblait à la Vierge
Consolatrice de Utrera.
Quand sa voix commença à s’éteindre, au milieu des bouffées de la brise, j’en entendis une autre délicate et vibrante qui résonnait encore plus loin. C’était la voix de celle qui l’attendait impatiemment…
. . . . . . . . . .
Je quittai Séville peu de jours après ; des années s’écoulèrent sans que je pusse y revenir. J’ai oublié beaucoup des incidents qui m’y étaient arrivés ; mais le souvenir d’une félicité si grande, si ignorée, si paisible ne s’effaça jamais de ma mémoire.
II
Depuis mon départ de Séville, plusieurs années s’étaient écoulées, ainsi que je l’ai dit ; et je n’oubliais pas cette après-midi dont le souvenir traversait parfois mon esprit, comme une brise bienfaisante qui rafraîchit un front brûlant.
À l’époque où la destinée me ramena dans la grande ville, si justement appelée la reine de l’Andalousie, une des choses qui attira le plus mon attention fut le notable changement opéré durant mon absence. Édifices, groupes de maisons, faubourgs entiers avaient surgi, au magique contact de l’industrie et du capital : partout on ne voyait que fabriques, jardins, propriétés d’agrément, promenades ombreuses ; mais, par malheur aussi, plusieurs antiquités respectables avaient disparu.
Je visitai de nouveau une foule de superbes édifices, pleins de souvenirs historiques et artistiques, j’errai et m’égarai de nouveau dans les mille et mille sinuosités du curieux quartier de Sainte-Croix. Au cours de mes promenades, je fus surpris de voir beaucoup de choses nouvelles élevées, je ne sais comment ; je regrettai beaucoup de vieilles choses disparues, je ne sais pourquoi et je gagnai enfin la rive du fleuve qui a toujours été, à Séville, le but préféré de mes excursions.
Après avoir admiré le magnifique panorama que présente l’endroit où le pont de fer réunit ses deux bords ; après avoir parcouru du regard, dans une muette admiration, une foule de détails, des palais et de blanches maisons ; après avoir passé en revue les innombrables navires mouillés au milieu de ses eaux, déployant dans l’air leurs légers pavillons aux mille couleurs, et entendu le bouillonnement confus du quai, où tout est activité et mouvement, remontant, par la pensée, le courant de la rivière, je me transportai jusqu’à San Jerónimo.
Je me souvenais de ce paysage tranquille, reposant, lumineux, dans lequel la riche végétation de l’Andalousie déploie, sans art ni apprêt, ses beautés naturelles.
Grâce à ma mémoire, je vis défiler une autre fois, comme si j’eusse remonté le courant dans un bateau, d’un côté la Chartreuse avec ses grands arbres, ses hautes et fines tours, de l’autre le quartier des Humeros, les vieilles murailles de la ville, moitié arabes, moitié romaines, les jardins avec leurs clôtures, couvertes de ronces, et les norias ombragées de quelques gros arbres isolés ; puis enfin San Jerónimo…
Une fois là, mon imagination réveilla, plus vivement que jamais, les souvenirs que je conservais encore de la fameuse taverne ; je crus assister de nouveau à ses fêtes populaires, entendre chanter les jeunes filles se balançant sur l’escarpolette ; je voyais des gens du peuple errer par groupes dans les prés, goûter, se disputer, rire, danser ou s’agiter, tous pleins de jeunesse, d’animation et de gaieté.
Elle était là, entourée de ses enfants, loin déjà des groupes des jeunes filles qui riaient et chantaient ; lui aussi il était là, tranquille et satisfait de son bonheur, contemplant avec tendresse, heureuses et réunies à ses côtés, les personnes qu’il aimait le plus dans ce monde : sa femme, ses enfants, et son père assis à la porte de la taverne, comme il l’était dix ans auparavant, roulant, impassible, sa cigarette, sans autre changement qu’une chevelure blanche comme la neige au lieu d’être grise.
L’ami qui m’accompagnait dans ma promenade remarqua l’espèce d’extase dans laquelle ces idées me plongèrent quelques minutes, il me secoua enfin le bras, en me demandant :
« À quoi pensez-vous donc ?
