Le Mammouth m'a tuer
Bernard Viallet
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PREFACE : « J’aurais pu… »
Ma décision est prise. Il m’en a fallu du temps, mais cette fois-ci,
ça y est ! La feuille vient juste de sortir de l’imprimante. Une lettre
toute simple, deux lignes de texte qui vont mettre un terme définitif à
ma carrière d’instit’ puis de directeur d’école de banlieue.
«J’ai l’honneur de solliciter ma radiation des cadres pour
ancienneté d’âge et de services à compter de la rentrée… Veuillez
agréer, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, l’expression de mes
sentiments respectueux et dévoués. »
Je la relis une dernière fois et appose ma signature. Demain, je la
déposerai à l’Inspection de la ville où j’exerce, que nous appellerons
Saint-Aubin par commodité. Elle suivra bien gentiment la voie
hiérarchique et début juillet, c’est à dire dans dix mois, je
redeviendrai un homme libre. J’aurai droit à la retraite bien méritée
d’un fonctionnaire «sérieux et travailleur», comme il est fait mention
dans mon dernier rapport d’inspection.
Ils auraient pu ajouter «obéissant» car j’ai l’impression d’avoir
toujours fait tout ce qu’on m’a demandé, d’avoir appliqué les
directives les plus contradictoires avec ou sans état d’âme. Sans
doute suis-je issu d’une génération de gens élevés dans une totale
soumission à l’autorité et qui savent encore ce que respect veut
dire…
J’aurais pu partir deux ans plus tôt, juste après l’anniversaire de
mes cinquante cinq printemps, mais je ne l’ai pas fait pour des
raisons bassement matérielles. Il faut penser au taux de la pension,
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surtout quand on a une famille à nourrir et trois adolescents n’ayant
pas terminé leurs études. J’aurais pu continuer encore quelques
années, cela aurait sans doute été plus raisonnable et plus prudent.
Mais tirer encore sept ou huit ans pour atteindre la limite d’âge de
soixante cinq ans, c’est au-dessus de mes forces. J’ai déjà trente six
années de galère dans les jambes, alors ça suffit amplement…
J’aurais été dans un autre quartier, dans un milieu différent, le
problème n’aurait pas été le même. J’aurais certainement continué.
Mais ici… pas question ! Ici, c’est un autre monde, nous sommes de
l’autre côté du périphérique, dans une banlieue dont le numéro
commence par 9. Depuis maintenant sept ans, j’y dirige une très
importante école que l’on pourrait qualifier d’internationale tant on y
compte d’origines différentes. Un melting-pot un peu étrange, mais
auquel je suis tellement habitué que ce sont les écoles dites
«normales» c’est à dire à majorité d’autochtones qui me semblent
bizarres. Dans mon école, on rencontre du black, du blanc et du beur
avec pas mal de black, énormément de beur et très peu de blanc.
Moins de dix pour cent de «de souche», c’est à dire de «gaulois».
Ceux qu’on pourrait prendre pour tel, à la vue de leur frimousse sont
en fait, portugais, yougoslave, albanais, espagnol, colombien, chilien,
russe ou polonais. Une population chasse l’autre…
Et nous devons alphabétiser tout ce monde… Mais comment y
parvenir dans de telles conditions ? N’importe quelle personne de
bon sens comprendrait que c’est mission quasiment impossible
quand on ne peut compter que sur un ou deux enfants de souche par
classe pour pratiquer le «bain de langue» indispensable à un
enseignement du français digne de ce nom. Je parle d’enfants
français issus de parents français s’exprimant eux-mêmes dans une
langue correcte. Autant chercher le dahut ou le loup blanc ! Nous
avons plutôt des enfants issus de couples mixtes, des métis et surtout
beaucoup d’enfants de cas sociaux, de parents alcooliques ou drogués
et récemment toute une population de squatters qui se sont rabattus
sur le quartier en venant de divers immeubles illégalement occupés
de la capitale. Ces personnes, ayant appris que la Mairie s’était
lancée dans un généreux programme de relogement dans divers
hôtels du coin au frais du contribuable, sont parvenues à profiter de
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l’aubaine. Il suffit semble-t-il, de raconter à une assistante sociale
qu’on vient du squat de la rue Jules Moch pour qu’aussitôt, on
obtienne un ticket pour une chambre à l’hôtel de la «Belle Etoile».
(Le nom est authentique. Je l’ai gardé tant je le trouve amusant…)
La population récupérée l’est beaucoup moins. En effet, dans ces
situations de précarité extrême, les enfants sont les plus à plaindre car
ils se retrouvent victimes de scolarités totalement chaotiques, quinze
jours ici, trois mois par-là… Résultat : certains arrivent au cours
moyen sans savoir lire du tout, d’autres avec des vécus d’une
extrême violence. Ils ont connu la faim, le froid, la peur, ils ont été
témoins de la déchéance amenée par la drogue ou l’alcool. Et il
faudrait faire des miracles ! Comme on n’a pas de baguette magique,
on n’en fait pas. Loin de là ! Depuis pas mal de temps, l’Institution
ne s’occupait plus que de futurs chômeurs assistés et peu lettrés,
voilà que s’y ajoutent les asociaux, les toxicos et les malades
mentaux…
L’école est le reflet de la société. Si l’école ne va pas bien, c’est
que la société elle-même va mal. Et cela me fait beaucoup de peine
de voir l’ascenseur social en panne depuis tant d’années et la
machine à intégrer commencer à désintégrer des populations
devenues de moins en moins intégrables. Etant à la fois témoin et
acteur dans cette immense machinerie censée fabriquer de bons
citoyens, je ne peux m’empêcher de me poser des questions et de me
dire que je prête la main à quelque chose que je commence de plus en
plus à désapprouver. Je suis persuadé que notre Institution va droit
dans le mur. Tous les acteurs de terrain en sont plus ou moins
conscients, mais rien ne change. Pire même, cela s’aggrave depuis
près de trente ans…
Je m’aperçois que je me suis lancé un peu vite dans cette
présentation et que celle-ci part un peu dans tous les sens. C’était
forcé. Je me sens comme une citerne pleine à craquer dont on ouvre
la bonde. Il faut que le flot s’écoule… Oui, je pars, mais j’en ai
tellement sur le cœur qu’il faut bien que je raconte, que j’apporte
mon témoignage. Quand je le fais de vive voix, aux amis, aux
personnes de la famille ou de mon entourage direct, on m’écoute bien
sûr, mais ou les gens sont atterrés de m’entendre ou ils ne me croient
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pas vraiment. Ils se disent que je dois exagérer. C’est impossible,
inimaginable, une école de 357 gamins avec plus de 90% d’enfants
d’origine étrangère. Une ville entière du même acabit, un
département aux portes de la capitale, que dis-je une couronne de
départements du même tonneau et puis d’innombrables banlieues
exactement semblables autour de toutes les grandes villes du pays.
Telle est la réalité, la masse de souffrance et d’inculture, la bombe à
retardement que cela représente… Bien sûr, l’école Karl Marx n’a
strictement rien à voir avec l’école Alsacienne des enfants de
Monsieur le secrétaire général et de Madame l’ex-ministre !
Toujours est-il que je me trouve maintenant devant une dernière
année à passer. J’avais décidé de partir tête haute, en bon état
physique et mental, par respect pour les autres et pour moi-même. Je
pense y parvenir. Voici venue la dernière année, la plus longue, sans
doute la plus pénible, celle où l’on compte les mois, les semaines et
les jours. Le plus dur, c’est de se lever le matin en se demandant
quelle nouvelle tuile va encore arriver, dans quelle nouvelle galère
nous allons nous trouver et comment nous allons venir à bout de tous
les problèmes de la journée… Enfin, il paraît qu’il n’y a pas de
problèmes, rien que des solutions. Il est exact qu’on finit toujours par
venir à bout de tout, l’important étant de tenir, de durer.
Moi, je peux dire que j’ai tenu. Trente six années dans ce
département dont les trois quarts en zone «sensible», ça use son
homme… D’abord vingt quatre ans comme instituteur (je n’aime pas
du tout le terme «professeur des écoles» ), puis j’ai réussi l’exploit de
résister cinq ans dans l’école de La Fontaine à La Neuville où mon
prédécesseur n’avait tenu que deux ans et mon successeur pas plus
longtemps. Actuellement, la direction change tous les ans et est tenue
par des collègues de plus en plus jeunes et de moins en moins
expérimentés.
Ici, je termine ma septième année, encore une sorte de record de
persévérance. Mes devanciers n’étaient restés que quatre ans pour
l’avant-dernier et deux ans pour le suivant. Quant aux équipes, elles
bougent beaucoup. Cela dépend de la pénibilité du travail. Plus c’est
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dur, plus ça bouge et plus ça bouge moins on trouve de gens anciens
et chevronnés sur les postes. On appelle ça le turn-over. C’est un
baromètre de l’énorme malaise de l’Education Nationale en
banlieue…
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CHAPITRE I
CHAPITRE I Les débuts
Tout a commencé pour moi au cours de l’année scolaire
1969/1970. J’étais encore étudiant à la Faculté des Lettres et en
même temps maître d’internat pour la deuxième année. Je surveillais
l’étude du soir, puis le repas et enfin le dortoir où je dormais dans un
petit box attenant pour pouvoir intervenir au moindre incident. Le
lendemain matin, après le petit déjeuner, nous passions le relais aux
surveillants d’externat et étions libres de nous reposer ou de travailler
nos cours jusqu’à 17h, moment où il fallait reprendre la surveillance.
L’avantage, en plus du petit salaire qui me permettait d’être
autonome et de ne rien demander à mes parents, incapables d’ailleurs
de me financer, était de me laisser au moins trois jours entiers pour
aller assister aux cours.
Je travaillais d’abord dans un Lycée Technique (maintenant appelé
LEP) à plus de 70 kilomètres de la capitale, puis à la rentrée suivante
dans un autre, privé celui-ci, mais plus proche. L’ennui était le salaire
relativement plus faible et la population scolaire assez particulière :
la plupart des élèves avaient été en échec scolaire dans les
établissements publics de la région. Ces deux établissements me
semblèrent particulièrement difficiles à l’époque. Mais je n’avais
encore rien vu !
A quelque chose malheur est bon. J’y appris à me faire respecter, à
toujours m’imposer, à ne jamais baisser les bras quelles que soient
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les circonstances. Il n’était pas rare, suite à un chahut, un monôme ou
un charivari quelconque au dortoir, de faire descendre tout le monde
dans la cour à n’importe quelle heure de la nuit pour rétablir
l’ordre… Rien de tel qu’une série de tours de cour dans le froid pour
calmer les esprits. A cette époque, les pions pouvaient se permettre
de gratifier les fortes têtes de quelques taloches bien placées, histoire
de se faire obéir. C’étaient des pratiques admises aussi bien par les
enfants que par les parents. De nos jours, certains doivent même
douter que cela ait pu exister !
