CHAPITRE PREMIER
L’ESPADA
— Corrida ! corrida!
C’était un crieur aux vêtements ornés de rubans multicolores qui annonçait cette nouvelle sensationnelle dans les rues de Buenos-Ayres. La course de taureaux, qui devait avoir lieu le lendemain, était le plus grand événement de la semaine. Il défrayait les chroniques des journaux et formait le sujet presque exclusif de toutes les conversations.
Corrida de toros ! ces trois mots suffisent à exciter l’enthousiasme de quiconque a dans les veines du sang espagnol ! Les fervents de ce sport cruel restent indifférents aux objections qu’il suscite et qui ne sont pas uniquement d’ordre moral ! Ils se pressent autour de l’arène pour mieux voir le supplice de la bête et mieux entendre ses mugissements : ils se pâment de plaisir lorsqu’un taureau traqué éventre un cheval ou enlève un toréador sur ses cornes.
Il y avait bien longtemps qu’on n’avait pas vu de course de taureaux à Buenos-Ayres. Les habitants de la ville se rappelaient à peine le temps où la Plaza de Toros retentissait des hennissements des chevaux, des beuglements des taureaux et des clameurs des matadors et des spectateurs. C’était pour des raisons d’ordre politique qu’on avait privé cette population restée si espagnole de sa distraction favorite.
La guerre que Lopez, le dictateur du Paraguay, avait déclarée à la République Argentine, avait déjà coûté quarante millions de dollars et cinquante mille vies humaines, sans parler des deux cent mille victimes de l’épidémie de choléra provoquée par la guerre. Ce n’était pas le moment de songer aux plaisirs. L’armée argentine tenait difficilement tête à celle de Lopez. Cependant, la semaine précédente, elle avait remporté une grande victoire, fêtée joyeusement à Buenos-Ayres. Pour augmenter sa popularité, le nouveau Président de la République, Sarmiento, venait d’autoriser à titre exceptionnel une course de taureaux.
Bien que, faute de temps, on ait dû hâter les préparatifs, le combat promettait d’être passionnant. La ville comptait parmi ses habitants plusieurs toréadors qui étaient déjà illustres et qui passaient pour invincibles. Chacun d’eux brûlait d’affirmer à cette occasion sa supériorité sur ses rivaux ; de plus, un étranger, un Espagnol de Madrid, descendu quelques jours auparavant à l’hôtel Labastie, s’était fait inscrire, lui aussi, pour la course. Lorsqu’il se fut nommé, les membres du comité d’organisation n’hésitèrent pas à le porter sur la liste des toréadors, car cet homme n’était autre que le señor Cruzada, le fameux espada espagnol.
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre à Buenos-Ayres, mettant la population en émoi. Cependant, une autre attraction augmentait encore l’excitation générale : Un riche propriétaire de troupeaux, quelque temps auparavant, avait fait venir des bisons de l’Amérique du Nord pour tenter des croisements avec les bovidés ; cependant ces bêtes puissantes s’étaient révélées indomptables et il avait dû renoncer à son projet ; il avait alors offert au comité de la course le plus beau bison de son troupeau, dont la mise à mort devait être le clou du spectacle. De plus, le propriétaire d’une hacienda des environs de San-Nicolas avait eu l’idée d’offrir au comité d’organisation, un jaguar qui avait décimé un troupeau de brebis et que ses péons avaient réussi à capturer.
On comprend, dès lors, l’enthousiasme que l’annonce de ce spectacle grandiose provoquait dans la foule. La perspective d’affronter deux adversaires aussi redoutables que le jaguar et le bison exacerbait la combativité des toréadors.
Toréador, ou torero, est le terme générique qui désigne tous ceux qui combattent le taureau dans l’arène. Ce mot est un dérivé de toro, c’est-à-dire taureau. On distingue plusieurs catégories de toreros dont chacune a son rôle bien défini dans la course. D’abord les picadors qui, à cheval, ont pour mission d’exciter la bête avec leurs piques. Viennent ensuite les shulos ou banderilleros, chargés, au cas où le picador se trouverait en danger, de détourner l’attention du taureau, tout en provoquant l’animal, en plantant dans son garrot des banderilles, c’est-à-dire des dards ornés de bandes de papier multicolores ou de rubans. Enfin entre en scène l’espada, qui est le torero proprement dit, à qui revient l’honneur de mettre à mort le taureau avec l’épée. En effet, espada veut dire en espagnol : épée. Mentionnons encore les matadors, qui donnent le coup de grâce au taureau lorsque les coups de l’espada n’en ont pas eu complètement raison.
Ainsi donc, depuis le matin, les crieurs parcouraient les rues de Buenos-Ayres pour annoncer que la course tant attendue aurait lieu le lendemain. Ils s’arrêtaient de temps à autre pour donner à un passant particulièrement curieux des détails sur la fête. Le soir tombait, les commerçants fermaient leurs boutiques plus tôt ce jour-là pour aller discuter à la terrasse des cafés cet événement sensationnel.
Le Café de Paris, un des plus élégants de Buenos-Ayres, était bondé et retentissait des exclamations des clients.
Tous les regards convergeaient vers la table où se tenaient les trois espadas argentins qui devaient montrer le lendemain ce dont ils étaient capables. Ces trois vedettes s’entretenaient avec animation. Ils blâmaient sévèrement le comité d’avoir admis l’Espagnol à participer à la course et étaient décidés à ne pas se laisser surpasser par cet étranger. L’un d’eux, le meneur du groupe, s’engagea même à descendre le bison américain du premier coup d’épée et, se tournant vers le public, lança un défi à quiconque oserait douter de sa parole.
À une table voisine se tenaient quatre personnages aux vêtements bizarres dont l’un, en particulier, attirait l’attention. Il était d’une taille gigantesque et, bien qu’il fût âgé tout au plus de cinquante ans, son visage était encadré d’une barbe épaisse d’une blancheur de neige ; sa chevelure était également blanche. Son teint hâlé aurait pu le faire prendre pour un gaucho et, tout au moins, témoignait d’une vie en plein air dans la pampa. Son aspect contrastait étrangement avec son complet européen d’une coupe irréprochable. Ses trois voisins avaient également le teint bronzé. L’un d’eux se tourna vers le géant à barbe blanche :
— As-tu entendu ce vantard, Carlos ?
L’interpellé haussa les épaules et un sourire ironique flotta sur ses lèvres.
— Je suis tout à fait de ton avis, reprit le premier, car ce sourire était une réponse assez éloquente. Triompher d’un buffle du Nord n’est pas chose facile, tu es bien placé pour le savoir car la chasse au bison, cela te connaît ! Cet espada aura bien de la peine à tenir sa parole.
— Tu l’as dit, ce n’est pas avec des grands mots qu’on abat un buffle.
Il avait prononcé ces mots d’une voix un peu trop haute. L’espada, qui l’avait entendu, bondit de sa chaise, vint se camper devant lui et, d’un ton impératif :
— Señor, votre nom s’il vous plaît ?
L’homme à la barbe blanche le dévisagea, imperturbable, puis :
— Avec plaisir, mais d’abord je voudrais connaître le vôtre ?
— Mon nom est célèbre ! Je m’appelle Antonio Perillo.
Une étrange lueur s’alluma dans les yeux du géant, mais aussitôt il se ressaisit et d’une voix indifférente :
— Mon nom est loin d’être aussi célèbre que le vôtre. Je m’appelle Duval.
— C’est un nom français, si je ne m’abuse.
— Parfaitement.
— Ainsi vous êtes Français ?
— Vous l’avez deviné.
— Eh bien, puisque c’est ainsi, vous n’avez pas à vous mêler des choses de ce pays, je suis un portenio, vous m’avez compris ?
Il avait prononcé ces paroles sur un ton dénué de toute courtoisie et avec un orgueil évident. Portenios est le nom que se donnent ceux qui sont nés dans le pays, pour se distinguer des immigrés. Cependant, si l’espada avait cru ainsi impressionner son interlocuteur il s’était trompé car le géant ne sembla nullement intimidé par sa déclaration. Perillo reprit donc d’une voix courroucée :
— Vous vous êtes exprimé sur mon compte en des termes insultants, veuillez retirer immédiatement vos paroles.
— J’ai dit qu’on ne tuait pas des buffles avec des mots et je le maintiens.
— Carracho ! Ça c’est un peu fort ! Moi le plus célèbre espada du pays je me fais insulter par un étranger ! Et si je vous demandais, Señor, de me donner réparation, que diriez-vous ?
— Je ne dirais rien, répondit Duval, car je n’aime pas user ma salive inutilement.
Le regard froidement assuré qui accompagnait ces paroles témoignait de tout plutôt que de la peur. L’attitude nonchalante de Duval acheva d’exaspérer le toréador. Il fit un pas en avant, leva un bras menaçant et s’écria :
— Comment, vous ne consentez ni à retirer vos paroles outrageantes, ni à me donner satisfaction !…
L’homme acquiesça de la tête.
— Vous l’avez dit.
— Eh bien, je vais vous traiter comme un lâche que vous êtes !
Il s’apprêtait à frapper Duval mais, celui-ci, d’un geste, para le coup, saisit l’espada par les deux bras, le souleva et le lança dans les airs comme un fétu de paille. La cloison contre laquelle vint s’abattre son corps pesant gémit sous le choc.
Tout le monde se leva pour mieux suivre les péripéties de cette altercation. L’espada, après s’être redressé péniblement, tira de dessous son veston un couteau de gaucho et se rua en hurlant de rage sur le Français. Celui-ci ne broncha pas. Il fixait son adversaire d’un regard perçant, puis soudain il empoigna le bras qui tenait le couteau, et cette étreinte fut si puissante que la main lâcha l’arme tandis qu’un cri de douleur s’échappait des lèvres de l’espada.
— Laisse cela, Antonio Perillo, dit le Français d’un ton calme, nous sommes à Buenos-Ayres et non pas à Salina-del-Condor. Tu as compris ?
Son regard était si perçant qu’il semblait voir les pensées les plus secrètes de l’homme. Perillo recula, l’effroi se peignait sur son visage. Il avait pâli et sa voix tremblait lorsqu’il répondit :
— Salina-del-Condor ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne connais pas.
— Mais si, mais si, ta mémoire n’est pas si mauvaise, Antonio, mais prends garde !
Ceci dit, l’homme à la barbe blanche régla les consommations, prit son chapeau et se dirigea vers la porte. Personne n’osa lui barrer le passage pour défendre l’honneur de l’espada. Sans doute nul n’avait envie de se mesurer avec ce Goliath. Ses trois compagnons le suivirent.
Ce n’est que lorsque la porte se fut refermée sur eux que l’espada sentit son courage renaître. Il se mit à vociférer des menaces à l’adresse de l’insolent étranger.
Il fut interrompu par l’entrée d’un nouveau client dont la curieuse silhouette attira tous les regards. C’était un gaucho, mais malingre et chétif comme jamais gaucho ne fut. Il portait un ample pantalon blanc qui lui descendait jusqu’aux genoux et une chiripa de cotonnade rouge. La chiripa est une couverture que les habitants de la pampa portent autour des hanches ; elle remonte par devant et est maintenue par une ceinture. Les manches de sa chemise, d’une blancheur aussi immaculée que le pantalon, étaient retroussées jusqu’aux coudes, laissant les avant-bras nus. Une écharpe rouge recouvrait la ceinture, dont les extrémités pendaient librement. Son torse était couvert d’un poncho également rouge. Ce vêtement est une autre couverture avec un trou au centre par lequel le gaucho passe la tête. Mais le détail le plus curieux de cette tenue de gaucho est sans doute les bottes. Voici comment on les confectionne : On dépouille la peau d’un cheval fraîchement tué, et on la plonge dans une eau bouillante pour que le poil tombe tout seul. Puis on l’enfile, encore toute mouillée ; elle est alors assez souple pour se tendre et épouser la forme de la jambe. En séchant, le cuir forme une sorte de carapace que l’homme ne peut plus enlever avant usure complète. Naturellement, seules la cuisse et la jambe se trouvent recouvertes de cette gaîne, la plante du pied restant libre. Le gaucho qui porte de telles bottes marche nu-pieds si toutefois on peut employer le mot marcher pour le gaucho qui passe sa vie à cheval.
Les orteils étant nus, le cavalier a peine à passer le pied dans l’étrier, aussi porte-t-il d’énormes éperons. Le petit bonhomme qui venait de faire son apparition au Café de Paris en avait de particulièrement importants. Un chapeau de feutre gris orné d’une houppe était posé au sommet de sa tête recouverte d’un mouchoir rouge descendant sur la nuque dont les extrémités étaient nouées devant, sous le menton. Les gauchos se protègent des coups de soleil avec ce fichu qui leur procure une agréable fraîcheur. À sa ceinture, sous l’écharpe, scintillait un long couteau et un pistolet à double canon ; de plus il portait en bandoulière, attaché par de larges courroies, un fusil presque aussi grand que lui. Dans sa main libre il tenait deux livres.
C’est ce dernier détail qui avait éveillé la curiosité des clients du Café de Paris. Un gaucho avec des livres ! c’était un cas sans précédent. De plus, il était complètement glabre ; autre particularité étonnante chez un gaucho. Il s’arrêta un instant sur le seuil pour saluer l’assistance d’un buenos dias sonore. Puis, il se dirigea vers la table laissée libre par le départ des quatre étrangers, s’assit, ouvrit l’un des volumes et, sans plus faire attention à la foule qui l’entourait, se plongea dans la lecture.
Le brouhaha s’apaisa et fit place à un profond silence. Les gens observaient sans mot dire ce nouveau venu, vraiment original. Ils ne savaient ce qu’ils devaient en penser. Cependant le gaucho aux livres ne semblait pas s’apercevoir de la curiosité qu’il venait d’éveiller. Même lorsque les conversations reprirent, les éclats de voix ne troublèrent pas son étude. C’est seulement quand le garçon s’approcha de lui pour prendre ses ordres qu’il leva les yeux, demanda en un espagnol fort correct :
— Avez-vous de la bière, en latin cerevisia ?
— Oui Señor, nous en avons.
— Apportez-m’en une bouteille, ampulla ou lagoena chez les Romains.
Le garçon le dévisagea, abasourdi, puis apporta la boisson demandée et remplit le verre de cet étrange consommateur. Celui-ci s’était replongé dans sa lecture et ne pensait même pas à boire. Personne ne le regardait plus, à l’exception d’un seul qui ne l’avait pas quitté des yeux depuis son arrivée. C’était Antonio Perillo, qui soudain se leva, gagna la table du gaucho et l’interpella d’une voix aimable :
— Mille excuses, Señor, je vous ai déjà rencontré quelque part.
Le petit gaucho interrompit à nouveau sa lecture, se leva et, en s’efforçant d’être aussi aimable que possible, dit :
— Je regrette, Señor, vous faites erreur. Je ne vous connais pas.
— Pourquoi niez-vous ? Nous nous sommes rencontrés sur le fleuve.
— Je vous assure que vous vous trompez. Je suis depuis une semaine dans le pays, et n’ai pas quitté Buenos-Ayres d’un pas.
— Et puis-je savoir d’où vous venez ?
— Je suis d’Avignon.
— Cette ville m’est tout à fait inconnue. Puis-je savoir votre nom ?
— Volontiers, je m’appelle Cazenave et je suis naturaliste, zoologiste à proprement parler, et à mes heures de loisir, je m’occupe aussi de philologie gréco-romaine. Je suis venu en Argentine pour rechercher les glyptodontes, les mégathériums et les mastodontes.
— Je ne comprends pas, c’est la première fois que j’entends prononcer ces noms.
— Je veux parler d’animaux antédiluviens.
Les yeux de l’espada s’arrondirent puis, pris d’un doute :
— Est-ce que par hasard vous vous moqueriez de moi ?
— Je parle tout à fait sérieusement ; je sais, hélas, qu’ici on n’a que des notions très vagues sur ces mammifères qui ont pourtant peuplé ces régions à l’époque qui précéda le déluge.
— Le déluge ! Ah ! Señor, maintenant je vois clair dans votre jeu, vous vous servez d’un langage incompréhensible, pour me dire, par ce détour, que je vous importune.
— Mais je ne parle pas un langage incompréhensible ! Tenez, Monsieur, ce livre-ci traite justement du déluge, il est dû à un des plus grands experts en la matière, son nom ne doit pas vous être inconnu…
— Tout à fait inconnu, dit le toréador en jetant un regard sur le livre. Par contre, vous, vous ne m’êtes pas inconnu. Avouez que le vêtement que vous portez n’est qu’un déguisement.
— Déguisement n’est pas le mot. Je dois cependant admettre que cette tenue de gaucho n’est pas mon costume habituel.
— Cela ne vous empêche pas d’être un très habile cavalier.
— Je me vois obligé de vous détromper, Señor, il est vrai qu’il m’est déjà arrivé d’enfourcher un cheval, en latin classique equus, mais ce que les anciens romains appelaient equo vehi, c’est-à-dire l’art de monter à cheval, est un art qui m’est inconnu.
Perillo hocha la tête d’un air sceptique.
— Je ne veux pas vous importuner davantage, Señor, dit-il en s’inclinant, car votre attitude prouve que vous tenez à garder votre anonymat. Excusez mon indiscrétion et permettez-moi de vous dire que le jour n’est pas loin où vous serez obligé de jeter votre masque.
Sur ces mots il retourna à sa table tandis que le gaucho en haussant les épaules se replongeait dans ses livres.
Il ne lui fut pas donné cependant d’approfondir ce jour-là ses connaissances sur l’époque antérieure au déluge car le garçon qui avait assisté de loin à la conversation s’approcha pour rappeler à son client que la bière se buvait fraîche.
Le gaucho le remercia, puis porta le verre à ses lèvres.
— Merci, Señor, de m’avoir rappelé à la réalité ; il est toujours essentiel de joindre l’utile à l’agréable et la boisson, en latin potio, est une chose agréable entre toutes.
Il fit mine de se remettre à lire mais le garçon ne semblait pas disposé à s’éloigner.
— Excusez-moi Señor, je crois vous avoir entendu dire que vous étiez d’Avignon.
— Parfaitement, et je m’appelle Cazenave.
— Je suis très heureux, Señor, je peux donc vous parler français ?
— Tiens ! Vous êtes Français, vous aussi ?
— Té, je crois bien, je suis même un peu de votre pays, je suis né à Beaucaire.
— Ah, cela me fait plaisir ! Je vous ai pris pourtant pour un Argentin. Comment êtes-vous venu ici ?
— Un beau jour je me suis engagé à Marseille sur un bateau et arrivé ici je me suis décidé à y rester.
— Mais pourquoi ?
— Pour amasser une fortune, pécaïre !
— Et vous avez réussi ?
— Pas encore. Les millions c’est plus rare qu’on ne le croit à Marseille !
— Vous êtes devenu garçon de café ?
— Oh mais, c’est provisoire. Je me suis fait engager ici parce qu’il y a beaucoup de monde et qu’on a besoin de personnel supplémentaire. D’habitude je travaille dans les docks.
— Vous avez déjà poussé plus loin dans le pays ?
— Té, je suis allé deux fois jusqu’à Tucuman.
— Savez-vous monter à cheval ?
— Comme un jockey. Je me sens mieux à cheval que par terre.
— Parfait, parfait, mais, dites-moi, est-ce qu’il y a des ossements en Argentine ?
- Beaucoup.
— De mieux en mieux, j’en cherche justement.
— Vous cherchez des os ? Pour quoi faire !
— Parce que je m’y intéresse.
— Tiens ! Je ne comprends pas très bien comment on peut s’intéresser aux os. Mais puisque vous semblez y tenir, tranquillisez-vous, vous en aurez autant que vous voudrez.
— Des squelettes de mastodontes aussi ?
— Je ne connais pas cette bête-là. En tout cas vous aurez des squelettes de chevaux, de bœufs et de brebis autant que vous en désirerez.
— Je ne me suis pas bien fait comprendre. Je cherche des ossements d’animaux antédiluviens, tels qu’on en voit dans les musées de science naturelle.
— Ah ! J’y suis ! Vous parlez de ces ossements qu’on trouve quand on gratte la terre. J’en ai vu aussi ! La Pampa en est pleine. Alors, si je comprends bien, vous voulez vous mettre à creuser la terre ?
— C’est cela même. Je vais prendre à mon service quelques gauchos et c’est pour leur inspirer confiance que j’ai adopté leur costume. Mais avant tout il me faut un homme sur lequel je puisse compter en toutes circonstances. Je vous avoue, Señor, que vous me plaisez. Votre visage révèle une intelligence vive, vous ne semblez pas atteint de cette faiblesse d’esprit que les Latins appelaient vecordia. Seriez-vous prêt à entrer à mon service ?
— Pourquoi pas, si vous vous montrez généreux avec moi.
— Dans ce cas, venez me voir demain matin pour que nous fixions les conditions. Connaissez-vous le banquier Salido ?
— Je pense bien, il a son comptoir tout pris d’ici mais il habite une quinta hors de la ville.
— C’est justement chez lui que j’habite. Maintenant, je vous prie, laissez-moi à mes études.
Cependant Cazenave ne parvenait plus à concentrer son attention sur son austère lecture. La bouteille posée devant lui y était pour quelque chose. Bientôt il vit Perillo partir et il ne tarda pas à imiter son exemple.
Une fois dans la rue il tourna à gauche et s’engagea dans la voie qui menait directement vers la quinta du banquier. Plongé dans ses réflexions il ne remarqua pas deux hommes qui l’observaient, arrêtés devant une porte. C’était Antonio Perillo et son compagnon. Ce dernier était plus robuste et plus grand que le torero et tout en lui témoignait d’une force peu commune. Son visage glabre, tanné par le grand air et le soleil était celui d’un habitué des pampas, cependant l’impression qu’il produisait n’était pas favorable. Son nez mince et légèrement aquilin faisait songer au bec d’un vautour. Sous les sourcils broussailleux, les yeux avaient un regard perçant ; les lèvres étroites et exsangues accusaient encore sa ressemblance avec l’oiseau de proie. Il portait le costume national argentin et était coiffé d’un sombrero à larges bords.
Au moment où les lumières du café éclairèrent le visage du savant français qui passait près d’eux, il chuchota à l’oreille de Perillo :
— Il n’y a pas de doute possible, il a beau le nier, c’est bien lui.
— Il s’est simplement fait couper la barbe et s’est déguisé en gaucho, mais il se trompe s’il croit nous donner le change. Il faut que je sache où il habite, suis-le !
— Et toi ?
— Moi non, il pourrait se retourner et me reconnaître. Je vais t’attendre dans cette confiteria.
Et Perillo entra dans la confiserie tandis que son compagnon se mettait en devoir de filer le savant. La rue, ainsi que nous venons de le dire, conduisait en ligne droite à la villa du banquier. En effet, Buenos-Ayres est construite d’une manière très régulière et toutes les rues se croisent à angle droit. Le plan de cette ville fait penser à un échiquier.
Buenos-Ayres ne justifie guère le nom qu’elle porte. Le bon air ne compte pas parmi ses caractéristiques. Quand le soleil darde ses rayons torrides sur les toits plats de la ville, l’atmosphère devient suffocante. Les arbres y sont très rares ; les citrons et les oranges ne s’accommodent guère de ce climat, pour ne pas parler des fruits tels que pommes, cerises, etc… En fait d’arbres fruitiers on ne trouve que les poiriers, les abricotiers et la vigne. Pour être juste, il faut reconnaître qu’ils sont de qualité supérieure. Mais les bois, dans le sens que les Européens donnent à ce mot sont ici inconnus, du moins dans la région Est du pays. Tout au plus, çà et là, la villa d’un riche propriétaire est-elle entourée d’un petit jardin qui dispense un peu d’ombre bienfaisante.
Une des plus belles villas des environs de Buenos-Ayres était incontestablement celle du banquier Salido, homme très cultivé et grand mécène. Il était en correspondance avec maints artistes et savants et c’est ainsi que Cazenave lui avait été recommandé et qu’il l’avait invité à accepter son hospitalité.
La quinta du banquier se trouvait à l’extrémité sud de la ville et était à une distance considérable du centre. Aussi Perillo dût-il attendre longtemps le retour de son compagnon. Cependant il ne s’ennuya pas dans la confiserie où le public discutait passionnément sur le sujet du jour : la course de taureaux. Il n’y trouva pas de connaissances et personne ne reconnut en lui le fameux torero. On parlait beaucoup de son rival étranger, le Señor Cruzada. Certains affirmaient qu’il éclipserait tous les toréadors du pays. Perillo en éprouva du dépit, cependant il se gardait de révéler son identité. On parlait aussi du jaguar et du bison sauvage et tous étaient unanimes à reconnaître que les toréadors n’auraient pas cette fois une tâche facile.
— Je parie que le sang coulera à flots, dit un petit bonhomme surexcité, et le sang humain ! Je ne connais pas les bisons, mais pour ce qui est du jaguar je sais que c’est une bête d’une vitalité extraordinaire et qui ne se laisse pas facilement abattre.
Cette fois Perillo ne put s’empêcher de se mêler à la conversation.
— Allons donc ! le jaguar est la bête la plus lâche qui existe. Je me fais fort de l’abattre d’un seul coup de couteau.
— Ou de vous faire déchiqueter par lui ! dit en ricanant le client.
— Qu’est-ce que vous me chantez là ! Le jaguar file à toute vitesse dès qu’il voit un homme et les gauchos n’ont aucune peine à le prendre au lasso.
Cette fois, un homme d’un certain âge, au teint bronzé, qui était seul à sa table, se mêla à la conversation.
— Vous avez raison, Señor, il existe des jaguars qui s’enfuient à la vue de l’homme et qui se laissent prendre au lasso. Mais de quelle sorte de jaguar est-il question ? Sans doute d’un jaguar de la vallée.
— En existe-t-il donc d’autres ?
— Oui, il y a des jaguars dans la Pampa et dans les montagnes et ceux-là n’ont plus les mêmes mœurs que leurs congénères de la vallée. Le fleuve fournit de la nourriture à profusion et les jaguars peuvent se repaître des cochons de rivière qui peuplent le fleuve par centaines. La chasse de ces animaux stupides est d’une telle facilité que les jaguars deviennent paresseux et lâches. La seule vue de l’homme les met en effet quelquefois en fuite, mais il en est tout autrement du jaguar de la Pampa. Celui-ci fait la chasse aux bœufs et aux chevaux, et quand il veut se procurer une brebis il lui faut livrer bataille aux bergers. Cette bête-là ne saurait être qualifiée de lâche ! Les jaguars qui habitent les montagnes chassent les lamas qui courent plus vite qu’eux et qui ne sont pas une proie facile. Aussi sont-ils souvent affamés et il leur arrive d’attaquer des hommes. Voilà la vérité !
Perillo écouta cet exposé avec un mépris évident.
— Vous semblez posséder des connaissances très approfondies en la matière, dit-il railleur. Mais avez-vous seulement jamais franchi les portes de la ville ?
— Oui, à l’occasion.
— Et vous êtes allé loin ?
— Je suis allé en Bolivie, dans le Pérou, et même au Gran Chaco.
— Vous êtes allé chez les Peaux-Rouges ?
— Parfaitement.
— Et les Peaux-Rouges ne vous ont pas dévoré comme les jaguars dévorent les cochons de rivière ?
— Sans doute ne m’ont-ils pas trouvé suffisamment gras. Ou encore ont-ils préféré ne pas se mesurer avec moi. C’est probablement cette dernière raison qui est la vraie, car je ne suis pas homme à me laisser dévorer. Même maintenant, sur mes vieux jours, j’ai le bras suffisamment fort pour fermer la bouche à quiconque s’aviserait de se moquer de moi. Tenez-vous-le pour dit, Señor !
— Ne vous échauffez pas, grand-père. Je n’ai pas voulu vous offenser, dit Perillo, que sa récente aventure au Café de Paris avait rendu prudent. Tout ce que je voulais dire c’est que les jaguars ne sont pas aussi dangereux qu’on le croit.
— Le jaguar est dangereux pour tous les hommes sauf pour un seul, reprit l’autre.
— Et de qui s’agit-il ?
— Vous ne l’avez donc pas deviné ?
— Ah ! vous pensez au Père Jaguar ?
— À lui-même.
— On dit qu’il attaque un jaguar sans aucune arme, mais je n’en crois rien.
— Et moi je le crois pour cette bonne raison que je l’ai vu de mes propres yeux.
— Voulez-vous dire que vous l’avez rencontré au Gran Chaco ?
— Je ne l’ai pas rencontré, j’y suis allé avec lui, j’ai fait partie de son équipe.
À peine l’homme eut-il prononcé ces mots que la foule, en poussant des cris d’admiration, se pressa à sa table pour lui serrer la main. On le pria de raconter les exploits de celui dont le nom était célèbre dans tout le pays. Cependant il se récusa.
— Le Père Jaguar n’aime pas qu’on parle de lui, il nous l’a même défendu. Ne m’en veuillez donc pas, Señores, de ne pas satisfaire votre curiosité.
— Quel âge peut-il bien avoir ? demanda Perillo.
— Une soixantaine d’années.
— Il est originaire du pays ?
— Je n’ai jamais eu l’occasion d’examiner son acte de naissance.
— C’est qu’on ignore tout de lui ! Les uns disent que c’est un yerbatero, les autres que c’est un chercheur d’or ou encore un sindador qui conduit les caravanes à travers les Andes. J’ai même entendu dire que c’est un partisan qui se met au service de celui qui le paie le mieux.
Les yerbateros sont des récolteurs de thé qui s’engagent dans les forêts vierges, à la recherche du célèbre thé du Paraguay. Ce métier n’est évidemment pas sans danger. Sindador veut dire littéralement : éclaireur.