— Je pensais, lui répondis-je, à la taverne des Chats et mon imagination revenait aux agréables souvenirs que je garde de l’après-midi passée jadis à San Jerónimo… Je terminais en ce moment une histoire laissée à son début, je la terminais tellement à mon gré, qu’elle ne saurait, je crois, avoir d’autre fin que celle que je lui donne… À propos de la taverne des Chats, ajoutai-je, en m’adressant à mon ami, quand irons-nous donc, pendant l’après-midi, y goûter et nous y divertir ?
— Nous y divertir ! s’écria mon interlocuteur avec une expression d’effroi, que je ne pouvais alors m’expliquer. Nous y divertir ! l’endroit est vraiment bien choisi pour cela.
— Et pourquoi ? repris-je surpris, à mon tour, de sa surprise.
— La raison en est bien simple, dit-il, parce qu’à cent pas de la taverne on a placé le nouveau cimetière. »
Alors ce fut moi qui le regardai avec des yeux étonnés, et restai quelques instants silencieux avant d’ajouter un seul mot.
Nous rentrâmes en ville, la journée s’écoula et d’autres la suivirent sans que je pusse me débarrasser entièrement de l’impression produite par une nouvelle tellement inattendue.
J’avais beau retourner mon histoire de la jeune brune, elle restait sans conclusion. Ce que j’avais inventé ne se comprenait plus. Un tableau de bonheur et de joie, avec un cimetière pour fond. Quelle invraisemblable fantaisie !
Décidé, un soir, à sortir d’incertitude, je prétextai une légère indisposition, pour ne pas accompagner mon ami dans nos promenades habituelles, et pris seul le chemin de la taverne. Quand j’eus laissé derrière moi la Macarena et son pittoresque faubourg, je m’engageai dans un étroit sentier pour traverser un labyrinthe de jardins ; il me sembla remarquer, alors, quelque chose d’étrange dans tout ce qui m’entourait.
La soirée, à vrai dire, était un peu sombre ; la disposition de mon esprit me portait aussi aux idées mélancoliques ; chose certaine, j’éprouvais une sensation de froid et de tristesse, je constatai un silence qui me faisait penser à ma complète solitude, comme le sommeil fait penser à la mort.
Je marchai quelque temps sans m’arrêter ; pour abréger la distance, je pris à travers les jardins et rejoignis le chemin de Saint-Lazare, d’où j’entrevis, dans le lointain, le couvent de San Jerónimo.
C’est peut-être une illusion, mais il me semble que le long de la route suivie par les morts, tout, jusqu’aux arbres et aux herbes, finit par prendre une autre couleur. Je me persuadai du moins que les nuances manquaient de chaleur et d’harmonie, les arbres de fraîcheur, l’air de transparence et le sol de lumière. Le paysage était monotone, les figures noires et isolées.
Ici, un char funèbre avançait lentement, sans soulever de poussière, sans coups de fouet, sans tapage, sans mouvement pour ainsi dire ; là, un homme de mauvaise tournure une pioche sur l’épaule, ou un prêtre avec sa soutane longue et noire, ou un groupe d’hommes âgés, mal vêtus, d’un sinistre aspect, avec des cierges éteints dans la main, qui revenaient silencieux, tête basse et les yeux fixés sur la terre. Je me croyais transporté je ne sais où ; tout ce que je voyais me remémorait un paysage dont les lignes restaient celles d’autrefois, mais dont les couleurs s’étaient effacées, pour ainsi dire, et dont il ne restait qu’une demi-teinte indécise. L’impression que j’éprouvais peut se comparer seulement à ces songes dans lesquels, par un phénomène inexplicable, les choses à la fois sont et ne sont pas, et les lieux où nous croyons nous trouver se transforment partiellement, d’une manière aussi insensée qu’impossible.
J’arrivai enfin à la taverne : je la reconnus plutôt à l’enseigne écrite encore en grandes lettres sur une de ses murailles, que d’une autre manière ; quant à la maison, je m’imaginai qu’elle avait changé de formes et de proportions. Je ne tardai pas à m’assurer qu’elle était beaucoup plus délabrée, solitaire et triste. On eût dit que l’ombre du cimetière voisin, s’étendant jusqu’à elle, l’enveloppait d’un reflet lugubre comme un suaire. Le tavernier était seul, absolument seul. Je le reconnus pour le même que j’avais vu dix ans auparavant, je le reconnus à quoi ? je ne sais ! car, depuis ce temps, il s’était transformé au point de ressembler à un vieillard décrépit et moribond, tandis qu’alors il paraissait avoir cinquante ans à peine, respirant la santé, le bonheur et la vie.