J’ai pu constater également la différence entre l’école publique et
l’école privée. A l’époque, l’école publique était mieux dotée et
souvent mieux cotée. L’école privée donnait une impression de
parent pauvre avec ses vieilles tables pleines de graffitis et ses
dortoirs misérables. Mis à part quelques institutions prestigieuses que
je ne nommerai pas, le tout venant accueillait principalement des
élèves qui avaient échoué partout et dont les parents ne pouvaient pas
s’occuper pour des raisons professionnelles. Il n’y avait pas de ruée
vers le privé, loin de là. Les professeurs donnaient l’impression de
pauvres hères blanchis sous le harnais, sous payés et un peu aigris de
se sentir de seconde catégorie. Il y avait même une sorte de complexe
vis-à-vis du public. A partir de 1984, tout allait basculer et lentement
se retourner en faveur du privé.
Cette expérience de « surveillant » faisait suite pour moi à une
longue série de séjours comme moniteur de colonie de vacances et de
centres aérés (terminologie de l’époque. On dit maintenant
« animateur » et « centre de loisirs », mais c’est la même chose), où
j’avais pu observer des groupes d’enfants dans leur contexte le plus
favorable. Le mono a l’avantage d’amuser les enfants et de faire
accessoirement un peu de discipline si besoin est. Le pion, lui, n’est
pas là pour distraire, mais uniquement pour surveiller. Il n’a donc pas
le beau rôle, d’autant plus que j’avais affaire à certains élèves à peine
plus jeunes que moi !
Je découvris aussi toutes les difficultés de la vie de prof : les
chahuts, l’opposition, l’indifférence voire la rébellion des potaches.
Je rappelle que nous étions en 69 et que ce n’était déjà pas facile
d’enseigner en LEP… Bien sûr, aucune comparaison avec la
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situation actuelle, mais quand même, cela me suffit à abandonner
toute idée d’enseigner en secondaire comme j’avais pu l’envisager
auparavant.
Le département qui avait un peu plus d’un an d’existence, était en
pleine explosion démographique. L’Inspection Académique toute
nouvelle n’avait encore que des préfabriqués en guise de locaux. La
Préfecture, le Tribunal et les principaux services administratifs du
département étaient logés à la même enseigne c’est-à-dire dans des
constructions faites à la va-vite ou provisoires. Ma mère, qui
travaillait au Tribunal comme simple secrétaire, apprit que
l’Inspection recrutait des instituteurs et que le baccalauréat suffisait.
Elle alla chercher un dossier un jeudi, le remplit pour moi, me
demanda de venir le signer et le déposa le vendredi.
Le lundi suivant, je reçois un appel téléphonique m’indiquant
d’avoir à me présenter toute affaire cessante à l’inspection
départementale de La Plaine, 33ᵉ circonscription. On m’y annonce
que je dois immédiatement me présenter à l’école Romain-Rolland
du Clos Saint-Barnabé où je dois remplacer un maître de fin d’études
qui part au service militaire.
Le Clos Saint-Barnabé est ce qu’on peut faire de pire en
architecture soviétoïde de banlieue. Une douzaine de tours, autant
sinon plus de barres HLM grises, trois arbres et deux buissons qui se
battent en duel, le tout posé sur un champ qui n’en demandait pas
tant. L’ensemble donne une impression d’abandon et de tristesse
infinie. On se sent loin de tout, perdu. L’école regorge d’élèves. Il a
fallu installer la classe de Fin d’Etudes dans un local de la cantine.
Trente gamins de douze à quatorze ans sont destinés à achever leurs
études élémentaires avec le certificat d’études primaires qui existe
encore. Je rencontre l’instit’, un grand gaillard aux cheveux blonds
roux. Il s’appelle Millon. Il me confirme qu’il va partir à l’armée,
mais il doit rester encore trois jours dans la classe, histoire de me
montrer un peu la manière de faire. Ce sera pour moi, avec les
conférences pédagogiques du jeudi matin, une fois par mois, la seule
formation à laquelle j’aurai droit. Et nous avons été des quantités
dans ce cas. Dans cette école, les trois quarts des enseignants étaient
des remplaçants ayant au plus trois ans d’ancienneté, autant dire des
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débutants. Nous nous formions tous sur le tas. Moi, avec Millon et
ses deux années d’ancienneté en fin d’études, j’étais relativement
bien tombé. Le gaillard savait tenir sa classe, il ne laissait rien passer.
C’était d’autant plus difficile que les élèves, étant les plus âgés de
l’école, se considéraient comme des chefs et essayaient de faire la
loi. Pour ne rien arranger, la classe était à double-niveau, fin d’études
un et deux.
— Ne t’embête pas avec ça… Le but c’est de décrocher ce foutu
certif, me dit Millon. Tu peux faire des leçons identiques, vu que
c’est le même programme. Pour les exercices, tu donnes un peu
moins long aux 1 et un peu plus aux 2…
Sa punition préférée s’appelait les «Seize temps». Bavardage,
grossièreté, bagarre etc… tout se terminait par eux. Il s’agissait de
conjuguer un verbe à tous les temps possibles en y incluant le
participe présent et le participe passé. Cela représentait un travail
suffisamment important pour décourager toute velléité de récidive…
Les élèves apprenaient tous ces temps, subissaient des dictées
d’une pleine page (un zéro en orthographe était éliminatoire) et des
problèmes d’arithmétique avec fractions, pourcentages, vitesses de
trains qui se poursuivent et autre casse-tête comme volumes, surfaces
et périmètres avec clôture à triple rangée de fil de fer. J’ai connu les
derniers temps du certificat d’étude et je peux affirmer que le niveau
de connaissances générales auquel nous amenions les élèves n’avait
rien de peccamineux, bien au contraire. Je mets au défi certains
bacheliers de maintenant de réussir les épreuves de ces années-là. Il
est loin d’être certain que tous y parviennent !
Les classes de fin d’études furent supprimées à la fin de l’année
suivante, ce qui me permit d’exercer deux années entières dans ces
structures. Le certificat continua à être proposé aux élèves de 4ème,
jusqu’en 1973, date de sa suppression. En ma qualité de maître de
cette classe, je fus amené à surveiller et à corriger les quatre
dernières cessions. Les deux premières me donnèrent l’impression
d’un véritable examen avec un diplôme certes basique, mais
néanmoins utile, ne serait-ce que pour entrer dans les Postes ou dans
les services communaux. Les deux dernières virent un effondrement
complet : les élèves n’ayant connu que l’enseignement du collège qui
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avait peu à voir avec ce que nous faisions, se présentaient avec un
niveau extrêmement faible en arithmétique et orthographe au point
qu’il fallut « pondérer » les notes, c’est à dire chercher à mettre des
points à tout prix, autant dire les falsifier et distribuer un examen au
rabais. Plus question de zéro éliminatoire en dictée… On ne comptait
pas d’erreur si le son était respecté même vaguement, sur ordre des
inspecteurs chefs de jury, bien entendu. En calcul, du moment que la
bonne opération était proposée par le candidat, il fallait mettre les
points même si le résultat était faux ! Nous ressortions complètement
écœurés de telles séances, heureusement que nous pouvions compter
sur le repas offert par la Mairie pour nous consoler…
Cette filière avait sa cohérence : scolarité obligatoire jusqu’à 14
ans, possibilité d’entrer dans le monde professionnel par le biais de
l’apprentissage ainsi qu’éventualité de profiter d’une « passerelle »
vers les 4ème « pratiques » au collège ou lycée technique et passer
un CAP voire même un BTS pour les meilleurs éléments. En
amenant l’obligation scolaire à 16 ans, et en supprimant les classes
puis l’examen, toute cette filière fut sinistrée et l’apprentissage par la
même occasion. L’école élémentaire se débarrassait de ses élèves les
plus âgés et les plus difficiles et tout le monde avait en théorie
« droit » à une scolarité secondaire et à un accès aux métiers des
« cols blancs » !
Moi mis à part, je connais au moins une personne qui regrette la
disparition de cette filière. C’est mon garagiste qui n’arrive pas à
trouver d’apprenti ou d’ouvrier débutant valable. Il trouve qu’à 14
ans, des jeunes avec des bases primaires solides étaient plus faciles à
former et donnaient ensuite de meilleurs ouvriers que des gars qui
ont usé pendant des années leurs fonds de culottes sur les bancs du
lycée, ont été longtemps maintenus dans le conceptuel et arrivent à
17, 18 ans ou plus dans un atelier de mécanique en croyant tout
savoir et auxquels il faut quand même tout apprendre de A à Z !
— Vous comprenez, Monsieur le Directeur, me dit-il, ils sont tout
déformés par l’enseignement, ils n’ont aucun sens pratique et plus ils
ont de diplômes, plus ils sont arrogants et exigeants alors qu’il va
falloir un temps fou à les préparer vraiment à leur métier de mécano !
Lui-même n’a que son certif et un CAP de mécanicien auto. Il dit
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avoir tout appris sur le tas, s’être fait lui-même et est très fier d’être
le patron d’une petite concession.
— Et ne me parlez pas du niveau des gars qui passent le CAP, il
est nul… Comment voulez-vous que nous y trouvions de quoi
renouveler notre personnel ? C’est un vrai problème…
Je ne sais pas quelle part de vérité et quelle part d’exagération on
peut trouver là-dedans. La seule chose dont je peux attester c’est que
sur les deux séries d’élèves à qui j’ai fait décrocher leur certificat,
bon nombre sont revenus me voir avec un CAP de mécano, une
spécialisation de diéséliste ou un CAP d’horticulteur… Les filles
s’orientaient vers la couture, le cartonnage ou l’esthétique. Très peu
restaient sur le carreau, il faut dire qu’à cette époque, il y avait fort
peu de chômage et que le fameux ascenseur social fonctionnait
correctement. On pouvait dire : « Travaille à l’école et tu décrocheras
un bon boulot ! » Plus maintenant.
Millon ne partit pas à l’armée, car il réussit à se faire réformer. Il
ne réintégra pas sa classe pour la bonne raison que les remplaçants
étaient de simples vacataires, payés avec un lance-pierres (ma
première paye fut de 780 francs, soit environ 120 euros). Nous
n’étions pas titulaires de notre poste, nous bouchions les trous qui ne
manquaient pas. Millon se retrouva promu maître-auxiliaire dans le
collège du coin. Il me proposa même de passer en secondaire avec
lui, car il connaissait la personne qui gérait ces postes à l’Académie.
Je ne donnais pas suite car l’expérience de maître d’internat m’avait
éloigné de l’idée de travailler dans un collège. Je préférais rester à
l’école élémentaire et bien m’en a prit. Il fallut en effet des années
aux maîtres auxiliaires pour arriver à passer PEGC, c’est à dire
obtenir un statut sans précarité.
De plus, en voyant comment la situation n’a fait qu’empirer dans
les collèges, je ne crois pas que j’aurais pu tenir aussi longtemps
qu’en primaire. Nous étions à l’époque de la mise en place du collège
unique, le fameux tronc commun qu’on a fini par accuser de tous les
maux. Dans ma propre scolarité, à la fin du CM2, un ou deux élèves
se présentaient au concours d’entrée en sixième du Lycée, ce fut mon
cas. Entre un tiers et une moitié continuait vers le certificat d’études
et le reste allait au cours complémentaire avec pour objectif le brevet.