— Sa véritable profession vous importe peu, répondit l’homme au teint bronzé. Sachez que c’est un homme franc et loyal comme il y en a peu dans ce monde. C’est un ami des justes et un ennemi des méchants. Au cas où vous n’appartiendriez pas à la première catégorie je vous engage à vous tenir sur vos gardes si jamais vous le rencontrez.
— Vous avez l’air très agressif, Señor, dit Perillo. Ne pouvez-vous me pardonner d’avoir traité le jaguar de lâche ?
— Non, mais en vous entendant affirmer que vous êtes capable d’abattre un jaguar d’un coup de couteau je me suis dit que vous ne pouviez être qu’un fanfaron ou qu’un ignorant. Or ce sont là deux catégories d’hommes que je ne puis supporter. Le jaguar que nous verrons demain est sans doute un jaguar de la vallée mais il se peut fort bien aussi que ce soit une bête de la Pampa ; nous le verrons à la façon dont il se comportera. Pour ma part, cette partie du programme ne m’intéresse pas beaucoup, ce que je voudrais savoir, c’est si un des espadas osera s’attaquer au buffle.
— Sans aucun doute ! Je peux vous le garantir. On verra bien. Un bison excité est une bête extrêmement redoutable. Je le sais par le Père Jaguar qui en a tué des centaines.
— Dans la Pampa, peut-être, ricana Perillo.
— Non, pas dans la Pampa, mais dans la Prairie de l’Amérique du Nord où il a chassé auparavant.
— Il vient donc de là-bas ? Ainsi, ce n’est pas un portenio mais un étranger ? Ce n’est pas une très bonne référence.
— Vraiment ? Je crois que le Père Jaguar n’a pas besoin de références et il se soucie peu de vous plaire.
— Parce qu’il ne me connaît pas, mais s’il savait mon nom il serait honoré de pouvoir me serrer la main.
— Ah ! Ah ! et puis-je savoir quel est le nom illustre que vous portez ?
— Périllo !
— C’est donc vous Antonio Perillo, l’espada qui va participer demain à la course ?
— Moi-même.
La façon dont il regardait son interlocuteur prouvait qu’il s’attendait à un changement complet dans l’attitude de celui-ci. Aussi ne fut-il pas peu étonné de s’entendre poser cette question inattendue :
— Je serais très curieux, Señor, de savoir pourquoi vous combattez les taureaux.
— En voilà une question ! Pour les tuer, parbleu, et montrer ainsi mon adresse. Ma profession est un art.
— Le bel art ! Comme si c’était une prouesse d’achever un malheureux taureau. Moi je tue une bête quand j’ai besoin de sa chair pour me nourrir. Mais abattre un animal pour en tirer gloire est un acte digne d’un bourreau.
Il n’en fallait pas plus à Perillo. Il bondit de sa chaise et se rua sur le chasseur de jaguars. Par bonheur, au même instant la porte s’ouvrit et le compagnon du torero apparut sur le seuil. Sa vue le rappela à la prudence et il se contenta de lancer à l’adresse de son adversaire :
— Vous êtes trop au-dessous de moi pour pouvoir m’offenser, vos paroles ne m’atteignent pas.
— C’est à peu près ce langage qu’a tenu la mouche au lion autour duquel elle bourdonnait. Mais vint un oiseau qui la goba.
Perillo fit semblant de ne pas avoir entendu. Son compagnon s’était assis à côté de lui.
— Encore une dispute, glissa-t-il à son oreille. Prends garde, Antonio. Dans notre métier il ne convient pas d’avoir trop d’ennemis.
— Tais-toi ! ce vieux bavard ne peut nous nuire. Dis-moi plutôt ce qu’il est advenu de l’autre.
Ils parlaient à voix basse et personne ne pouvait les entendre. Cependant, avant de répondre, le nouvel arrivé jeta un regard circulaire pour s’assurer que ses paroles ne parviendraient pas à une oreille indiscrète.
— C’est bien lui. Tu ne devinerais jamais où il habite. Chez Salido le banquier.
— Todos demonios ! chez Salido ? Qui l’aurait dit ! Mais c’est très dangereux pour nous.
— Hélas… Il peut tout lui raconter. Et d’abord, es-tu sûr qu’il ne t’a pas reconnu ?
— Aussi sûr que de te voir. Mais pourquoi diable se déguise-t-il ? Sans doute pour m’induire en erreur.
— Nous trouverons bien un moyen de le réduire au silence.
— Hum ! je te comprends. Un coup de couteau ou une balle. Et sans délai ! Demain matin, il serait déjà trop tard, il pourrait parler à la police. Si seulement nous pouvions savoir où se trouve sa chambre !
— Mais je le sais. Quand il est entré dans la maison j’ai escaladé la clôture et j’ai pénétré dans le jardin. Par bonheur la quinta n’est pas entourée de murailles et, du jardin, on voit très bien la maison. Quelques minutes après qu’il fut entré j’ai vu une fenêtre s’éclairer. Nul doute que c’était sa chambre.
— C’est probable, mais pas certain.
— Mais si, mais si, je l’ai vu s’approcher de la fenêtre pour la fermer.
— Combien de fenêtres y a-t-il dans cette chambre ?
— Deux.
— Est-ce qu’il a fermé les volets ?
— Non.
— Il nous faudra une échelle.
— J’en ai aperçu une dans le jardin. Elle est suffisamment haute pour nous permettre de grimper jusqu’à sa chambre.
— Fort bien. Malheureusement nous ne pouvons pas encore nous mettre au travail. Il est trop tôt. On pourrait nous voir.
— C’est juste ; nous attendrons jusqu’à minuit. Mais que ferons-nous s’il ne dort pas encore ?
— Qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? S’il est éveillé il recevra une balle par la fenêtre, s’il dort nous entrerons. En tout cas, sortons d’ici.
Perillo régla sa consommation et les deux compagnons s’éloignèrent le cœur léger, car la vie humaine n’avait guère de prix à leurs yeux. Supprimer un homme susceptible de révéler leur crime leur semblait la chose la plus naturelle du monde.
Les rues et les cafés étaient animés d’une vie intense. Ce jour-là, les habitants de Buenos-Ayres, par ailleurs casaniers, veillaient tard. Il était onze heures du soir lorsque le dernier client quitta le Café de Paris. Le garçon français, après avoir touché son salaire, quitta l’établissement, ne sachant trop que faire de son temps. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui. C’était une belle nuit de décembre fraîche et douce. Il songeait à sa nouvelle situation et était heureux de pouvoir servir un compatriote. Inconsciemment il dirigea ses pas vers la villa du banquier, où logeait son futur maître.
Dans ce quartier excentrique, les becs de gaz étaient extrêmement rares, les étoiles répandaient une faible lueur qui ne permettait de voir qu’à quelques pas devant soi. Le Français était sur le point de s’en retourner lorsqu’il crut entendre des pas furtifs dans les environs. La chose lui sembla suspecte. Il s’aplatit contre la clôture et attendit.
Un homme passa, puis s’arrêta ; il était suivi d’un autre avec lequel il échangea quelques paroles. Puis tous deux se dirigèrent vers la clôture et l’escaladèrent avec agilité.
L’ex-docker crut d’abord qu’il s’agissait de deux vulgaires cambrioleurs. Mais que pouvaient-ils bien vouloir voler ? Des fruits dans le jardin ? Ou peut-être se proposaient-ils de dévaliser le riche banquier. Ce problème l’intrigua. Il escalada à son tour la clôture en s’efforçant de faire le moins de bruit possible, et se glissa sur le gazon qui étouffait ses pas, vers la villa. Là, il aperçut l’un des deux hommes et s’arrêta un instant pour l’observer. Au bout de quelques minutes il aperçut de nouveau l’un des deux hommes ; celui-ci tournait derrière la maison. Le Français le suivit à quatre pattes. L’un des voleurs était occupé à observer deux fenêtres éclairées au deuxième étage. Bientôt son compagnon le rejoignit, portant une échelle. Ils la posèrent de façon à ce que son haut atteignit le rebord d’une des fenêtres éclairées.
De plus en plus déconcerté, le garçon vit l’un des deux hommes gravir l’échelle et, après avoir jeté un regard par la fenêtre, redescendre et glisser quelques mots à l’oreille de son acolyte. Le Méridional put alors voir un objet métallique briller dans la main de l’homme : un bruit sourd retentit comme lorsqu’on charge un pistolet à double canon. Il se rapprocha des deux hommes et put saisir leurs propos :
— Il est en train de lire.
— Où est-il ?
— Il est assis, le côté gauche tourné vers la fenêtre, et tient sa tête avec sa main droite.
— C’est parfait, tu n’as qu’à viser la tempe, c’est le coup le plus sûr.
Ainsi il s’agissait d’un meurtre ! Le Français prit peur et demeura un instant incapable de faire un geste. Il vit ensuite l’individu grimper à nouveau jusqu’à la fenêtre et diriger le canon de son arme vers l’intérieur de la chambre. Ce spectacle lui rendit le contrôle de ses mouvements. Il poussa un cri, bondit vers l’échelle, renversa l’homme qui se tenait en bas puis secoua l’échelle qui entraîna dans sa chute le bandit au moment où il tirait. Le Méridional se rua sur lui et le saisit au collet.
— Lâche-moi, chien maudit, si tu tiens à ta peau, siffla le bandit.
Le coup partit et le Français sentit une douleur cuisante dans le bras droit. Il lâcha prise et le tireur imita l’exemple de son compagnon qui s’était empressé de fuir.
Les deux coups de feu réveillèrent les habitants de la maison. Les fenêtres s’éclairèrent, l’une d’elles s’ouvrit et la tête du savant apparut.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— On a voulu vous tuer, gémit le garçon de café.
— Qui est-ce qui parle, je connais cette voix ?
— C’est Olive.
— Olive ? Je n’ai l’honneur de connaître aucune personne portant ce nom.
— Mais si, vous m’avez engagé au Café de Paris pour vous aider à chercher des ossements.
— Ah ! c’est vous ! Et vous voulez me tuer ?
— Dieu m’en garde ! c’est moi qui vous ai sauvé, et encore vous me traitez d’assassin, c’est un peu fort !
Bientôt les domestiques armés jusqu’aux dents apparurent avec des lanternes. Naturellement ils ne laissèrent pas le temps à Olive de s’expliquer et il fallut au savant déployer toute son éloquence pour les dissuader d’appeler la police.
— Je le connais depuis peu, dit-il, mais je me porte garant de son honnêteté. Je vous prie instamment de le laisser s’expliquer.
C’est à contre-cœur et uniquement par courtoisie que le banquier se rendit au désir de son hôte. D’ailleurs l’examen des empreintes dans le jardin, confirma les dires du blessé. Enfin, derrière la maison, on découvrit le chapeau de l’un des deux agresseurs, qui l’avait perdu pendant sa courte lutte avec Olive. La blessure de ce dernier fut pansée ; elle n’était pas très profonde, la balle avait seulement effleuré le bras.
La chose était évidente, deux hommes avaient attenté à la vie du savant français ! Seule l’intervention d’Olive avait fait dévier la balle, cependant le motif de cette agression, ainsi que l’identité des agresseurs restaient un mystère pour tous.
— Seriez-vous capable de les reconnaître ? demanda le banquier à Olive.
— Je n’en suis pas sûr, répondit celui-ci ; cependant j’ai entrevu, au moment où il se tenait au haut de l’échelle, le profil de l’un des deux hommes. Il m’a semblé reconnaître l’espada Antonio Perillo.
Cette révélation ne fit que compliquer la situation. Certes, Perillo ne jouissait pas d’une réputation sans tache, cependant on ne le jugeait pas capable d’un meurtre, et d’ailleurs quel mobile aurait pu le pousser à supprimer le savant ? Il avait échangé avec ce dernier quelques paroles au café et, de toute évidence, il l’avait pris pour un autre. Le banquier exposa tous ces faits aux deux policiers qui ne tardèrent pas à venir sur les lieux. Ceux-ci se mirent en devoir de faire une enquête sur les faits et gestes de Perillo pendant cette soirée, mais ils renoncèrent finalement à l’arrêter. En effet l’arrestation d’un espada la veille d’une course de taureaux aurait provoqué une véritable révolution.
Cazenave, qui devait la vie à Olive, le remercia chaleureusement et l’engagea aussitôt à son service, le gardant auprès de lui dès cette nuit-là.
CHAPITRE II
CORRIDA DE TOROS
Le lendemain matin la population de Buenos-Ayres se pressait autour des guichets d’entrée de l’arène. Le banquier devait retenir quatre places : car en dehors de sa femme et de son hôte il emmenait son neveu qui se trouvait chez lui de passage.
Le banquier n’ayant pas d’enfants, c’étaient ses neveux, les deux fils du frère de sa femme, qui devaient hériter de sa fortune. Désireux de mieux connaître ses héritiers, il avait invité pour quelque temps le plus jeune des deux frères, un adolescent de 16 ans, nommé Anton. Comme il avait beaucoup souffert au cours de sa traversée il habitait Lima, capitale du Pérou, – il avait ajourné son départ et au lieu de retourner par la mer, il se proposait de franchir les Andes. Un tel voyage à travers l’Amérique du Sud imposait de grandes fatigues et comportait des dangers, et ce n’était pas au premier muletier venu qu’on pouvait confier un jeune homme pour un tel trajet.
La course de toros devait commencer à une heure précise. Cependant dès onze heures du matin la Piaza de Toros était bondée et il ne restait plus une seule place dans l’amphithéâtre. Seules les loges du Président et des notabilités restaient inoccupées.
D’immenses affiches annonçaient en gros caractères le détail du programme. Plusieurs orchestres jouaient à tour de rôle. Les matadors ratissaient le sable de l’arène. De temps à autre, dans la porte, apparaissait un toréador vêtu d’un costume multicolore ; il traversait à pas lents l’arène pour se présenter au public.
L’arène était séparée de l’amphithéâtre par une barrière élevée, suffisamment solide pour résister aux coups d’un taureau, mais peu élevée, afin de permettre au toréador en danger de l’escalader.
Dans la foule on disait que la présence d’un bison dans cette fête avait incité la direction à prendre des précautions extraordinaires. On entendait déjà mugir cette bête farouche et rien qu’à sa voix on pouvait deviner qu’elle était de celles qui vendent chèrement leur vie.
Les places les plus proches de la barrière étaient les moins chères. C’est là que se tenait Olive. Dans les rangs supérieurs de l’amphithéâtre le prix des places était plus élevé ; parmi les spectateurs privilégiés qui les occupaient on pouvait reconnaître la famille du banquier et ses amis. Par un curieux hasard l’homme à barbe blanche qui avait dit au Café de Paris se nommer Duval voisinait avec l’hôte du banquier, le savant Cazenave. Celui-ci, en attendant le spectacle, s’efforçât de prouver au jeune Péruvien, le neveu du banquier, que les courses de taureaux étaient une chose blâmable qu’on ne devrait pas tolérer.
— D’ailleurs il faut que je vous dise que c’est une pratique vieille comme le monde. Déjà les anciens grecs, notamment les Thessaliens, se livraient à ce jeu cruel. Les Romains de l’Empire en raffolaient, mais c’étaient des païens qui ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient, tandis que les chrétiens qui ressuscitent cette sauvage coutume n’ont rien à invoquer à leur excuse.
— Voyons, Señor, dit Anton, vous ne dédaignez cependant pas d’assister à ce spectacle.
Cette réflexion embarrassa fortement le savant.
— La lutte n’aurait-elle pas eu lieu si je n’étais pas venu ? dit-il simplement.
- Oui.
— Dans ce cas ma présence n’est pas un crime. D’ailleurs je suis venu ici en savant, j’ai donc une double excuse, excusatio comme disait les Romains. Je suis zoologiste et tout ce qui concerne les animaux m’intéresse, quoique évidemment une découverte de l’époque diluvienne m’aurait passionné davantage.
— Est-ce qu’à l’époque diluvienne il y avait déjà des courses de taureaux, demanda Anton avec un malicieux sourire.
— Voilà une question à laquelle il m’est difficile de donner une réponse précise. L’homme antédiluvien, à supposer qu’il y ait eu des hommes à cette époque, était un être primitif et il n’est pas improbable qu’il fût capable de jouir du spectacle des luttes des sauriens, et même qu’il excitât les mastodontes contre les mégathériums. C’est, certes, une chose regrettable, mais nous sommes nés trop tard pour l’empêcher. Si nous…
Son exposé fut interrompu par un accord vibrant de l’orchestre. Le Président apparut dans sa loge et, de la main, fit signe qu’on pouvait commencer. Le brouhaha du public fit place à un silence complet, si bien qu’on pouvait entendre respirer ses voisins. La musique entonna une marche et la porte s’ouvrit pour laisser passer les picadors. Ils avaient des montures médiocres car on n’expose pas volontiers des bêtes de valeur aux coups de corne des taureaux. Les banderilleros et les espadas qui les suivaient à pied firent le tour de l’arène, puis les picadors se placèrent au centre, face à la porte par où les taureaux devaient faire leur apparition. Les banderilleros et les espadas allèrent se placer derrière les colonnes et dans les niches aménagées à cet effet. Sur un nouveau signe du Président le premier taureau fut lâché.
C’était une bête noire avec des cornes pointues et courbées en avant. Sa soudaine libération lui donna le goût de la liberté. À grands bonds il parcourut l’arène. Apercevant les picadors il se jeta dans leur direction et chargea un des chevaux dont il ouvrit le ventre d’un seul coup de corne. Le cavalier voulut sauter à terre mais un de ses pieds s’empêtra dans l’étrier. Il était perdu car le taureau s’apprêtait déjà à renouveler son coup, lorsque les banderilleros accoururent et enfoncèrent dans la chair du taureau des dards ornés de bandes multicolores. La bête s’arrêta dans son élan et laissa le temps au picador de quitter son cheval qui agonisait sur le sable de l’arène.
Tout cela s’était passé avec une telle rapidité que le public avait peine à suivre les événements. Les picadors arboraient de vieux costumes nationaux espagnols, contrairement aux banderilleros qui portaient des vêtements modernes abondamment ornés de rubans.
La bête noire secoua la tête pour se débarrasser des dards dont les rubans lui obstruaient la vue et n’y réussissant pas, elle poussa un beuglement de rage. Sa charge allait être d’autant plus dangereuse. Soudain une voix retentit derrière les banderilleros :
— Laissez passer !
C’était Cruzada, l’espada de Madrid. Les banderilleros hésitèrent un instant car le toréador risquait là une périlleuse entreprise, mais la voix impérative de Cruzada les fit s’écarter. Pour mieux exciter son adversaire Cruzada avait revêtu un costume de velours écarlate. Dans la main gauche il tenait une muleta, c’est-à-dire un bâton auquel était attaché un morceau d’étoffe rouge et, dans la main droite, une épée nue. Il s’arrêta à dix pas du taureau, geste d’une audace inouïe si l’on songe que la bête n’était pas encore fatiguée. Il voulait sans doute par cet exploit affirmer d’emblée sa supériorité sur ses rivaux.
Lorsque le taureau réussit à écarter les rubans des banderilles son premier regard tomba sur la muleta que son adversaire agitait devant lui. Il baissa la tête prêt à encorner l’homme. L’espada ne broncha pas jusqu’au moment où l’extrémité des cornes ne fut plus qu’à deux pouces de lui. À ce moment il sauta de côté et avec une adresse tenant du miracle enfonça l’épée dans le poitrail de la bête. Celle-ci fit encore quelques pas puis s’écroula. L’espada lui retira l’épée du corps et la brandit au-dessus de sa tête sous les applaudissements frénétiques de la foule. Il avait accompli un coup de maître.
Les matadors vinrent pour retirer le cadavre du taureau et le cheval qui n’avait pas encore rendu le dernier soupir. Le Président fit signe d’introduire le taureau suivant. Dans les minutes qui suivirent, celui-ci blessa un banderillero et un espada, puis fut abattu, comme le premier, par l’Espagnol. Le troisième renversa deux chevaux et blessa légèrement Antonio Perillo. Le vainqueur des deux premiers eut aussi raison du troisième. La foule enthousiaste le couvrait de fleurs. Perillo qui avait dû momentanément abandonner l’arène, était en proie à une rage impuissante.
Suivit le numéro qui était le clou du programme : la lutte entre le jaguar et le buffle. Le vainqueur et les autres toréadors devaient achever ensuite les deux bêtes.
On ouvrit la porte de la cage du jaguar et le fauve bondit sur l’arène, mais il ne put poursuivre longtemps sa course, car il était attaché à une solide corde dont l’autre extrémité était fixée à un pieu. Il fit des efforts pour la rompre et, n’y parvenant pas, il se coucha sur le sable en soufflant. Apparemment, il se souciait peu de distraire le public. Ses narines gonflées frémissaient : il n’avait pas mangé depuis quelques jours et l’odeur du sang frais l’excitait à l’extrême.
Enfin l’autre porte s’ouvrit et le buffle entra d’un pas pesant. C’était un géant de l’espèce, mesurant trois mètres de long et si bien nourri qu’il devait peser au moins trente quintaux. Ayant fait quelques pas il aperçut le jaguar. La foule se taisait, figée dans une attente angoissée. Le jaguar bondit sur ses pattes et se mit à feuler, tandis que le buffle la tête penchée de côté semblait toiser son adversaire. On aurait dit qu’il se demandait si le jeu en valait la chandelle. Puis, il se détourna et entreprit dans l’arène une tournée d’inspection. En longeant la barrière il rejoignit le jaguar du côté opposé. Le fauve s’apprêta à bondir sur lui. Le buffle baissa alors la tête et montra ses cornes et son garrot puissant, cela suffit pour ramener le jaguar à la raison ; il recula et le buffle put passer près de lui. Cependant le taureau était prudent et ne cessait de tenir son adversaire sous la menace de ses cornes. Le jaguar ne bougea plus, sans doute effrayé par le bison.
Le savant Cazenave profita de cette trêve pour faire un petit cours sur les bisons à son jeune compagnon.
— Le bison de l’Amérique du Nord forme avec les aurochs européens un type de l’espèce des bovidés, en latin bos. Ce type se distingue par un crâne fortement arqué, un tronc large, des cornes courtes et recourbées en avant, une épaisse crinière…
Le reste de son exposé se perdit dans les cris de la foule qui, impatientée par l’attitude pacifique des bêtes, réclamait qu’on les excitât.
Le Président donna ordre de satisfaire ce désir.
Le voisin de droite de l’homme à la barbe blanche, s’adressa alors à celui-ci :
— Crois-tu, Carlos, qu’il se laissera exciter. Pour moi je pense que la peur du buffle domine dans ce jaguar tout autre instinct.
— Et moi je pense qu’un malheur est à prévoir, répondit l’interpellé. Ne vois-tu pas que le jaguar tient la corde dans sa gueule ? S’il arrive à la rompre il attaquera non pas le bison mais les hommes.
En effet, la bête couchée sur le sable s’appliquait à ronger la corde qui la tenait prisonnière, ce dont le personnel du cirque ne semblait pas s’apercevoir. Les garçons de l’arène étaient occupés à préparer des serpenteaux dont l’explosion était destinée à exciter le jaguar. Une de ces pièces explosives, lancées vers le jaguar l’atteignit en même temps que la dernière fibre de la corde était prête à céder. La vue du feu déclenché par le serpenteau arracha au jaguar des hurlements de terreur. Il fit un bond qui rompit définitivement son lien. Le fauve était libre.
Le public salua cet événement inattendu par des applaudissements enthousiastes, car il ne se rendait pas compte du danger que cette libération signifiait pour lui. Le jaguar s’élança d’abord vers le buffle, mais à la vue de ses cornes baissées il recula, traversa l’arène en quelques bonds puis leva les yeux vers les premiers gradins.
— Attention ! cria l’homme à la barbe blanche, il est capable de franchir la barrière.
— Mon Dieu, s’écria Cazenave, c’est moi qu’il regarde, il veut me dévorer.
Il s’agita sur son siège puis se leva pour prendre la fuite mais le passage était si étroit qu’il ne parvint pas à s’y glisser. Il ne réussit qu’à attirer en effet sur lui l’attention du jaguar, d’autant plus facilement qu’il était vêtu tout en rouge. La bête se dressa sur son arrière-train, poussa un hurlement rauque et, d’un bond, se trouva près de la barrière. Elle réussit à poser ses pattes de devant sur le rebord puis à s’y hisser complètement.
À ce moment un silence mortel tomba dans la foule. On pouvait entendre nettement le bruit que faisaient les griffes de la bête sur le bois. Il était évident que le jaguar avait jeté son dévolu sur le petit homme en rouge.
Le fauve s’apprêtait déjà à franchir, d’un deuxième bond, la barrière. Tout à coup, son regard fut attiré par un autre objet. Cette fois il semblait regarder Duval, l’homme à la barbe blanche.
En effet, celui-ci, au moment où la bête s’apprêtait à bondir, s’était levé de son siège et tandis que d’une main il arrachait des épaules du savant son poncho, de l’autre il saisissait le couteau à sa ceinture. Il entoura son bras gauche du poncho et, en brandissant le couteau de la main droite, il monta sur la rampe placée devant la rangée où il se trouvait.
— Silence ! Que personne ne bouge ! cria-t-il à la foule.
En sautant de rampe en rampe par-dessus les têtes des spectateurs pétrifiés, il finit par se trouver si près du jaguar qu’il aurait pu l’atteindre de la main. Le fauve avait suivi les mouvements de son adversaire, figé dans son élan. Il comprenait qu’il était attaqué mais n’osait pas passer à la contre-attaque. Il se maintint dans sa position sur trois pattes, la quatrième levée devant lui comme pour parer le coup, la gueule béante. Ainsi homme et bête se fixèrent pendant quelques secondes. Puis Duval prit le couteau entre ses dents et de la main droite ainsi libérée il asséna au jaguar un coup de poing si vigoureux dans l’arrière-train que le fauve perdit l’équilibre. Ses pattes de derrière glissèrent de la rampe ; il chercha à se maintenir avec ses pattes de devant tout en lançant à son ennemi des regards furieux, et en grondant farouchement mais, au même instant, il reçut un nouveau coup sur la gueule et cette fois il alla rouler dans l’arène.
Mais cela ne suffit pas au chasseur français. Il sauta sur la barrière et, à la stupéfaction de tous, descendit dans l’arène où, il se trouva devant le jaguar assoiffé de vengeance.
À ce moment quelque chose se produisit qui coupa la respiration aux spectateurs. Duval sortit le couteau d’entre ses dents, avança du pied droit et présenta au Jaguar son bras gauche enveloppé du poncho. Était-ce son assurance ou la puissance de ses yeux gris qui fixaient le jaguar, toujours est-il que la bête, prête à s’élancer, ramena ses pattes de derrière sous elle dans une attitude hésitante. Puis elle s’éloigna lentement, suivie du chasseur qui ne la quittait pas un instant des yeux. Le fauve ressemblait maintenant à un chien battu qui bat en retraite, la queue entre les jambes. Des cris retentirent dans la foule.
— Vive le Père Jaguar !
Et les applaudissements crépitèrent. Les clameurs achevèrent d’intimider le jaguar. Il se tourna vers la porte par laquelle il était entré dans l’arène mais il la trouva fermée. D’une voix qui domina le brouhaha, Duval ordonna alors au garçon de l’arène de faire ouvrir la porte.
De la cachette où il était réfugié l’homme chargé de cette besogne fit jouer le mécanisme. Sans y être poussé, le jaguar se précipita dans sa cage. Le fauve redoutable était rendu inoffensif.
L’amphithéâtre résonnait d’applaudissements et de vivats. Le Père Jaguar, remercia d’un signe de tête, escalada la barrière, et de la même façon qu’il était descendu, en sautant de rampe en rampe, il regagna sa place. Il rendit au savant son poncho et son couteau en disant :
— Merci, Señor, et excusez-moi de vous avoir emprunté ces objets sans vous en demander l’autorisation.
— Mais c’est tout naturel, dit Cazenave ; toutefois, si je comprends à la rigueur que vous ayez eu besoin de mon couteau je ne vois pas très bien quelle utilité présentait pour vous ma couverture.
— C’est très simple, elle m’a servi de bouclier pour me préserver des griffes et des crocs du jaguar.
— Señor, vous êtes un héros et je tiens à vous exprimer ma profonde admiration. Vous venez de donner l’exemple de ce beau courage qui, en latin, s’appelait fortitudo, virtus bellica, ou encore strenuitas. Vous avez maté sans effort le jaguar mais que deviendra ce buffle en latin bison americanus ?
— Jetez un regard sur l’arène et ma réponse sera superflue.
Le bison s’était étendu sur le sable où il avait assisté sans broncher au départ du jaguar. Il était évident qu’il n’avait aucune envie de lutter contre le fauve. Le public, de plus en plus avide d’émotion, réclamait à cor et à cri les toréadors, curieux de les voir se mesurer avec ce taureau sauvage. Au bout de quelques instants Cruzada de Madrid apparut donc dans l’arène, suivit d’Antonio Perillo. Ce dernier boitait légèrement à cause de sa blessure mais son orgueil ne lui permettait pas de capituler.
Pour commencer, les picadors entourèrent le bison. Celui-ci semblait ne pas les apercevoir. L’un des picadors jeta alors sa lance qui s’enfonça dans le garrot de la bête. Blessé, le bison se dressa sur ses pieds avec une rapidité dont on aurait cru incapable une bête aussi pesante. Avant que le picador ait eu le temps de se mettre hors de sa portée les cornes du bison firent pirouetter en l’air le cheval qui retomba en écrasant son cavalier. Avec la même agilité, le buffle se tourna alors vers le deuxième picador. Celui-ci se mit à fuir mais son cheval était moins rapide que le bison qui s’élança aussitôt à sa poursuite affichant un parfait mépris pour les picadors et les banderilleros qui le menaçaient de leurs dards. Il atteignit le cheval et d’un coup de corne au flanc de la monture, il désarçonna le cavalier.