Je m’assis près d’une table déserte, demandai une boisson que l’aubergiste me servit. Après quelques mots insignifiants, nous arrivâmes à causer de cette histoire d’amour, dont j’ignorais encore le dénoûment, quoique j’eusse essayé bien des fois de le deviner.
« Tout, me dit le pauvre vieux, tout semble avoir conspiré contre nous, depuis l’époque dont vous me faites souvenir. Vous le savez déjà, Amparo était la fille de nos yeux, elle avait été élevée ici depuis sa naissance, elle était la joie de la maison.
« Je l’aimais comme un père ; elle ne pouvait donc regretter le sien. Mon fils, depuis l’enfance, s’habitua également à la chérir, d’abord comme un frère et ensuite beaucoup plus tendrement. Il était à la veille de se marier avec elle, je leur abandonnais le meilleur de mon petit bien, pensant, avec le produit de mon commerce, avoir plus qu’il ne m’en fallait pour vivre à l’aise.
« Quand je ne sais quel méchant démon porta envie à notre bonheur et le détruisit en un moment.
« On chuchota d’abord qu’on allait ouvrir un cimetière du côté de San Jerónimo ; les uns disaient plus par ici, les autres plus par là. Pendant ce temps nous étions tous inquiets, tremblant de peur de voir réaliser le projet, quand un malheur plus grand et plus certain fondit sur nous.
« Un jour, deux messieurs arrivèrent ici dans une voiture. Ils me firent mille et mille questions à propos d’Amparo, que j’avais retirée toute petite de la maison des enfants trouvés. Ils me demandèrent les langes dont elle était alors enveloppée, et que je conservais.
« Il résulta de cela qu’Amparo était la fille d’un très riche personnage, qui s’entendit avec la justice pour nous l’arracher ; il s’y prit si bien qu’il parvint à l’obtenir. Je voudrais oublier, si c’était possible, le jour où on l’emmena. Elle pleurait comme une Madeleine, mon fils voulait faire une folie, j’étais en quelque sorte affolé, ne comprenant rien à ce qui arrivait. Elle s’en alla ! que dis-je, non elle ne s’en alla pas, elle nous aimait trop pour nous quitter ; mais on l’enleva et la malédiction tomba sur cette maison. Mon fils, après un accès de désespoir épouvantable, tomba en léthargie : qu’éprouvai-je moi ? Je ne sais, c’était la fin du monde.
« Pendant ces événements on se mit à construire le cimetière ; le public s’éloigna de ces parages : plus de fêtes, de chants et de musique ; la joie avait fui cette campagne, comme elle avait fui nos âmes.
« Amparo n’était pas plus heureuse que nous : élevée ici à l’air libre, au milieu du tapage et de l’animation de l’auberge, habituée au bonheur dans la pauvreté, elle fut enlevée à cette vie et se sécha, comme se sèchent les fleurs arrachées d’un jardin et transportées dans un salon. Mon fils fit d’incroyables efforts pour la revoir et lui parler un instant. Tout fut inutile : sa famille ne le voulait pas. Il la vit enfin, mais il la vit morte. Le convoi passa par ici. Je ne savais rien, et j’ignore pourquoi je pleurai en voyant le cercueil, mon cœur loyal me criait :
« Celle-ci est jeune comme Amparo, et belle peut-être comme elle. Qui sait si ce n’est pas elle ? » et c’était elle ! Mon fils suivit le convoi, il entra dans l’enceinte et, quand on ouvrit la bière[2], il poussa un cri, tomba à terre sans connaissance, et c’est ainsi qu’on me le rapporta. Depuis il est devenu fou et est resté fou. »
Le pauvre vieux en était là de son récit, quand deux fossoyeurs, aux figures sinistres, à l’aspect repoussant, entrèrent dans l’auberge.
Leur tâche terminée, ils venaient boire un coup, à la santé des morts, suivant l’expression de l’un d’eux, qui accompagna sa plaisanterie d’un sourire stupide. Le tavernier essuya une larme du revers de la main, et s’en fut les servir.