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Ces cours complémentaires disparurent d’abord au profit des CES et
CEG puis on ne parla plus que de collège pour tout le monde avec de
moins en moins de restriction à l’entrée. Cela partait certainement
d’une idée généreuse, on sait à quoi cela a abouti… L’enfer est pavé
de bonnes intentions.
Cette première année fut très formatrice pour moi, je me sentais
déjà à l’aise dans cette classe. Mes expériences de moniteur puis de
surveillant n’y étaient pas pour rien. Je me plaisais avec les élèves et
ceux-ci me le rendaient bien. J’avais attrapé le virus de
l’enseignement, le besoin de transmettre, de faire partager ce que l’on
sait soi-même. Je vivrai de longues années sur cet idéal jusqu’au jour
où mes dernières illusions s’évanouiront, ce que nous verrons plus
loin dans l’histoire.
A la rentrée suivante, l’inspection départementale m’expédia dans
une école d’un autre quartier de la même ville pour y assurer la
classe de fin d’études 2ème année. Cette école était presque en centre
ville, donc réputée moins difficile. La fin d’études 1 était tenue par
un gars d’une bonne trentaine d’années, caricature d’instit, vieux
titulaire qui ne prenait ainsi pas le risque de présenter ses élèves au
certif et d’avoir de piètres résultats. Le pourcentage de remplaçants
n’était que d’un tiers. Mais quasiment personne n’était passé par
l’Ecole Normale, tout le monde s’était formé sur le tas. Il y avait
juste un peu plus d’anciens. J’y ai vu une collègue se faire gifler par
une mère d’élève furieuse que sa fille en ai pris une de la dite
maîtresse. J’y ai rencontré également un collègue assez ancien qui se
réfugiait dans la salle des maîtres et se retrouvait incapable de
rejoindre sa classe au moment de la sonnerie. Il se recroquevillait sur
lui-même en répétant : « Je ne peux pas y aller, je ne peux pas y aller,
j’ai une angoisse ». La collègue de la classe voisine ouvrait la porte
de communication et surveillait les deux classes le temps que le
pauvre homme reprenne ses esprits. Il faut dire qu’il avait fait
plusieurs dépressions sévères, avait séjourné à La Verrière (HP de la
MGEN) et au bout d’un certain temps s’était retrouvé obligé de
reprendre une classe en attendant de rechuter et d’y retourner sans
doute. Sa pratique pédagogique datait d’un autre âge. Il hurlait sans
arrêt, ce qui n’était d’aucune efficacité. Les élèves avaient fini par
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s’habituer et continuaient à faire n’importe quoi. Alors le collègue
s’armait d’une grande règle et tapait un peu au hasard. Tout ceci était
connu jusqu’à l’Inspection Départementale, mais personne ne faisait
rien. Le collègue était titulaire donc intouchable. J’aurai l’occasion
d’en rencontrer bien d’autres du même type et à chaque fois, aucune
mesure de reclassement ne sera possible pour eux. Pas question de
les mettre dans des bureaux à l’Inspection Académique, tous les
postes non-qualifiés y étant assurés par des vacataires. Résultat, les
Inspections Départementales n’ont plus qu’à bricoler. On laisse les
collègues malades mentaux dans la classe tant que les familles ne se
plaignent pas trop, puis on les change d’école s’il y a un problème.
Généralement, ils finissent en maternelle où ils devraient moins se
faire remarquer car le travail est censé y être moins difficile.
Un jour, je reçus une lettre du syndicat auquel j’avais adhéré, car
on m’avait bien fait comprendre que c’était quasiment obligatoire.
Dans notre métier, la pluralité est telle, qu’on ne parle jamais que DU
syndicat, les autres ne sont même pas sensés exister ! La lettre me
convoquait à un entretien pour affaire me concernant, sans plus de
précision. N’ayant jamais été un foudre de politique ou de
syndicalisme, je n’avais pas trop envie de m’y rendre. Je demandais
néanmoins conseil au délégué de l’école, en l’occurrence mon
collègue de fin d’études 1.
— Tu dois y aller, me dit-il, c’est extrêmement important. Je crois
savoir que l’Inspection Académique prépare des purges… Tu risques
d’être viré !
N’ayant aucun statut et comptant maintenant sur ce salaire pour
terminer mes études, l’argument porta. Je me rendis au rendez-vous
le soir en question, à la Bourse du Travail de la ville. Dans une salle,
une trentaine de gars, tous remplaçants comme moi, attendaient de
passer les uns après les autres. Quand ce fut mon tour, je me
retrouvais devant une sorte de jury présidé par Monsieur
Bourguignon, le secrétaire général du syndicat en personne, encadré
des principaux délégués qui siégeaient dans différentes commissions
administratives départementales.
— Camarade, commença le Secrétaire Général sans se présenter,
tu es accusé par l’Inspection d’activités gauchistes dans ta classe…
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Je faillis tomber à la renverse et restai muet de stupéfaction.
— … Oui, tes antécédents, tes études en Faculté de Lettres, te
désignent immanquablement comme gauchiste. L’Inspection a porté
ton nom sur une liste « noire » de jeunes collègues qui confondent
leur travail et la propagation de la Révolution. Qu’as-tu à répondre à
ceci ?
— Ce n’est pas mon cas, je n’ai rien fait de tout ça. Je me suis
toujours contenté d’apprendre à lire, écrire et compter à mes élèves,
un point c’est tout !
— Jamais de politique en classe ?
— Jamais.
— Tu peux absolument nous l’assurer ?
Le ton était tellement inquisiteur que la moutarde commençait à
me monter au nez…
— Puisque je vous le dis ! Répliquai-je. Et je ne comprends pas
comment un syndicat peut se livrer à ce genre d’interrogatoire. Il me
semble que votre rôle est de défendre les collègues et non pas de les
enterrer en faisant le sale boulot de l’administration…
— Mon jeune collègue, lança Bourguignon sur un ton un peu
cauteleux. Le syndicat est là pour défendre uniquement ceux qui sont
DEFENDABLES…
— En tout cas, à part vous, personne ne m’a jamais rien
reproché…
— La question n’est pas là… Peux-tu nous indiquer le nom d’une
personne de confiance qui pourrait corroborer tes dires ?
— Il faut donc que je prouve mon innocence ! C’est un comble…
— Mais c’est ainsi. Des soupçons pèsent sur toi. Il va y avoir une
commission départementale qui décidera quels seront les remplaçants
qui seront gardés et ceux qui seront virés…
— Et vous allez prêter la main à ça ? M’exclamai-je.
— Nous siégeons, donc nous participons à la gestion des
personnels et je te répète que nous défendons uniquement ceux qui
sont défendables. C’est notre devoir d’éliminer les brebis galeuses !
Alors, camarade es-tu défendable oui ou non ? Peut-on vraiment
prendre le risque de te défendre ?
— Personne ne s’est plaint de moi, c’est tout ce que j’ai à dire…
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Ni les parents, ni la Directrice, ni les collègues…
— Dans ce cas, tu n’as aucun autre élément à nous communiquer
pour ton éventuelle défense ?
— Non, sinon que je ne comprends pas du tout pourquoi on
m’accuse…
Ils me firent sortir et passèrent au suivant. Sans le savoir, je
m’étais trouvé embringué dans une histoire de lutte de pouvoir au
sein même du syndicat. Bourguignon et ses séides staliniens pur jus
voyaient d’un très mauvais œil l’arrivée dans les rangs des
remplaçants d’un grand nombre de jeunes étudiants ayant participé
de près ou de loin aux événements de Mai 68. Ils se situaient
politiquement plus à gauche qu’eux et se retrouvaient facilement
affublés de l’étiquette de gauchistes. Quelques-uns avaient gardé
leurs illusions maoïstes, trotskistes ou situationnistes et se
retrouvaient dans le courant « Ecole émancipée » qui était très
minoritaire et ne pouvait guère aller au-delà d’interventions
contestataires dans les réunions et assemblées générales sans jamais
parvenir à faire évoluer l’appareil syndical en profondeur. De
nombreuses années plus tard, les gens de ce courant d’opinion très
minoritaire fonderont la branche « Enseignement » du nouveau
syndicat « SUD ».
L’immense majorité des soixante-huitards dont je faisais partie
était persuadée, à cette époque (nous étions sous Pompidou), avoir
tout perdu, avoir été trahie principalement par le Parti Communiste
qui avait sifflé la fin de la récréation… Sur ordre du Kremlin, comme
l’explique parfaitement T. Wolton dans son livre : « La France sous
influence ». Il faut dire que les trois semaines de « Révolution »
passées, tout avait repris son cours normal, son insupportable traintrain
ordinaire. Aucune évolution des mentalités n’était encore
perceptible. Il était trop tôt !
Pour mon humble part, je me retrouvais donc accusé dans une
sorte de mini-procès stalinien qui m’avait laissé une très mauvaise
impression, moi qui n’avais jamais envoyé le moindre pavé en
direction du moindre CRS en 68, vu qu’à l’époque j’étais déjà
partisan du pacifisme et adepte de Thoreau, Gandhi et Martin Luther
King…
17
Le lendemain matin, je demandai à ma directrice, Madame
Mouchaboeuf qui portait également la casquette d’adjointe au Maire
de la Plaine, de me recevoir. Je lui racontai mes déboires de la veille.
— Je comprends, me dit-elle. Mais c’est normal que le syndicat se
prémunisse, il y va de sa crédibilité face à l’administration…
— Mais, je suis innocent. Je n’ai jamais fait de politique en
classe !
— Je le sais parfaitement, camarade, me dit-elle. Je vais voir ce
que je peux faire pour toi, mais c’est pas gagné surtout si tu n’as pas
bien répondu au camarade Bourguignon…
Comme celle-ci était au même syndicat et au même parti
politique, je sentais que je tenais ma caution. Deux jours plus tard, la
brave femme put m’annoncer qu’elle avait obtenu de Bourguignon
qu’il raye mon nom de cette liste noire. Plus tard, j’appris
qu’effectivement un nombre assez restreint de jeunes collègues
remplaçants se virent montrer le chemin de la sortie. Sans doute ceux
qui ne trouvèrent pas les appuis nécessaires…
Cette affaire m’ouvrit les yeux sur la réalité syndicale. Tout y était
politique. La défense de la profession, des conditions de travail et de
salaires semblaient bien loin de leurs intérêts, pris comme ils étaient
dans cette lutte de pouvoir un peu paranoïaque de gens qui sentaient
leur influence décroître dans l’opinion. Là aussi, ce n’était qu’un
début. La profession était alors syndicalisée à plus de 75%,
aujourd’hui, elle est dé-syndicalisée à peu près au même
pourcentage. C’est dire la déception des collègues.