Négligeant le cheval, le taureau s’attaqua alors à l’homme sans laisser à celui-ci le temps de se redresser. Il le projeta dans l’air comme une balle à plusieurs reprises, puis le broya sous ses pattes. L’homme hurlait de douleur. En dépit des nombreux dards dont son garrot était hérissé, le buffle s’acharnait sur sa victime. Il ne connut pas de répit avant qu’elle n’eut expiré. Il recula alors de quelques pas et poussa un beuglement auprès duquel le rugissement du jaguar n’était qu’un miaulement de chat nouveau-né.
Les applaudissements fusaient dans l’amphithéâtre. Ceux qui avaient gardé quelques fleurs les lancèrent au vainqueur. La plus grande partie du public ne semblait aucunement rebutée par la scène sanglante à laquelle elle venait d’assister.
Le bison secoua les dards et chercha autour de lui une nouvelle victime. Il jeta son dévolu sur le premier picador qu’on venait de dégager de dessous son cheval et qui était sur le point de s’enfuir. Cependant à cause de ses contusions il était incapable de courir et trois banderilleros l’aidaient à marcher. Mais le bison en avait décidé autrement. Il se rua sur les quatre hommes en donnant des cornes à droite et à gauche. Un des banderilleros réussit à s’échapper, les deux autres restèrent sur place. Le picador, cette fois, avait payé son courage de sa vie. Un jeune banderillero arracha des mains du picador la pique et se glissa derrière le buffle pour lui porter un coup dans le flanc mais la bête rusée avait déjoué son stratagème. Elle pivota sur elle-même avec la vitesse d’un éclair en baissant la tête, prête à la charge. La pique glissa sur ses cornes et, l’instant d’après, le brave banderillero était projeté en l’air, piétiné à son tour.
Le bison se mit à parcourir l’arène au galop en quête de nouvelles victimes. La terreur s’empara des toréadors, qui se dispersèrent dans tous les sens. Ceux qui ne purent atteindre la porte escaladèrent la barrière de protection quittes à abandonner leurs chevaux. Ceux-ci se précipitèrent vers la porte, d’autres furent arrêtés par le buffle et écrasés aux applaudissements enthousiastes du public. Le taureau avait conquis la foule ; la vue de toutes ses victimes ne diminuait en rien l’admiration qu’il inspirait aux spectateurs. Cependant non satisfait de tant d’horreurs le public réclamait l’entrée des espadas.
On se souvient que deux espadas s’étaient présentés au début du tournoi, Cruzada de Madrid et Antonio Perillo. Au moment de la mêlée Cruzada s’était sauvé par la porte et Perillo, que sa blessure empêchait de courir, avait sauté par-dessus la barrière. Il s’était assis au premier rang et au moment où le public l’appela il répondit de sa place :
— Ce buffle est un démon. Je ne suis pas un diable pour lutter avec lui.
Des rires moqueurs lui répondirent. Le nom de Cruzada retentit parmi le public. L’effet produit par les prouesses de celui-ci aurait été annulé s’il n’avait pas répondu à cet appel. Cependant affronter le buffle seul aurait été d’une témérité folle, Cruzada réussit à s’assurer de l’aide de trois banderilleros en leur promettant une belle récompense. Lorsque les quatre toréadors apparurent enfin dans l’arène ils furent salués par des applaudissements assourdissants.
Le bison était loin d’avoir retrouvé son calme. Il allait d’un cadavre à l’autre et, faute d’avoir à sa portée des victimes vivantes, les déchiquetait à coups de corne. Il saignait par plusieurs plaies qui cependant n’étaient pas très profondes. À la vue de ces nouveaux adversaires il se redressa de toute sa hauteur et poussa un beuglement sonore.
— Qu’en penses-tu Carlos ? demanda son voisin au Père Jaguar.
— Ceux qui ne réussiront pas à se sauver sont perdus d’avance dit le Père Jaguar. C’est un crime de lâcher ces hommes contre le bison.
— Le crois-tu donc invincible ?
— Non, mais je crois qu’un seul homme ici est capable de le réduire à l’impuissance.
— Et cet homme c’est toi-même, n’est-ce pas ?
— Peut-être.
Cruzada se rapprocha du buffle d’un pas mal assuré. Dans la main gauche il tenait sa muleta, et dans la main droite son épée nue. Son port hautain et sa stature athlétique autorisaient les espoirs quant à l’issue de cette lutte. Les trois banderilleros étant restés à l’écart, le bison ne voyait que Cruzada. Il comprit tout de suite qu’il avait devant lui un redoutable ennemi.
Le puissant bovidé qui était une bête non seulement courageuse mais aussi extrêmement rusée, semblait deviner le plan de son adversaire et resta immobile. Il ne baissa même pas la tête, préférant laisser à l’ennemi le soin d’attaquer. Parvenu à cinq pas du taureau, Cruzada sentit sa confiance renaître. Le large poitrail de la bête s’étalait, cible facile devant lui. Il pouvait frapper presque à bout portant. Il se mit à agiter la muleta pour détourner de lui les yeux du taureau, puis bondit en avant. Ce fut le bond de la mort. Ne semblant pas s’apercevoir de la muleta, le taureau ne voyait que l’homme. Au moment où l’épée allait s’enfoncer dans son corps, il baissa la tête et para le coup, en même temps que d’une de ses cornes, il transperçait de part en part le pauvre Cruzada. Le premier mouvement des banderilleros avait été de se porter au secours de l’espada mais cette velléité fut vite étouffée par le bison qui abandonnant sa première victime chargea les trois autres. Avec des cris d’effroi celles-ci s’enfuirent.
— Quelle honte ! Tas de lâches, cria la foule à l’adresse des banderilleros.
Cette insulte eut pour effet de faire revenir les banderilleros un instant sur la scène. Certes il n’était plus question de sauver Cruzada, qui était bel et bien mort, mais au moins de sauver leur honneur. Cependant la vue des cornes baissées les mit une seconde fois en fuite. La bête, semblant deviner de quel côté ils cherchaient leur salut, courut se mettre en travers de la porte. Il ne restait plus aux pauvres hommes qu’à escalader la barrière. Ils s’élancèrent donc vers elle. Le bison s’en aperçut et prit la même direction. Le premier banderillero réussit à pénétrer dans l’amphithéâtre suivi bientôt par le deuxième. Le dernier, cependant ne courait pas assez vite et au moment précis où il saisissait le bord de la barrière, le buffle l’atteignit et d’un coup de corne le frappa à la hanche. Le spectre de la mort proche redonna des forces au pauvre garçon. D’un effort, il se hissa au sommet de la barrière si bien que le second coup de corne du bison ne rencontra plus que le bois. La bête avait compris où chercher les hommes ; elle se proposait de défoncer la barrière à coups de corne et se mit aussitôt à l’œuvre. Par bonheur elle choisit un endroit où la résistance de la barrière se trouvait renforcée par des madriers. La difficulté finit par exaspérer le buffle ; on voyait qu’il n’était pas prêt à abandonner la partie. Les hommes assis derrière la clôture étaient menacés. La panique éclata dans cette partie du cirque et se communiqua bientôt à tout le public.
Les applaudissements firent place à des cris d’horreur. Ceux qui étaient assis près de l’arène quittèrent leur banquette pour se réfugier dans les rangs éloignés et un chaos inimaginable s’ensuivit. Même sans l’intervention du bison les accidents étaient inévitables.
Soudain une voix sonore domina le tumulte :
— Restez à vos places, Señores, vous ne courez aucun danger.
C’était le Père Jaguar. Tout en lançant ce cri rassurant, il se débarrassa de son veston, s’empara, une fois de plus, du couteau du savant, et se précipita en sautant de rampe en rampe, vers la barrière.
Comme le bison se trouvait à l’extrémité opposée de l’arène il lui fallut parcourir celle-ci. Il n’hésita pas à le faire et, tandis qu’il la traversait en courant il poussa le fameux cri de guerre des Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord qui leur sert aussi de cri de chasse. C’est une sorte de hiiiiih prolongé qu’on renforce en faisant vibrer les doigts sur les lèvres, ce qui produit un trémolo que les lettres de l’alphabet sont incapables de rendre.
Le bison originaire des prairies du Nord connaissait sans doute ce cri de chasse qu’il avait dû entendre poussé par les Indiens. Il se retourna donc aussitôt et, apercevant le Père Jaguar quitta la barrière pour affronter son nouvel adversaire.
Mais Duval ne manifestait aucun empressement. Son couteau dans la main droite, il s’arrêta au milieu de l’arène. Là où un instant auparavant le plus terrible désarroi faisait rage régnait maintenant le silence. Les cris s’étaient tus et on n’entendait plus que le nom du Père Jaguar, qui volait de bouche en bouche.
Cet homme allait-il vraiment se mesurer avec le bison ? Ce serait une bataille de titans ! Mais que signifiait la force humaine, même celle d’un athlète exceptionnel, en face d’un buffle dont la puissance n’avait d’égale que la férocité. Aussi le public suivait-il la scène avec une tension extrême.
Le buffle semblait scruter le Père Jaguar qui soutenait son regard sans broncher ainsi qu’il l’avait fait tout à l’heure pour le jaguar. Lentement la bête sortit de son immobilité. On aurait dit qu’elle devinait qu’il lui fallait braver un adversaire de taille, car ses mouvements étaient prudents et mesurés. Duval imita son exemple et fit quelques pas dans la direction de l’animal. Quelques mètres à peine séparaient maintenant l’homme de la bête. Soudain le buffle abandonna sa réserve. Il leva la tête pour faire entendre un beuglement de mauvais augure, puis, les cornes basses, passa à la charge.
Tout le monde croyait que le Père Jaguar allait chercher à esquiver le coup mais il n’en fit rien. À la profonde stupéfaction de la foule il resta immobile. Le buffle n’était plus qu’à un pas de lui et ses cornes ne pouvaient le manquer. En effet, l’instant d’après le Père Jaguar était précipité en l’air. Un cri d’effroi s’échappa de toutes les bouches, mais voilà qu’après avoir tournoyé un instant en l’air, le Père Jaguar se retrouva debout derrière le buffle. Son attitude reflétait un parfait sang-froid. La bête se retourna et répéta son manège. Cette fois encore le Père Jaguar décrivit une pirouette dans les hauteurs pour toucher le sol exactement à l’endroit même où les cornes l’avait enlevé.
Le public comprit alors qu’il s’agissait d’une savante tactique de la part de Duval. Toutes les fois que le taureau baissait les cornes pour un coup meurtrier l’illustre chasseur posait son pied droit entre les cornes et se laissait enlever. La stupeur du public ne connut plus de bornes. La force et l’adresse de Duval tenaient du miracle. Sa vie était l’enjeu de la partie redoutable qu’il avait engagée et pourtant un sourire nonchalant flottait sur ses lèvres. Il avait l’air de soutenir, non pas une bataille à vie ou à mort, mais la plus banale des conversations.
Mais si l’homme gardait son calme, la bête, elle, enrageait. Le fait de retrouver invariablement son adversaire indemne après chaque attaque la remplissait d’une sourde colère. Ses mouvements se firent plus rapides et, par conséquent, moins habiles. Ses yeux, que la rage avait injectés de sang, ne lui étaient plus d’aucun secours. Deux coups de corne sur trois manquaient leur but, c’était le moment qu’attendait le Père Jaguar. Une fois encore il fut projeté en l’air et une fois encore il se retrouva derrière le buffle, mais cette fois il n’attendit plus la charge et fit un saut de côté. Le buffle, sur le point de se retourner lui présenta le flanc. D’un saut Duval se trouva sur la bête. Le couteau scintilla dans sa main et alla se planter dans l’espace compris entre la dernière vertèbre cervicale et la première vertèbre dorsale du buffle. Le buffle s’immobilisa pour deux minutes, puis un frisson parcourut tous ses membres et, sans un gémissement, il s’écroula raide mort. Le Père Jaguar mit pied à terre et retira l’arme du garrot.
Les spectateurs avaient peine à en croire leurs yeux. Un silence de mort régnait sur la foule. Tous s’attendaient à voir le buffle sursauter et le jeu atroce reprendre. Mais Duval fit signe à ses trois compagnons. Ceux-ci le rejoignirent en sautant comme lui de rang en rang. Duval revêtit le veston qu’ils lui apportèrent et quitta, suivi des trois hommes, l’arène par la porte destinée au public.
Plusieurs toréadors se risquèrent alors dans l’arène, ils contournèrent prudemment le buffle pour s’assurer qu’il était bien mort. Les spectateurs, encore sous l’effet de leur émotion n’osaient pas quitter leur place. Enfin le Président s’écria à l’adresse des toréadors :
— La bête est-elle morte ?
— Oui, Excellence, elle est morte sur le coup.
Cet échange de paroles rompit le charme qui tenait le public prisonnier. Le silence fit place aux cris et aux applaudissements frénétiques qui ébranlèrent littéralement le cirque.
— Où est le Père Jaguar, amenez le Père Jaguar, portez-le en triomphe !
Mais le Père Jaguar resta introuvable.
CHAPITRE III
LE « PÈRE JAGUAR »
Le Père Jaguar était le héros du jour. Son nom était sur toutes les bouches et celui qui se serait avisé d’écouter les conversations des passants dans les rues de Buenos-Ayres, aurait constaté qu’il n’était question que du célèbre chasseur. Cependant le Père Jaguar semblait s’être volatilisé.
Pendant le dîner chez le banquier Salido on évoqua les étapes de la lutte du Père Jaguar contre les deux bêtes redoutables.
— Je ne puis me pardonner, gémit Cazenave, d’avoir manqué de politesse à l’égard du Père Jaguar. En me remettant le couteau il m’a remercié et moi, dans mon trouble, j’ai oublié de lui dire : « merci », en latin gratia, pour avoir écarté de nous le danger d’être dévorés par le jaguar. Quelle opinion doit-il se faire de moi ? Les animaux eux-mêmes ont le sens de la gratitude, bien qu’à vrai dire il existe certaines espèces telles que les insectes, les mollusques, les vers et les bacilles qui semblent être privés, du moins en partie, de cette belle vertu. Mais un homme, en grec anthôpos et en latin homo, qui se trouve au sommet de l’échelle de la classification zoologique ne doit jamais se montrer ingrat. Je brûle d’exprimer au Père Jaguar ma profonde reconnaissance car le fait qu’il ne m’ait pas rendu mon couteau ne diminue en rien son mérite.
À ce moment un domestique entra et remit au banquier une carte de visite où celui-ci lut le nom de Charles Duval. Il alla trouver son visiteur dans le salon et sa stupéfaction fut grande en reconnaissant le Père Jaguar.
— C’est vous, Señor, vous qu’on cherche en vain depuis plusieurs heures ! Permettez-moi de vous serrer la main et de vous exprimer ma reconnaissance au nom de ma famille et de tous les spectateurs de vos beaux exploits.
Duval écouta ces paroles avec un sourire amusé.
— Ce n’est pas pour recueillir des louanges que je suis venu ici. Si j’ai osé vous déranger à cette heure tardive c’est pour une affaire urgente.
Tout en parlant il tira de son portefeuille une feuille de papier qu’il tendit au banquier. Celui-ci y jeta un coup d’œil.
— Ah ! c’est un ordre de paiement de mon associé de Cordoue. Cette somme est à votre disposition, et bien que la banque soit fermée à cause de la fête je suis prêt à vous la verser séance tenante.
— Ne prenez pas cette peine, permettez-moi seulement de me présenter demain à la première heure pour toucher cette somme.
Il s’inclina et voulut s’en aller mais le banquier le retint en lui posant la main sur l’épaule.
— Ne partez pas, Señor, ma femme serait si heureuse de faire votre connaissance. Nous vous devons peut-être la vie.
— Je vous en prie, n’en parlons plus, Señor. C’est justement parce que vous exagérez mes mérites que je me vois obligé de décliner votre invitation.
Le ton de sa voix montrait que sa modestie n’était pas affectée et que les remerciements le troublaient réellement.
— Eh bien, puisque vous ne voulez pas qu’on vous manifeste de la reconnaissance acceptez de rester parmi nous un moment et je m’engage à ne plus faire allusion aux événements de tout à l’heure.
— À cette condition, je veux bien. Puisque vous êtes assez aimable pour me présenter à Madame Salido, je serai heureux de lui présenter mes hommages.
Le banquier passa alors dans la salle à manger, où le repas venait de prendre fin, pour annoncer la visite du Père Jaguar. Le plus ravi de tous fut le savant Cazenave. Il courut au-devant de Duval en criant :
— Señor, je suis plein de joie, en latin gaudium ou laetitia, de pouvoir vous exprimer toute ma gratitude en présence de tout le monde… et de…
— Arrêtez-vous, s’écria le banquier en l’interrompant. M. Duval n’a accepté mon invitation qu’à condition de ne plus être importuné par les remerciements.
— S’il nous est interdit de le remercier, de quoi alors parlerons-nous ?
— De vos bêtes antédiluviennes par exemple.
Le banquier ne faisait que plaisanter, mais le petit savant saisit cette suggestion avec enthousiasme.
— C’est vrai, vous avez une excellente idée ; M. Duval, avez-vous déjà rencontré un mégathérium ou un mastodonte ?
— À plusieurs reprises.
— Où et quand ?
— Dans les pampas. Il suffit d’avoir un peu de sens d’observation pour rencontrer ces vestiges dans le pays.
— Vraiment ? Vraiment ? Et vous avez ce don d’observation ?
— Oui, je crois le posséder à un degré suffisant pour déceler les traces de ces ossements. J’ai même servi de guide à plus d’un investigateur dans la pampa.
— Est-ce possible ? dit le savant, vous êtes un homme admirable. Il faut en effet posséder des connaissances assez vastes de paléontologie pour reconnaître un endroit abritant des vestiges animaux et végétaux de l’époque préhistorique, car ces vestiges se sont conservés sous diverses formes.
— En effet, acquiesça Duval en souriant. On distingue par exemple la carbonisation, la lixiviation, l’incrustation, la pétrification et enfin le moulage.
Le petit savant recula d’un pas et fixa sur son interlocuteur un regard rempli d’étonnement.
— Est-ce que je ne rêve pas, dit-il, vous parlez comme un professeur de paléontologie.
— C’est ma science favorite. Je me propose justement d’écrire un ouvrage sur les animaux de l’époque silurienne.
— Oui, à cette époque la faune était assez riche. Le nombre de ses espèces se monte à dix mille environ.
— Dix mille ? Vous en êtes sûr ? Et les mammifères ? En retrouve-t-on aussi à cette époque ?
— Dans les couches superficielles du trias on relève des traces de marsupiaux ; le premier oiseau dans le Jura supérieur. Dans la couche tertiaire ceux-ci jouent cependant le rôle principal tenu auparavant par les reptiles.
— Et l’homme ?
— La première trace de l’homme se retrouve à la fin de l’époque tertiaire.
Le savant jubilait.
— Je n’aurais jamais cru rencontrer à Buenos-Ayres un aussi grand érudit. Il faut que je vous pose encore quelques questions d’une importance capitale. Pourquoi la queue de tous les poissons jusqu’à l’époque jurassique affecte-t-elle cette forme particulière que la raie et le chien de mer présentent de nos jours ? Pourquoi les vrais ammonites sont-ils si fréquents dans la couche supérieure du Jura et dans la couche inférieure des terrains calcaires alors qu’ils sont si rares dans le trias ? Comptez-vous les loculus et la lingula parmi les types durables et comment expliquez-vous la différenciation des espèces animales, étant donné que…
— Pour l’amour de Dieu, arrêtez ! s’écria Salido en se bouchant les oreilles, ayez pitié de nous et abandonnez ce sujet dont je ne conteste certes pas la portée scientifique mais qui ne peut nous passionner, nous autres profanes.
Le Père Jaguar se rendit facilement aux raisons de Salido, mais Cazenave ne renonça qu’à regret à cette discussion.
La conversation roula ensuite sur la course de taureaux et Cazenave ne manqua pas d’y apporter des précisions historiques et d’exposer sa théorie originale sur les gladiateurs romains. Pour conclure il se tourna vers Duval :
— Je crois que vous avez égalé sinon surpassé l’art de ces lutteurs antiques. Je ne comprends pas encore comment vous êtes parvenu à triompher du bison americanus d’un seul coup de couteau.
— C’est une affaire d’entraînement, j’ai abattu de nombreux bisons de cette façon lors de mon séjour aux États-Unis.
— Vous avez vécu aux États-Unis ? Y avez-vous visité la fameuse caverne des mammouths à Cantucky ? et y avez-vous rencontré des Ohios ?
— Nous en parlerons une autre fois si vous le voulez bien, puisque nous avons promis d’oublier pour une heure l’époque antédiluvienne.
— Si je ne peux ni louer votre courage ni parler de fossiles, je serai obligé de me taire, ce qui est incompatible avec mon tempérament de Français, et de Méridional par surcroît.
— Vous êtes Français ? demanda le Père Jaguar.
— Parfaitement, ainsi que mon nom, Cazenave, en témoigne.
— Moi aussi je suis Français et mon nom, Duval, en est également une preuve.
— Je suis doublement heureux de vous reconnaître. Mais puis-je vous demander ce qui vous a déterminé à quitter votre pays pour l’Amérique du Nord ?
— L’attrait d’une vie plus riche en aventures.
— Et en Amérique du Sud ?
— Permettez-moi de ne pas répondre à cette question.
Le visage de Duval, jusque-là si serein se rembrunit. Le banquier devina que cette question avait évoqué en lui un souvenir pénible et s’empressa de changer le sujet de la conversation.
— On vous a cherché partout, Señor, et comme on ne vous a pas trouvé, je présume que vous n’étiez pas descendu dans un hôtel.
— En effet, j’ai des amis à Buenos-Ayres qui m’ont offert l’hospitalité.
— Comptez-vous rester longtemps dans ce pays ?
— Non. Je me propose de traverser bientôt les Andes.
— Dans quel sens ?
— J’ai l’intention de me diriger vers le Pérou en passant par Tucuman.
— Passerez-vous également à Lima ?
— Oui, selon toute probabilité.
— Ce n’est pas par pure curiosité que je vous pose cette question. Mon neveu qui est venu nous voir attend une occasion propice pour traverser les Andes. Ses parents habitent à Lima.
— Quel âge a-t-il ?
— Saisissez ans.
— Je vous engage alors vivement à le garder ici.
— Non, il lui faut partir. Il aurait depuis longtemps quitté Buenos-Ayres si nous avions trouvé un guide digne de confiance. C’est d’ailleurs un jeune homme très robuste et très intelligent pour son âge.
— C’est possible, Señor, mais avez-vous songé à tous les dangers dont le chemin est hérissé ?
— Je pense qu’en compagnie d’un homme aussi expérimenté que vous ces dangers seraient réduits au minimum. Puis-je vous demander de nous rendre ce service ?
Et devant le silence du Père Jaguar, il ajouta :
— Naturellement je suis prêt à vous récompenser dans la mesure de mes moyens.
— Je ne demande pas de récompense, dit Duval en secouant la tête. J’ai parcouru le Gran Chaco comme yerbatero (chercheur de thé), le Pérou, comme gambusino (chercheur d’or), les Andes comme chinchillero (chasseur de chinchilla) et le Brésil comme cascarillero (chercheur de quinquina). Mes compagnons m’ont suivi partout, car nous ne craignons pas les dangers. Mais la présence d’un adolescent non accoutumé aux privations de la route pourrait affaiblir notre assurance et décevoir les espoirs que vous mettez en moi.
— Vous parlez en homme loyal et prudent, Señor, cependant mon neveu n’est pas aussi inexpérimenté que vous le croyez. C’est un cavalier et un tireur émérite et il a traversé les Andes à deux reprises, sans parler de la traversée du Pérou jusqu’ici qu’il vient d’effectuer. C’est un jeune homme plein de force et d’endurance, de plus il est modeste, peu exigeant et s’accommode facilement de toutes sortes de privations. Mais le voici en personne, parlez-lui, Señor. Sa mère est Française, ce qui vous fournira une entrée en matière. Viens ici, Antonio. Ce Señor se propose de partir pour le Pérou, voudrais-tu l’accompagner ?
— Je n’aurais pu rêver un meilleur protecteur, répondit le jeune homme avec enthousiasme.
C’était un jeune homme d’une robustesse au-dessus de son âge et d’une grande beauté. Son visage hâlé avait des traits accusés témoignant de son indépendance d’esprit et de son énergie. Il conquit aussitôt la sympathie du Père Jaguar qui lui tendit amicalement la main.
— Ainsi vous voulez partir avec moi ? Vous ne craignez pas les fatigues ? Les longues courses à cheval ?
— Oh ! j’adore monter à cheval.
— Et ne craignez-vous pas le Gran Chaco sauvage ? Les jaguars et les Indiens ?
— Point du tout ! Je sais me servir de mon fusil et de mon couteau, répondît Antonio les yeux brillants et les joues rouges d’animation.
— C’est parfait, nous sommes courageux, jeune homme. Et qu’avons-nous appris en dehors du maniement des armes ?
Cette question embarrassa légèrement Antonio.
— Je sais qu’en France les jeunes gens de mon âge sont plus avancés que moi. Je travaille cependant sous la direction d’un professeur très consciencieux qui s’est chargé de me préparer aux examens d’entrée de l’Université. Mais pour ce qui est de monter à cheval je suis sûr d’être supérieur à vos compatriotes.
— Vous me plaisez, jeune homme, et je suis prêt à vous emmener. Cependant je vous préviens, dit-il en se tournant vers Salido, que la chose ne dépend pas uniquement de moi, il faut que je consulte mes compagnons. Je suis sûr toutefois qu’ils consentiront. D’autre part j’ai exagéré en parlant des dangers car à partir de Santa-Fé où nous serons obligés de poursuivre la route à cheval, nous serons accompagnés de vingt-quatre cavaliers qui constituent une escorte à toute épreuve. Mais il est vrai aussi que le voyage de votre neveu durera plus longtemps que vous ne le pensez, car une affaire très importante nous retiendra quelque temps au Gran Chaco.
— Y a-t-il des fossiles au Gran Chaco ? demanda le savant.
— Je pense bien, dans les pampas on a fouillé le sol un peu partout, tandis que le Gran Chaco est encore vierge.
— C’est parfait. Je renonce à la pampa et vais vous suivre au Gran Chaco. Combien de chevaux dois-je acheter et quels instruments me conseillez-vous d’emporter pour les fouilles ?
— Vous oubliez, M. Cazenave, qu’une entreprise de ce genre au Gran Chaco présente de nombreux périls.
— Pour un mastodonte ou un glyptodonte je braverais tous les périls du monde.
— Je vous en prie, n’insistez pas. Dans votre intérêt je vous souhaite d’abandonner votre projet.
Le banquier Salido, pour empêcher la conversation de s’envenimer, se mit à parler d’autre chose et pendant le reste de la soirée il ne fut plus question du voyage du savant Cazenave.
Au moment où le maître de céans accompagnait dans l’antichambre Duval qui venait de prendre congé de la société, l’inspecteur de la police chargé de l’enquête sur l’attaque nocturne qui avait failli coûter la vie à Cazenave se présenta dans la maison du banquier pour annoncer le résultat de ses recherches : Antonio Perillo devait être mis hors de cause car il venait de fournir un alibi.
Les trois hommes restèrent un instant devant la porte à discuter cette énigme et ils ne remarquèrent pas qu’ils étaient observés.
En effet, deux hommes avaient suivi les policiers jusqu’à la quinta et s’étaient arrêtés sur le trottoir opposé de la rue. La nuit était assez obscure mais même si elle avait été plus claire on n’aurait pu les remarquer car ils étaient cachés par un buisson d’oléandres. C’étaient les deux agresseurs de Cazenave.
— J’ai tout de suite compris que ce policier viendrait ici, chuchota Antonio Perillo à l’oreille de son compagnon. Nous avons bien fait de les suivre, je donnerais beaucoup pour entendre ce que l’autre leur dit.
— Mais, je sais très bien ce qu’il leur dit, fit l’autre. Il leur annonce que tu ne peux pas être soupçonné…
— Diable, mais qui est donc ce type-là ?
— Quel type ?
— Le grand qui se tient à côté du banquier.
— Tu ne le connais pas ? demanda Antonio Perillo. Il est vrai que tu n’étais pas au cirque. C’est le Père Jaguar, ce coquin qui s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas. Que le diable l’emporte !
— Le Père Jaguar, répéta l’autre, d’une voix blanche, tu es sûr que c’est bien lui ?
— Tu le connais donc ?
— Si je le connais ! Depuis des années je m’attends à le rencontrer, mais par bonheur le hasard ne nous a pas mis en face l’un de l’autre. Viens !… Le voilà tout de même !…
L’incohérence de ses paroles trahissait son émoi.
— Mais qu’as-tu donc ? demanda Antonio Perillo. Qui est ce Père Jaguar ?
— Tu ne sais pas qui il est ? Les Indiens l’appellent Metana-mu[1].
— Je ne comprends pas.
— Les chasseurs qui parlent anglais l’appellent Lightning Hand.
— Je ne comprends pas l’anglais.
— Au Mexique on l’appelle en espagnol El Mano Relampagueando.
— Comment, c’est lui ! s’écria Perillo. Ainsi c’est son frère qui… que…
— Oui, oui, c’est son frère que je… ce Lightning Hand se fait appeler en Argentine le Père Jaguar. Il a découvert ma trace et m’a suivi pour venger la mort de son frère, mais il ne m’a trouvé nulle part… Comme c’est drôle, il me cherche et ne me trouve pas, moi je ne le cherche pas et je le trouve, mais il ne m’échappera pas.