La nuit se faisait sombre et des plus tristes. Le ciel était noir, ainsi que la campagne. Aux branches des arbres pendait encore à moitié pourrie, la corde de la balançoire agitée par le vent ; elle me semblait être la corde d’un pendu, oscillant encore après avoir étranglé un criminel. Il n’arrivait à mes oreilles que des rumeurs confuses ; les aboiements lointains des chiens de la plaine, les grincements d’une noria, lents, plaintifs, aigus comme un gémissement, les propos brefs et horribles des fossoyeurs qui s’entendaient, à voix basse, pour commettre un vol sacrilège… Je ne sais de cette scène pleine d’une étrange désolation, et de l’autre si remplie de gaieté, il n’est resté dans ma mémoire qu’un souvenir vague, impossible à reproduire. Cependant, je crois entendre, tel que je l’entendis alors, ce couplet chanté par une voix claire, troublant tout à coup le silence de la campagne :
En el carro de los muertos
Ha pasado por aquí,
Llevaba una mano fuera,
Por ella la conocí.
Dans le char des morts
Elle est passée par ici,
Sa main en sortait ;
Par elle, je la reconnus.
C’était le pauvre garçon enfermé dans l’une des chambres de la taverne, où il passait les journées à contempler, immobile, le portrait de son amante.
Il ne disait mot, mangeait à peine, ne pleurait pas, et ne remuait les lèvres que pour chanter ce couplet si simple, si tendre, qui est tout un poème de douleur, et dont j’appris, alors, à comprendre le sens.
POÉSIES DÉTACHÉES.
Secousse étrange
Qui agite les pensées,
Comme la tempête pousse
Les vagues contre les vagues ;
Murmure qui s’élève dans l’âme
Et va grandissant,
Comme les sourds grondements
Du volcan annoncent qu’il va éclater ;
Silhouettes informes
D’êtres impossibles ;
Paysages qui apparaissent,
Comme à travers un voile ;
Couleurs qui, fondues,
Imitent dans l’air
Les atomes de l’iris
Nageant dans la lumière ;
Idées sans paroles,
Paroles privées de sens,
Cadences qui n’ont
Ni rythme ni mesure ;
Réminiscences et désirs
De choses qui n’existent pas ;
Accès de joie,
Envies de pleurer ;
Activité nerveuse
Qui ne sait à quoi s’employer ;
Coursier rapide
Que le frein ne guide pas ;
Folie que l’esprit
Exalte et enflamme ;
Ivresse divine
Du génie créateur,
Telle est l’inspiration !
Voix géante dont le chaos
Se coordonne dans le cerveau,
Et qui fait luire la lumière
Au milieu des ténèbres ;
Resplendissante bride d’or,
Dont la puissance refrène
L’exaltation mentale
Du coursier rapide ;
Fil lumineux, qui attache
En faisceau les pensées ;
Soleil qui traverse les nuages
Et atteint au zénith ;
Intelligente main,
Qui parvient à réunir,
En un collier de perles,
Les mots indociles ;
Rythme harmonieux,
Qui enferme dans la règle,
Avec cadence et mesure,
Les notes fugitives ;
Ciseau qui mord le bloc,
En modelant la statue,
Et qui ajoute la beauté plastique
À la beauté idéale ;
Atmosphère où tournent
Avec ordre les idées,
Comme les atomes réunis
Par une attraction mystérieuse ;
Torrent dans les eaux duquel
La fièvre éteint sa soif ;
Oasis qui communique
Sa vigueur à l’esprit…
Telle est notre raison !
Avec les deux toujours en lutte
Et, des deux, vainqueur,
Le génie peut seul
Les attacher au même joug,
~~~
Ne dis pas que la lyre est muette
Pour avoir épuisé son trésor
Et que les sujets lui manquent :
Il peut ne pas exister de poètes,
Mais toujours, il y aura de
La poésie !
Tant que les ondes embrasées
Palpiteront au baiser de la lumière,
Tant que le soleil vêtira de feu
Et d’or les nuées capricieuses ;
Tant que l’air portera dans son sein
Des parfums et des harmonies ;
Tant que le monde jouira
Du printemps, il y aura de
La poésie !
Tant que la science ne parviendra pas
À découvrir les sources de la vie,
Et que, dans la mer ou dans le ciel,
Il restera un abîme qui résiste au calcul ;
Tant que l’humanité, dans sa marche
En avant, ne saura vers quel but elle avance ;
Tant qu’il restera un mystère
Pour l’homme, il y aura de
La poésie !
Tant que l’on sentira de la joie
Dans l’âme, sans que les lèvres sourient ;
Tant qu’on pleurera sans que les larmes
Viennent voiler les pupilles ;
Tant que le cœur et la tête
Continueront à batailler ;
Tant qu’il restera des espérances
Et des souvenirs, il y aura de
La poésie !