A titre d’épilogue, je me ferai un plaisir l’année suivante au
moment du renouvellement de la cotisation de rappeler mes démêlés
au délégué qui me répondra : « Tu veux réformer toutes ces
pratiques, c’est bien, mais il faut rester à l’intérieur du syndicat pour
ça… »
En apparence, un argument plein de bon sens, en réalité un leurre
total. Le verrouillage est tel que personne n’est parvenu depuis tout
ce temps à faire évoluer quoi que ce soit. Alors, je pense avoir fait le
bon choix et me retirant discrètement, ce qui d’ailleurs, ne me sera
jamais pardonné par certains. Je me console en pensant aux milliers
d’autres qui eux aussi votèrent avec leurs pieds par la suite…
18
CHAPITRE II
CHAPITRE II
Suppléances
A la rentrée suivante, je me retrouvais dans une autre
circonscription, la 27ème, celle de la ville de Saint-Déodat. Sans
doute n’avaient-ils plus besoin de moi à la Plaine… Les fins d’études
ayant totalement disparu, je n’avais pas accepté de travailler comme
maître auxiliaire au collège. Résultat : je repartais à zéro, c’est-à-dire
à faire des remplacements de courte durée, ce qui est peut-être la
position la plus inconfortable dans laquelle l’Institution peut vous
mettre. C’est un travail de suppléant, il faut prendre une classe pour
de très courtes absences, un, deux ou trois jours, à n’importe quel
niveau, maternelle comprise.
Souvent l’intervention relève plus de la garderie qu’autre chose
surtout quand on arrive dans une classe en révolution, ce qui s’est
produit bien des fois. En effet, il se peut que l’enseignante habituelle
s’arrête parce qu’elle n’en peut plus, et qu’un premier remplaçant n’y
arrive pas mieux. Dans ce cas, les gamins prennent de l’assurance et
c’est l’escalade dans l’insolence et l’indiscipline, le remplaçant étant
considéré comme très inférieur au titulaire. On le teste, on le titille,
on se permet mille choses qu’habituellement on ne s’autoriserait
jamais. Imaginez quand on est le troisième ou le quatrième à passer
dans une classe, il est rare que cela se passe bien. Alors on limite les
dégâts et on évite les activités à risque genre sport, peinture ou
19
musique, propices à tous les débordements.
En plus d’un charisme personnel totalement indispensable, il faut
au remplaçant, pour mener à bien sa mission, un bon classeur rempli
d’exercices utilisables dans toutes les matières, à tous les niveaux et
pour n’importe quelle période de l’année. La plupart du temps, on
arrive dans une classe où on ne trouve ni cahier d’appel, ni cahierjournal
(cahier qui était obligatoire et sur lequel l’enseignant devait
indiquer ce que les enfants avaient à faire chaque jour) et où les
élèves déclarent n’avoir quasiment ni livres ni cahiers ou bien
(variante) avoir déjà tout fait quelle que soit la page du livre où on les
amène. D’où l’absolue nécessité d’arriver avec armes et bagages…
Évidemment sur de si courtes périodes, impossibilité de vraiment
faire connaissance avec tout le monde ni d’obtenir un travail suivi.
Au mieux, on évite que les élèves ne perdent trop leur temps. Au
pire, c’est un très désagréable moment passé principalement à faire
de la discipline !
Après avoir découragé beaucoup de vocations avec ce système et
sous la pression de la base, l’administration a fini par trouver une
solution, beaucoup plus tard, quand notre contingent de remplaçants
disparut par la force des choses puisqu’il n’était plus possible
d’entrer dans l’enseignement de cette façon et que tout le monde
devait passer obligatoirement par l’École Normale appelée ensuite
IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres). Elle inventa
le statut des ZIL (zones d’intervention limitée, en général sur une
circonscription), des BZ (brigades de zone généralement réservées
aux remplacements des stages de formation) et des BV (brigades de
ville). Tous ces personnels sont titulaires et bénéficient de primes de
sujétion spéciales non négligeables, histoire de rendre un peu
attrayant ce travail particulièrement ingrat.
Ses seuls véritables avantages sont l’irresponsabilité et la mobilité.
Contrairement au titulaire, personne ne demande vraiment de
comptes au remplaçant, même pas l’Inspecteur de l’Éducation
Nationale qui ne va pas s’amuser à courir derrière une personne qui
est un jour ici, un jour ailleurs. J’ai connu des ZIL qui en étaient à 7
ou 8 années sans avoir été inspectés alors que leurs collègues en
poste fixe l’étaient tous les deux ou trois ans. Arme à double
20
tranchant : pas de souci, mais aussi pas de promotion puisque la note
obtenue peut permettre d’avancer un peu plus vite sur la grille des
échelons. Encore que tout cela ne soit que théorie. Une péréquation
est prévue pour compenser le manque d’inspections. Les inspecteurs
sont munis d’une grille avec une fourchette de notes dont ils ne
doivent pas s’écarter et depuis quelques années, ils ne peuvent plus
que proposer leur note à l’Inspecteur d’Académie qui dispose, en
général dans le même sens.
Le système est tellement bien huilé, qu’en fin de carrière tout le
monde se retrouve à peu près au même niveau quelles qu’aient été les
péripéties : choix, mi-choix ou ancienneté… Quant à la mobilité, il
faut aimer. Personnellement, j’ai toujours préféré être responsable de
ma classe et être connu des enfants et des familles.
Néanmoins, ces courts remplacements furent très formateurs, car
ils m’obligèrent à m’adapter à tous les publics depuis la petite section
de maternelle jusqu’au cours moyen deuxième année. Je ne me suis
pas vraiment plu en maternelle, je l’avoue, même si les enfants sont
absolument craquants à cet âge-là. Le saut entre les gaillards de 14
ans et les bouts de choux de 3 ans était sans doute trop important
pour moi. De plus, j’avais l’impression d’être dans un jardin
d’enfants, au milieu des cris et d’une sorte d’agitation permanente
que je trouvais aussi fatigante que déstabilisante.
Cela tient beaucoup au fait que les enseignantes travaillent
principalement en ateliers, c’est à dire arrivent à mener de front
plusieurs activités. Les enfants de cet âge ne peuvent fixer leur
attention que très peu de temps. Ils papillonnent, courent de la
peinture au dessin, puis se précipitent pour qu’on leur raconte une
histoire ou qu’on les fasse chanter ! Heureusement pour elles, les
maîtresses de maternelle bénéficient de l’aide des ATSEM (ex-dames
de service, ex-assistantes maternelles) qui assurent une importante
partie du travail, habillage, déshabillage, pipi, caca, goûter et
nettoyages divers, quand ce n’est pas la préparation des peintures
voire l’organisation réelle des séquences. Les enseignantes
s’octroient des récréations à rallonge qui peuvent aller de trois quarts
d’heure à une heure et ne voient jamais un élève le samedi, ce qui
n’est pas négligeable et leur permet de se réunir et d’entretenir le
21
climat si agréable de cette école. Actuellement, la technocratie
académique se penche sur cette singularité. On peut craindre le pire
pour cette autre exception française !
Pour ma part, je n’y fis que de très courts remplacements qui ne
m’incitèrent pas à demander par la suite ce type de poste tellement je
rentrais épuisé le soir.
J’eus également à remplacer dans des écoles d’application, ce qui
ne me laissa pas vraiment un bon souvenir non plus. Il faut savoir
que ces écoles sont en rapport avec les IUFM et leur servent en
quelque sorte de vitrine pédagogique. Théoriquement, elles devraient
être tenues par des maîtres et maîtresses d’application et dirigées par
un directeur titulaire du même diplôme (actuellement il s’agit du
CAFIMF – certificat d’aptitude aux fonctions d’enseignant spécialisé
et maître formateur - qui devient d’ailleurs de plus en plus difficile à
obtenir). Pour notre propre formation, nous étions convoqués dans ce
genre d’école le jeudi (le repos du mercredi fut institué un peu plus
tard) pour des leçons modèles qui nous donnaient l’impression
d’assister à des films de science-fiction tant ce que l’on nous y
montrait était différent de notre triste réalité quotidienne.
Les élèves qui servaient de cobayes étaient en général peu
nombreux et volontaires, toujours polis, obéissants et propres sur
eux. La classe n’était jamais au complet, mais cela se comprenait car
certains devaient avoir leurs propres activités (sport, musique, caté
ou autres) qui ne leur permettaient pas d’être présents. Nous nous
entassions dans le fond de la classe et assistions dans le plus grand
silence à de véritables exploits pédagogiques qui nous laissaient
pantois. Tout semblait réglé comme du papier à musique. Les
questions, les réponses, les manipulations s’enchaînaient sans
anicroche aucune. On avait l’impression d’une pièce de théâtre
parfaitement rôdée. Il ne nous restait plus qu’à culpabiliser de ne pas
être capables de rééditer les mêmes prouesses dans nos classes…
Au bout d’une heure environ, les gentils élèves repartaient dans
leurs foyers, l’Inspecteur commentait avec le maître-formateur et
enfin nous pouvions poser des questions. Avec les conférences
pédagogiques mensuelles qui étaient complètement théoriques et
magistrales, nous n’avions, mis à part les bouquins, rien d’autre pour
22
nous former et préparer notre CAP.
Nous sentions bien qu’il y avait quelque chose d’artificiel dans
ces leçons-modèles et peut-être même dans ces écoles d’application.
Il me suffira d’y travailler quelques semaines pour découvrir le pot
aux roses. Moins de la moitié des enseignants étaient titulaires du
CAFIMF et donc véritables maîtres formateurs, les autres étaient soit
des remplaçants soit des titulaires «normaux». Chaque formateur
officiait à un niveau différent, ce qui faisait qu’il y avait toujours en
parallèle une classe d’application et une classe «normale». Et tout
reposait sur la composition de ces classes qui avaient subi un tri
sélectif poussé. Pas d’élève difficile, caractériel ou en retard dans la
filière noble, fort peu d’élèves brillants ou travailleurs de l’autre côté.
Résultat d’un côté les classes confortables, de l’autre les classes
poubelles… Vous devinez de quel côté l’Inspection avait besoin
d’envoyer des remplaçants et donc où je dus atterrir !
Pour couronner le tout, l’ambiance était relativement détestable
entre collègues ce qui se comprend aisément. Il est très mauvais
d’avoir des statuts différents dans les équipes pédagogiques et
pourtant c’est ce que l’administration arrivera à créer avec l’histoire
des professeurs des écoles, puis avec les emplois-jeunes (aides
éducateurs) et enfin avec les assistants d’éducation.