— Tu veux le… comme son frère ?
— Oui ! Tu ne penses pas que je vais le laisser courir pour tomber un jour entre ses mains. Qu’est-ce qu’il peut venir faire ici chez le banquier Salido en même temps que ce petit en rouge qui se donne l’air d’un gaucho ?
— Ça, vraiment, c’est assez curieux.
— Ils sont peut-être amis tous les deux ? Le nain et le géant. Eh bien je vais leur régler leur compte. Veux-tu m’aider ?
— Cela va sans dire, ma main, mon couteau et ma balle t’appartiennent, nos intérêts sont communs.
— Dans ce cas il nous faut commencer par apprendre l’adresse du Père Jaguar.
Ce fut le policier qui partit le premier. Avant de s’éloigner il répéta à haute voix que Perillo ne pouvait être le coupable, à la grande joie de celui-ci. Le Père Jaguar prit alors congé du banquier.
Les deux complices le suivirent à pas de loup.
CHAPITRE IV
UNE NOUVELLE RELATION
Quinze jours après les événements décrits plus haut un paquebot venant de Rosario accosta à Santa-Fé. On posa la passerelle de débarquement et les passagers descendirent à terre.
Les deux derniers furent deux individus en costume de gaucho et que leur mise identique, ainsi que leur petite taille, faisaient se ressembler comme deux gouttes d’eau. Ils étaient armés chacun d’un fusil, de deux revolvers et d’un couteau. Les officiers qui faisaient les cent pas sur le quai en les apercevant eurent un mouvement de surprise. L’un d’eux, un capitaine, s’adressa aux autres :
— Que vois-je ? Le colonel Glotino déguisé ! Quelle attitude prendre ? S’il voyage incognito il vaut mieux ne pas lui présenter les armes.
— Attendons, s’il fait semblant de ne pas nous voir c’est qu’il préfère ne pas être reconnu, dit un lieutenant.
Les deux hommes en rouge allèrent tout droit vers les officiers. Aussitôt, avec des gestes d’automate, ils se mirent au garde à vous.
— Bonjour, dit le petit savant – car c’était lui – en levant son index et son majeur vers son chapeau.
Son compagnon Olive imita son geste.
— Beau temps, Señores, n’est-ce pas ?
— Très beau temps, mon colonel, répondit le capitaine. Vos Excellences ont-elles fait un bon voyage ? Mon colonel compte-t-il passer la journée ici ?
— Peut-être, je cherche un logement.
— Permettez-moi de vous accompagner, mon colonel.
— Très volontiers bien que je ne sois pas colonel.
— À vos ordres, je comprends, mission diplomatique, à moins que ce ne soit une inspection militaire secrète ? Quel nom mon colonel désire-t-il adopter ?
— Je suis le professeur Cazenave d’Avignon.
— À vos ordres. Plus un nom est étranger plus l’incognito est sûr. Et le Señor qui accompagne Votre Excellence ?
— C’est Olive, mon domestique, originaire de Beaucaire.
— C’est encore plus compliqué ! Si Vos Excellences le permettent je vais les conduire au quartier général.
Le groupe se mit en route, le savant en avant suivi d’Olive, les officiers leur emboîtant le pas respectueusement à distance.
Le quartier général de Santa-Fé était un bâtiment de plusieurs étages orné d’une tourelle, dans l’ancien style espagnol. Les fenêtres et même les balcons étaient pourvus de grillages de fer. Devant la façade plusieurs canons se dressaient. Devant les portes les sentinelles montaient la garde et derrière les fenêtres grillagées on pouvait apercevoir les têtes des prisonniers.
— Saperlipopette, dit le savant, c’est une prison où je n’y comprends rien. Nous prendrait-on pour des voleurs, en latin expilator ou vulturius.
— Je ne pense pas, dit Olive. Après tous ces honneurs je suis plutôt enclin à penser que nous leur inspirons le plus grand respect. Prenons notre courage à deux mains et entrons.
Les sentinelles se mirent au garde à vous et le groupe pénétra à l’intérieur. Les deux Français furent conduits à travers une cour dans un escalier, puis dans deux pièces confortablement installées. Avant de prendre congé le capitaine dit :
— Je vais charger l’ordonnance de servir un petit repas à Vos Excellences. Je remplace aujourd’hui le commandant qui est parti à Panama. Mon colonel, pardon, je veux dire, M. Cazenave a-t-il des ordres à donner ?
— Pas spécialement dit le savant. Tout au plus je voudrais savoir si un certain yerbatero connu sous le nom de Père Jaguar, est arrivé à Santa-Fé. Dans l’affirmative je voudrais savoir où il est descendu.
— Est-il arrivé par bateau ?
— Oui, il vient de Buenos-Ayres.
— J’espère pouvoir vous présenter un rapport dans une demi-heure.
Il s’en fut, et au bout de quelques minutes un sous-officier affecté au service personnel des deux voyageurs apporta à ceux-ci de la viande, du pain, des fruits et du bordeaux, vin très goûté à La Plata.
Le savant et son domestique mangèrent de bon appétit, assis à la même table, ce dont l’officier conclut que Olive était un officier supérieur. Cependant Cazenave commençait à concevoir des inquiétudes.
— On me prend pour un colonel, or je suis un savant et j’ignore la première lettre des choses militaires. Ce n’est pas commode.
— Vous n’allez pas vous inquiéter pour cela, voyons. Moi, si on me nommait général je n’y verrais pas d’inconvénient.
— Mais réfléchis un peu, Olive, la confusion dont nous faisons l’objet pourrait avoir des conséquences très graves.
— Pour le moment les conséquences sont très agréables puisqu’on nous sert comme des princes.
— Ah, Olive, Olive, tu sembles être affligé de ce défaut que les Latins appelaient levitas, c’est-à-dire légèreté.
— Et quand bien même je serais un levitas comme vous dites, cela ne m’empêche pas de trouver leur vin excellent.
La discussion fut interrompue par le capitaine qui vint faire son rapport.
— Le Père Jaguar est arrivé hier avec vingt-trois compagnons et un jeune homme. Il est parti aussitôt pour La Laguna-Prongos.
— Est-il parti à cheval ?
— Oui, vingt de ses compagnons l’attendaient ici depuis plusieurs jours.
— Il faut que je le rejoigne. Pouvez-vous me procurer des chevaux ?
— À vos ordres. Combien ?
— Deux et deux de réserve, quatre en tout.
— Dans une heure ils seront là.
Le capitaine s’éloigna en saluant. Quelques minutes plus tard l’ordonnance vint apporter les cigarettes et débarrasser la table. Cazenave, tout à fait dans son rôle, se tourna vers le sous-officier :
— Pouvez-vous nous apporter nos bagages ? Nous les avons laissés à bord du bateau. Vous y trouverez un paquet – en latin sarcina – contenant des outils et un autre, enveloppé de cuir – en latin fascis – contenant des livres.
— À vos ordres, colonel, dit le sous-officier en s’éloignant.
Le capitaine ne tarda pas à annoncer à nos amis que les chevaux les attendaient.
— Combien vous dois-je ? demanda Cazenave.
— Rien.
— Comment ? Je tiens à vous payer.
— Jamais de la vie ! Ce n’est pas la coutume du pays.
— C’est merveilleux ! Je ne vois de coutume analogue dans aucune civilisation, mais à la première occasion j’étudierai de plus près la question. En tout cas l’Argentine a le mérite de posséder de fort belles lois. Ce n’est pas d’ailleurs le seul mérite que je lui connaisse. Elle conserve dans ses pampas des vestiges inestimables d’une vie disparue. Je veux parler des mastodontes et des mégathériums. À propos, Señor, en avez-vous rencontré déjà par ici ? et n’avez-vous pas relevé quelque part des traces de l’homme tertiaire ?
— L’homme tertiaire ? répéta le capitaine ébahi. Que dois-je comprendre ?
— Il est établi, jeune homme, qu’à l’époque tertiaire il existait déjà des êtres vivants dans cette contrée. On a même découvert trois squelettes humains. Il semble que l’homme tertiaire possédait treize vertèbres au lieu de douze. Il n’est pas impossible que dans quelques millénaires le nombre de nos vertèbres ne se réduise à onze, la chose ne serait point pour m’étonner.
— Pour ma part je ne serais pas étonné si dans quelques millénaires les hommes n’avaient plus du tout d’os, ajouta Olive.
— Cette éventualité n’est pas tout à fait improbable, acquiesça le savant. L’évolution du corps humain suit un cours dont l’aboutissement est imprévisible. Prenons par exemple la dent d’un ours antédiluvien. En avez-vous déjà vu, capitaine ?
— Non, s’écria le capitaine, de plus en plus abasourdi.
— Eh bien ! cette dent, plus précisément la molaire, possède une structure…
Il s’interrompit. Des soldats entraient portant les bagages qu’ils déposèrent à terre. L’un des paquets contenait des outils, notamment deux bêches, deux pics et deux pelles ; l’autre, s’étant défait laissa échapper quelques livres. Le capitaine, serviable, se baissa pour les ramasser. Il eut le temps d’entrevoir le titre d’un des livres, qui s’était ouvert. Il lut, étonné : « Nuestros predecesores de las Pampas ». Nos prédécesseurs dans les Pampas. – Et, en dessous, le nom du professeur Cazenave, d’Avignon. Il ouvrit hâtivement les autres et lut partout la même inscription.
Il demanda d’un ton beaucoup moins poli au professeur :
— Comment vous êtes-vous nommé tout à l’heure, Señor Zoolo… ?
— Zoologiste. Mais c’est ma profession. Je m’appelle Cazenave, et je suis d’Avignon.
— Est-ce votre vrai nom ?
— Mais certainement.
— Pouvez-vous le prouver ?
— Mais oui. Rien de plus facile.
— Et comment ?
— Avec mon passeport, par exemple.
— Faites voir !
L’officier prononça ces derniers mots d’un ton furieux et impératif. Cazenave tira le passeport de son portefeuille et le remit au capitaine. Celui-ci y jeta un coup d’œil et s’écria : « Que yerro y que desvergilenza ! Mas aun que semejenza ! Sois bribones, sois embusteros ! ». « Quelle erreur et quelle insolence ! Mais quand même quelle ressemblance ! Vous êtes des escrocs, des imposteurs ! ».
— Escrocs ? Imposteurs ? nous ? – demanda Cazenave. – Voudriez-vous nous dire, Señor, ce qui vous permet de nous qualifier ainsi, sans en avoir la moindre raison, inaniter, comme disaient les anciens Romains ?
— Fichez-moi la paix avec vos Romains ! Vous nous avez trompés ! Vous vous êtes fait passer pour le colonel Glotino, pour le beau-frère de notre général Mitrè !
— Moi ? Jamais ! Et comment osez-vous m’accuser d’escroquerie ? Je vous ferai remarquer que je suis sujet français ! Et je ne…
— Taisez-vous ! Savez-vous que je pourrais vous faire jeter en prison – et tout de suite ?
— Je n’en doute pas. Mais vous ne pourriez jamais justifier un tel procédé ! Et un Français ne supporte pas d’injustices sans en demander compte au responsable !
— On vous a rendu les honneurs ! Je vous ai considérés comme mes invités ! J’ai donné l’ordre à mes soldats de vous procurer des chevaux ! Et maintenant, je vois que vous n’êtes qu’un gringo (synonyme péjoratif d’étranger).
Cazenave répliqua avec beaucoup plus d’énergie que l’on n’aurait attendu de lui, à voir sa mine chétive. Olive, qui s’était tu jusque-là, se mêla soudain à la discussion :
— Vous ferez bien, Señor, de mesurer vos paroles. Sinon, vous verrez, qu’un savant français – que vous traitez de gringo – n’est pas homme à se laisser insulter. Nous ne vous avons pas induits en erreur, mais puisque ce n’est pas nous que vous vouliez inviter, ce que vous nous avez offert, nous allons vous le payer ! Quant aux honneurs, nous sommes quittes, car nous n’avons pas été moins polis envers vous que vous envers nous. Les chevaux, vous pouvez les rendre à leur propriétaire, nous nous en procurerons d’autres. Dites-nous combien coûte le repas et combien le vin ? Ce dernier, soit dit en passant, n’était pas du vrai bordeaux, mais une imitation fabriquée Dieu sait où !
Il chercha son porte-monnaie pour payer. Le capitaine, furieux, lui cria :
— Comment ! tu oses m’offrir de l’argent ! à moi ! Tu as un fier toupet, si tu n’es pas fou, sale gringo !
Olive s’approcha du capitaine et lui répliqua d’un ton menaçant :
— Je ne vous permettrai pas de m’insulter ! Je m’appelle Olive Bessard et je suis français ! Compris ? Et si tu me tutoies, je te tutoierai aussi !
— Quelle arrogance ! Attends, mon petit, je te ferai mettre à la raison. Si je te confie à mes soldats, ton langage changera avec la couleur de ton dos !
— Si tu essaies de me toucher d’un doigt, tu verras que la France sait protéger ses fils même dans les pays les plus lointains !
La patience de l’officier était à bout. Il courut à la porte, appela son ordonnance et quelques soldats et leur ordonna :
— Jetez-moi cet homme dehors, et sans ménagement !
Les soldats, heureux de pouvoir malmener un étranger, s’empressèrent d’exécuter l’ordre.
Olive saisit son fusil, mais il était trop intelligent pour s’en servir. Il le remit sur son épaule et cria :
— Ne me touchez pas, je m’en vais tout seul ! Gare à qui porterait la main sur moi ! Venez, monsieur le professeur !
Il saisit le paquet contenant les outils et se dirigea vers la porte. Son air résolu arrêta les soldats qui allaient se jeter sur lui, ils le laissèrent sortir. Mais le capitaine intervint alors :
— Je vous ai ordonné de le jeter dehors ! Est-ce que vous allez m’obéir, oui ou non ?
Les soldats bon gré, mal gré, exécutèrent l’ordre. Le capitaine s’adressa à Cazenave :
— Voyez-vous, Señor, ce qui arrive à ceux qui ne se comportent pas assez poliment à mon égard ? Qu’allez-vous faire si je vous arrête ?
— Je demanderai l’intervention immédiate de mon pays. Celui-ci s’adressera à votre président. Vous serez arrêté à votre tour et vous verrez que vous aviez tort de ne pas respecter mes droits.
— Je vous trouve bien arrogant ! Votre situation est assez désagréable.
— Pas plus que la vôtre. Vous vous êtes compromis en voulant arrêter quelqu’un que vous nommiez, quelques minutes avant : « Votre Excellence ! » Mais je crois que nous n’avons plus rien à nous dire. Adieu, Señor capitaine !
Il sortit, sans laisser le temps au capitaine de lui répondre. Quand, un instant plus tard l’officier sortit à son tour, il entendit des cris et tout un tumulte dans la cour. Olive s’y trouvait au milieu d’une vingtaine de soldats qui le menaçaient de leurs poings. Le petit Français avait son revolver à la main et déclarait fermement qu’il tirerait sur celui qui oserait le frapper. Les soldats le poussaient vers la porte. Avant d’y arriver, Olive laissa tomber le lourd paquet et trébucha. Les soldats profitèrent de l’occasion, lui arrachèrent son revolver et se ruèrent sur lui. Il se défendait de son mieux quand Cazenave accourut :
— Halte-là, vous autres ! cria-t-il. Avez-vous oublié que je suis votre officier ? Votre capitaine est devenu fou ! Allez chercher le medico militar ! Je lui ordonne d’examiner le pauvre capitaine. Il doit être fou furieux, sans quoi il n’oserait pas s’emporter contre un de ses supérieurs !
La petite ruse s’avéra efficace. Les soldats s’écartèrent aussitôt et quelques-uns allèrent avertir le médecin. Olive se releva et suivit son patron. Ils se dirigèrent vers la ville.
— Quels brigands ! s’indigna Olive. Et ça se croit des soldats ! Le beau courage ! Se mettre à vingt contre un !
— Es-tu blessé ? demanda Cazenave, inquiet.
— Je ne sais pas. Il faudra que je m’examine. Pour l’instant, je ne sens rien. Pourvu que ça ne vienne pas plus tard.
— L’affaire aurait pu se terminer beaucoup plus mal. Nous avons été bien imprudents de nous exposer à un tel danger, periculum en latin. Maintenant, allons chercher un hôtel !
Ils traversèrent quelques rues et arrivèrent à une maison portant l’écriteau : « Posada por pasajeros » (Auberge pour voyageurs). L’auberge ne payait guère de mine. C’était une petite maison basse, sale, avec une porte et deux étroites fenêtres ; dans la cour qu’un mur entourait, on entendait des chevaux hennir.
— Ici, demanda le professeur, hésitant.
— Mais oui.
— Mais c’est une sale taverne !
— Pourvu qu’on ne nous mette pas à la porte, ça ira. Il n’y a que de sales tavernes dans ce pays.
L’intérieur de l’auberge consistait en une seule pièce. Il n’y avait pas de tables, ni de chaises, mais seulement quelques hamacs et des tabourets. L’aubergiste, un espagnol maigre et sordide, était assis sur un de ces tabourets. En apercevant les nouveaux venus, il se leva, s’inclina à plusieurs reprises, et demanda ce que les Señores désiraient.
— Pouvez-vous nous procurer quatre chevaux, deux selles de cavaliers et deux selles pour bagages ?
— Vous voulez louer les chevaux ?
— Non. Nous voulons les acheter.
— Où allez-vous ?
— Dans le Gran Chaco, de là à Tucuman et plus loin encore.
— J’ai quelques chevaux à vendre. Veuillez me suivre, Excellences !
Il leur montra, dans la cour, une domaine de chevaux étiques et complètement épuisés. La détresse de ces animaux était tellement manifeste, que même Cazenave, qui pourtant n’était guère connaisseur en la matière, ne put s’empêcher de demander :
— Sont-ce vraiment des chevaux ? Si on ne me l’avait pas dit, je tiendrais ces animaux plutôt pour ce que les Romains nommaient caper ou aussi hircus.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda le patron.
— Des boucs.
— Je ne traiterai pas avec vous ! Mes chevaux ne sont pas des boucs. Tenez-vous-le pour dit.
Il s’éloigna, indigné, et nos deux Français rentrèrent dans l’unique pièce de l’auberge. Ils virent alors qu’il y avait encore un hôte, qu’ils n’avaient pu apercevoir en entrant car il était couché dans le hamac à côté de la porte. Il venait de descendre et les regardait d’un air curieux. Il était vêtu de rouge, comme nos deux amis, mais portait des bottes très hautes, couvrant ses cuisses. Son visage était si barbu qu’on n’y pouvait distinguer que ses yeux et son nez. Malgré tout cela, il n’avait l’air ni dangereux, ni malveillant. Il s’inclina devant Cazenave et Olive :
— Señores, j’entends dire que vous voulez partir pour le Gran Chaco. Peut-être pourrai-je vous être utile… si je puis vous donner un conseil : demandez, je suis à votre disposition. D’où venez-vous ?
— De Buenos-Ayres.
— Vous habitez Buenos-Ayres ?
— Non. Nous sommes des étrangers.
— Des étrangers. De quelle nationalité, s’il vous plaît ?
— Nous sommes Français.
— Quelle est votre profession ? Excusez mon indiscrétion, je voudrais seulement vous être utile.
— Je suis naturaliste, zoologiste plus exactement. Je m’occupe de paléontologie et je voudrais découvrir, dans le Gran Chaco des animaux fossiles ou antédiluviens.
— Vous cherchez des mastodontes ?
— Mais oui !
— Ou un mégathérium ?
— Vous connaissez les noms de ces animaux antédiluviens ?
— Mais parfaitement. Nous sommes confrère.
— Vous êtes zoologiste ? demanda Cazenave, étonné, car rien dans l’extérieur de son interlocuteur n’annonçait le savant.
— Je suis zoologiste, entre autres. J’ai étudié toutes les sciences. Ma véritable profession est cirujano (chirurgien) si Votre Excellence le permet.
— Vous êtes donc médecin ?
— Mais oui. Permettez-moi de me présenter à Votre Excellence. Je suis très célèbre et si Votre Excellence ne me connaît pas, cela s’explique uniquement par le fait que vous êtes étrangers. Je suis le Docteur Parmezan Rui el Iberio de Saragunna y Castelguardiante.
— Merci, Señor. Je suis le professeur Cazenave. Voici mon compagnon, qui s’appelle Olive Bessard.
— Ce sont de jolis noms aussi, mais vous me permettrez de vous le dire, le mien est beaucoup plus beau et plus facile à prononcer. Ma famille est une des plus anciennes de l’aristocratie castillane. Que pensez-vous de l’amputation complète d’une jambe ?
— Je ne vous comprends pas très bien, Señor. S’agit-il d’un malade ? Et sa jambe doit-elle être sacrifiée ?
— Mais non. Il est tout à fait sain et sa jambe est intacte.
— Pourquoi voulez-vous alors la lui couper ?
— Pourquoi ? Cielo ! quelle question. Je n’ai pas parlé d’un cas concret, je posais simplement le problème. Vous me comprenez maintenant ? Je pose un problème scientifique. Auriez-vous confiance dans mon aptitude ?
— Certainement, Señor, certainement. Mais malgré cela je suis heureux d’apprendre qu’il ne s’agit que d’un cas imaginaire. Je croyais déjà que je devrais vous aider à opérer quelqu’un.
— Cela ne serait pas nécessaire. Je n’ai jamais besoin d’aide. J’ai une telle expérience et je suis si habile que je fais tout seul les opérations les plus compliquées. Le patient ne sent absolument rien. Il ne s’aperçoit qu’il a perdu une jambe, que lorsqu’il est guéri. Et ce n’est pas seulement vrai pour l’amputation d’une jambe, mais pour toutes les opérations chirurgicales. Je vous le dis, Señor, et vous pouvez me croire, je vous coupe tous vos membres.
Il accompagnait ses derniers mots de gestes si violents que le professeur s’écria, inquiet !
— Mais, mon Dieu ! je suis tout à fait sain ainsi que mon compagnon : nous n’avons besoin d’aucune opération !
— Quel dommage ! J’aurais voulu vous démontrer mes capacités sur vous-même. C’est un véritable plaisir d’être amputé par moi ! J’ai mes instruments toujours sur moi. Que pensez-vous par exemple de l’ablation de l’os du coude ? Avez-vous jamais assisté à cette magnifique opération ?
— Pas encore. Mais je vous assure que mes deux coudes sont en parfait état. Mais excusez-moi, je n’ai pas le temps de continuer cette conversation si intéressante. Je dois partir d’urgence et je cherche des chevaux à acheter…
— Ne vous en faites pas, Señor. Je suis à votre entière disposition.
— Savez-vous par hasard, où l’on peut se procurer quelques chevaux résistants et robustes ?
— Je le sais et vais moi-même en acheter un.
— Où cela ?
— Dans une petite estancia, à une demi-heure de la ville. Mais ce n’est pas pressé, nous ne pouvons pas conclure l’affaire avant demain matin car l’estanciero – le propriétaire – est absent et ne reviendra que ce soir.
— En ce cas, je devrais m’adresser ailleurs. Je n’ai plus de temps à perdre.
— Pourquoi êtes-vous si pressé ? Vos ossements antédiluviens peuvent encore attendre un jour !
— Je dois rattraper un groupe de voyageurs, qui se trouve actuellement à La Laguna-Prongos.
— De qui parlez-vous ? N’est-ce pas le Père Jaguar avec ses hommes ?
— Mais si, c’est lui. Le connaissez-vous ?
— Très bien. Moi-même, j’appartiens à sa suite. Nous devions nous rassembler ici ; seulement j’ai été retenu à Puerto-Antonio et quand je suis arrivé, le Père Jaguar était déjà parti. Je dois le rattraper moi aussi ; mais il est bien difficile de trouver un bon cheval dans cette sacrée ville ! Je préfère attendre jusqu’à demain matin et en avoir un bon, que de risquer de le perdre à moitié chemin.
Cazenave éprouvait, au début, une vive antipathie pour l’homme qui « coupait n’importe quel membre ». Mais maintenant il était heureux de l’avoir rencontré.
— Voudriez-vous nous permettre, Señor – concedere, comme l’on dit en latin – d’aller avec vous ?
— Volontiers, Señor. Nous sommes l’un et l’autre des hommes de science, et j’espère toujours avoir une occasion de vous montrer mes qualités de chirurgien. Peut-être rencontrerons-nous des Indiens blessés : vous verrez alors comment je leur couperai bras et jambes en quelques instants !
Cazenave commençait à comprendre qu’il avait affaire à un maniaque, mais comme le pauvre diable avait l’air, par ailleurs, assez inoffensif, le savant répondit, en souriant :
— Je veux bien rester ici avec vous jusqu’à demain. Mais qu’allons-nous faire en attendant ?
— Nous irons ce soir à l’estencia. Nous allons manger, boire, fumer et dormir.
— D’accord. C’est-à-dire je ne fumerai pas !
— Vous ne fumez pas ? Ici, tout le monde fume. Hommes, femmes et enfants à partir de dix ans. Avez-vous encore des affaires qui vous retiennent dans la ville ou bien pouvons-nous partir tout de suite ?
Cazenave lui raconta, en quelques mots, son aventure avec le capitaine et dit vouloir reprendre possession de ses livres. Après quoi il serait prêt à partir.
— Je vais vous les apporter, Señor, vos livres.
— Mais non, vous n’allez pas vous déranger pour moi !
— Pourquoi pas ? Vous me payerez deux thalers. Je connais très bien les soldats et les officiers. Vous pouvez être sûr que l’on me restituera tout.
L’homme au nom prétentieux, soi-disant médecin et rejeton d’une très ancienne famille castillane était donc disposé à faire, pour deux thalers, – moins de deux francs, – une besogne de porteur de bagages.
Dès que le « docteur » revint avec les livres de Cazenave, ils louèrent à l’aubergiste des chevaux pour aller à l’estancia. Quand ils sortirent de l’auberge, quelques passants s’arrêtèrent en voyant le chirurgien et se mirent à crier :
« El carnicero, el carnicero ! Huid, huid, de la contrario os amputa ! – Attention, le coupe-chair ! Sauvez-vous, sinon il vous coupera en morceaux ! ».
Le chirurgien paraissait flatté d’une telle popularité.
— Vous voyez, dit-il à Cazenave avec fierté, on me connaît et on connaît mes capacités dans tous les États autour de La Plata.
Il existe dans la Pampa ou sur le Campo (champs) trois sortes d’agglomérations humaines. La première est le rancho (prononcer rantcho), petite cabane au toit de chaume souvent enfoncée de plusieurs pieds dans le sol. À l’intérieur, pas de meubles ; même un hamac est ici un article de luxe. Le four, comme les murs de la cabane, est en terre glaise, car il n’y a pas de pierres dans la Pampa. Les fenêtres – d’étroites meurtrières plutôt – ont pour vitre un papier huilé.
Les habitants des ranchos sont les gauchos (gaucho : un mot indien, à prononcer : gaoutcheau) ouvriers des haciendas et des estancias. Ce sont de pauvres diables mais ils possèdent la fierté des Espagnols, bien qu’ils soient le plus souvent des mestices (enfants d’un père blanc et d’une mère indienne). Mais les plus pauvres, les mendiants eux-mêmes, se considèrent comme des caballeros et se comportent très courtoisement, à condition qu’on en use de même envers eux. Ils font assaut de politesse et se donnent du « Votre Excellence », avec le plus grand sérieux. Ils sont tous très honnêtes. S’ils trouvent un objet quelconque, ils font l’impossible pour le rendre à son propriétaire. On raconte qu’un gaucho, qui ne possédait même pas un escabeau et se servait d’un crâne de cheval pour chaise, trouva une fois, au milieu de la Pampa, une montre appartenant visiblement à un étranger. Il chevaucha trois jours entiers, d’un rancho à l’autre, pour le retrouver. Quand l’étranger voulut lui donner une récompense, il la jeta à terre, à ses pieds, et le quitta sans répondre.
Les gauchos, habitués au cheval depuis leur enfance, sont naturellement d’excellents cavaliers. Ils ne ménagent pas leurs chevaux ; ils leur font forcer l’allure, sans répit, jusqu’à ce que les pauvres bêtes tombent, fourbues. À cause des innombrables haras, le prix d’un cheval est ridiculement bas. C’est pourquoi on voit dans les Pampas, presque à chaque pas, des squelettes de chevaux.
La vie que mènent les gauchos explique bien leur caractère indomptable. Dans les plaines infinies, en lutte avec la nature, sans écoles ou autres institutions de la civilisation, ils sont très jaloux de leur liberté. En plus de cela, il y a la politique. Dans les États autour du fleuve La Plata, il est bien rare qu’une année s’écoule sans une révolution. Les gauchos sont presque toujours disposés à participer à un pronunciamiento.
La seconde sorte d’agglomération humaine de la Pampa est la hacienda. Son propriétaire, le haciendario, est agriculteur et éleveur et ne possède pas de grands troupeaux. La troisième sorte, c’est l’estancia. L’estanciero ne s’occupe que d’élevage. Il fournit aux abattoirs des quantités immenses de bétail. Il existe des estancieros qui possèdent plusieurs centaines de milliers de bêtes.
Le bétail vit dehors en été comme en hiver. Il est gardé par des gauchos à cheval ; mais il arrive quand même que des bêtes s’égarent et se joignent à d’autres troupeaux. Pour éviter des pertes, chacun des propriétaires marque ses bêtes d’une marque enregistrée par les autorités compétentes. La marque est brûlée au fer sur le dos des chevaux ou des bœufs.