Tant qu’il y aura des yeux
Reflétant les yeux qui les regardent ;
Tant qu’une lèvre répondra en
Soupirant à la lèvre qui soupire ;
Tant que deux âmes pourront
Se confondre dans un baiser ;
Tant qu’il existera une femme
Belle, il y aura de
La poésie !
~~~
On ferma ses yeux
Qui restaient encore ouverts ;
On couvrit son visage
D’un voile blanc,
Et les uns sanglotant,
Les autres silencieux,
Tous s’éloignèrent
De la triste alcôve.
La lumière d’une veilleuse,
Placée sur le sol,
Projetait contre le mur
L’ombre du lit,
Et dans cette ombre
On voyait par moments
Se dessiner
La forme rigide du corps.
Le jour allait paraître,
Et aux premières clartés de l’aube,
S’éveillaient les mille bruits
Du village.
Devant le contraste
De la vie et des mystères,
De la lumière et des ténèbres,
Je songeai un instant :
« Mon Dieu,
Que les morts restent seuls ! »
Des hommes la portèrent sur leurs épaules
De la maison au temple,
Et déposèrent le cercueil
Dans une chapelle.
Là, on entoura
Sa pâle dépouille
De cierges jaunes
Et de draps noirs.
Les cloches cessèrent de sonner
Pour les trépassés,
Une vieille termina
Ses dernières prières,
Et traversa la vaste nef ;
Les portes gémirent,
Et l’enceinte sacrée
Resta déserte.
On entendait le battement régulier
De l’horloge
Et le crépitement
De quelques cierges.
Tout restait
Si lugubre et si triste,
Si sombre et si immobile,
Que je pensai un instant :
« Mon Dieu,
Que les morts restent seuls ! »
La langue de fer
De la cloche
Lui donna en voltigeant
De plaintifs adieux ;
Amis et parents,
Dans leurs habits de deuil,
Se rangèrent en file
Et formèrent le cortège.
La pioche ouvrit
Dans un coin la tombe,
Ce dernier asile
Étroit et sombre ;
Elle y fut couchée,
Bientôt enfermée,
Et après un salut
Le deuil se retira.
Le fossoyeur,
La pioche sur l’épaule,
Chantait entre ses dents,
Et disparut dans le lointain.
La nuit tombait,
Le silence régnait ;
Perdu au milieu des ténèbres,
Je méditai un instant :
« Mon Dieu,
Que les morts restent seuls. »
Durant les longues nuits
De l’hiver glacial,
Quand le vent
Fait craquer les poutres
Et qu’une forte averse
Frappe les vitres,
Tout seul ! je me souviens
De la pauvre enfant.
Sur elle tombe la pluie,
Avec un bruit monotone.
Sur elle fait rage
Le vent du nord.
Dans le mur humide
Du sépulcre où elle est étendue,
Le froid glace,
Peut-être, ses os !…
. . . . . . . . .
La poussière redevient-elle poussière ?
L’âme s’envole-t-elle au ciel ?
Tout est-il matière,
Corruption et fange ?
Je ne sais ; mais il est une impression
Que je ne puis m’expliquer
Et qui me cause la même répugnance
Et la même douleur,
C’est de laisser les morts
Si tristes et si seuls[3].
~~~
Je suis ardente, je suis brune,
Je suis le symbole de la passion ;
Mon âme est pleine d’anxiété et de joie ;
Est-ce moi que tu cherches ?
— Ce n’est pas toi, non.
Mon front est pâle, ma chevelure d’or,
Je peux te donner un plaisir sans fin ;
Je recèle un trésor de tendresse.
Est-ce moi que tu appelles ?
— Non, ce n’est pas toi.
Je suis un rêve, une impossibilité,
Un vain fantôme de brouillard et de lumière ;
Je suis immatérielle, je suis intangible ;
Je ne peux t’aimer.
Oh ! viens, viens, toi !
~~~
Une larme allait perler dans ses yeux,
Et un mot de pardon me venait sur les lèvres ;
L’orgueil parla et la larme se sécha,
Et le mot expira sur mes lèvres.
Je m’éloignai par un chemin, elle par un autre.
Mais en pensant à notre mutuel amour,
Je dis encore : Pourquoi me suis-je tu ce jour-là ?
Et elle dira : Pourquoi n’ai-je pas pleuré, moi ?