Beaucoup plus tard, alors que je serai directeur et donc
responsable d’équipe, je m’efforcerai toujours de mettre tout le
monde sur un pied d’égalité, car je suis persuadé que c’est une des
conditions essentielles pour une ambiance agréable et un travail
cohérent. J’essayerai également d’être le plus possible disponible et
proche des gens. Ce que je n’ai pas constaté chez les directeurs de
cette époque que je trouvais lointains et distants particulièrement
ceux des écoles d’application. Sans doute, étaient-ils convaincus de
leur immense importance. Mais c’était une autre époque…
Je ne passais finalement que trois mois en suppléances. Début
décembre, l’Inspection m’envoya à l’école Victor Hugo pour un long
remplacement un peu particulier. Le titulaire était accusé par les
familles du quartier d’attouchements sur les enfants de ce CE2. La
réaction de l’Inspection fut immédiate : mise en congé avec solde
jusqu’à la fin de l’année scolaire. A cette époque, cela suffisait pour
23
calmer les esprits. Les gens étaient moins procéduriers que
maintenant, ils devaient penser que l’individu était renvoyé et mis
hors d’état de nuire. J’appris également que cet étrange personnage
avait une manière très personnelle d’enseigner l’éducation civique : il
partageait la classe en deux groupes, les étudiants et les CRS,
entassait les tables au milieu de la classe et organisait de joyeuses
confrontations dans lesquelles les pavés étaient heureusement
remplacés par de grosses boules de papier. Bien entendu, aucun
apprentissage, aucun travail sérieux depuis la rentrée. Ces fantaisies
politico-pédagogiques n’avaient pas causé trop de remous dans les
familles sans doute parce que les enfants avaient dû trouver ces
méthodes très amusantes. Il n’en avait pas été de même avec la
pédomanie. Et pourtant, ce personnage n’avait pas fait partie de la
charrette organisée par Bourguignon et le Syndicat. Et c’est moi, qui
avait été soupçonné de ce genre de pratiques délirantes, qui devait
rattraper tout cela. La conseillère en m’expliquant la mission, insista
lourdement sur le fait qu’elle connaissait mon sérieux et mes
capacités pour remettre tout en ordre et même essayer de rattraper le
temps perdu.
Je dus m’acharner environ trois semaines pour obliger les gamins
à reprendre des habitudes de travail et à faire perdre à certains
l’habitude de venir se frotter contre le maître ! La discipline rétablie,
il me fut aisé de finir agréablement cette troisième année scolaire
d’autant plus que cette école, située dans une cité habitée
principalement par des classes moyennes peu touchées par le
chômage, était plutôt agréable. La ville ayant fait partie de l’ancienne
Seine pouvait continuer de bénéficier de la participation de
professeurs spécialisés que l’Administration avait autorisés à
enseigner jusqu’à leur retraite, mais qui ne furent bien sûr jamais
remplacés ensuite. Nous avions une professeure d’éducation
physique qui resta cinq ans, un professeur de dessin et une
professeure de musique. Ces personnels venaient chaque semaine
donner des prestations bien supérieures à ce que l’instituteur de base
pouvait prodiguer. Notre métier voudrait que nous soyons tous
Maître Jacques c’est à dire excellents en toutes matières. C’est
beaucoup exiger d’un être humain. On peut être très bon en sport et
24
très mauvais en musique, nul en danse et excellent en dessin ou
même rien de tout cela le plus souvent. Au lieu d’étendre cette
pratique à l’ensemble des départements de la couronne, c’est à dire
s’aligner sur le meilleur (les écoles de Paris-ville bénéficient toujours
de ce statut particulier), on a préféré, pour de basses raisons
pécuniaires, en revenir au minimum attribué au reste du territoire
national !
Le problème de l’enseignement des matières sportives et
artistiques perdurera longtemps, puisque beaucoup plus tard, nous
verrons apparaître nombre d’initiatives, contrats bleus, contrat de
ville, etc…pour essayer de pallier la misère en impliquant plus les
communes et en désengageant l’État.
Il n’en demeure pas moins qu’en 1971 et encore pendant moins de
dix ans, à l’école Victor Hugo et dans toutes les écoles de la ville,
tous les élèves bénéficiaient de 2 heures de sport dans un gymnase
attenant à l’école, 2 heures de dessin et 1h30 de musique avec un
enseignant spécialisé toutes les semaines. Quel directeur d’école hors
de Paris peut en dire autant aujourd’hui ?
Autre avantage du statut de l’ancienne Seine, tous les directeurs
sans exception et quelle que soit la taille de l’école étaient déchargés
d’enseignement jusqu’à leur retraite. Ce fut provisoire. Dès que ce
contingent de favorisés fut parti, on en revint aux décharges au
compte-gouttes. Demi-décharge pour douze classes et décharge
complète pour quatorze classes. L’administration octroiera également
des tiers de décharge (envoi d’un remplaçant ou d’un ZIL un jour et
demi par semaine pour permettre au malheureux d’expédier son
travail administratif) autant dire quasiment rien. D’ailleurs la priorité
étant donnée au remplacement des maîtres malades et le bataillon de
remplaçants étant toujours insuffisant par rapport aux besoins réels,
bien des collègues directeurs avec tiers ne pouvaient pas toujours
compter sur cette aide. Là encore, on aligna sur le pire. Le résultat
actuel malgré quelques aménagements et minuscules avancées pour
cette fonction essentielle est qu’il y a plus de 5000 postes de
directeurs non pourvus et que ce nombre augmente chaque année. Là
encore, les collègues ont voté avec leurs pieds…
Les directeurs de cette époque me semblaient jouir d’un statut
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bien meilleur que tout ce que je pourrai connaître par la suite, une
vingtaine d’années plus tard. Je ne parle même pas du respect et de la
considération que les gens portaient à l’école, celle-ci commençait
déjà à s’effriter lentement, disons au fur et à mesure qu’on laissait
des zygotos comme ceux que je devais remplacer sévir sans que
personne ne réagisse vraiment… Je parle surtout du climat de
sérénité, de la quasi-absence de violence que l’on pouvait encore
trouver dans les écoles « ordinaires ».
A la fin de l’année, j’appris que le pédomane fabricant de
barricades avait réussi à se faire nommer dans une école française de
New-York à l’issue de sa longue période de repos salarié. Quelques
méchantes langues me rapportèrent qu’il avait fait jouer des appuis
haut placés…
26
CHAPITRE III
CHAPITRE III Maths modernes et autres réformes
L’année suivante devait être celle de ma stagiarisation. Donc au
bout de quatre années d’exercice et à condition de réussir les
épreuves écrites du CAP. Je souhaitais rester dans la même école.
L’Inspection me plaça dans l’école mitoyenne pour un remplacement
d’une année en classe de CM2.
Cette école était encore plus agréable que la précédente puisque
c’était anciennement une école de filles et que l’arrivée des garçons
ne s’était faite que progressivement en commençant par les CP et en
regroupant les familles. Les titulaires chevronnées représentaient la
majorité de l’équipe. Nous n’étions que 3 remplaçants, ce qui était
très peu par rapport aux écoles moins favorisées.
C’est dans cette école que je rencontrais mon premier normalien.
Grand gars distingué, issu d’un milieu aisé, avec costume et mallette,
il se présenta à la directrice avec son book, sorte de porte-vue rempli
de rapports élogieux. Ce garçon, qui était en fait encore plus débutant
que nous tous puisqu’il était frais émoulu de l’Ecole Normale,
pouvait s’enorgueillir d’une note de 16 pour sa première inspection.
Il avait été titularisé dès le premier mois de sa première prise de
fonction et, après un an de service militaire en Louisiane à titre de
coopérant dans une école où l’on enseignait le français aux Cajuns,
arrivait pour prendre son premier poste à titre définitif. Lui, avait
27
suivi la voie royale, nous, nous étions entrés par la porte de service.
Comme punition, il nous faudra au minimum cinq années pour être
titularisés et nos premières notes tourneront autour de 10 ou 11.
Clouet, puisque tel est son nom, lui, caracolera longtemps loin devant
nous, passera tous ses premiers échelons au choix. Je ne sais pas
comment il a fini sa carrière, car les circonstances de la vie ont fait
que nous nous sommes perdus de vue, mais je suis persuadé
qu’ambitieux et brillant comme il était, il n’a pas dû rester bien
longtemps instit’ de base.
Il va sans dire qu’il se retrouva le chouchou de la directrice,
Madame Blanchot, forte vieille enseignante qui cultivait une sorte de
bienveillance rigolarde derrière un aspect un peu lourdaud,
d’énormes varices et des problèmes digestifs qu’elle détaillait à qui
voulait les entendre. Elle avait fait ses débuts dans l’enseignement
juste avant la guerre, ce qui la classait comme ancêtre et vivait dans
un magnifique logement de fonction situé dans un petit bâtiment
attenant à l’école. Le directeur de l’école mitoyenne y avait
également le sien, de même que, devinez qui ? Bourguignon, le
célèbre secrétaire général du Syndicat dont l’épouse était directrice
d’école elle aussi. Lui était en détachement permanent c’est-à-dire
payé par l’Etat uniquement pour ses fonctions syndicales.
La plupart des directeurs de l’époque bénéficiaient de logements
de direction mis à leur disposition dans l’école même. Pour ma part,
je ne pourrai jamais en bénéficier quand j’accéderai à la profession
parce que mes prédécesseurs à La Neuville n’en ayant pas eu besoin,
l’avaient remis en circulation et qu’il n’était donc plus disponible à
mon arrivée. A Saint-Aubin, le logement de direction avait carrément
été récupéré par la Municipalité pour en faire un Centre de Loisirs
maternelle…
Beaucoup de collègues habitaient des logements de fonction.
C’était un avantage non négligeable d’être logé par la collectivité, en
général assez près du lieu de travail, double économie, pas de loyer,
pas de frais de transports. Les collègues en profitaient pour se faire
construire des pavillons dans la région de leur choix, en général celle
dont ils étaient issus. Il y avait foisonnement de provinciaux montés
en région parisienne pour enseigner. Ils comptaient y retourner le
28
plus vite possible. L’immense majorité se retrouvera bloquée jusqu’à
leur retraite, le piège s’étant refermé sur eux…
Pour ma part, j’essayais à plusieurs reprises de postuler pour en
avoir un, mais toujours en vain. Je n’avais pas d’enfants à l’époque,
je n’étais ni cas social, ni mère célibataire, ni encarté au Parti. Toutes
mes demandes eurent droit au classement vertical, ce que je ne
regrette pas car cela m’obligea à me prendre en charge très tôt.
Comme bien d’autres avantages de la profession, la création
quelques années plus tard, du nouveau statut de professeur des écoles
entraîna la perte du droit au logement. Les Mairies s’empressèrent
soit de faire payer un loyer aux enseignants qui, étant passés profs,
continuaient à y résider, soit de reprendre les appartements pour en
faire bénéficier certains agents territoriaux. Avec l’âge de la retraite
repoussé à soixante ans minimum, belle revalorisation en vérité…
Quoiqu’un peu paternaliste, l’ambiance entre collègues n’était pas
mauvaise à l’école Rosenberg. Madame Blanchot n’y était pas pour
rien, elle vivait extrêmement bien son métier de directrice. Elle
donnait l’impression de n’être là que pour raconter sa guerre. Elle
avait suivi l’exode avec toute son école et était allé enseigner
jusqu’en Haute-Vienne puis avait regagné Paris une fois l’Armistice
signé. Nous avions droit à tous les détails sur la façon d’enseigner
pendant la guerre. Chaque matin, elle faisait chanter aux enfants :
« Maréchal, nous voilà ! ». Elle se vantait d’avoir sauvé la vie à de
petits juifs dont elle avait francisé les noms sur les registres et
bénéficié des largesses de certains gros bonnets du marché noir qui
l’approvisionnaient en œufs, beurre, fromage ou jambonneau pour se
faire bien voir et l’amener à pondérer les notes de leurs cancres de
rejetons…
Comme nous n’étions même pas nés à cette époque, Madame
Blanchot nous donnait l’impression d’être une sorte de dinosaure qui
n’avait finalement pas tellement souffert de l’occupation. Les seuls
épisodes vraiment dramatiques dont elle se souvenait étaient les
bombardements américains sur la porte de La Chapelle et sur La
Plaine Saint-Denis. Dès que les sirènes se mettaient à retentir,
Madame Blanchot descendait ses élèves dans l’abri de l’école. Cela
devenait une sorte de récréation, elle était enchantée de ne pas avoir à
29
faire la classe autant que les élèves d’être dispensés de dictée ou de
problème. Notre directrice présentait toujours ces événements en
mettant en avant leur côté cocasse. C’était sans doute sa philosophie
de la vie. Elle était si bavarde et si extravertie que nous savions tout
de ses problèmes de santé. Elle venait de se faire retirer la vésicule
biliaire, avait des problèmes digestifs si gênants qu’elle en venait à
ne se nourrir que de riz. Elle ne nous épargnait rien des déboires de
sa vie de couple et de mère de deux ados qu’elle destinait aux
grandes écoles. Bien souvent l’après-midi, à peine étions-nous
montés en classe, qu’elle partait avec son caddie et ses paniers faire
ses courses au supermarché ou vaquer à toute autre occupation
personnelle. Elle s’arrangeait pour réapparaître au moment de la
sortie des élèves, s’assurait que tout allait bien pour l’étude et
repartait vers cinq heures, l’esprit tranquille. Elle pouvait se le
permettre, son école tournait toute seule, l’équipe étant aussi solide
que chevronnée.