Dans l’estancia vers laquelle nos amis se dirigeaient, on était en train de marquer ainsi quelques centaines de veaux. Les gauchos s’emparaient des veaux en les captant avec le lasso et les amenaient vers le corral entouré de trois côtés d’une haie de cactus. Le chef des gauchos vint recevoir les nouveaux venus.
— Cielo ! c’est le carnicero, le coupe-chair ! Soyez le bienvenu, Señor. Venez-vous pour nous amputer ? Je regrette de vous l’apprendre, mais mes hommes sont tous en parfaite santé ! Vous n’aurez donc pas l’occasion de vous servir de vos instruments.
Don Parmezan paraissait fâché de cet accueil.
— Trêve de plaisanterie, Señor ! N’oubliez pas que vous avez affaire à un caballero ! Comment osez-vous me nommer carnicero ! Mes ancêtres étaient de nobles espagnols, habitaient des citadelles et triomphaient déjà des Arabes, quand vos ancêtres n’existaient même pas encore. Pour vous, Señor, je m’appelle Don Parmezan Rui el Iberio de Saragunna y Castelguardiante. Ne l’oubliez pas !
— Bien, Don Parmezan. Je n’avais pas l’intention de vous offenser. Vous savez combien nous vous estimons tous. Vous m’excuserez donc si, dans la joie de vous revoir, je n’ai pas bien choisi mes mots.
— Entendu, Señor. Je vous pardonne d’autant plus volontiers que je sais que vous avez voulu exprimer votre admiration quant à ma science de chirurgien. Vous savez qu’une trépanation est une opération…
— Je m’excuse encore une fois, Señor. Nous en reparlerons plus tard. Mais il ne serait pas poli envers vos compagnons de les accueillir de la sorte. Puis-je vous demander leurs noms ?
— Les Señores sont mes amis et veulent partir pour le Gran Chaco. Ce sont des hommes de science, comme moi-même. Quant à leurs noms, ils sont assez difficiles à prononcer ; je les appelle simplement don professore.
— Mon nom est Cazenave et mon compagnon s’appelle Olive Bessard – interrompit le professeur. Nous venons vous voir pour vous acheter quelques chevaux. J’espère que vous pourrez nous en céder si vous en avez de disponibles… reliquus comme l’on dit en latin.
— Nos chevaux ne sont pas des reliques ; mais certainement notre estanciero voudra bien vous en vendre quelques-uns. Malheureusement, il est absent et ne rentrera que ce soir assez tard. Faites-nous l’honneur d’accepter notre invitation en l’attendant : Vous pourrez regarder comment on marque les veaux.
— Mais avec plaisir. Je n’ai encore jamais assisté à ce spectacle intéressant.
— Venez donc, Señores. Je vais vous montrer tout d’abord vos chambres.
Bien que l’estanciero, – à en juger d’après l’étendue de ses terres et le nombre de ses bêtes – devait être fort riche, l’intérieur de sa maison était bien au-dessous d’un logement d’ouvrier français. Les chambres mises à la disposition des trois invités étaient presque vides ; une vieille table et quelques escabeaux formaient tout le mobilier. L’hôte se rendit tout de suite à la cuisine pour leur faire servir du maté.
Le maté est le thé du Paraguay, préparé avec les feuilles séchées et moulues d’une certaine plante (ilex paraguyensis). On aspire cette boisson à l’aide de petits tuyaux, appelés bombillas, qui ne tardent pas à vous brûler les doigts, aussi faut-il une certaine dextérité pour les manier sans dommage.
Ce maté fut offert à nos trois amis. Le chirurgien l’aspirait avec prudence ; Olive aussi vivait depuis assez longtemps dans le pays pour faire attention. Mais le pauvre Cazenave, le buvant pour la première fois, fit l’expérience à ses dépens. La bombilla était très chaude et il aspira fortement pour en finir le plus vite possible. Le liquide lui brûla la bouche et la gorge ; il poussa un cri de douleur, et gémit :
— Oh, mes lèvres, ma langue et ma gorge ! En latin labia, lingua et glutus ! Mais c’est une boisson du diable !
— J’ai eu la même mésaventure, la première fois que j’ai bu du maté, lui dit Olive pour le consoler. Buvez plus lentement, monsieur le Professeur !
— Merci ! J’en ai assez !
Il se refusa à toucher à sa bombilla. Les autres burent leur thé jusqu’à la dernière goutte. Après quoi, ils suivirent le chef des gauchos qui les conduisit au corral. Don Parmezan déposa d’abord son poncho et sa chiripa rouges. Interrogé par le professeur, il lui répondit :
— Comment ? Votre Excellence ignorerait que la couleur rouge excite ces bœufs demi-sauvages ? Un homme vêtu de rouge doit bien se garder d’approcher un taureau !
— Vous croyez ? J’ai bien entendu dire que les taureaux deviennent furieux en voyant du rouge. Mais je ne le crois pas. Cela doit être un racontar. Du reste, je suis zoologiste et je vais profiter de l’occasion pour faire une expérience.
— Mais vous vous exposez à un grand danger, Señor !
— Un véritable homme de science brave tous les dangers quand il s’agit de résoudre un problème scientifique ! Je suis vêtu de rouge et je resterai comme je suis !
— Moi aussi, dit Olive. Je suis le valet d’un zoologiste, je suis donc obligé de m’exposer au même danger que mon maître !
Le rodeo – on désigne ainsi l’opération de conduire un troupeau dans un corral – était en plein cours quand ils arrivèrent. Les gauchos chassaient les veaux autour de la haie. L’un d’eux jetait son lasso sur la bête visée, ne la manquant jamais ; la corde se resserrait autour du cou de l’animal, celui-ci trébuchait et tombait. Quatre autres gauchos le saisissaient aussitôt, et lui liaient les pattes ; un cinquième gaucho accourait vers l’estampille incandescente et marquait l’animal. Celui-ci, libéré aussitôt après, rejoignait le troupeau et y disparaissait.
Le procédé n’était pas facile. Les bêtes se défendaient et les gauchos étaient parfois attaqués. Ils n’échappaient aux cornes des bœufs furieux que grâce à leur adresse acrobatique.
— Mais c’est magnifique, s’écria Olive. Je sais moi aussi, monter à cheval et j’ai déjà chevauché quelques centaines de kilomètres. Mais je n’ai encore jamais vu des cavaliers si habiles !
— Moi non plus, répondit Cazenave. Je voudrais cependant faire l’expérience.
— Laquelle ?
— Voir si la couleur rouge excite réellement ces animaux. Veux-tu m’aider ?
— Bien sûr, pourvu que je ne risque pas d’être écrasé par un taureau !
— Tu ne risqueras rien. Du reste, tu n’as qu’à t’approcher d’une vache ; moi je ferai le même essai avec un taureau. Ainsi, nous verrons comment les deux sexes réagissent à la couleur rouge. Es-tu prêt ?
— Oui. Je veux me sacrifier pour la zoologie.
— Cette question n’est pas de la zoologie générale, mais de la zoopsychologie.
— Vous savez, pour moi c’est la même chose. Que cette vache m’écrase zoologiquement ou zoopsychologiquement, cela m’est bien égal. Mais enfin… je vais essayer.
— Vas-y alors. Prends la vache qui vient d’être marquée !
Olive se dirigea vers l’animal qui venait d’être libéré. Les gauchos en le voyant, crièrent :
— Arredro ! arredro ! Que demencia ! que locura ! Arrière ! arrière ! Quelle démence ! quelle folie !
Olive, sans broncher, continua d’avancer. La vache qui s’apprêtait déjà à regagner le troupeau, aperçut soudain ce petit bonhomme vêtu de rouge. Elle baissa la tête, cornes en avant, parut vouloir foncer sur l’imprudent. Heureusement pour ce dernier, elle était encore étourdie et déconcertée : après avoir balancé un instant, elle fit demi-tour et courut vers le troupeau.
— Quelle veine ! crièrent les gauchos. Retournez à votre place, Señor. Restez près de la haie ! Ne savez-vous pas que le rouge met ces bêtes en fureur ?
— Je l’avais entendu dire, mais je n’en étais pas certain, et je voulais faire un essai.
— N’essayez pas une seconde fois ; vous ne pourriez sans doute pas vous en tirer si bien que cette fois-ci !
Olive, triomphant, revint auprès de son maître.
— Êtes-vous content de moi, Monsieur ? Je crois que l’essai vous a satisfait.
— Certainement. La vache voulait t’attaquer mais changea d’avis. On peut en conclure, que la couleur rouge l’excite, mais non pas jusqu’à provoquer une agression de sa part – aggressio en latin. Pour ce qui est du genus femineum, il s’agit donc d’une antipathie marquée mais pas excessive de la couleur rouge. Maintenant, je vais voir où nous en sommes avec le genus masculinum.
Ce disant, il se dirigea vers un puissant taureau. Celui-ci baissa la tête et passa immédiatement à l’attaque.
— Lugar ! lugar ! crièrent les gauchos, sautez de côté, sautez !
Cazenave, heureusement, fit un saut à gauche et évita ainsi les cornes du taureau. Mais celui-ci se retourna et s’élança de nouveau vers lui.
— Lugar ! lugar ! crièrent de nouveau les gauchos. Quelques-uns accoururent pour détourner l’attention de l’animal en fureur.
Cazenave sauta encore un fois et échappa de justesse. L’animal ne s’occupait pas des gauchos et semblait concentrer toute son attention sur lui. L’homme comprit alors à quel danger il s’était exposé, il se fatiguerait beaucoup plus vite que le taureau. Cette situation critique lui inspira une idée aussi grotesque qu’heureuse. Il lui fallait, sous peine de mort, éviter les redoutables cornes. Comment les éviter ? En se tenant derrière le taureau. À la prochaine attaque c’est ce qu’il fit. Quand le taureau se retourna, il fit volte-face en même temps que lui. Les gauchos ne pouvaient pas se servir de leurs lassos ou bolas sans risquer d’atteindre Cazenave. Celui-ci, épuisé, saisit de ses deux mains la queue de la bête et s’y cramponna de toutes ses forces. Il s’y sentit en sécurité relative.
C’était bien la première fois qu’une telle chose arrivait au taureau. Il en fut surpris et intimidé ; il essaya de secouer Cazenave, en se retournant plusieurs fois, en sautant en avant et en arrière. Mais le professeur tint bon. Le taureau renonça à poursuivre un ennemi si redoutable, émit un triste beuglement et s’élança vers le troupeau.
Les gauchos, d’abord inquiets, riaient aux éclats à présent. Le taureau, affolé, faisait des bonds comiques. Il était visible qu’il avait peur. Cazenave n’avait pas lâché prise. Il lui était impossible de courir assez vite, le sol fuyait sous ses pieds, mais il se cramponnait toujours à la queue du taureau qui le traînait par terre. Après une dernière secousse et une culbute, il se retrouva assis par terre, moulu, mais sain et sauf ; le taureau était loin. Il se mit debout, se tâta, puis revint vers les gauchos. Leur chef lui fit des reproches :
— Vous avez été bien imprudent, Señor. Vous semblez ignorer que vous avez risqué votre vie ! Comment avez-vous osé provoquer ce taureau.
— À cause d’un problème de zoopsychologie.
— Je ne sais pas ce que cela veut dire.
— Je voulais savoir si la couleur rouge excitait réellement les ruminants.
— Et c’est pour cela que vous vous êtes exposé à un tel danger ? Vous auriez pu me le demander. Cela aurait été beaucoup plus simple.
— Êtes-vous zoologiste ?
— Non, Señor. Je suis gaucho.
— Je regrette, mais votre témoignage ne m’aurait pas suffi. Je ne peux accepter que les renseignements émanant des autorités scientifiques !
— Écoutez, Señor, si je ne suis pas une autorité, je suis en tout cas un caballero ! Me prenez-vous pour un menteur ?
— Pas du tout. Seulement, vous ne pouvez attester que ce que vous croyez être la vérité. Or la vérité ne peut être constatée et confirmée que par des autorités !
— Je ne suis pas professeur, et j’espère que vous n’avez pas eu l’intention de m’offenser. Mais vous avez risqué, outre votre propre vie, la nôtre aussi. Savez-vous ce qu’est une estempeda ?
— Non.
— L’estempeda c’est un troupeau excité, enragé, qui se met à courir et écrase tout ce qui se trouve sur son passage. Votre imprudence aurait pu provoquer une estempeda et nous aurions été tous écrasés. Veuillez prendre des dispositions pour que votre présence et vos vêtements rouges ne nous dérangent plus.
Il s’éloigna, suivi des autres gauchos. Ils se sentaient offensés. Les deux Français le comprirent et quittèrent le corral. Ils rencontrèrent, quelques minutes après, le chirurgien.
— Señores, les gauchos sont furieux contre vous. Je vous avais cependant avertis. Malheureusement, le taureau s’est laissé intimider.
— Pourquoi malheureusement ?
— Parce que, s’il avait été plus courageux, j’aurais pu vous montrer mes capacités de chirurgien.
Ils allèrent voir ensemble les chevaux, qui étaient d’une tout autre qualité que ceux que l’aubergiste de Santa-Fé avait voulu leur vendre ! L’estanciero arriva quelques heures plus tard, et les trouva auprès du feu allumé par les gauchos. Il se déclara prêt à leur vendre cinq chevaux au prix habituel. Il était heureux d’avoir la visite d’Européens et de pouvoir causer avec eux.
Bientôt il découvrit le dada de Cazenave, tout en voyant qu’il s’agissait d’un brave type. En tout cas, ce brave Français n’est pas à sa place dans le Cran Chaco, pensa-t-il.
— Croyez-vous vraiment, mon cher Señor, pouvoir faire tout seul cette expédition ? Vous n’avez pas la moindre idée de ce que sont le Gran Chaco et les Cordilleras !
— Ne vous inquiétez pas, Señor. J’ai étudié la question et sa littérature. Par exemple, le livre d’Amédée Jacques : Excursion au Rio Salado et dans le Chaco. Le connaissez-vous ? Et puis je ne suis pas seul : voici Olive et Don Parmezan qui m’accompagnent.
— Je ne connais pas le livre dont vous parlez. Mais je doute fort que la lecture d’un livre suffise pour faire supporter les dures privations et braver les dangers qui vous attendent là-bas. Quant à Don Parmezan, ne vous y fiez pas trop.
— Pourquoi donc ? Il est intelligent et fort expérimenté !
— Il est surtout un peu fou.
— Mais il est médecin en tout cas.
— Pas du tout. La chirurgie est seulement son idée fixe. Il n’a encore jamais opéré personne.
— Ce n’est qu’une idée fixe ? Vraiment ? Je ne l’aurais jamais pensé.
— Pourquoi pas ? Il n’est pas le seul à se promener avec une idée fixe. J’ai fait la connaissance, il y a peu de temps, de quelqu’un qui avait l’idée fixe de chercher des squelettes d’animaux qui vivaient sur terre il y a plusieurs milliers d’années. Cela aussi, c’est une marotte, n’est-ce pas !
— Je vous demande pardon, Señor, ce n’est pas une manie. L’homme dont vous parlez doit être un de mes collègues, un paléontologue ! Où vit-il ?
— Il est là, actuellement.
— Puis-je faire sa connaissance ?
— Ce n’est pas nécessaire. Vous le connaissez très bien. Il s’agit de vous-même.
— Moi ? Ainsi, vous croyez que mon amour de la science est une marotte ?…
— Ne m’en veuillez pas, Señor, mais je le crois, quel intérêt pouvez-vous avoir à rechercher de vieux ossements, des lézards antédiluviens comme vous le faites ?
— Je deviendrais célèbre si je réussissais à découvrir un lézard – lacerta en latin – un lézard géant.
— Je veux bien. Mais qu’aurez-vous de votre célébrité, si vous périssez en route ? Vous n’êtes pas équipé du tout pour une expédition dans le Gran Chaco !
— Mais si, mais si ! J’ai des armes, des outils et des livres. Vous me vendez les chevaux dont j’ai besoin. Et puis, Don Parmezan connaît bien le Chaco. Il appartient à la suite du Père Jaguar !
— Je ne le crois pas. Le Père Jaguar ne choisit pas des maniaques pour compagnons !
La bonne volonté de l’estanciero était manifeste. Cazenave se tut, réfléchit quelques instants et dit :
— Je vous remercie sincèrement de vos bons conseils, Señor. Mais je suis Français et je n’ai pas peur. J’ai déjà été à Tucuman et je m’en tirerai cette fois aussi !
Le lendemain matin, le soleil n’était pas encore levé quand nos trois voyageurs se réveillèrent. Les gauchos étaient déjà tous debout, bien qu’ils eussent mangé, bu et chanté fort avant dans la nuit. L’estanciero choisit pour le professeur et son compagnon quatre de ses meilleurs chevaux, qu’il leur céda au prix de mille francs, selles comprises. Il fut beaucoup moins complaisant vis-à-vis du chirurgien. Celui-ci dut choisir lui-même son cheval et son choix était beaucoup moins bon. Il dut aussi le payer un peu plus cher.
Après quoi, nos voyageurs chargèrent deux des chevaux, l’un des livres, l’autre des outils, montèrent en selle et dirent adieu à l’estanciero. Celui-ci leur cria :
— La enhorabuena de la vuelta – je vous souhaite un bon et heureux voyage. Et surtout, prenez garde aux indigènes du Gran Chaco ! Ils sont bien dangereux ! Ils emploient des flèches empoisonnées beaucoup plus dangereuses que les balles !
Il avait raison. Encore aujourd’hui la plupart des clans indiens de l’Amérique du Sud emploient des flèches empoisonnées. Ils les lancent au loin en soufflant dans de longs tubes. Le poison dont ils se servent s’appelle curare, il est extrait de la sève de l’arbre strychnos et de différentes lianes. La plus petite blessure causée par une flèche empoisonnée entraîne instantanément la mort de l’homme ou de tout animal.
CHAPITRE V
LA COURSE DANS LA PAMPA
Le chemin suivi par le professeur Cazenave et ses compagnons se dirigeait tout droit vers le Nord, entre le Rio Salado et le Rio Saladillo. En moins d’une heure, ils traversèrent, sur un pont en bois, le premier de ces deux fleuves et arrivèrent à la Colonie Espéranza. Ils ne s’y arrêtèrent pas, voulant rattraper le Père Jaguar le plus vite possible, et continuèrent leur route à toute vitesse vers Cordova.
« À toute vitesse » est une façon de parler. Le chirurgien, bon cavalier, marchait en tête, à assez bonne allure, mais qui était déjà trop rapide pour les deux autres. En Argentine, vingt-cinq kilomètres à l’heure n’est pas une vitesse exceptionnelle pour un cavalier. Le cheval, naturellement ne mène pas ce train bien longtemps. Le chirurgien avançait à la manière argentine. Il éperonnait son cheval de toutes ses forces, mais il chevauchait bien.
Olive ne faisait pas non plus un mauvais cavalier. Il avait eu l’occasion, pendant son séjour en Argentine de s’habituer à la selle. Ce n’était pas du tout le cas pour le professeur. Il faisait des efforts louables pour maintenir son équilibre et il y parvenait. Mais ses lèvres serrées montraient qu’il n’était pas à son aise. Au bout de la seconde heure il n’en pouvait plus et s’écria :
— Halte ! Arrêtez ! Mon pauvre cheval ne peut plus avancer. Il est épuisé. Il faut le laisser souffler un peu, tranquillitas, comme disaient les anciens Romains.
— D’accord, disait Olive. Arrêtons-nous un quart d’heure.
Le chirurgien protesta :
— Il faut que nous arrivions ce soir au fort Tio. Nous avons encore cent bons kilomètres. Autrement, nous ne serons pas demain soir à La Laguna-Prongos. Je continue ma route !
— Je ne vous en empêche pas, Señor, répondit Cazenave, mais votre cheval non plus ne soutiendra pas ce train longtemps. Où vous en procurerez-vous un autre ? Regardez-le, vous l’avez fourbu en deux heures. Il saigne des deux flancs. C’est de la cruauté – atrocitas ou crudelitas en latin, ou aussi duritas et saevitia.
— Cela ne vous regarde pas. C’est moi qui l’ai payé !
— Faites comme vous voulez. Quant à nous, nous allons nous reposer, dit Olive.
Il s’assit à côté de son maître. Le chirurgien, après avoir protesté un peu, s’assit également. Mais après une demi-heure il les pressa de repartir.
Devant eux, le campo largo s’étendait à perte de vue : immense plaine sans autre végétation que de l’herbe. Pas un arbre, pas un buisson ; ceux-ci ne poussent qu’autour des rares sources et des rivières. Après avoir chevauché encore une heure, ils entendirent du bruit derrière eux : c’était la diligence, reliant Santa-Fé à Cordova, qui les rattrapa et les dépassa bientôt. Elle était accompagnée de trois péons. L’un d’eux cria à nos voyageurs, sans ralentir :
— Où allez-vous, Señores ?
— Au fort Tio, Excellence, répondit le chirurgien.
— Nous y passons. Voulez-vous que je vous réserve des places pour la nuit ?
— Certainement, si vous voulez bien en avoir l’obligeance.
En quelques instants, la diligence disparut. Nos voyageurs continuèrent leur chemin, ce qui ne fut pas sans difficulté pour Cazenave. C’était beaucoup moins son cheval que lui qui avait eu besoin de se reposer tout à l’heure. Il fit de louables efforts pour cacher sa fatigue et ses souffrances à ses deux compagnons. Mais au courant de l’après-midi, il lui fallut tout de même proposer une nouvelle halte. Aussi, était-il presque nuit quand ils arrivèrent au fort, en se tenant aux traces de la diligence.
Il ne faut pas croire que le mot fort indique la même chose en Argentine que chez nous. Le fort Tio par exemple était un grand carré de terre, entouré d’un fossé et d’une haie de cactus. À l’intérieur de la haie, il y avait quelques ranchos, abritant une vingtaine de soldats, commandés par un lieutenant. C’est ce dernier qui les reçut.
— Soyez les bienvenus, Señores ! Nous sommes heureux de vous…
Il s’interrompit : reconnaissant le chirurgien, il s’exclama en riant :
— El carnicero ! Je vous salue, Señor ! Heureux de vous rencontrer à nouveau ! Vous avez certainement fait une série d’opérations chirurgicales depuis notre dernière rencontre à Rosario, n’est-ce pas ?
Don Parmezan répondit sur un ton un peu piqué :
— Quant à mes opérations, elles ne regardent que mes patients. Ne vous en occupez donc pas, Señor. Sauf, naturellement, si vous ou un de vos subordonnés devaient être amputés. Je suis tout disposé à vous couper une jambe, si vous le voulez…
— Merci, nous sommes tous en parfaite santé. Mais voudriez-vous me présenter vos compagnons ?
— Ce sont des explorateurs, hommes de science, tous deux Français. Leurs noms sont quelque peu difficiles à prononcer…
Cazenave se présenta lui-même ainsi qu’Olive. Ils furent conduits au rancho du lieutenant, tandis que Don Parmezan se mêlait à un groupe de soldats. On les attendait déjà au fort, car le péon avait tenu sa promesse et les avait annoncés.
Au cours de la conversation, l’officier ne tarda pas à s’apercevoir, à quels résidus bizarres d’humanité il avait affaire. Un homme qui vient dans les Pampas – ou même dans le Chaco – pour y rechercher de vieux ossements, doit nécessairement passer pour un demi-fou. Il renonça donc d’avance à discuter ce qu’il prit pour l’idée fixe du petit professeur, mais tint pour son devoir d’attirer l’attention de celui-ci sur les difficultés et dangers auxquels il allait s’exposer.
— J’espère que vous resterez encore quelque temps chez nous, Señor ? Vous y attendrez vos compagnons, qui doivent vous rejoindre, n’est-ce pas ?
— Non, Señor. Je n’attends personne. Notre expédition n’est composée que de nous trois, c’est-à-dire de moi, de mon serviteur Olive, et de Don Parmezan.
— Est-ce possible ? Vous n’attendez donc personne qui vous apporte les objets et outils indispensables pour une expédition au Chaco ?
— Personne. J’ai avec moi tout ce qu’il faut.
— Détrompez-vous, Señor ! De quoi, allez-vous vivre ? Avez-vous de la farine ?
— Non.
— De la viande séchée ? De la graisse ?
— Non.
— Du café ? du thé ? du chocolat ? du tabac ?
— Non.
— De la poudre, des allumettes ? Et tous ces innombrables objets dont un homme civilisé ne peut se passer ? Avez-vous des habits, des chaussures ? Et des ciseaux et des outils ?
— Je n’ai d’autres habits que ceux que je porte. Mais j’ai un sac plein de poudre.
— Cela ne vous suffira pas. Et il vous manque tout le reste ! Qu’allez-vous manger et boire ? Avez-vous au moins de la vaisselle, et quelques ustensiles de cuisine ?
— Je n’en aurai pas besoin. Nous boirons de l’eau et mangerons de la viande.
— Vous n’en trouverez pas partout !
— Mais si ! Il y a de l’eau partout et quant à la viande on se la procurera à la chasse.
— Êtes-vous bon chasseur ?
— Pas moi, mais Olive en est un excellent.
— Je vous répète que vous ne trouverez pas de l’eau partout. Au delà du Rio Salado, vous devrez passer par les Montes impenetrables sin agua – les monts impénétrables et sans eaux – où vous pouvez chercher pendant des mois sans trouver une goutte d’eau. Et il faut être excellent chasseur pour ne pas périr de faim !
— Mais j’ai lu que des milliers et des milliers de trappeurs et de chasseurs vivent, dans l’Amérique du Nord, uniquement de la chasse. Ce n’est donc pas la faim – fames en latin – qui nous menace.
— L’Amérique du Nord n’est pas l’Amérique du Sud. Vous vous en apercevrez, Señor ! Sans parler des indigènes !
— Ils ne me feront certainement pas de mal, puisque je n’ai aucune mauvaise intention !
— Vous êtes dans l’erreur ! Les Indiens sont très dangereux ! Ils ne relâchent leurs prisonniers que contre une rançon ! Et ils ont le toupet de venir ici carrément la demander ! Nous ne pouvons rien leur faire, autrement, ils tueraient leurs prisonniers.
— En tout cas, ils ne m’auront pas ! Je suis très prudent et rusé – astutus, calus ou prudens, comme disaient les anciens Romains.
— Je veux bien ! Mais vos vêtements, Señor ! Croyez-vous qu’ils dureront assez longtemps ? Quelques semaines dans les forêts et il ne vous restera que des haillons ! Et puis, vos chevaux peuvent périr !
— Nous avons des chevaux de réserve. Du reste, si je vous ai dit que nous ne sommes que trois, ce n’est pas tout à fait exact. Nous avons l’intention de rejoindre un groupe de nos amis. Il s’agit du Père Jaguar !
— Vous le connaissez ? C’est lui qui vous a invités à le rejoindre ?
— J’ai fait sa connaissance à Buenos-Ayres. Je lui ai demandé la permission de partir avec lui, mais il a refusé. Nous allons le rejoindre quand même, sans qu’il s’y attende, clandestinus ou furtivus en latin.
— Je crois, Señor, que vous êtes beaucoup plus sûr de votre latin que d’un accueil favorable de la part de cet homme si célèbre. Je vous donne un bon conseil en toute amitié : rebroussez chemin, avant qu’il ne soit trop tard ! Faites vos recherches dans les Pampas ! C’est beaucoup moins dangereux que le Cran Chaco ! Il n’y a pas d’indiens et de jaguars !
— Quant aux jaguars, ils ne me font pas peur. Ils sont en tout cas moins dangereux que certains officiers. Je songe à ce capitaine de Santa-Fé qui a voulu nous emprisonner.
Le lieutenant, intéressé, demanda :
— Un capitaine de Santa-Fé ? Quand cela ?
- Ici.
— Il n’y a qu’un seul capitaine à Santa-Fé, le capitaine Pellejo. Il vous a voulu arrêter ? Mais pourquoi ?
— À cause d’un malentendu. Voulez-vous que je vous raconte l’histoire ?
— Je vous en prie.
Le professeur sans se douter de son imprudence se mit alors à raconter sa désagréable aventure. L’officier l’écouta attentivement. Son visage se rembrunit. Quand Cazenave eut fini son histoire, il lui dit d’un ton maintenant dépourvu de toute amabilité :
— Je regrette, Señor, mais l’affaire m’est extrêmement désagréable. Le capitaine Pellejo est mon supérieur. Il se trouve aujourd’hui au fort Uchales et viendra demain ici en inspection. J’espère que vous serez déjà partis quand il arrivera.
Il se leva et sortit brusquement. Au bout d’un instant, le chirurgien vint leur dire que le lieutenant ne voulait plus les rencontrer. Il les conduisit à un autre rancho. Personne ne se souciait plus d’eux. Ils se couchèrent sur l’herbe sèche, mais très fatigués, dormirent, aussi bien que dans les meilleurs lits. À l’aube, ils partirent, sans dire adieu, car les soldats dormaient encore.
Olive et le chirurgien connaissaient bien le chemin vers La Laguna-Prongos, ils ne risquaient donc pas de s’égarer. Le professeur se tint beaucoup mieux en selle que le jour précédent. Ils chevauchèrent jusqu’à midi, et s’arrêtèrent alors, surtout à cause de leurs chevaux. Il n’y avait pas d’eau à proximité, mais l’herbe était tellement fraîche et verte que les chevaux n’eurent pas besoin d’être abreuvés. Leurs maîtres avaient surtout faim. Ils reconnurent que le lieutenant n’avait pas tellement exagéré car ils n’avaient rencontré depuis le matin aucun animal, sauf des vautours. Heureusement, le chirurgien avait encore un gros morceau de viande. Il voulut bien le partager mais demanda à ses compagnons de lui payer leur part, et sur-le-champ, procédé qui ne laissa pas de surprendre ces derniers.