~~~
Vagues géantes qui vous brisez, en gémissant,
Sur des plages désertes et lointaines,
Enveloppé dans un suaire d’écume,
Emportez-moi avec vous !
Rafales de l’ouragan, qui arrachez
Les feuilles flétries des grands bois ;
Entraîné dans l’aveugle tourbillon,
Emportez-moi avec vous !
Nuées de tempête, brisées par la foudre,
Dont le feu orne les bords déchiquetés,
Enlevé au milieu du brouillard obscur,
Emportez-moi avec vous !
Emportez-moi par pitié, là où le vertige
M’arrachera la raison et la mémoire…
Par pitié… j’ai peur de rester
Seul avec ma douleur.
~~~
Quand on me le conta, je sentis le froid
D’une lame d’acier dans les entrailles ;
Je m’appuyai contre le mur, et un instant
Je n’eus plus conscience du lieu où j’étais.
La nuit tomba sur mon esprit,
Mon âme étouffa de colère et de pitié,
Et je compris alors pourquoi on pleure,
Et je compris alors pourquoi on tue !
La nuée de douleur passa… péniblement
Je pus balbutier quelques mots…
Qui me donna l’avis ?… un ami fidèle…
Quel service il me rendait !… je le remerciai.
~~~
Les soupirs sont de l’air et vont à l’air,
Les larmes sont de l’eau et vont à la mer.
Dis-moi, femme : quand l’amour s’envole,
Sais-tu ou il va ?
~~~
À quoi bon me le dire ? je le sais, elle est volage
Hautaine, et vaine, et capricieuse.
Avant que le sentiment agite son âme,
L’eau jaillira du stérile rocher.
Son cœur, je le sais, est un nid de serpents ;
Nulle fibre n’y répond à l’amour,
C’est une statue inanimée… mais…
Elle est si belle !
~~~
La nuit vint et je ne trouvai pas un asile ;
J’eus soif !… je bus mes larmes ;
J’eus faim ! je fermai mes yeux gonflés,
Je les fermai pour mourir !
J’étais dans un désert ! bien qu’à mes oreilles
Vînt encore le sourd bourdonnement de la foule ;
J’étais orphelin et pauvre… le monde était
Désert… pour moi !
~~~
À la lueur d’un éclair nous naissons,
Son éclat dure encore quand nous mourons,
La vie est si courte !
La gloire et l’amour après lesquels nous courons
Sont l’ombre du rêve que nous poursuivons,
Le réveil est la mort !
~~~
Ma vie est une lande aride ;
La fleur que je touche s’effeuille ;
Le long de mon fatal chemin,
Quelqu’un sème le mal
Pour que je le recueille.
~~~
Qu’il est beau de voir le jour
Se lever avec sa couronne de feu,
De voir à son baiser ardent
Briller les vagues et s’enflammer l’air !
Qu’il est beau, après la pluie,
Par une soirée bleuâtre du triste automne,
De respirer jusqu’à satiété
Le parfum des fleurs humides !
Qu’il est beau, quand la blanche neige
Tombe silencieusement en flocons,
De voir s’agiter les rouges langues
Des flammes inquiètes !
Qu’il est beau, quand on a sommeil,
De bien dormir… de ronfler comme un chantre…
De manger… d’engraisser !… Quel malheur
Que cela ne suffise pas !
~~~
Je ne dormais pas, j’errais dans ce limbe
Au milieu duquel les objets changent de forme ;
Espaces mystérieux qui séparent
La veille du sommeil.
Les idées, qui, en rondes silencieuses,
Voltigeaient autour de mon cerveau,
Donnèrent peu à peu à leur danse
Une mesure plus lente.
Mes paupières voilaient le reflet
De la lumière qui entre dans l’âme par les yeux ;
Mais une autre lumière, celle du monde des visions,
Illumina mon être.
En ce moment résonna à mes oreilles,
Une rumeur vague, confuse, semblable
À celle que les fidèles produisent dans le temple
En terminant leurs prières par un Amen.
Et j’entendis comme une voix triste et faible
Qui, au loin, m’appela par mon nom,
Et je sentis une odeur de cierges qui s’éteignent,
D’humidité et d’encens.
. . . . . . . . .
La nuit se fit, et dans les bras de l’oubli
Je tombai, comme une pierre, dans son sein profond.
Je dormis et, en m’éveillant, je m’écriai : « Quelqu’un
Que je chérissais est mort ! »
source :
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