À cette époque, on pouvait encore croire que l’édifice Education
Nationale était solide comme le marbre et stable pour mille ans. Et
pourtant quelques microfissures commençaient à apparaître, mais il
aurait fallu un microscope pour les voir…
Moi, j’étais plutôt optimiste, ma classe de CM2 qui comptait 35
inscrits, tournait au mieux. Vu le nombre d’élèves, je ne pratiquais
qu’un enseignement dit traditionnel, c’est-à-dire classique, magistral,
frontal. Sans dérives, ni débats, ni ateliers ou autres
expérimentations… Une notion simple, quelques exemples expliqués
dans le calme par le maître puis des exercices faits sur le cahier,
corrigés en classe immédiatement, puis vérifiés et notés le soir
même. Des devoirs à faire et des leçons à apprendre tous les jours,
très souvent par cœur. Une exigence draconienne pour un
apprentissage impeccable des tables de multiplication, des
conjugaisons, des règles d’orthographe et grammaire, des listes de
mots invariables, etc. J’avais simplement adapté les méthodes de la
classe du certificat d’études. Les enfants partaient en 6ème avec un
bon niveau c’est-à-dire en sachant lire, écrire et compter. Mis à part
Clouet qui était un tenant des méthodes modernes, une écrasante
majorité de collègues pratiquait de la même manière. Les CP
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n’avaient pas encore abandonné la méthode syllabique…
Avec un certain décalage dans le temps, les premières réformes
pédagogiques parvinrent jusqu’à nous sans doute impulsées par les
conseillers pédagogiques toujours à l’affût de nouveautés et relayées
par de beaux esprits modernistes. Première abomination de la
désolation : les notes et classements ne pouvaient que stigmatiser et
traumatiser les élèves donc il fallait les abroger. Il y eut une forte
résistance à ce sujet, nous sachions tous que la compétition et
l’émulation est un des ressorts naturels les plus puissants chez les
enfants qui adorent se mesurer entre eux, se lancer des défis et
toujours être meilleurs que les autres pour quelque chose. Cette
réalité humaine n’épargne pas les adultes. Il n’y a qu’à voir le rapport
des hommes avec leurs bagnoles ou leurs pavillons et les femmes
avec leurs habits. C’est à qui essaiera de présenter mieux que l’autre.
Ces idéologues pensaient qu’en cassant les thermomètres, on devait
permettre aux plus faibles de progresser. Ils parvinrent juste à faire
travailler moins l’ensemble et à couler encore plus les faibles !
Nous fîmes cependant des tentatives de notation avec des lettres
moins « traumatisantes ». Il y avait A pour excellent, B pour bon, C
pour moyen, D pour faible et E pour très faible. L’ennui, c’est qu’on
remplaçait une grille de 10 ou 20 échelons par 5 donc par quelque
chose de 4 fois moins précis. On eut beau présenter des équivalences
(A= 16 à 20 ou 8 à 10, B=12 à 16 ou 6 à 8, C= 8 à 12 ou 4 à 6, D= 4
à 8 ou 2 à 4 et E= 0 à 4 ou 0 à 2), cette manière de faire qui eut son
heure de gloire dans ces années-là, tomba en désuétude, car les 5
échelons se réduisaient à 3 ou 4 puisqu’il semblait quasi impossible
d’infliger à un élève une série de E, voire de D au risque là encore de
le traumatiser.
Discrètement, les enseignants réintroduisirent quelques notes
surtout dans les matières principales. Actuellement, je ne vois plus
guère de lettres que pour l’EPS, la musique et le dessin.
Cette pseudo-réforme anti élitisme, puisque pour les idéologues
c’était le mal dont souffrait l’école, laissa quand même des traces. Le
livret avec 100% de notes et un classement officiel et annoncé
solennellement par la directrice disparut à tout jamais…
Et voilà qu’apparurent de nouveaux programmes délirants. Les
31
maths modernes, rien que l’appellation rendait ringarde toute autre
approche des maths. Pour nous, il s’agissait d’amener les élèves à
compter en « bases » pour qu’ils comprennent l’essence même du
principe de numération. Il nous avait fallu nous recycler nous-mêmes
et ce n’avait pas été évident. Nous nous regroupions dans la classe
d’un collègue un peu plus ferré sur la question et apprenions
pratiquement en même temps que nos élèves. Bravo pour la maîtrise
des notions… En base deux, on ne peut disposer que de 1 ou de 0
soit un = 01, deux =10, trois =11, quatre =110, cinq = 111, six =1110,
sept =1111. En base trois, on a droit à 0, 1 et 2 ce qui donne un=01,
deux =10, trois = 11, quatre =12, cinq =110, six = 111, sept =112 etc.
En essayant de me rappeler ce truc, je ne suis même plus sûr de ce
que j’avance, alors vous imaginez les parents à qui les enfants
montrent que 6+2 normalement égal à 8 en base dix, donne quelque
chose comme 1110+10 soit 11110. Bien sûr, toute l’informatique est
basée sur la mathématique binaire mais était-il bien utile
d’encombrer le cerveau des enfants avec tout ça ? Bien entendu, sans
rien dire et dans la plus grande discrétion, les maths modernes
passeront à la trappe quelques années plus tard et l’on reviendra à la
bonne vieille arithmétique dans laquelle trois douzaines d’œufs en
font trente-six même si la fermière vous fait cadeau d’un œuf à la
douzaine auquel cas, les élèves doivent savoir combien ils vont en
avoir et combien cela va leur coûter si la douzaine vaut tant. On peut
même aller dans la subtilité en demandant le prix réel pour un œuf
surtout si petit Paul trouve le moyen d’en casser un en chemin.
Voilà du concret, voilà qui parle à l’esprit des enfants ! Rien à voir
avec les suites de 1 et de 0…
Jamais on ne s’est inquiété des ravages exercés sur les groupes
d’enfants qui commencèrent à apprendre à compter au moment où
l’on nous faisait nous lancer dans ces folies. Ils servirent de cobayes.
Point barre !
Suite à cet incident qui dura quand même quelques années, selon
que l’enseignant s’acharnait, plus ou moins persuadé qu’il était du
bien fondé de sa démarche, ou des pressions venant des hautes
instances, je remarquais pour ma part que le niveau des élèves en
maths ne cessa de baisser au point qu’à l’heure où j’écris, il est
32
considéré comme normal que les élèves sachent « vaguement » leurs
tables de multiplication, abordent la technique de la division au
dernier trimestre de CM1 pour les meilleurs et arrivent en 6ème en
maîtrisant le principe de trois opérations sur quatre, c’est-à-dire
sachent s’il faut utiliser l’addition, la soustraction ou la
multiplication pour répondre à une question précise.
Alors, la division, les fractions, les pourcentages, les nombres
décimaux, les calculs de volumes ou d’aires, les conversions, inutile
d’en parler… Ceci s’est fait de façon insensible, insidieuse, pour ne
pas dire sournoise. Chaque réforme des programmes arrivant pour
« toiletter » c’est-à-dire simplifier, alléger, en fait entériner tous les
abandons d’ambition auxquels par la force des choses, nous avions
collectivement été obligés de procéder.
L’ennui, c’est que les paroles s’envolent, mais les écrits restent…
Une collègue m’a montré récemment un cahier de CP de 1967 où
l’on y aborde le début de la technique des 4 opérations, division
comprise. Bien évidemment, cinq ans plus tard, le mécanisme
complet et l’utilisation en était acquis pour la plupart. Je tiens à
préciser qu’il y a toujours une frange incompressible d’élèves qui n’y
parviennent jamais et cela de tout temps. Ce sont des paliers de
compréhension humaine, des seuils intellectuels que l’on franchit ou
pas. J’en ai relevé un certain nombre : principe de la division,
proportionnalité, conversions avec ou sans tableau de correspondance
etc. Et quelles que soient les méthodes utilisées, ils sont là,
irréductibles. Chacun d’entre nous a ses limites physiques (si vous
pouvez sauter 1,10 m en hauteur même avec un entraînement
forcené, vous ne passerez sans doute jamais 1,70 m…), l’ennui, c’est
que les pédagogues ont beaucoup de mal à admettre la réalité des
limites intellectuelles, là encore pour des raisons idéologiques qui
amènent à toutes les sottises.
Il fallut aussi nous recycler en linguistique, faire le détour par
l’alphabet phonétique international pour que les enfants intègrent
mieux la « musique » de la langue. Les collègues qui s’y risquèrent
ajoutèrent un code supplémentaire qui ne correspond pas toujours
aux lettres de l’alphabet et embrouillèrent l’esprit des enfants sans
grand profit pour l’apprentissage de la lecture. Cet alphabet est
33
aujourd’hui toujours présent dans nombre de classes. Il apporte une
précision technique utile pour cerner le son, mais elle ne me semble
pas vraiment indispensable…
Ce fut également à cette époque que fut introduite la fameuse
méthode globale qui au départ avait été mise au point pour aider les
élèves handicapés mentaux. Elle eut son heure de gloire, car elle
semblait apporter un progrès. On allait apprendre à lire aux enfants
de façon intelligente, formidable ! L’élève reconnaîtrait globalement
un certain nombre de mots, disons qu’il les photographierait, puis de
lui-même découvrirait les associations de sons. La méthode globale
peut arriver à faire restituer par des élèves des textes entiers récités
par cœur sans qu’ils sachent lire du tout. Il ne faut surtout pas
minimiser la formidable puissance de mémorisation d’un enfant de
six ans. J’ai vu également des gosses « inventant » leur lecture,
devinant, reconnaissant vaguement les mots en en regardant le début.