On fit du feu pour rôtir la viande. Elle suffit tout juste à calmer leur faim. Ils repartirent aussitôt, regardant avec attention autour d’eux, car ils espéraient trouver du gibier, mais ne trouvèrent rien pendant tout l’après-midi. Ils se résignaient déjà à dîner par cœur, quand le chirurgien s’écria soudain :
— Là ! Je le vois ! Nous allons avoir de la viande !
— Qu’avez-vous vu ? demanda le professeur, en regardant dans la direction indiquée par Don Parmezan.
— Un vizcacha, un lapin de Pampa ! Nous allons le déterrer.
Le vizcacha, un peu plus grand que notre lapin, n’appartient pas à la famille des lièvres, bien que fort semblable, mais à celle des rongeurs. On ne le mange que faute de mieux. L’animal se cache dans un terrier, pareil à une taupinière, mais ayant plusieurs sorties. Nos amis durent en refermer quatre. Le professeur et le chirurgien se mirent à creuser la terre, tandis qu’Olive, fusil en main, attendait à la seule sortie qu’ils avaient laissée ouverte. Il ne dut pas attendre longtemps ; au bout d’un quart d’heure à peine, il tira deux fois et étendit raides morts deux vizcachas bien gras. On les attacha aux selles et on se remit en route, pour arriver à La Laguna-Prongos avant la nuit. Ce nom signifie à peu près : le lac des citronniers. L’herbe devint bientôt plus verte et le sol moins dur. Ils aperçurent enfin les premiers arbres, qui appartenaient en effet à la famille des citronniers. Quand ils arrivèrent au lac, le soleil disparaissait.
Le long de la berge, ils remarquèrent les traces d’une troupe de cavaliers qu’ils supposèrent être ceux commandés par le Père Jaguar. Ils auraient bien voulu se remettre en route immédiatement mais durent se rendre à l’évidence : il leur était impossible de suivre la piste dans la nuit. Ils s’arrêtèrent donc, attachèrent leurs chevaux avec des lassos et partagèrent la viande des deux vizcachas. Après quoi, ils se couvrirent de leurs ponchos et s’endormirent. Ils avaient encore parcouru ce jour-là plus de cent kilomètres.
Le lendemain matin, après avoir consommé ce qui restait de la viande des vizcachas, ils se remirent en route. Ils se trouvèrent bientôt sur le bord est du lac, à l’embouchure du Rio Dulce (Fleuve doux). Ce fleuve est ainsi nommé à cause de son eau qui est potable, tandis que l’eau de la plupart des fleuves après avoir traversé le désert, se trouve salée. Les empreintes qu’ils avaient remarquées la veille conduisaient en direction du nord-est. Le chirurgien s’arrêta et demanda à ses compagnons :
— Croyez-vous, Señores, que ce soient les traces de la troupe du Père Jaguar ?
— Oui, répondit Olive. Il est accompagné de vingt-quatre cavaliers et il y a là les traces d’à peu près autant de chevaux.
— C’est vrai ; mais le Père Jaguar se dirige vers le Gran Chaco, qui se trouve au nord et au nord-ouest, tandis que ces traces conduisent vers le nord-est.
— Il a pu avoir une raison quelconque de faire un détour.
— Vos Excellences proposent donc de suivre ces traces ?
— Oui. Je crois que c’est le plus sûr. Le Père Jaguar est allé à La Laguna-Prongos. Nous y sommes et nous voyons des traces. Ce doit être celles de sa troupe. Soyez tranquille, Señor, je m’y connais ; j’ai lu quelques histoires d’indiens où l’on parlait longuement des traces et des empreintes.
Ils chevauchèrent donc en direction nord-est. Ils traversèrent une plaine couverte d’herbe, où les traces étaient toujours très visibles. Vers midi, ils arrivèrent à une source, où la troupe qu’ils supposaient être celle du Père Jaguar avait fait halte. Ils s’y arrêtèrent à leur tour et se reposèrent pendant une heure.
Le professeur Cazenave possédait une boussole. Il la consulta et constata que les traces suivies se dirigeaient de plus en plus vers l’Est ; cette circonstance inquiéta vivement le chirurgien.
— Si nous continuons dans cette direction, nous n’arriverons jamais au Gran Chaco. Je crois que cette route mène au Rio Salado, à Paso-de-las-Canas et Paso-Quebracho. Croyez-vous toujours que nous suivons le Père Jaguar ? Pour ma part, je préférerais rebrousser chemin ou me diriger vers l’Ouest.
— Il faut suivre ces traces, répliqua Cazenave. Même si ce n’était pas le Père Jaguar, ce sont toujours des hommes. Or, où l’on trouve des hommes, on trouve de quoi manger.
Ce dernier argument parut convaincre Don Parmezan.
— Ce serait d’autant plus important que nous n’avons vu aujourd’hui aucun être vivant et si cela continue, nous allons devoir jeûner aujourd’hui.
Il se trompait. À peine une heure plus tard, ce fut lui qui s’écria :
— Un avestruz, un avestruz ! – Une autruche, une autruche !
Les deux autres regardèrent dans la direction indiquée par Don Parmezan et aperçurent en effet, à une assez grande distance une autruche qui leur tournait le dos.
— Voilà de la viande ! Nous allons manger ce soir ! cria Don Parmezan.
— Il faut l’avoir d’abord, observa Olive. J’ai entendu dire que la chasse à l’autruche est extrêmement difficile. Elle nous échappera. Mais j’ai une idée. Croyez-vous, Señor Parmezan…
— Don Parmezan, s’il vous plaît.
— Soit. Croyez-vous donc, Don Parmezan, que l’autruche s’enfuit devant un cheval ?
— Non. Il arrive au contraire de voir des autruches au milieu de bœufs ou de chevaux.
— En ce cas, je vais me coucher dans l’herbe et vous, Señores, vous ferez un grand détour, l’un à droite, l’autre à gauche, et vous essayerez ensuite de chasser l’autruche vers moi. Peut-être réussirais-je à l’atteindre.
Le plan d’Olive fut aussitôt exécuté, Cazenave alla à droite, le chirurgien à gauche.
Habituellement on chasse l’autruche américaine, le nandou, avec le bola. Cette arme consiste en trois lourdes balles de fer, attachées à une forte corde. On la jette autour des jambes de l’oiseau. Nos voyageurs n’avaient pas de bola, et durent s’en remettre à la réussite du plan d’Olive. D’abord l’oiseau ne bougea pas ; il paraissait très occupé.
— Je crois qu’elle se prépare à pondre, se dit Olive.
Quand les deux cavaliers ne furent plus qu’à quelque trois cent mètres, l’autruche se mit à courir dans la direction d’Olive. Elle ne se soucia guère de son cheval. Olive visa longuement et tira quand l’oiseau ne fut plus qu’à cent mètres de lui. Celui-ci fit un bond puis retomba, inerte.
Olive s’avança, tout heureux, et arriva près de l’oiseau en même temps que ses deux compagnons.
— Je vous félicite, dit Don Parmezan, enfin nous avons à manger.
Il se pencha sur l’oiseau pour le regarder de près. Mais celui-ci n’était pas encore mort. Quand le chirurgien fut à sa portée, il le frappa d’un violent coup de bec au bras, lui arrachant un morceau de chair à travers son poncho.
— Mon Dieu, mon Dieu, s’écria-t-il, en sautant en arrière, cet animal du diable n’est donc pas encore mort ! Il m’a frappé, et peut-être vais-je mourir de cette blessure.
— Vous ne pouvez faire de reproches qu’à vous-même. Avant de s’approcher d’une bête, il faut s’assurer qu’elle est morte ! dit Olive et il envoya la seconde balle de son fusil dans la tête du nandou. Après avoir constaté que la blessure de Don Parmezan n’était pas inquiétante du tout, il retira du bec de l’oiseau le morceau de chair grand comme une amande et le tendit au chirurgien.
— Voici, Don Parmezan, cela vous appartient. Un chirurgien comme vous peut certainement le remettre à sa place, ajouta-t-il.
En continuant leur route, ils s’aperçurent bientôt que les traces qu’ils avaient suivies, allaient vers le Nord-Est et puis vers le Nord.
— Votre Excellence est-elle contente maintenant ? demanda Olive. Nous nous dirigeons tout droit vers le Cran Chaco, n’est-ce pas ?
— Détrompez-vous ! répondit le chirurgien. En cette direction, nous arriverons au Monte de los Palos Negros. C’est une forêt dont on m’a souvent dit qu’elle était impénétrable. Nous aurions dû nous diriger vers l’Ouest, depuis longtemps. Ainsi nous aurions pu suivre le Rio Salado.
— Connaissez-vous vraiment bien cette région ?
— En doutez-vous ? répondit Don Parmezan, mais d’un ton si incertain qu’il équivalait à un « non ».
Bientôt les trois cavaliers fatigués et affamés aperçurent quelque chose qui les galvanisa aussitôt. C’était un petit chevreuil de la Pampa. Sans dire un mot, ils se lancèrent aussitôt à sa poursuite, bien qu’ils n’eussent aucune chance d’atteindre cet animal extrêmement agile. En effet le chevreuil fuyait, augmentant sans effort la distance entre lui et les chevaux. Il disparut bientôt dans la forêt, et avec lui l’espoir d’un bon souper. Le chirurgien soupira :
— Allons, il faut faire notre deuil d’un rôti de chevreuil ! Et cependant, c’est bien meilleur que la viande d’autruche, je vous assure !
— Pourquoi ? Celle-ci est-elle si mauvaise ?
— Mauvaise ? Oh non. Seulement, elle est dure comme du cuir. Il faut l’avaler sans mâcher !
— Est-il impossible de la rendre plus tendre, en la rôtissant au beurre ?
— Au beurre ? où voulez-vous prendre du beurre ?
— Alors, ma foi, disons, dans sa propre graisse ?
— Mais l’autruche n’a pas une goutte de graisse ! Nous allons manger de la viande, dure comme le talon de nos bottes. Mais puisque nous n’avons pas autre chose, il faudra s’en contenter. Le pire, c’est que nous avons quitté la trace que nous avions suivie jusqu’ici. Il faudrait retrouver la piste.
— Il est trop tard aujourd’hui, observa Olive. Je propose de rester ici pour la nuit. Nous avons de l’herbe fraîche pour les chevaux, et je vois une source à l’entrée de la forêt. Demain matin nous retrouverons bien la piste.
Le brave homme oubliait que la piste suivie se trouvait en grande partie sur l’herbe et que cette dernière se redressait pendant la nuit, effaçant toute trace. Ses compagnons acceptèrent sa proposition et se rapprochèrent de la forêt qui n’était pas trop dense à cet endroit. Ils s’assirent près de la source, firent du feu et commencèrent à apprêter leur dîner. Il était impossible de plumer l’autruche comme un autre oiseau, il fallut l’écorcher. Après quoi on l’éventra et on trouva dans son estomac des pierres, du sable, un canif, un fer à cheval et quelques clous. La viande paraissait assez appétissante. Ils trouvèrent encore dans le ventre de l’autruche des œufs qu’ils mangèrent aussitôt. Quant à la viande, après plusieurs tentatives, ils durent renoncer à la rendre comestible. Rôtie pendant plus de deux heures, elle restait toujours immangeable. Ils pensaient déjà se passer de dîner, quand Olive entendit un bruit derrière lui. Il se retourna et fit signe à ses compagnons de garder le silence. Il visa vers un but invisible pour les autres et tira.
— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ?
— C’était un iguane. Il a été attiré par le feu.
— Vraiment ? un iguane ? savez-vous que c’est un des mets les plus délicats du monde ? dit le chirurgien. L’avez-vous atteint ?
— Je ne sais pas. Nous allons voir.
— Faites attention ! C’est une bête méchante ! Sa morsure est redoutable !
L’animal gisait à quelques pas de l’endroit où il avait été atteint. On le porta au feu.
L’iguane, nommé aussi leguan, est un grand lézard sud-américain, très leste, nageant bien. Sa longueur peut atteindre plus de 150 centimètres, dont un mètre de queue. Il est très recherché à cause de sa viande savoureuse.
— C’est magnifique ! Nous aurons un dîner exquis ! dit Don Parmezan. Je vais m’en couper un morceau tout de suite.
— Un instant, s’il vous plaît ! arrêta Olive. Qui est-ce qui l’a atteint ?
— C’est vous, bien entendu.
— Donc il m’appartient. Si vous voulez en avoir un morceau, il faut que vous l’achetiez !
— Acheter ? Quelle drôle d’idée.
— Elle n’est certainement pas plus drôle que celle que vous avez eue hier, de nous faire payer la viande séchée. Et puisque l’iguane est beaucoup plus précieux que le bœuf, je fixe le prix de la livre à 50 thalers.
— Vous plaisantez, Señor !
— Pas du tout ! Celui qui cherche à faire des affaires entre camarades ne doit pas s’attendre à ce que ceux-ci le traitent d’une façon différente !
Il se coupa une belle tranche d’iguane et se mit à la rôtir. Le pauvre Don Parmezan sentit l’odeur appétissante, et ne put y tenir :
— Votre Excellence est vraiment décidée à ne pas m’en offrir un morceau ?
— Oui !
— Même pas un tout petit morceau ?
— Non !
— Vous voulez m’en vendre ?
— Si vous voulez.
— Combien coûte une belle portion ?
— Vous avez bon appétit, une portion vous coûtera donc cent thalers.
— Que carestia ! Que c’est cher ! Et une plus petite portion ?
— Cinquante thalers.
— Cuanto costa eso – mais c’est terriblement cher ! Vous n’avez pas pitié de moi qui suis gravement blessé…
— Un blessé ne doit pas manger de viande !
— Mais ce n’est pas possible quand on sent de l’iguane rôti ! On ne peut pas résister à cette odeur ! Señor, je regrette de vous avoir demandé de l’argent. Je vous le rendrai tout de suite.
— Laissez, Señor. Je n’accepte pas que l’on me rende quoi que ce soit. Mais vous reconnaîtrez maintenant qu’on ne fait pas d’affaires avec des camarades avec lesquels on est appelé à partager les dangers et toutes les difficultés d’une expédition comme la nôtre. Aussi, devons-nous tout mettre en commun. Donc, l’iguane est à nous trois : prenez-en votre part.
Don Parmezan ne se fit pas prier. Il se coupa un bon morceau. Le professeur lui-même finit par vaincre sa répulsion et trouva la viande excellente. Ils parurent apprécier la différence entre la viande dure de l’autruche et celle, si tendre, de l’iguane. Ils la consommèrent entièrement, sauf la queue, qu’ils mirent de côté pour le lendemain.
Quand les deux Français s’éveillèrent, Don Parmezan était déjà près du feu et s’occupait à accommoder le reste de l’iguane. Il les appela :
— Venez, Señores. Nous allons partager. Il faut être juste !
Maintenant qu’il faisait clair, ils purent voir qu’il y avait des poissons dans l’eau transparente de la rivière. Toute la question était de les capturer. Or, ils n’avaient ni filet, ni hameçon.
— Nous aurons quand même du poisson ! Voulez-vous m’aider, Don Parmezan ?
— Bien sûr.
Ils prirent un poncho, entrèrent dans l’eau et commencèrent à rabattre les poissons vers le bord. Après une heure de travail, ils en eurent capturé pour deux jours de repas plantureux. Pendant ce temps le professeur se promenait. Il aperçut dans l’herbe dense de la prairie, une place chauve, ronde, où le sol était de sable. Cette tache bien régulière était d’autant plus remarquable, qu’il n’y avait de sable qu’au bord de la source, éloignée d’une centaine de mètres. Il l’examina de plus près mais ne put s’expliquer ce phénomène.
— Comme c’est drôle, se dit-il, voici une plaque ronde régulière, recouverte de sable… et pas le moindre brin d’herbe dessus ! Peut-être y a-t-il des pierres dessous ce sable, qui ne laissent rien pousser. Nous allons voir…
Il essaya de sonder le sol avec son couteau. Celui-ci ne pénétra pas plus de quelques centimètres. Il renouvela l’expérience à un autre point. Même résultat. Cette tache circulaire recouvrait donc quelque chose de bien dur. Cazenave se mit à creuser avec ardeur. Ses deux compagnons, qui avaient entre-temps fini de préparer les poissons, vinrent le rejoindre.
— Qu’y a-t-il, Monsieur le Professeur ? Que cherchez-vous ?
— Regarde, Olive ! N’est-ce pas curieux, cet endroit rond et régulier, recouvert de sable ? Je voudrais bien savoir ce qui se cache là-dessous !
— Oui, c’est très curieux. Peut-être allons-nous découvrir un trésor. Je vous avoue, Monsieur le Professeur, que pour ma part je préférerais un trésor à n’importe quel ossement antédiluvien.
— Ossement antédiluvien ! s’écria Cazenave. Peut-être as-tu raison !
— Pour le trésor… ou l’ossement ? demanda Olive.
— Si nous découvrions un mastodonte, par exemple, ce serait un trésor pour moi et tu peux être sûr que je ne t’oublierai pas !
— Merci d’avance, Monsieur le Professeur, mais tout d’abord, écartons le sable pour voir ce qu’il y a là-dessous !
Don Parmezan n’était pas de cet avis. Il les pressa de partir, sinon on ne pourrait plus rejoindre le Père Jaguar. Mais quand le professeur lui eut promis mille thalers au cas où l’on réussirait à découvrir des ossements antédiluviens, il changea d’avis.
— Je suis prêt à vous aider. Je suis un caballero et je reste fidèle à mes amis. Même si cela durait une semaine !
Il prit une bêche et se mit au travail. Les mille thalers – à peu près autant de francs français – en valaient la peine. À eux trois, ils réussirent à écarter le sable en peu de temps ; ils aperçurent sous celui-ci une masse très dure, pareille à une carapace, qui sonna clair et creux au choc. Cazenave sursauta de joie :
— Eurêka, Eurêka ! je l’ai, je l’ai enfin ! c’est cela. Une masse dure comme un cuirassé !
— Qu’avez-vous, Monsieur le Professeur ?
— C’est un animal antédiluvien ! Je ne sais pas encore lequel, mais je crois que c’est un glyptodonte.
— Je ne comprends pas ! Comment appelleriez-vous votre animal en bon français ?
— Armadille géant ! Pense donc, un animal antédiluvien !
— Pauvre bête ! Elle a dû se noyer dans le déluge ! Est-elle grande ?
— Au moins dix mètres et demi de long.
— C’est déjà pas mal. Nous allons la déterrer !
— Bien sûr ! Et encore avec beaucoup de précaution, pour ne pas l’endommager.
Ils se remirent au travail ; le professeur les aidait de son mieux. Les yeux brillants, les mains tremblantes ; la joie et l’espoir lui donnaient la fièvre. Tout en bêchant, il fit une conférence à ses deux compagnons sur les époques préhistoriques, sur la faune antédiluvienne. Olive et Don Parmezan travaillaient déjà dans un fossé. Tout à coup le sol se déroba sous les pieds d’Olive qui disparut…
— Mon Dieu, qu’y a-t-il ? s’écria le professeur. Pourvu qu’aucun malheur, en latin infortunium, ne lui soit arrivé !
— Il a disparu tout d’un coup, répondit Don Parmezan. Le sol s’est affaissé sous lui.
Le professeur s’approcha du trou et cria :
— Olive, cher ami, vis-tu encore ?
— Mais bien sûr que je vis ! fut la réponse montant « de profundis ».
— Que s’est-il passé ?
— Rien d’extraordinaire : trouvant le vingtième siècle trop ennuyeux je suis retourné à l’époque diluvienne.
— Es-tu blessé ?
— Non ! Cette bête ne m’a fait aucun mal.
— Remonte vite alors !
— Au contraire, je vous attends ici ! Il y a de la place. Descendez donc !
Le professeur était trop curieux pour pouvoir résister à cette invitation. La grotte, assez grande, était un peu éclairée, à travers le trou.
— Qu’en pensez-vous, Monsieur le Professeur ?
— Je vois : nous nous trouvons à l’intérieur de la cuirasse du glyptodonte, de cet animal dont je te parlais tout à l’heure. Le corps et même les os de l’animal ont disparu depuis longtemps, et il n’en est resté que la cuirasse qui est très résistante.
— Mais, Monsieur le Professeur…
— Qu’y a-t-il ?
— Vous avez dit que le corps de cet animal était recouvert d’une cuirasse, sauf le ventre. Nous devrions donc trouver une caverne dont le toit et les côtés seraient durs, mais pas le sol ! Tandis qu’ici ce n’est pas le cas ! C’est en haut et en bas que nous avons cette matière dure, tandis que les côtés sont en argile. Comment expliquez-vous cela ?
— C’est certainement à cause de la pression des couches supérieures. Mais j’enverrai Don Parmezan pour qu’il t’aide à creuser de l’intérieur. Moi-même je remonte et je vais essayer de déterrer les ossements de l’extérieur. J’espère que nous aurons fini avant ce soir.
Ainsi firent-ils. Le petit professeur était radieux. Il travaillait de toutes ses forces. Il songeait à la gloire, à la reconnaissance du monde scientifique. Il était convaincu d’avoir découvert les ossements d’un glyptodonte. Mais vers midi, il dut reconnaître qu’il s’était trompé, car le chirurgien et Olive avaient écarté la terre d’un côté et on put voir que la couche dure était ronde, portée par des murs d’argile et ne correspondait aucunement aux formes et aux dimensions d’un glyptodonte.
— Voyez, c’est tout de même moi qui étais dans le vrai. Cet animal n’avait de cuirasse que sur le dos !
Cazenave paraissait déçu. Il réfléchit quelques minutes, puis son visage s’éclaira de nouveau.
— J’étais sur le point de désespérer. Je croyais déjà avoir travaillé pour rien. Mais il me semble maintenant que la solution du problème est très simple. Voici : ce ne doit pas être un glyptodonte, mais…
- Plus ?
— Une tortue ! une tortue géante ! Testudo en latin. Ce que nous avons découvert, c’était sa carapace ! Mais quelle chance (Une tortue antédiluvienne est encore beaucoup plus rare qu’un glyptodonte.
— Vous êtes sûr que c’est une tortue ?
— Oui. Je vais encore l’examiner de plus près, mais j’en suis sûr.
Il apporta de l’eau et lava une partie de ce qu’il prenait pour la carapace.
— Tu vois ! C’est bien cela. Aucun doute possible !
— Je veux bien. Mais les tortues ont deux cuirasses et nous n’en avons trouvé qu’une seule…
— Nous allons trouver l’autre aussi. Du reste, tu as pu remarquer que le sol de la cave où tu es tombé, était également très dur. La cave même était la place qu’occupait le corps de l’animal entre les deux cuirasses. Nous devons déterrer l’autre cuirasse aussi.
— Mais pas maintenant, Monsieur le Professeur, pas maintenant ! Il est midi, je veux déjeuner d’abord.
Le professeur ne prit aucune part aux préparatifs du repas. Pendant que ses deux compagnons faisaient frire les poissons, il resta à côté de sa carapace, l’examinant, tâtant, grattant. Il n’avait pas faim, et mangea à peine.
— Mangez donc, Monsieur le Professeur ! disait le brave Olive. Vous êtes heureux de votre découverte, n’est-ce pas ? Cela devrait vous donner de l’appétit. Quand je suis heureux, je mange deux fois plus.
— Oui, c’est une magnifique découverte. Je suis très content. Mais je suis préoccupé… ah ! quel souci je me fais !
— Quel souci peut-on se faire à cause d’une tortue ? et d’avant le déluge, encore !
— D’abord, il faut lui donner un nom…
— Si ce n’est que ça ! N’en a-t-elle pas déjà un ? Vous avez dit que c’était une tortue ?
— Il s’agit d’un nom scientifique, d’un nom latin.
— Là, je ne pourrais pas vous aider. Comment s’appelle-t-elle en latin, la tortue ?
- Texte . Mais il existe plusieurs espèces appelées Cistudo, Emys, Chelydra, Trionchyda, Sphargis et Chelonia . Chelonia Midas est le nom de la plus grande espèce.
— Alors, vous avez déjà le nom que vous cherchez !
— Mais il faut distinguer l’espèce antédiluvienne d’une espèce vivante !
— C’est vrai. Et puis c’est un géant et il…
— Attends ! J’ai trouvé ! Grâce à toi ! Tu es un type vraiment pas bête. Chelonia et géant ! Je vais l’appeler gigantochelonia ! Peut-être ajoutera-t-on mon nom – gigantochelonia Cazenavii – moi-même je suis trop modeste pour le faire. Je vais noter le nom et la date de notre découverte.
Il tira son agenda et y nota le jour et le nom.
— Mais vous avez fini de déjeuner ! Enfin ! Reprenons le travail. Vous deux, vous allez encore descendre dans le trou pour écarter la terre de la cuirasse inférieure. Moi-même je continuerai à m’occuper de la carapace.
Olive et le chirurgien disparurent tout de suite, tandis que le professeur reprit son travail à l’extérieur. Il consacrait toute son attention à sa découverte et ne remarquait rien d’autre.
Cependant, il était observé depuis un certain temps. Venant de l’Est, une troupe d’à peu près cinquante cavaliers se dirigeait vers la source. Et en même temps, du Sud, on pouvait voir à l’horizon cinq petits points noirs sur l’horizon, également des cavaliers, mais ceux-là beaucoup plus éloignés.
Le premier groupe était composé d’indiens, mais deux Blancs se trouvaient parmi eux. Les Peaux-Rouges étaient armés de flèches, d’arbalètes, de couteaux et de lances. Un seul d’entre eux avait un fusil ; c’était visiblement le chef. Les deux Blancs étaient vêtus comme des gauchos ; ils avaient des fusils, des revolvers et des couteaux. L’un d’eux n’était autre qu’Antonio Perillo, l’espada de Buenos-Ayres, l’autre homme, plus âgé, celui qui raccompagnait le soir où il observait le Père Jaguar à la porte de la maison du banquier Salido.
Ils aperçurent bientôt le professeur. Celui-ci, absorbé dans son travail ne les entendit pas approcher. Le compagnon de Perillo, qui était à la tête de la file indienne des cavaliers, leva la main, donnant le signal de faire halte. Il s’adressa, à mi-voix, au chef des Peaux-Rouges :
— Qu’est-ce que c’est ? Il y a quelqu’un à la source ! Il a découvert notre cachette ! J’y vais !
Mais l’autre le retint.
— Attends. Il ne pourra pas se sauver. Il est seul.
— Cela m’est bien égal. On me nomme El Brazo valiente (« le bras vaillant »), je suis le chef des Abipones et je n’ai peur de personne.
— Je le sais. Mais je voudrais l’observer d’abord. Qui est cet homme et comment, par quelle trahison a-t-il pu découvrir votre almacen de polvora (stock de poudre). Du reste, il n’est pas seul ; il doit avoir des compagnons, car je vois cinq chevaux au bord de l’eau.
— Tiens, s’écria Antonio Perillo, mais c’est lui ! Il est petit et vêtu de rouge. Est-ce possible ? Nous avons de la chance ! Sais-tu qui c’est ? C’est le colonel que j’ai rencontré à Buenos-Ayres et qui s’y faisait passer pour un savant français.
— Demonio ! Vraiment ?
— J’en suis presque certain. En tout cas, j’ai la preuve maintenant que je ne me suis pas trompé. Que viendrait faire un savant français ici et que chercherait-il dans notre magasin secret ? Tu sais que les munitions qu’il contient sont destinées à nos alliés rouges pour qu’ils soient bien équipés quand l’heure de la révolte sonnera. C’est lui, ce salaud, c’est bien le colonel Glotino, qui nous met toujours des bâtons dans les roues ! Je l’ai manqué à Buenos-Ayres, mais maintenant il ne peut m’échapper.
Il retira le revolver de sa ceinture.
— Attends ! Ne le tue pas encore, dit son compagnon. Il faut d’abord que nous sachions ce qu’il vient faire ici et comment il a pu découvrir notre entrepôt secret. En plus de cela, si nous le tuons, nous serons débarrassés de lui ; mais si nous le gardons vivant, nous aurons un otage de la plus haute valeur ! Mais regarde ! Encore d’autres cavaliers.
Il montra de la main le Sud, où les cinq points noirs étaient devenus plus grands et plus nets. Les autres regardèrent aussi dans cette direction. Antonio Perillo répondit :
— Ceux qui viennent là sont certainement le capitaine Pellejo et ses compagnons. Tout va très bien jusqu’ici. Nous lui avons fixé rendez-vous à la source. Il a pour mission l’inspection de la frontière. Tu vois qu’on ne le soupçonne pas. Avec lui, nous avons de notre côté tous les forts qui sont sur le fleuve et le long de la frontière. Les portes seront grandes ouvertes pour nos alliés indiens ! C’est très bien. Oui, c’est lui. Mais n’oublions pas cet oiseau, là-bas. Faisons vite, avant l’arrivée du capitaine. Tu vois ? Il descend dans le magasin. Allons-y et n’oublions pas leurs chevaux !
Et la troupe se dirigea à toute vitesse vers la source.
Entre temps, Olive et le chirurgien avaient percé le sol de la caverne ; à chaque coup, il résonnait prouvant qu’il y avait encore une autre caverne en-dessous de la première. Ils découvrirent à 50 centimètres du sol, une charpente de bois. À leur plus grande surprise ils virent, entre les poutres, une seconde caverne beaucoup plus vaste, contenant des tonneaux et des paquets soigneusement enveloppés. Olive réussit à retirer un des paquets, l’ouvrit et y vit des fusils.