Je n’aurais pas la cruauté de revenir sur les ravages (dyslexie,
dysorthographie et autres troubles) qu’elle causa. De nos jours, rares
sont ceux qui ne le reconnaissent pas. Très vite, les praticiens se
rendirent compte que la deuxième partie de la méthode, c’est-à-dire
la découverte des associations de sons par recoupements et
déductions ne fonctionnait pas. Alors, les collègues de CP passèrent
très vite à la méthode « mixte » soit une période de global de deux à
trois mois dans le meilleur des cas et pouvant aller jusqu’à six ou
plus ce qui s’est toujours avéré catastrophique. Sans doute le retour à
la syllabique pure et dure n’a jamais été envisageable parmi nous car
peut-être synonyme de trop réactionnaire ou de trop archaïque.
Trente ans plus tard, nous en sommes toujours à cette méthode mixte
avec des résultats loin d’être probants. L’Education Nationale est
satisfaite, car elle se sent moderne et les orthophonistes n’ont jamais
autant prospéré. Que les maîtresses de CP se fassent des cheveux
blancs quand elles s’aperçoivent que 3 à 8 élèves d’une classe de 24
n’arrivent pas à déchiffrer à la fin de l’année n’est pas grave. Ils
peuvent et surtout doivent maintenant apprendre à lire en deux ans et
plus question de redoubler le CP…
Reste à savoir ce que l’on met sous l’expression « savoir lire » ?
Déchiffrer ? Comprendre ce que l’on lit ? La réussite du premier
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objectif est assez facile à vérifier, celle du second est toujours
relative car tout dépend du texte, du vocabulaire utilisé, du niveau de
langue ou de connaissance du lecteur… Je suis moi-même tout à fait
incapable de comprendre certains textes scientifiques voire
pédagogiques quand ils sont particulièrement abscons, quand l’auteur
nous gratifie, par exemple, de termes tels que « référentiel
bondissant » pour parler d’un vulgaire ballon !
L’ennui c’est que dans nos milieux, l’accent est toujours mis avec
une sorte de malignité obsessionnelle sur la compréhension. Culte de
l’intelligence ? De même que l’orthographe est la science des
imbéciles, le déchiffrage n’est jamais l’important au CP et c’est bien
dommage. Il faudrait mettre tous ces beaux pédagogues devant des
signes inconnus, caractères chinois ou japonais, hiéroglyphes, etc, et
voir s’ils n’ont pas besoin d’abord de déchiffrer…
Dans le même ordre d’idée, il nous fallut passer à la grammaire
fonctionnelle puis structurale. On n’arrête pas le progrès. Les
modernistes reprochaient à la grammaire traditionnelle de trop
saucissonner l’analyse des phrases, de trop se polariser sur le mot, de
trop chercher à définir chaque nature et chaque fonction, en un mot
d’être trop analytique, donc de ne pas vraiment apporter de sens à
l’enfant. Il fallait voir plus grand, partir de la phrase et non du mot,
en tirer deux grands groupes et si on pouvait y arriver, affiner ensuite.
Il y avait obligatoirement un GN (groupe nominal) et un GV (groupe
verbal). Dans la méthode fonctionnelle, on présentait cela avec un
système d’encadrement par couleur, bleu pour GN et rouge pour GV,
par exemple. Dans la structurale, il fallait monter des arborescences
qui, partant de la phrase P, devaient amener par ramifications et
paliers successifs jusqu’au mot qui lui-même devait être défini à
l’arrivée.
Inutile de mentionner la tête que firent les parents devant ces
boîtes de couleur imbriquées et ces espèces d’énormes schémas
mathématiques qui leur semblaient bien souvent aussi
incompréhensibles que les maths modernes… Ces deux méthodes
révélèrent très vite leurs effets pervers. Les enfants ayant remarqué
que le GN était la plupart du temps devant le GV, se contentaient
d’entourer systématiquement dans cet ordre sans se soucier de la
35
possibilité de présence de complément circonstanciel en début de
phrase, de tournure interrogative ou autre. De plus, le fait de mettre
dans le même cadre le verbe conjugué ainsi que ses compléments et
les intégrer au groupe verbal brouillait à plaisir dans les esprits la
notion pourtant simple et essentielle de différence entre nom et
verbe. Très vite, il fallut pratiquer des « aménagements », éviter les
grands groupes et revenir tout doucement aux fondamentaux c’est-àdire
nature et fonction, mais jamais on ne retrouva intégralement la
véritable méthode traditionnelle…
La grammaire structurale ne rencontra qu’un succès extrêmement
limité, elle passa très vite à la trappe, car elle était trop compliquée à
mettre en œuvre et les praticiens de base ne la maîtrisaient pas
vraiment. Il fallait des heures aux enfants pour monter leurs arbres et
autant de temps pour corriger. Un vrai cauchemar !
L’ennui c’est que dans le même temps, on introduisit un certain
nombre de termes nouveaux comme prédicat, déterminant ou mots de
liaison qui permirent d’ajouter à la confusion générale dans laquelle
se débattait la grammaire. On utilisait des termes fourre-tout qui
étaient censés simplifier les choses. Plus question de parler d’article
et encore moins de défini ou d’indéfini, ni d’adjectif ou de pronom
démonstratif ou possessif, puisqu’on avait le mot magique de
déterminant ! N’importe quel mot invariable devenait mot de liaison
qu’il soit conjonction de coordination ou de subordination. On garda
un certain temps la notion de pronom relatif, mais elle finit ellemême
par poser des difficultés. Pour ces raisons, j’affirme que la
grammaire traditionnelle a été enterrée dans ces années-là et n’a
jamais pu revenir, victime de ces méthodes et surtout de ces
simplifications. L’ennui, c’est que notre langue est loin d’être simple,
que chaque phrase peut être vue comme un mécanisme d’horlogerie
de précision qui ne peut se contenter du flou, du vague et de l’à peu
près. Ce qui se comprend aisément pour les créations techniques
semble bien difficile à admettre en littérature, allez comprendre
pourquoi…
Un grand nombre d’enfants atteignent le niveau de la 6ème en
ânonnant fort péniblement et ce n’est guère mieux en grammaire où
leurs connaissances ne vont pas au-delà des notions de sujet, verbe,
36
complément et c’est bien dommage. Cet effondrement a des causes
diverses : sociologiques, économiques, sûrement, sans oublier
l’apprentissage du français comme langue étrangère. Cependant, il
convient de ne pas non plus négliger l’introduction de méthodes
risquées et toutes les simplifications intempestives de la pédagogie
dite moderne.
Les nouveaux programmes introduisaient bien d’autres
révolutions dans notre petit Landerneau scolaire. Il y avait la notion
d’« Eveil » aussi charmante que pernicieuse. Elle devait remplacer à
la fois l’histoire, les sciences et la géographie pour favoriser un
enseignement transversal partant du principe qu’il ne fallait pas
cloisonner les apprentissages et travailler intelligemment puisque
tout était dans tout et réciproquement.
En Histoire, ce fut une véritable catastrophe au point que les plus
grands historiens du pays se mobilisèrent de nombreuses années plus
tard, mais le mal était fait et on n’a toujours pas remonté la pente. En
effet, il fallait abandonner à la fois la chronologie et l’histoire
événementielle. Interdiction d’encombrer l’esprit des élèves avec
toutes ces anecdotes merveilleuses : plus de chevalier Bayard qui se
déguisait en bûcheron pour s’emparer par la ruse d’un château-fort,
plus de Jeanne la bonne Lorraine qui venait secouer les puces du roi
à Bourges pour le rétablir sur le trône et encore moins de
Vercingétorix, jetant son épée aux pieds de Jules César. On n’était
même plus sûr qu’il avait vraiment existé, le fier Arverne. Peut-être
n’était-il qu’un personnage mythique créé pour la plus grande gloire
du monde romain…
On nous privait du meilleur de l’Histoire. Je n’oublierai jamais les
yeux émerveillés des enfants quand je leur racontais tout cela, leur
attention soutenue, leur désir d’en savoir plus et ces questions :
« C’est lundi aujourd’hui, maître, on fait Histoire ? » Comme ils
auraient été déçus si j’avais répondu non ! Certains avaient dû
attendre toute la semaine leur Bonaparte au pont d’Arcole ou leur
Charlemagne empereur à la barbe fleurie qui mettait les bons élèves à
sa droite et les mauvais à sa gauche.
J’avais moi-même été contaminé de cette manière par le virus de
37
l’Histoire et j’espère bien l’avoir transmis à quelques-uns.
À la place de cela, il fallut étudier transversalement. Cela revenait
à enseigner l’histoire du costume à travers les âges ou celle des
transports, sans parler de la géographie mondiale au fur et à mesure
des découvertes par les explorateurs. Plus questions de cours
magistral avec le maître dans le rôle de l’Alain Decaux local, non !
On procédait par recherche à la maison ou en bibliothèque puis par
exposés avec posters, dessins ou tout autre document diapo ou vidéo.
Bizarrement, l’attention, l’émerveillement disparurent subitement. La
confusion s’installa dans les esprits, tout s’embrouilla et l’Histoire
commença sa longue descente aux enfers…
Personnellement, commençant à mesurer les dégâts, je revins
assez vite (après deux ou trois années de ces expérimentations) à ma
manière initiale, étant devenu entre temps titulaire, donc moins
« fragile » vis-à-vis de l’Administration. Il faut être passionné par
son sujet pour le transmettre efficacement. Quelle passion aurait-on
pu mettre dans ce salmigondis ? Je n’aurai pas la cruauté d’analyser
plus profondément les motivations des technocrates pédagogiques
qui ont initié ce crime contre la mémoire. Cependant il me fait penser
à ce passage du livre de G. Orwell où l’on voit les gens passer leur
temps à réécrire l’Histoire pour mieux assujettir le peuple ainsi
qu’aux pratiques de certaines officines soviétiques qui découpaient
sur les photos officielles des dignitaires staliniens, les portraits des
personnages qui, ayant déplu au petit père des peuples, avaient été
exécutés ou envoyés au Goulag. L’Histoire est la mémoire longue des
peuples. Qu’est-ce qu’un peuple sans Histoire ? Qu’est-ce qu’un
homme sans mémoire ? Un zombie tout au plus…
Les plus fanatiques du travail d’Eveil allèrent même jusqu’à
utiliser le même thème pendant une période assez longue qui pouvait
aller jusqu’à un trimestre. Tout devait parler du sujet : les textes de
lecture bien entendu, mais aussi les dictées, la grammaire, les
mathématiques, la science ou la géographie… Cela représentait un
travail de recherche énorme pour faire coïncider tout cela, voire des
contorsions intellectuelles pas forcément honnêtes comme la cuisson
des pâtes en sciences sous prétexte que le thème en était César, Rome
et les Gaulois… On avait droit aux chiffres romains en calcul, à
38
l’étude de la botte italienne en géographie, au drapeau italien en
peinture et même aux Vespas découpées par les enfants dans des
catalogues de scooters.
On comprend aisément le côté artificiel et confusionnel de la
méthode. Je ne l’ai personnellement jamais pratiquée de cette façon.