— Quelle surprise ! des fusils ! Les tonneaux contiennent certainement de la poudre et des cartouches. Monsieur le Professeur ! Venez ! Descendez vite ! Nous avons découvert quelque chose de très intéressant !
— Je pense bien ! La cuirasse d’une gigantochelonia ne manque certes pas d’intérêt ! L’avez-vous ?
— Ce n’est pas une cuirasse, mais des armes plus modernes que nous avons trouvées !
Cazenave descendit. C’était bien le moment où Perillo disait à son compagnon :
— Tu vois ? il descend dans le magasin.
En bas, Olive montrait au professeur leur découverte. À cette vue, le savant, stupéfait, resta bouche bée un bon moment.
— Des fusils ? des fusils ? Oui, ce sont des fusils. Mais il est extrêmement improbable, même impossible qu’il y ait eu des fusils à l’époque silurienne ! S’il y a donc des fusils sous la carapace de ma gigantochelonia, ils y ont été déposés par des hommes de notre époque. Ils n’avaient aucune connaissance paléontologique et ne savaient pas qu’ils venaient constituer un dépôt d’armes postdiluviennes à un endroit antédiluvien, c’est-à-dire à un…
Il s’arrêta court : on entendait des trépignements de chevaux et des voix… Il remonta en hâte, pour voir quelques Indiens saisissant leurs chevaux ainsi que les armes qu’ils avaient déposées dans l’herbe pour ne pas être gênés en travaillant. Deux Blancs, revolvers à la main, lui crièrent :
— Approchez, Señor ! Appelez vos compagnons aussi ! Nous avons un mot à vous dire !
—Antonio Perillo !
— Oui, c’est moi. Mais venez vite, autrement nous serions obligés de vous y forcer.
- Inutile.
Il sortit de l’excavation, suivi de ses amis. Perillo s’écria, en voyant le chirurgien :
— El Carnicero ! Que faites-vous ici, Señor ? Et avec ces gens suspects ?
— Je les conduis dans le Gran Chaco.
— Pour quoi faire ?
— Pour chercher des ossements.
— Des ossements ? Quels ossements ?
— Des ossements d’animaux antédiluviens.
— Que vous êtes naïf d’avoir ajouté foi à ces fantaisies ! Señor Parmezan, je vous ai toujours considéré comme un homme ayant ses dadas, mais inoffensif, et qui surtout ne s’occupait pas de politique !
— En effet, la politique ne m’intéresse pas. Je suis chirurgien et vous connaissez ma réputation ; il n’y a pas d’opération qui soit trop difficile ou trop compliquée pour moi !
— Vous ne savez donc pas que vos compagnons ont fait preuve d’une activité politique très dangereuse ?
— Impossible ! Ce sont des savants français ; ils recherchent des ossements. Ils n’ont certainement rien à voir avec la politique !
— Si vous en êtes vraiment persuadé, cela prouve seulement qu’ils ont réussi à vous tromper. Mais nous les connaissons très bien. Surtout maintenant que nous les avons surpris pillant nos dépôts. Ce sont de vulgaires voleurs !
— Voleurs ? nous ? s’écria Olive. Nous ne sommes pas des voleurs. Mais vous, vous avez commis un crime beaucoup plus grave que le vol.
— Lequel ? demanda ironiquement Perillo.
— La tentative de meurtre. Vous avez essayé d’assassiner mon maître à Buenos-Ayres.
— Il vous serait assez difficile de prouver vos accusations ! Quant à nous, nous avons des preuves indiscutables de votre activité dangereuse. Vous vous êtes mêlés d’affaires qui ne vous regardaient nullement. Si votre vie est en danger, vous en êtes seuls responsables. Je vous déclare nos prisonniers !
— Vous n’en avez pas le droit ! Appartenez-vous à la police par hasard ?
— Cela ne vous regarde pas. Du reste, vous tombez sous la compétence du tribunal militaire. Voici l’officier qui vous jugera.
Il montra les cinq cavaliers qui venaient d’arriver du Sud, quatre soldats conduits par un capitaine bien connu de Cazenave. C’était celui qui après l’avoir invité, à Santa-Fé, avait voulu l’emprisonner. Il sauta de son cheval, salua les Peaux-Rouges, serra la main à Perillo, comme à un vieil ami, et se tournant vers son compagnon :
— C’est un honneur pour moi de revoir el gambusino maestro (gambusino : chercheur d’or). Vous voyez que j’ai tenu parole. Je suis exact au rendez-vous. Mais qui vois-je ? N’est-ce pas ce professeur français que j’ai pris pour le colonel Glotino, et après avoir constaté mon erreur…
— Vous ne vous êtes pas trompé, Señor. C’est bien le colonel. Vous l’avez déjà rencontré ? Quand cela ?
Le capitaine Pellejo raconta brièvement ce qui s’était passé à Santa-Fé. Sur quoi le gambusino lui dit :
— Vous avez maintenant toutes les preuves que c’est bel et bien le colonel Glotino. À Buenos-Ayres il était l’invité du banquier Salido, un des membres les plus en vue du parti du général Mitrè ; à Santa-Fé, il se rend tout de suite au Cuartel, pour contrôler la garnison ; de là il vient ici, pour enlever les armes de notre entrepôt secret. Il devra vous dire qui lui en a indiqué l’emplacement !
— Je ne vous comprends pas, – observa le professeur. Je m’appelle Cazenave, je suis Français. Je me dirigeais vers le Gran Chaco pour y découvrir des ossements antédiluviens. En faisant halte près de cette source, nous avons découvert, tout à fait par hasard, – fortuito comme on dit en latin – la carapace d’une tortue géante. C’est un animal préhistorique et je l’ai baptisé du nom de « gigantochelonia ».
— Vous avez découvert la carapace d’une tortue ? Où est-elle ?
— Ici même, Señor – et Cazenave désigna la toiture du magasin secret.
— Vous nous prenez pour des idiots, interrompit le gambusino furieux. Vous savez très bien comment on prépare ces cachettes. On les recouvre d’argile imbibée de résine pour protéger la poudre et les armes contre l’humidité ! Vous n’êtes tout de même pas bête au point de prendre cela pour la carapace d’une tortue !
— Mais c’est bien la carapace d’un gigantochelonia, insista le professeur. Je m’y connais assez bien pour pouvoir le constater. C’est vous qui vous trompez. Vous avez affaire à une découverte sensationnelle, sans égale dans le monde scientifique.
— Inutile de faire l’idiot ! Señor capitaine, arrêtez ces deux soi-disant Français ! Quant au carnicero, il n’est pas dangereux. Qu’il prenne son cheval et ses armes et aille où il veut. Si nous le gardions, il ne ferait que nous encombrer.
Le chirurgien ne se le fit pas dire deux fois. Il monta à cheval et s’en alla. Mais où aller au juste ?
Voilà une drôle d’histoire, se dit-il. Ils croient que ce professeur français est le colonel Glotino. Mais je sais bien qu’il ne l’est pas. Il a vraiment cru avoir découvert les ossements d’un animal antédiluvien. En tous cas, ces gaillards, qui nous ont surpris sont des individus bien dangereux. Ils veulent s’allier avec les Indiens pour se révolter contre le gouvernement ! Ils vont certainement tuer les deux Français. Je voudrais vraiment leur venir en aide… mais comment… Ah ! j’y suis : je vais essayer de retrouver le Père Jaguar !
CHAPITRE VI
LE DERNIER DES INCAS
La Laguna-Tostado se trouve à une vingtaine de kilomètres, en direction du Nord, de l’endroit où les derniers événements s’étaient déroulés. Elle est située sur l’autre rive du Rio Salado. La Monte Impénétrable, – les Monts impénétrables – dont le chirurgien avait parlé à ses compagnons, commence au bord de la Lagune. La forêt est vraiment impénétrable, sauf en quelques rares endroits, où des sources qui la traversent constituent en quelque sorte des issues naturelles. C’est par ces « portes » – les Indiens les appellent ainsi – que les bandes de Peaux-Rouges du Chaco s’infiltrent dans les régions civilisées du pays.
L’après-midi de cette même journée, – qui avait si mal tourné pour les deux Français, – deux hommes s’avançaient au bord de la forêt, à proximité de La Laguna-Tostado. Ils avaient l’air de chercher quelque chose, un signe ou un chemin. L’un des deux était très vieux ; ses cheveux blancs touchaient presque sa ceinture. Son visage était raviné et son corps squelettique. Mais ses mouvements étaient vigoureux et sûrs et il paraissait beaucoup plus jeune d’allure que de visage. Il était vêtu d’un pantalon et d’une chemise de cuir.
Son compagnon portait exactement le même vêtement et les mêmes armes – un fusil et un couteau. Ses cheveux étaient également très longs mais tout noirs. C’était un jeune homme de dix-huit ans à peine. Tous les deux paraissaient être des Indiens, sans qu’on puisse voir exactement, à quelle tribu ils appartenaient. En tout cas, ils différaient beaucoup du type de l’Indien sud-américain.
Ils avançaient entre la lagune et la lisière de la forêt, en examinant attentivement cette dernière. Tout à coup, le jeune homme dit à son compagnon en langue ketchoua :
— Vois, Anciano, cet arbre… C’est là. Je me rappelle qu’il y avait un ombou à la porte.
L’ombou (phytolacca diœca) est un grand arbre des forêts de l’Argentine ; ses feuilles sont pareilles à celles de notre mûrier. Son tronc est d’une nature très curieuse, en bois très tendre et qui ne brûle pas.
— Seigneur, tu as raison. L’ombou sous lequel nous avons caché tous nos objets avant de nous rendre dans les villes des Espagnols doit être celui-ci. J’espère que personne n’a entre-temps découvert la cachette et que nous y retrouverons tout.
Il déposa son fusil et se mit à creuser la terre de son couteau aux pieds de l’arbre. Son compagnon voulut l’aider, mais le vieux s’y opposa :
— Non, Seigneur, ton rôle est de commander, et non de faire cette besogne de vassal.
— Je veux t’aider quand même, mon cher Anciano. Tu sais que je le fais volontiers. Et puis, tu es trop vieux pour te fatiguer seul.
— Je ne suis pas vieux. Je ne compte que cent un ans. Mes ancêtres ont vécu tous beaucoup plus longtemps. Mon père atteignit cent dix ans, mon grand-père cent onze et mon arrière-grand-père cent vingt. C’est le père de ce dernier qui sauva ton ancêtre en l’aidant à se cacher des Espagnols. Malheureusement, ils ont tué le grand Inca Atahualpa et ont voulu exterminer la race des Incas. Ton aïeul s’appelait Haukaropora comme toi. Il était le fils cadet d’Atahualpa, il réussit à fuir et à échapper aux assassins de Pizarro. Ils ont détruit notre glorieux empire, détruit par le fer et le feu, mais surtout à force de ruses, de mensonges, et de trahisons. Leurs successeurs croient la race des Incas éteinte. Ils ignorent que tu vis encore, mon cher Haukaropora, toi, dernier des fils du Soleil ! Mais le temps viendra où tu chasseras les Espagnols de la terre des Incas, et monteras sur le trône de tes ancêtres !
Haukaropora écoutait attentivement son vieux compagnon. Son visage avait une expression triste et mélancolique. Quand Anciano se tut, il poussa un soupir et dit :
— Tu m’en as parlé souvent, mais je n’y crois plus. Je crois tout ce que tu me dis, mais pas cela !
— Comment ? Tu ne crois pas que tu es un Inca, un des fils du Soleil ?
— Cela oui. Tu me l’as prouvé, et moi-même je le sens. Je sens que je suis différent des autres. Mais je n’espère plus ressusciter le grand empire de mes ancêtres.
Anciano se redressa et lui dit d’un ton passionné et pathétique :
— Tu dois le croire ! Il faut que tu le croies ! Il existe encore une justice, la Justice éternelle qui punit les coupables et restitue aux victimes innocentes ce dont on les a frustrées. Tu ressusciteras l’empire de tes glorieux ancêtres ; c’est moi qui te le dis, et tu sais que ma parole vaut un serment. Aujourd’hui, tout le monde ignore notre secret. On nous croit deux pauvres Indiens. Mais l’heure de la justice approche et le monde apprendra ton existence.
— Cet espoir m’a quitté, mon père. J’ai voulu connaître les pays, les villes et les mœurs des Espagnols. Tu m’as accompagné dans les régions lointaines de l’Est. J’ai vu les villes et les villages, les pampas et leurs habitants et je ne crois plus à notre victoire…
— Pourquoi !
— Parce qu’ils sont puissants et riches, tandis que nous…
— Ils sont puissants, mais ils ne sont pas unis. Ils s’entre-tuent. Les guerres ne cessent presque jamais dans leurs pays. Quant à la richesse, tu es riche, toi aussi.
— Moi ! riche ?
— Oui. Tu es le seul héritier des Incas.
Pendant ce temps, il avait fini son travail, et retira du trou assez profond qu’il avait creusé deux sacs de cuir. Ils contenaient deux lances, deux arbalètes artistiquement décorées et une massue, peinte en noir. Cette dernière paraissait fort lourde.
— Seigneur, reprit Anciano, garde bien ces armes. Elles ont toujours appartenu aux fils du Soleil. Tu as parlé de la richesse des Espagnols et tu as dit que nous sommes pauvres. Je veux donc te dire quelque chose que je t’ai caché jusqu’à ce jour. Dans l’armée des Incas, dans cette armée invincible en combat loyal, chacun des soldats avait une massue comme celle-ci ; la massue des simples soldats était en bronze : arme redoutable dans les mains robustes du peuple des Incas ! Celle des commandants était en argent. Le grand chef lui-même en avait une ; mais comme il ne touchait qu’à des objets en or, sa massue était également en or pur et massif. La massue que tu tiens dans tes mains, est une massue de grand chef !
— Celle-ci ? elle est en or ? mais elle est toute noire !
— Oui, elle est laquée. Une arme en or nous serait dangereuse maintenant. Mais lorsque tu commanderas ton armée invincible, la massue en or brillera devant tes soldats !
— Hélas, même si elle est vraiment en or, ce n’est plus l’arme redoutable d’autrefois. Les Espagnols ont bien d’autres armes aujourd’hui, plus puissantes encore. Depuis que nous avons acheté des fusils à Montevideo, je sais combien nos vieilles armes sont ridicules. Que peuvent mille massues contre cinquante fusils ou contre un seul canon ?
— Je crois que tu as tort, Seigneur. Le son du fusil trahit celui qui le manie ; mais la flèche est silencieuse.
Ils restèrent assis quelques instants, chacun plongé dans ses pensées. Puis, Anciano toucha respectueusement l’épaule du jeune Inca, dont le visage s’était rembruni et lui dit :
— Seigneur, il est temps de partir ; pour arriver à la source avant que la nuit soit tombée, nous devrons nous dépêcher car nous n’avons pas de chevaux !
Ils quittèrent la lagune et continuèrent leur route, longeant le bord de la forêt. Chacun d’eux portait des armes d’un poids considérable, surtout le jeune Inca, qui avait attaché la massue à sa ceinture, cependant ils avancèrent d’un pas rapide. Le vieil homme de cent un ans marchait comme s’il n’en avait eu que trente. Son compagnon le nommait Anciano, ce qui signifie l’ancien, en espagnol. Il est du reste bien connu qu’on rencontre souvent des Indiens dans les Andes de cent, cent dix et même cent vingt ans.
Les deux Indiens arrivèrent bientôt à une des portes naturelles de la forêt. Ils y entrèrent. Mais à peine avaient-ils fait cent ou deux cents pas que le jeune homme, qui avait tout de même l’ouïe plus fine que son compagnon, saisit le bras d’Anciano et l’attira vite derrière un grand arbre.
— Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci.
— Attention ! Je crois avoir entendu des pas d’hommes et de chevaux dans la clairière toute proche. J’en ai même aperçu quelques-uns.
— Sont-ils nombreux ?
— Je ne sais pas. Je ne les ai qu’entrevus.
— C’est bien dangereux pour nous. Nous nous trouvons sur le territoire des Abipones. Ils sont nos ennemis et nous tueraient. Il faut que j’aille les espionner pour savoir ce qu’ils veulent faire.
— Laisse-moi aller, Anciano. Tu es plus vieux et ce n’est pas sans danger.
Ils discutèrent un peu, à mi-voix, mais finalement le vieux l’emporta. Il s’éloigna et revint au bout d’une demi-heure.
— Ce sont bien des Abipones. Ils ont cinquante chevaux. Ils les ont certainement volés, car ils ne sont pas riches. Ils sont armés de lances, d’arbalètes et de tuyaux de curare.
— Ils sont donc sur le sentier de la guerre ?… Comment faire pour les éviter ?
— Ce n’est pas facile. Le chemin n’est pas assez large pour y passer inaperçu, et les fourrés sont impénétrables. Il nous faudra revenir sur nos pas et chercher plus loin une autre porte dans la forêt. Viens !
Ils regagnèrent la lisière de la forêt, et poursuivirent leur chemin dans la même direction. Pour le raccourcir, ils traversèrent la Pampa, car la forêt faisait une courbe vers le Nord. À la fin de l’après-midi, au milieu de la Pampa ouverte, ils aperçurent un cavalier solitaire qui venait du Sud et se dirigeait tout droit vers eux. En même temps, ils virent dans l’herbe la piste de plusieurs cavaliers. Celui qui venait paraissait suivre cette piste assez récente. Les deux Indiens s’arrêtèrent.
— Que faire ? demanda Haukaropora. Pouvons-nous éviter cet homme ?
— Trop tard. Impossible de se cacher. Il a dû déjà nous voir. Si nous essayions de nous sauver, il nous rattraperait vite, car il est à cheval. Mais il est seul, nous ne devons pas le craindre.
— Mais c’est peut-être un Abipone.
— Je crois que c’est un Blanc.
Le cavalier solitaire venait vers eux et quelques minutes plus tard, il était à leur hauteur. Il les salua en espagnol et dit :
— Permettez-moi, Señores, de vous demander d’où vous venez ?
— Nous venons de Parana, lui répondit poliment Anciano.
— Et où allez-vous ?
— Nous allons dans le Chaco et de là vers les Grandes Montagnes.
— Qui êtes-vous. Señores ?
— Nous sommes des Indiens mais nous n’appartenons à aucune tribu.
— Je suis le docteur Parmezan Rui el Iberio de Saragunna et Castelguardiante.
— C’est un nom bien long et bien distingué, Señor.
— Oui. Ma famille est une des plus anciennes de l’Espagne, plus exactement de la Castille. Mais vous dites que vous allez dans le Gran Chaco et de là dans les Montagnes – appartiendriez-vous par hasard à la suite du Père Jaguar ?
— Du Père Jaguar ? Est-ce que cet homme si célèbre se trouve par ici ?
— Oui. C’est justement lui que je cherche. Je crois avoir retrouvé sa piste. Vous n’êtes donc pas ses compagnons ?
— Non ; mais nous serions heureux de le revoir. Nous permettez-vous de nous joindre à vous ?
— Volontiers, à condition que vous ne marchiez pas trop lentement. Je suis très pressé.
— Nous marchons vite.
— Venez donc !
Il se mit à galoper et les deux Indiens couraient à ses côtés. Il leur demanda un peu plus tard :
— Vous connaissez mon nom, Señores. Voudriez-vous me dire le vôtre ?
— Je m’appelle Anciano et le nom de mon petit-fils est Haukaropora. Si vous trouvez ce nom trop long, appelez-le simplement Hauka.
— C’est ce que je vais faire. Je vais amputer les trois dernières syllabes de son nom. Amputer, c’est mon métier. Je suis chirurgien. Que pensez-vous d’une opération pour écarter l’os de la cheville du pied ? Croyez-vous que le patient pourrait encore marcher par la suite ?
— Ce serait fort difficile.
— Mais pas du tout. Cela dépend uniquement de l’habileté du chirurgien.
Anciano regarda son interlocuteur avec inquiétude. Don Parmezan le remarqua et changea de sujet :
— Est-ce que votre Excellence connaît personnellement le Père Jaguar ?
— Oui, je l’ai rencontré plusieurs fois.
— Je suis heureux d’entendre cela. Croyez-vous qu’il sera disposé de venir en aide à deux Señores français ?
— Français ? Qu’est-ce que c’est ?
— Ils sont de la France.
— Je ne sais pas ce que ce mot signifie.
— Vous n’êtes pas très fort en géographie, me semble-t-il. Moi, je m’y connais bien. Je vais vous l’expliquer. La France c’est un pays d’outre-mer, à l’ouest de l’Espagne, au nord de la Russie et au sud de l’Italie. Vous voyez comme je suis fort en géographie ! Or, ces Français veulent à tout prix découvrir de vieux os. Nous étions en train de déterrer les ossements d’un animal quand les Abipones nous ont surpris.
— Les Abipones ? Où cela ?
— De l'autre côté du Rio Salado, vers La Laguna-Prongos.
— Y a-t-il des Abipones par là aussi ? C’est drôle. Combien y en avait-il ?
— Une cinquantaine.
— Comme ceux que nous avons vus ici, dans la forêt.
— Tout cela ne me plaît guère, ces Abipones préparent un mauvais coup. Pourvu que nous retrouvions le Père Jaguar et qu’il réussisse à sauver les deux Français !
Il raconta, dans le style qui lui était propre, toute l’aventure. Pendant ce temps, ils pénétrèrent dans la forêt par une autre porte. À un tournant, ils s’arrêtèrent brusquement. Ils virent à cinquante mètres, un groupe de vingt hommes et autant de chevaux, tous armés jusqu’aux dents et vêtus de cuir. L’un d’eux, un homme de stature géante, à la barbe blanche, se dirigea vers les nouveaux venus.
— C’est le Père Jaguar ! dit Anciano au chirurgien.
Celui-ci se présentait tout autrement qu’à Buenos-Ayres. Là-bas, il portait des vêtements européens très élégants ; ici, vêtu de cuir, il paraissait encore beaucoup plus fort. Il s’exclama, l’air tout heureux à la vue des deux Indiens :
— Anciano et Hauka ! Ici, dans le Gran Chaco ! quelle bonne surprise ! Pour quelle raison êtes-vous descendus de vos montagnes ?
— Nous en parlerons plus tard, Señor. Il y a quelque chose de plus pressé. Il faut sauver deux prisonniers.
— Deux prisonniers ? Qui sont-ils ?
— Don Parmezan vous le dira.
— Don Parmezan ? J’ai déjà entendu ce nom. Je crois même vous avoir rencontré déjà. Ne vous appelle-t-on pas El Carnicero aussi ?
— Mais oui, Señor, répondit celui-ci. Cependant, mon vrai nom est Docteur Parmezan Rui el Iberio de Saragunna y Castelguardiante.
— Merci, Señor. Voulez-vous me dire, qui sont ces deux prisonniers ?
— Il s’agit de deux Señores français.
— Des Français ? Est-ce possible ?
— Ils voulaient vous rejoindre pour se rendre au Chaco. Ils voudraient y rechercher des ossements.
— Des ossements antédiluviens peut-être ?
— Oui. Il s’agissait d’un gigantochelonia.
— Je n’avais pas encore entendu ce nom. Mais il me semble que cela signifie tortue géante !
— C’est exact, Señor ; nous étions en train de déterrer la carapace de cette tortue quand on nous a surpris.
— Comment s’appellent-ils, ces Français ?
— Je n’ai pas pu retenir leurs noms. L’un était professeur…
— Le professeur Cazenave ?
— Oui, c’est cela. Et son compagnon s’appelait Olive.
— Quels types ! Ils me suivent depuis Buenos-Ayres.
— Pas exactement, Señor. Ils sont venus en bateau à Santa-Fé et de là ils sont partis à cheval. Ce professeur est un brave homme, mais il a des idées fixes. Il ne s’occupe que de vieux os. Il ne s’intéresse pas du tout à la chirurgie, par exemple. Et pourtant, les opérations chirurgicales…
— Laissons les opérations, pour l’instant ! Racontez-moi plutôt ce qui est arrivé !
Le chirurgien obéit. Pendant qu’il parlait, les compagnons du Père Jaguar se groupèrent autour de lui. Tous étaient des hommes de haute stature, robustes, énergiques, trempés par mille aventures, qui n’avaient peur de rien ni de personne. Il y avait là aussi les trois hommes qui accompagnaient le Père Jaguar à Buenos-Ayres. Eux aussi, ils faisaient tout autre figure ici dans la forêt que dans le salon du banquier. Quand Don Parmezan eut terminé son récit, il y eut quelques minutes de silence. Ils attendaient que leur chef exprimât son opinion, mais ce dernier, se tournant vers Geronimo, lui demanda :
— Qu’en penses-tu ?
Geronimo était un véritable colosse : il avait le nez aquilin, la barbe noire et on l’aurait pris facilement pour un capitaine de brigands. En réalité, c’était un très brave homme et le favori du Père Jaguar. Il haussa les épaules et répondit :
— Il faudrait d’abord décider si tu veux sauver ou non ces deux imprudents !
— Je veux les sauver à tout prix. Ce sont mes compatriotes. J’ai dit cent fois à Cazenave de ne pas venir de ce côté et je ne pouvais pas deviner qu’il allait me suivre quand même. Il a mérité cette petite leçon ; mais il faut le libérer autrement sa ressemblance avec le colonel lui sera fatale !
— Je me demande si les Abipones se trouvent encore au même endroit. Si oui, allons-y tout de suite.
— Permettez-moi de remarquer, Señores, dit le vieil Anciano, qu’ils sont certainement partis. J’ai mes raisons pour le croire.
Et il leur raconta sa rencontre avec l’autre troupe d’indiens.
— Avaient-ils aussi des Blancs avec eux ? demanda le Père Jaguar.
— Non.
— Je suis néanmoins persuadé qu’ils poursuivent des buts communs. Il s’agit peut-être d’un pronunciamiento. Ces Blancs sont en train de soulever les Abipones. Ils ont constitué des dépôts d’armes secrets pour les armer. C’est un de ces dépôts que le professeur a pris pour la carapace d’un gigantochelonia. Même si les mutinés se convainquent qu’il n’est pas le colonel Glotino, on le supprimera parce qu’il en a trop appris, quant à leurs projets. Dans ce pays, et surtout dans ces régions lointaines, une vie humaine ne vaut pas grand-chose et celle d’un étranger encore moins. Mais vous dites qu’Antonio Perillo est aussi avec eux ? Je l’ai toujours tenu pour un bandit, et j’aurais quelques mots à lui dire. Quant au capitaine Pellejo, c’est tout simplement un traître. Et le troisième Blanc ? Savez-vous son nom ?
— Il n’a pas été prononcé tant que j’étais là, dit le chirurgien.
— Décrivez-le !
— Il est grand, fort, presque aussi fort que vous, Señor.
— Est-il jeune ?
— Plus âgé que les autres.
— Paraît-il obéir aux autres ? A-t-il l’air d’un subordonné ?
— Tout au contraire ! Il paraît être le chef de tous les autres.
— Et sa profession ? Est-il officier, estanciero ou gaucho ?
— Ni l’un ni l’autre. Il paraît plutôt quelqu’un qui vit toujours au grand air, un yerbatero (chercheur de maté) ou cascarillero (chercheur de quinquina) ou un gambu…
Il s’arrêta et réfléchit.
— Que vouliez-vous dire ? Gambusino peut-être ?
— Oui, c’est cela même. Le capitaine l’a nommé « le plus grand gambusino » (gambusino : chercheur d’or).
— Le plus grand gambusino ? C’est peut-être Benito Pajaro, que l’on appelle el gambusino maestro, – dit Geronimo.
— Probablement, acquiesça le Père jaguar. Je ne l’ai jamais rencontré, bien qu’on m’ait souvent parlé de lui. Nous allons apprendre à qui nous avons affaire. Car ma décision est prise : il faut délivrer les deux Français. En plus de cela, ces brigands préparent un coup de force contre le général Mitrè, que je connais et qui est mon ami. J’espère que vous êtes d’accord ?
— Oui, naturellement, cria-t-on à l’unanimité.
— Je vais vous dire mon idée. Je suppose que les deux troupes d’indiens vont se rencontrer et ceci probablement à l’endroit où le Señor Anciano a observé l’une de celles-ci. Nous devrons nous y rendre, mais tout de suite, car il est possible qu’ils n’y restent pas très longtemps. Nous trouverons la « porte » de la forêt sans difficulté même la nuit, car ils allumeront certainement des feux. Je ne sais pas encore comment nous allons agir quand nous y serons. Cela dépendra naturellement des circonstances. Maintenant, à cheval !
CHAPITRE VII
UNE LIBÉRATION NOCTURNE
Le soleil disparaissait déjà à l’horizon, quand la troupe du Père Jaguar partit. Anciano et Hauka, les deux Indiens, n’avaient pas de chevaux ; ils durent donc monter chacun en croupe d’un autre cavalier. Antonio, le cousin du banquier Salido, éprouva tout de suite une vive sympathie à l’égard du jeune Inca. Il lui dit en espagnol, très courtoisement :
— Señor, vous allez être obligé de partager mon cheval avec moi. Puis-je vous offrir une place derrière moi ?
Un léger sourire éclaira une seconde le visage toujours sérieux et triste de Hauka. Il répondit avec la même politesse :
— Je suis bien forcé de vous causer ce dérangement. Je vous remercie de votre offre, Señor, j’espère qu’il me sera possible de vous être utile à mon tour. Je m’appelle Hauka. Comment puis-je vous nommer ?
— Appelez-moi Antonio. Mais vous ne me dérangerez aucunement. Au contraire, je suis heureux de pouvoir vous rendre service. Vous êtes certainement meilleur cavalier que moi. Je suis donc obligé de vous demander de vous mettre derrière moi, tandis que je garde la selle, dont j’ai beaucoup plus grand besoin que vous.
Anciano à son tour, monta derrière un autre cavalier et l’on partit, longeant l’extrême bord de la forêt, suivant exactement le chemin déjà parcouru par les deux Indiens. Le Père Jaguar et Anciano étaient en tête. Derrière eux, Antonio, le jeune Hauka et Geronimo. On avançait dans le plus grand silence. Le terrain était mou et couvert d’herbes, aussi n’entendait-on pas le trépignement des chevaux.
Au bout d’un certain temps, Antonio demanda à Hauka en espagnol, pour que les autres le comprennent aussi, mais à voix basse :
— Je crois que nous sommes tout près de la porte. Qu’en penses-tu !
— Je voulais justement te le dire. J’ai remarqué, en venant par ici, ce laurier à gauche. La porte n’est plus qu’à quelques centaines de mètres.
— Laissons ici nos chevaux, alors, car leurs hennissements pourraient nous trahir. Nous avancerons à pied.
Ainsi fit-on. Ils attachèrent les chevaux aux premiers arbres de la forêt. Hauka invita ses compagnons à observer le plus grand silence.
— J’entends du bruit. Ce sont des cavaliers qui s’approchent. Aux chevaux !
Chacun couvrit de sa paume la bouche de son cheval. En effet, des cavaliers arrivaient, du côté de la plaine. On entendit bientôt leurs voix.
— Est-ce que tu es sûr du chemin, Brazo Valiente ? Ce n’est pas facile de retrouver cette étroite porte de la forêt en pleine nuit !
— C’est la voix d’Antonio Perillo ! Je la reconnais, chuchota le Père Jaguar.
— Je connais cette région comme ma poche, répondit le chef des Peaux-Rouges en mauvais espagnol. Nous sommes tout près de la porte. Il doit y avoir un grand laurier. Quelques pas encore vers la droite et c’est la porte.
— Nous avons de la chance de ne pas être restés au laurier, chuchota Geronimo. Qu’allons-nous faire maintenant ?
— Attendre, répondit le Père Jaguar. Nous ne pouvons rien entreprendre avant que les deux troupes ne se soient rencontrées. Connais-tu la voix de l’interlocuteur de Perillo ?
— Il me semble l’avoir déjà entendue. Mais je ne me rappelle pas où.
— Je vais te le dire. J’ai une bonne mémoire des voix. C’était « el Brazo Valiente », le « Bras vaillant », le chef des Indiens Abipones.
— Caramba ! en effet ! je me rappelle maintenant. C’était bien lui. Il ne rendra la liberté aux deux Français que contraint et forcé.
— Oh ! oui. Il y a quelques temps, nous étions en bons termes. Mais maintenant, c’est fini, depuis que nous avons aidé les Cambas contre les Abipones. Nous allons devoir l’y contraindre !
— Attends ! Tu sais que je n’aime pas recourir à la violence. Je ne verse le sang que si c’est inévitable. Surtout quand il est beaucoup plus facile d’atteindre notre but par ruse, ce qui comporte en même temps beaucoup moins de risques.
— Penses-tu que nous pourrons les délivrer sans être aperçus ?
— C’est ce que nous allons essayer tout au moins. Tout dépend de la nature du terrain et de la manière dont ils campent.
— Et si le coup réussit ? Qu’allons-nous faire après ?
— Nous continuerons notre chemin.
— Tu oublies le pronunciamiento, qu’ils préparent !
— Cela ne nous regarde pas.
— Mais si ! Nous sommes les loyaux sujets de notre président et de son gouvernement. Veux-tu le laisser renverser, peut-être même tuer, sans intervenir ?
— Les révoltés n’iront pas loin. Je ne connais pas exactement les forces dont ils disposent, mais en tout cas Mitrè en viendra à bout facilement.
— C’est assez probable. Mais même au cas où la révolte serait vite étouffée, il y aura beaucoup d’innocentes victimes. Nous nous devons d’intervenir, et de tuer quelques-uns de ces bandits pour intimider les autres.
— Je ne tue personne, sauf en cas de défense légitime, si l’on m’attaque.
— C’est un des préjugés que tu as apportés de l’Amérique du Nord. Tu as pitié des Rouges des États-Unis, qui sont voués à disparaître. Je ne les connais pas, mais je ne doute pas que tu n’aies raison, en ce qui les concerne : il est triste de voir comment la « civilisation » extérieure a exterminé ces tribus valeureuses et fières, dont tu nous as souvent parlé. Seulement, les Indiens de l’Amérique du Sud sont d’un caractère bien différent ! Ils sont lâches, sournois et cruels. Ils vivent de vol et de pillage. Mais aussitôt qu’ils se heurtent à une résistance quelconque, ils s’enfuient comme des chiens battus. Non, des gens qui emploient des flèches empoisonnées ne méritent pas de ménagements !
— Tout d’abord, tâchons de délivrer les deux prisonniers. Après, nous verrons ce que nous aurons à faire.
— Combien de compagnons prends-tu avec toi ?
— Un seul. Toi. Les autres nous attendront ici. Moins nous serons, moins nous risquerons d’être aperçus.
Cette conversation était entendue par tous les cavaliers. Aucun d’eux n’éleva de protestation. Le groupe était, il est vrai, une association libre, sans chef officiel, où chacun jouissait des mêmes droits et de la même liberté. Mais ils reconnaissaient tous » loyalement, la supériorité physique, morale et intellectuelle du géant français. Leur silence les disait, cette fois encore, d’accord avec lui. Mais il y avait quelqu’un, qui ne l’était pas. C’était Anciano : il protesta doucement :
— Pourquoi voulez-vous aller seul, Señor ? Laissez-nous, moi et Hauka, vous accompagner ! Vous nous connaissez : vous savez que nous pouvons vous être utiles.
Le Père Jaguar réfléchit quelques instants avant de répondre :
— Oui, je vous connais. Vous captez l’aigle des montagnes dans son nid. Votre marche est silencieuse, vos yeux et vos oreilles sans pareils. Je suppose que vous êtes capables d’approcher de ces hommes eux-mêmes, sans risquer d’être aperçus par eux. D’ailleurs, il fait nuit, et ces Abipones sont loin d’avoir la vue ni l’ouïe aussi subtiles que les Indiens Sioux, Apaches ou Comanches de l’Amérique du Nord. Entendu, vous m’accompagnerez !
— Avec ou sans armes ? demanda Anciano.
— Laissez tout ici, sauf les couteaux. Le reste ne ferait que nous gêner. Mais vos cheveux longs ne vous permettront pas de vous glisser entre les arbres et les lianes !
Pour toute réponse, Anciano noua ses longs cheveux sous son menton ; Hauka fit de même. Après quoi, la petite patrouille partit, Anciano en tête, guide et éclaireur à la fin. Hauka, qui se tenait à côté du Père Jaguar, lui souffla :
— Croyez-vous Señor, que nous réussirons à les délivrer ?
— Je l’espère. Sinon, il nous faudra recourir à la force.
— Mais il nous faudra autre chose encore…
— Quoi donc ?
— Des chevaux.
— J’y ai pensé déjà, jeune héros. (Ces mots furent prononcés sans la moindre ironie et ils montrèrent combien le Père Jaguar appréciait les qualités du jeune Indien). Il nous faudra quatre chevaux.
— Oui. Deux pour vos deux compatriotes et deux pour Anciano et pour moi. Vous allez libérer les prisonniers avec Geronimo, et pendant ce temps, Anciano et moi nous prendrons les chevaux.
— Pas si vite, mon ami ! Nous ne pouvons prendre aucune décision avant d’avoir observé la situation.
Ils avançaient sans bruit, dépassèrent le laurier et tournèrent à gauche. La porte franchie, ils redoublèrent de précautions. Bientôt ils virent des feux.
Nous avons déjà dit que la porte de la forêt était assez étroite ; mais en montant vers les feux, ils virent que le passage s’élargissait vers la droite. Il y avait là une véritable clairière entourée du mur presque infranchissable que formaient arbres, fourrés et lianes de la forêt vierge. À gauche, des hommes étaient rassemblés autour d’un feu car il faisait assez froid. La différence entre la température de la journée et celle de la nuit est parfois de vingt degrés. De l’autre côté, au fond de la clairière, on pouvait voir les chevaux.
Les quatre libérateurs avançaient toujours, en rampant et s’efforçaient d’éviter le moindre bruit. C’était maintenant le Père Jaguar qui était en tête. Bientôt, ils ne furent plus qu’à six pas d’un des chevaux, qui broutait tranquillement. Mais alors il dut sentir la présence d’étrangers, car il remua la queue et les oreilles, sans cependant hennir.
— Ces bêtes sont stupides, chuchota le Père Jaguar. Si c’était un cheval d’indiens de l’Amérique du Nord, il aurait depuis longtemps averti les hommes. Mais ces gens ne se soucient guère des chevaux ; ils se sentent en parfaite sécurité. Nous ne rencontrerons pas de sérieuses difficultés, je crois.
— Je suis de ton avis, répondit Geronimo. Regarde donc leur campement.
— C’est ce que je fais.
Il y avait, sur la clairière, à peu près cent Indiens. Ils étaient tous armés de lances, d’arbalètes, de flèches et de tuyaux, quelques-uns avaient aussi des armes à feu. Ces dernières étaient celles retirées de la cachette, où le professeur Cazenave espérait trouver sa gigantochelonia. Il y avait six feux. Près de l’un d’eux se tenaient les Blancs avec le chef des Peaux-Rouges. Le Père Jaguar pouvait très bien observer le visage de l’Indien, celui d’Antonio Perillo, du capitaine Pellejo et ceux de deux des soldats qui accompagnaient ce dernier, mais non des deux autres soldats qu’il n’apercevait que de dos. Quant au gambusino, qui l’intéressait le plus, il était étendu, le visage couvert de son large chapeau de gaucho. Ceux qui étaient arrivés avec la seconde troupe étaient en train de manger.
Le feu auprès duquel les Blancs avaient pris place était le plus rapproché d’une des extrémités de la clairière, où la forêt reprenait. Cela avait une raison : là, Cazenave et Olive étaient attachés chacun à un grand arbre. Ils se tenaient debout, mais sans pouvoir remuer bras ni jambes.
Après avoir examiné la situation, le Père Jaguar fit signe à ses compagnons de se retirer entre les arbres. Là, il leur exposa son plan :
— Ça ira ! Ils n’ont pas le moindre soupçon de la présence d’étrangers. Deux hommes suffiront pour libérer les prisonniers. Cependant, il est très heureux qu’Anciano et Hauka soient venus avec nous. Avez-vous des allumettes sur vous ?
— Pas d’allumettes, mais des pierres à feu.
— C’est suffisant. Écoutez-moi ! Je veux troubler ces gens, jeter la panique parmi eux. Comme je vois, tu as également de la poudre sur toi. C’est très bien. Vous allez faire le tour pour approcher la clairière de l’autre côté. Voyez-vous, comme l’herbe est sèche ? Une étincelle suffira pour allumer un véritable incendie. Tu vas donc semer une mince bande de poudre le long de tout un côté de la clairière. Cela fait, tu y mets le feu, et rejoins Hauka à toute vitesse. Celui-ci se procurera entre temps les selles dont nous avons besoin. Fais attention de te tenir de l’autre côté du feu quand tu l’allumeras, pour qu’ils ne t’aperçoivent pas et…
— C’est entendu, Señor, interrompit le vieux, vous pouvez être tranquille. Quand la flamme atteindra la poudre, je serai déjà loin. Ils vont courir tous vers le feu pour l’éteindre. J’ai compris votre plan, Señor.
— Je vois. Pendant que tu prépares l’incendie et que Hauka se procure les selles. Geronimo va prendre les chevaux. Moi-même je m’approcherai des prisonniers et profiterai de la panique causée par l’incendie pour couper les cordes qui les attachent. Nous courrons vers vous. Chacun prendra une selle et…
— Et deux de nous devrons s’emparer de ces deux paquets-là, acheva le jeune Inca.
— Quels paquets ? Pourquoi ?
— L’homme que vous nommez el Carnicero a raconté que ses compagnons possédaient des livres et des outils. Je les vois là, à côté d’eux, deux paquets qui, je suppose, leur appartiennent. Si nous délivrons les prisonniers, nous devons également reprendre leurs bagages.
— À condition pourtant que nous ayons assez de temps, bien que je ne voie pas pourquoi traîner des livres dans le Gran Chaco ! Mais enfin, nous verrons. Chacun sait bien ce qu’il a à faire, n’est-ce pas ? Allons-y !
Il se dirigea vers les prisonniers. Ce n’était pas sans difficulté, car il devait se tenir le plus loin possible du feu pour passer inaperçu et de l’autre côté la forêt était si dense qu’il était presque impossible d’avancer. Enfin, il arriva derrière les arbres auxquels Cazenave et Olive étaient attachés. De là, il put entendre la conversation des Blancs assis au feu.
— C’était tout de même une faute de laisser courir ce carnicero, observa le capitaine Pellejo, il pourra plus tard tout raconter !
— Qu’importe ? répondit Antonio Perillo. D’abord personne ne le croira, et puis, cela ne nous fera pas de mal si l’on nous attribue la suppression de cette canaille de colonel Glotino !
— À condition que notre projet réussisse ! mais dans le cas contraire, nous serions dans de mauvais draps…
— Mais notre projet doit réussir ! Pensez donc, notre excellent ami, el Brazo Valiente, nous a promis de mettre à notre disposition plusieurs milliers de soldats Abipones !
— Oui, je l’ai promis et je tiendrai ma promesse, déclara le chef, si vous aussi, vous tenez les vôtres.
— Quant à cela, vous pouvez être absolument tranquille.
— Vous me montrerez donc toutes ces cachettes d’armes dont vous avez parlé ? Et vous nous donnerez tout ce qu’elles contiennent ?
— Oui.
— Et vous nous aiderez contre nos ennemis héréditaires, les Cambas, en amenant au lago (lac) vos soldats des stations de la frontière ?
— Je te le répète, ce que j’ai promis, je le tiens toujours. J’ai déjà envoyé des courriers au fort Brancho, pour rassembler toutes les ressources disponibles qui se trouvent dans la région.
— En ce cas, vous n’aurez pas à vous plaindre de nous ! Nous allons tout d’abord anéantir les Cambas. Ils sont les amis du gouverneur blanc, par conséquent, vos ennemis. Mais nous tirerons un autre avantage encore de la victoire sur les Cambas. Toutes les tribus indiennes, en deçà et au delà de la frontière, en apprenant cette victoire, accourront et seront nos alliés. Notre armée s’élèvera à plusieurs dizaines de mille excellents guerriers ! Les gouverneurs blancs trembleront et pâliront devant notre force !
Là, la conversation s’arrêta. Ce que le Père Jaguar avait appris était largement suffisant pour l’inquiéter. Il aurait voulu continuer à les écouter, mais il était impossible de savoir, à quel moment la conversation reprendrait. Il aurait été heureux aussi de pouvoir identifier le gambusino, couché devant le feu, le visage dans l’ombre de son sombrero. Tout le monde le connaissait, mais personne ne savait au juste qui il était. Mais le Père Jaguar ne pouvait plus attendre. Anciano pouvait allumer l’incendie de l’autre côté d’un instant à l’autre. Il fallait aussi prévenir les deux prisonniers pour qu’ils ne fassent pas de gaffe au moment décisif. Il chuchota donc en français :
— Ne bougez pas, Monsieur le Professeur. Il y a quelqu’un derrière vous qui veut vous sauver !
Celui-ci n’était pas assez habitué à de telles situations pour obéir. Il tourna la tête vers son interlocuteur inattendu, Olive esquissa le même mouvement mais se reprit tout de suite.
— Attention ! Ne bougez pas ! Je vais vous poser quelques questions. Vous répondrez par oui ou par non uniquement. Si vous voulez dire « oui », haussez l’épaule droite, pour « non » haussez la gauche. Je suis Charles Duval, le Père Jaguar, dont vous avez fait la connaissance à Buenos-Ayres, chez le banquier Salido. M’entendez-vous ?
Ils haussèrent tous les deux l’épaule droite.
— Êtes-vous attachés si étroitement que les cordes vous fassent mal ?
Haussement de l’épaule gauche : « non ».
— Donc votre circulation de sang n’est pas troublée, vous pourrez vous remuer et avancer dès que j’aurai coupé vos cordes ?
Haussement de l’épaule droite.
— C’est très bien. J’ai le couteau dans la main. Un de mes compagnons va allumer l’herbe de l’autre côté. Les gens courront par là pour éteindre le feu. Vous m’entendez toujours ?
Les deux hommes haussèrent l’épaule droite.
— Dans la panique générale je couperai vos cordes, et nous courrons vers les quatre chevaux » que vous voyez là. Un autre de mes amis les a rassemblés. Il faudra agir vite. À côté vous voyez quatre selles. Chacun de vous en prendra une et…
Il ne put pas terminer sa phrase, car il aperçut une petite flamme de l’autre côté de la clairière ; en quelques instants, le feu atteignit la poudre et une minute après sur toute la lisière opposée de la clairière s’élevait un mur de flammes hautes de plusieurs mètres.
Tous, Blancs et Rouges sursautèrent. En un moment, la contusion fut générale. Seul, le chef indien garda son sang-froid.
— Rabattez les flammes avec vos ponchos ! cria-t-il.
On exécuta le conseil qui était bon, cependant l’extinction du feu s’avéra très difficile car l’herbe sèche flambait comme une allumette ! Les chevaux devinrent inquiets. À cet instant, personne ne se souciait des prisonniers.
Le Père Jaguar avait déjà coupé leurs cordes et les entraînaient maintenant vers les chevaux, près desquels Geronimo les attendait ; il leur cria :
— J’ai attaché les chevaux les uns aux autres. Apportez les selles !
Il sauta sur un des chevaux et disparut. Le Père Jaguar prit deux selles, bien qu’elles fussent très lourdes.
— Et mes livres, demanda Cazenave.
— Et les outils, fit l’écho Olive.
Heureusement Anciano et Hauka accouraient.
Chacun d’eux prit une selle. Cazenave se chargea des livres et Olive des outils.
— Partons, il est temps, pressa le Père Jaguar.
Pour l’instant tous dans la clairière s’affairaient encore à maîtriser le feu. La petite troupe du Père Jaguar se dirigea, sans perdre une minute, vers la porte de la forêt. Ils n’étaient pas encore loin du camp, quand ils entendirent une voix puissante :
— Tormenta ! les prisonniers ont disparu !
Le Père Jaguar s’arrêta et prêta l’oreille.
— Cette voix ! Je la connais ! C’est lui !
On entendit la même voix.
— On a coupé les cordes ! Ils ne peuvent pas encore être loin ! Aux armes ! Ils se sont enfuis certainement par là ! À gauche, c’était le feu et à droite la forêt. Nous les aurons ! Vingt hommes restent aux chevaux ! Les autres viennent avec moi.
— Qu’attends-tu Carlos ! demanda Geronimo au Père Jaguar. Viens, viens vite.
— Cette voix, répondit celui-ci, je la connais…
— Que peut-elle te faire, cette voix ? Laisse-les crier et viens ! Autrement ils nous rattraperont.
— Mais il faut que je voie cet homme.
Le Père Jaguar, toujours si calme et se dominant à merveille, était en proie à une grande agitation. Il voulut jeter les deux selles et revenir sur ses pas, pour regarder en face celui dont il entendait la voix. Mais Geronimo le secoua et lui cria :
— Tu es fou ! Si tu veux risquer ta vie, fais-le quand tu es seul, et ne risque pas les nôtres avec !
— Tu as raison, répondit le Père Jaguar, qui eut l’air alors de se réveiller – je dois me tromper. Oui, certainement, je me trompe. Ce ne peut pas être lui ! Cependant, c’était la même voix. Il faudra que je tire cela au clair… mais oui plus tard… Allons !
Comme s’il voulait rattraper les précieuses minutes perdues, il courait maintenant de toutes ses forces et devançait les autres, qui avaient peine à le suivre, d’autant plus qu’ils ne voyaient rien dans la nuit, éblouis encore par le feu. Quant au Père Jaguar, il lui était bien égal de courir dans la nuit ; il se rappelait exactement le chemin parcouru. Mais Cazenave, qui n’était pas un athlète, ne pouvait pas soutenir la même allure. Il avait le paquet le plus pesant, celui qui contenait les livres. Au bout de quelques minutes, il jeta son paquet par terre et cria, essoufflé :
— Olive, je n’en peux plus ! Donne-moi les outils et prends les livres ! Ils sont trop lourds pour moi.
— Je veux bien. Voici les outils, précieux, car ils servent de clefs au monde antédiluvien. Mais qu’elle est lourde, votre sacrée science ! Maintenant, hâtons-nous, car j’entends déjà des voix derrière nous !
Ils coururent de toutes leurs forces, cependant pas assez vite encore pour échapper à leurs persécuteurs. À la tête de ceux-ci se trouvaient le gambusino, qui courait presque aussi vite que le Père Jaguar. Quand ils arrivèrent à la lisière de la forêt, un coup de fusil partit puis un autre. Ils virent encore Anciano et Hauka qui tournaient à gauche, et disparurent dans l’ombre, mais entendirent en même temps la voix du gambusino derrière eux, qui criait :
— Halte ! ou je tire !
— Le gambusino ! je suis perdu ! dit le professeur, qui était le dernier de la file.
— Pas encore, Monsieur le Professeur ! Ce chercheur d’or a compté sans Olive. Mais celui-ci va vous sauver ! Passez vite par là !
Il laissa son maître le devancer, attendit que le gambusino ne fut qu’à quelques pas de lui et lui jeta dans les jambes, le lourd paquet de livres. Le gambusino trébucha et tomba, ce qui laissa le temps au professeur et à Olive de gagner quelques mètres d’avance. Il se releva bien vite et s’apprêtait à continuer la poursuite, mais une voix retentissante l’arrêta :
— Halte ! C’est le Père Jaguar et sa troupe qui sont ici ! Celui qui avancera sans ma permission, recevra une balle dans les côtes !
Le gambusino fit halte. Voulait-on simplement le tromper et l’intimider avec le nom de l’homme célèbre ? Il fit encore quelques pas en avant, et vit un groupe d’hommes, vêtus de cuir, aux larges chapeaux, le fusil à la main. Il ne put reconnaître leur visage, à cause de l’obscurité, mais ce qu’il avait vu lui suffit.
— Cielo ! dit-il, c’est vraiment la troupe du Père Jaguar ! Ah ! l’animal ! Si je vais plus loin, je servirai de cible à ses balles ! Rien à faire pour aujourd’hui ! Mais il me payera cher le tour qu’il vient de me jouer !
Il revint donc sur ses pas, et rencontra, en bordure de la forêt, les premiers de ses hommes :
— Demi-tour ! commanda-t-il, rien à faire pour aujourd’hui.
— Pourquoi ? demanda le capitaine Pellejo, qui se trouvait dans le groupe de tête.
— Nos oiseaux nous échappent, au moins pour le moment.
— Comment cela ?
— Savez-vous qui est l’homme qui les a aidés à s’enfuir ? Ce salaud de Père Jaguar !
— Pas possible !
— C’est si bien possible que j’ai vu ses hommes et entendu sa voix ! Retournons vite à notre camp, cet homme est fort capable de nous attaquer tout de suite !
— Il ne fera pas cela ! Il a seulement voulu délivrer les deux prisonniers. S’il avait voulu nous attaquer, il l’aurait fait plus tôt, quand nous ignorions encore sa présence.
— C’est possible ; mais cet homme m’inquiète. Je le connais beaucoup mieux que vous et lui, il me connaît aussi… un peu… depuis longtemps. Il connaît tout au moins ma voix. S’il m’a reconnu tout à l’heure, il va certainement s’élancer à ma poursuite. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute ! Il voudra me voir à tout prix !
— Avez-vous un compte à régler avec lui ?
— Oui. Et un compte pas ordinaire. Venez vite, nous n’avons pas une minute à perdre !
Ils retournèrent tous à la clairière. Là, le gambusino ordonna d’éteindre les feux et de se préparer immédiatement au départ.
— Nous allons partir ? Mais pourquoi ? demanda à son tour Antonio Perillo.
— C’est absolument nécessaire. Nous devons aller au moins assez loin pour ne pas redouter une attaque cette nuit. Il est capable de tout, ce Père Jaguar !
— Il n’oserait pas nous attaquer !
— Je vous dis qu’il en est bien capable !
Le chef des Peaux-Rouges, el Brazo Valiente, se mêla de la discussion :
— Le gambusino maestro a raison ! Si c’est vraiment le Père Jaguar, qui nous a enlevé nos prisonniers, et cela ne fait pas de doute, car vous voyez avec quelle habileté il a agi, en faisant allumer un incendie pour détourner notre attention des prisonniers, nous devons nous éloigner sur-le-champ. Je le connais ! Nous sommes ennemis ! Il nous attaquera et ici nous ne sommes pas en bonne position de défense.
Une fois les feux éteints, ils partirent en file indienne. Heureusement pour eux ils avaient des chevaux de réserve pour remplacer ceux que le Père Jaguar leur avait pris. Ils chevauchèrent pendant plus de deux heures, traversèrent la forêt, qui n’était pas très large à cet endroit, et avancèrent encore d’une vingtaine de kilomètres dans la Pampa libre.
— Ici, nous sommes en sécurité ! Il ne pourrait pas nous retrouver, même s’il nous avait suivis jusqu’à la lisière de la forêt, dit le chef des Abipones. Il fait nuit, il ne peut donc pas voir nos traces. Señores, vous avez voulu tenir conseil ; faites !…
Ils s’assirent en formant un cercle et le gambusino donna le premier son avis :
— Ce sacré type est bien capable de nous contrecarrer dans la réalisation de nos projets. Je ne serai pas tranquille tant que je le saurai à nos trousses.
— Croyez-vous qu’il va nous poursuivre ?
— J’en suis sûr, s’il m’a reconnu.
— Il a certainement dû vous reconnaître.
— Demonio ! Comment le sais-tu ?
— Il a dû vous voir, auprès du feu, quand il a coupé les cordes des prisonniers.
— Je ne crois pas que le bord de mon chapeau laissait mon visage dans l’ombre. Mais il a pu reconnaître ma voix, quand j’ai crié dans la forêt, en poursuivant les prisonniers.
— Du reste, même s’il ne vous a pas reconnu, il ne s’en lancera pas moins à notre poursuite, observa el Brazo Valiente. Il est notre ennemi, et il sait que nous le haïssons depuis qu’il a prêté main-forte aux Cambas pour nous vaincre ! C’est justement son aide qui a décidé du sort du combat ! Il n’y a pas d’homme au monde qui puisse lui résister !
— Nous sommes donc d’accord sur la nécessité de faire perdre nos traces à cet homme, de façon qu’il ne puisse nous suivre ? résuma le gambusino.
— D’accord. Mais comment faire ? Si vous croyez que c’est facile d’aiguiller sur une fausse piste un homme comme le Père Jaguar ! remarqua le capitaine Pellejo. D’après ce que j’ai entendu dire de lui, – car je ne l’ai pas encore rencontré, – c’est le meilleur connaisseur d’empreintes de notre pays. Il a dû apprendre à lire les empreintes aux États-Unis.
— Vous avez raison ! il n’existe pas beaucoup d’hommes capables de se mesurer avec lui, mais je suis un de ceux-là. Voici mon plan dit le gambusino. Nous retournons d’abord au fleuve.
— Mais c’est un détour énorme et nous sommes pressés !
— Pas du tout ! Partons tout de suite, et ne musardons pas en route. Donc : nous gagnerons le fleuve. Nous le traverserons à cheval, en nageant quelques centaines de mètres. Puis nous reprendrons pied sur l’autre rive, en amont. Là, nous nous reposerons un peu, après quoi nous reviendrons sur nos pas, jusqu’à l’endroit où nous nous trouvons actuellement. Cela va nous faire perdre deux jours ; mais le Père Jaguar ne pourra plus nous retrouver.
— Comment cela ?
— Parce qu’il ne peut pas commencer sa poursuite avant l’aube. Il n’arrivera au fleuve que demain soir. Là, il devra encore attendre le matin pour retrouver nos traces sur l’autre rive. Il n’arrivera qu’après-demain soir à l’endroit où nous aurons fait demi-tour, nous, demain soir déjà. En deux nuits, l’herbe se redresse complètement, et il lui sera impossible de retrouver nos traces.
— Magnifique ! C’est une idée de génie ! Il ne nous reste qu’à l’exécuter.
La troupe des Indiens se remit en marche et se dirigea vers le fleuve, conduite par le gambusino et le chef indien, par une autre porte de la forêt. Les chevaux étaient fatigués, mais les cavaliers étaient gais, espérant avoir trompé le Père Jaguar et lui avoir échappé définitivement. Mais ils avaient compté sans leur hôte !
Cet homme, dont le seul nom mettait en fuite une centaine d’indiens, cet homme si vénéré par ses amis et si redouté par ses ennemis, réfléchissait et pensait à tout autre chose qu’à attaquer l’autre troupe pendant la nuit. Il pensait toujours à cette voix, dont il cherchait depuis de longues années le propriétaire. Et voilà que le hasard le lui faisait rencontrer, ici, dans le Gran Chaco, où il n’aurait jamais eu l’idée de le chercher ! Tous ses compagnons dormaient déjà. Après les fatigues du jour et d’une nuit si mouvementée, ils avaient bien gagné ce repos. Mais leur chef ne trouvait pas le sommeil.
— Il faut que je le voie ! se disait-il. Et si c’est vraiment lui, l’un de nous deux ne survivra pas à cette rencontre ! Ah ! Je le retrouverai, je le jure !
FIN
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