Depuis 1969, la durée hebdomadaire d’enseignement était passée
de 30 à 27 heures. Nous ne travaillions plus le samedi après-midi
avec les enfants. Au début, il devait être consacré à des Conseils de
Maîtres, mais cela tomba vite en désuétude. La société commençait à
pratiquer la semaine anglaise, nous étions déjà en retard sur elle et le
sommes toujours en venant travailler le samedi matin encore
aujourd’hui. Les programmes officiels réduisirent d’environ un tiers
la durée d’enseignement des matières principales et surtout du
français. Heureusement, dans sa pratique quotidienne, chaque
collègue bricolait…
Notre métier nous passionnait. Nous nous réunissions le midi ou
le soir pour nous adapter à toutes ces nouveautés, la plupart du temps
autour de Clouet qui, vu son bagage pédagogique et son aura de
normalien, était le plus dynamique et le plus en pointe de l’équipe.
Très rarement, Madame Blanchot, se joignait à nous pour nous
raconter ses anecdotes d’un autre temps. Le plus souvent nous
travaillions en totale autonomie et en dehors de tout contrôle. Nous
expérimentions dans nos classes et mettions en commun ensuite les
résultats. S’ils étaient prometteurs, on poursuivait sur cette piste.
S’ils étaient décevants, on essayait de revenir en arrière, ce qui était
le cas la plupart du temps.
Finalement, notre équipe en vint à la conclusion que l’essentiel
des difficultés que nous pouvions rencontrer étaient dues à
l’hétérogénéité des niveaux des élèves dans les classes et que la
difficulté s’aggravait au fur et à mesure que l’on montait vers l’entrée
en 6ème. On pouvait se retrouver au CM2 avec des élèves à peine
débutants en lecture et d’autres excellents ainsi que tous les niveaux
intermédiaires. Et idem pour toutes les matières principales. Les
redoublements (l’horrible mot ne doit plus être utilisé, il faut dire
« maintien ») existaient encore et on les pratiquait sans trop de
complexes. L’ennui, c’est qu’ils n’ont jamais été plus efficaces qu’à
39
proportion de 50%, ce qui est risqué quand un enseignant doit
prendre cette décision. Il me semble que là encore la difficulté vient
que l’on attend trop pour envisager le redoublement et qu’il est à peu
près sûr que si le redoublement est demandé au niveau précis où
l’enfant a commencé à perdre pied, il y a beaucoup plus de chances
qu’il soit profitable. L’ennui, c’est qu’on espère toujours que la
situation va s’améliorer et qu’on a peur de « traumatiser » l’enfant.
Et puis, déjà à l’époque, les réticences vis-à-vis du procédé étaient
nombreuses et militantes. Je me souviens de l’argumentation d’un de
mes directeurs disant : « Si l’élève, parti du point A, est arrivé au
point B alors que les autres en sont au point C, si tu le fais redoubler,
tu le remets au point A et tu risques à tout jamais de le dégoûter… »
Tout ceci nous amenait à nous intéresser au travail par groupes de
niveaux, d’autant plus que Clouet avait pu être témoin de cette façon
de procéder en Louisiane où il avait enseigné au titre de son service
civil. Il avait même participé à la création d’une méthode
d’enseignement du français langue étrangère pour les petits Cajuns.
Cela nous en imposait beaucoup. Le pauvre instit’ métropolitain ne
peut pas s’imaginer qu’on vienne lui demander de participer à
quelque recherche que ce soit. Par principe, il est considéré comme
incapable ou incompétent et le niveau minimum auquel s’adressent
les éditeurs est celui des inspecteurs et des conseillers pédagogiques.
Ce qui est parfaitement logique si l’on considère que notre profession
est la seule qui ne se forme pas avec des instructeurs issus de son
propre corps de métier. Les écoles normales puis les IUFM
regorgeant de professeurs issus du secondaire, de l’Université ou de
la Recherche, mais jamais de la base, il ne faut pas s’étonner du type
d’enseignement dispensé…
Nous, qui nous contentions d’être des praticiens de terrain,
pensions tenir là quelque chose de particulièrement intéressant. Il
s’agissait de se centrer sur l’élève, lui donner une feuille de route
avec des objectifs à trois mois. Vérifier s’ils étaient atteints et le faire
progresser par palier dans des groupes homogènes, sans plus
s’occuper de l’état-civil, mais uniquement des possibilités des élèves.
Cela demandait une organisation assez lourde, une harmonisation des
méthodes, des rencontres de travail fréquentes et une organisation
40
complètement différente de l’école. En un mot, c’était ni plus ni
moins qu’une véritable révolution pédagogique ! Ce système
fonctionnait aux Etats-Unis, en URSS et en Israël d’après les
informations que nous pouvions avoir. Ce n’était pas une aventure du
genre des maths modernes, c’était rôdé, nous étions certains que cela
pouvait fonctionner. Nous étions même prêts collectivement à servir
de cobayes, l’Institution ne manquait pas d’écoles-pilotes où l’on
essayait un peu tout et n’importe quoi, alors pourquoi pas les groupes
de niveaux ?
Bien naïvement, nous peaufinions notre projet, découpant le
programme en paliers, répartissant le travail et rédigeant un projet
pédagogique qui nous semblait tenir la route. Quand nous fûmes sûrs
de notre affaire, nous invitâmes les responsables de l’Inspection pour
leur exposer le projet et leur demander leur autorisation qui nous était
complètement indispensable. Un conseiller pédagogique nous fut
envoyé un soir de la part de l’Inspecteur. Oui, il avait lu le projet, oui
cela pouvait sembler intéressant… On ne le sentait pas très
enthousiaste. À l’écouter, on s’était lancé en plein élitisme, les bons
élèves allaient caracoler à cent lieues devant les autres et les mauvais
stagner sans espoir dans leur niveau 1 pendant toute leur scolarité…
L’idéologie nous rattrapait pour ne plus nous lâcher. Nous avions
oublié combien était prégnante l’obsession de l’égalitarisme. Tout
devait être sacrifié sur ses autels et en premier lieu l’efficacité. Que
chacun avance à son rythme, qu’apprendre cesse d’être un pensum
pour devenir un plaisir parce qu’on prend l’élève où il en est et qu’on
l’amène où il peut aller, n’intéressait absolument pas notre
Conseiller.
— Monsieur l’Inspecteur a bien lu votre projet… Il m’envoie pour
vous dire qu’il est hors de question qu’il vous donne son accord, car
nous nous trouverions complètement en porte à faux avec les
instructions ministérielles. Tout ce que nous pouvons vous autoriser à
pratiquer ce sont des groupes de niveaux à l’intérieur de vos classes.
Mais interdiction absolue de vous affranchir du groupe classe et de la
progression annuelle.
Tout était dit. Notre déception fut immense. On nous poussait à
mille folies, par contre une expérimentation de bon sens qui aurait
41
peut-être donné de meilleurs résultats en raison d’une efficacité
certainement supérieure, nous était refusée. En effet, il est
absolument impossible techniquement parlant d’organiser des
groupes de niveaux à l’intérieur d’une même classe. Et j’aimerais
bien qu’un jour on puisse me montrer comment s’y prennent nos
technocrates avec cinq à dix niveaux différents dans une classe (non
triée) et sur les matières principales. Le pauvre enseignant n’a pas dix
bras, dix jambes et cinq cerveaux pour pouvoir tout faire en même
temps !
Autant j’ai pu constater des tentatives de pédagogie
institutionnelle (Freinet), (j’ai moi-même fait plusieurs essais de cette
sorte), autant je n’ai jamais rencontré un seul collègue qui puisse me
déclarer sans mentir qu’il le pratiquait. Et pourtant, les instances
n’hésitent pas à le préconiser parmi les palliatifs à l’échec scolaire. Il
est quand même bizarre de constater que plus de trente ans plus tard,
nous en sommes toujours au même point : pas question de groupes
de niveaux… Cet étrange oukase qui ne veut pas dire son nom est
malheureusement toujours en vigueur…
En juin 1973, je fus autorisé à passer la partie écrite du CAP qui
consistait en deux descriptions de leçons modèles en français et en
maths ainsi qu’une sorte de dissertation basée sur une phrase de
philosophe Alain qui disait en substance que le meilleur enseignant
était celui qui parlait le moins dans sa classe. Sujet fort intéressant en
soi et bien dans l’esprit de l’époque. Je dus m’en tirer avec les
honneurs puisque je fus reçu. Il ne me restait plus qu’à passer la
partie orale dans le courant de l’année suivante. J’étais stagiaire et
une année plus tard, si tout se passait bien, je passerais titulaire ce qui
me permettrait d’accéder enfin, au bout de cinq ans, à la fameuse
sécurité de l’emploi
Il était peut-être excessif de faire attendre aussi longtemps de
jeunes collègues, encore que je ne trouve pas que ce soit de trop pour
apprendre un métier comme le nôtre. À l’inverse, je trouve
totalement irresponsable voire dangereux de titulariser dès leur
première rentrée, des gens frais émoulus de l’IUFM qui, à part deux
stages de trois semaines dans des classes, n’ont quasiment jamais
42
réellement exercé et ne sont peut-être même pas fait pour ce métier…
On est passé d’un excès à l’autre, ni plus ni moins. Et quoiqu’on en
dise, je maintiens que n’importe qui ne peut pas enseigner de façon
fructueuse pour ses élèves et agréable pour lui-même. Bien sûr, tout
le monde a ses idées sur l’enseignement, mais cela n’a en général pas
grand-chose à voir avec la réalité de la pratique. Notre profession
exige un réel charisme et un indispensable amour des enfants. Ceuxci
ressentent inconsciemment toutes les vibrations que vous dégagez.
C’est au-delà de l’intellect, cela relève de l’empathie, mais c’est
essentiel. Si vous ne les aimez pas vraiment, si vous faites semblant,
ils le devinent immanquablement et je ne donne pas cher de votre
réussite. Et c’est pour cela que je rejette violemment l’expression :
« Sciences de l’Education » car dans notre travail il n’y a strictement
rien de scientifique. Tout ce qui est scientifique doit pouvoir se
reproduire indéfiniment de manière expérimentale dans des
conditions données. Chez nous, il n’en est rien. Il suffit de prendre
deux enseignants, de leur donner la même leçon à faire en utilisant
les mêmes répliques à la manière d’un scénario et ils n’auront pas le
même résultat. L’un pourra en tirer une leçon formidablement réussie
et l’autre arriver au fiasco complet. Notre métier se rapproche en fait
beaucoup de celui des acteurs et des comédiens et c’est pour cette
raison que je préfère l’expression : « Arts de l’Education » ! Encore
que le mot Education est sujet à caution et me semble bien ambitieux
voire prétentieux par rapport à l’ancienne terminologie,
« Enseignement ». Là est et demeurera toujours l’essentiel de notre
mission. Nous pouvons évidemment contribuer à éduquer mais
seulement en appui ou en complément à l’éducation qui doit être
prioritairement apportée par la famille dont ce devrait être le rôle
primordial.
En effet, est-il bien normal qu’un enfant n’ait pas la moindre
notion de politesse, ignore l’usage du « s’il vous plaît », « merci »,
« pardon » ou « excusez-moi » ? N’est-il pas un peu étrange que sa
seule loi soit celle de la jungle parce que son père lui a dit : « Si on te
donne une gifle, tu en rends deux ! »? Et je vous passe le minimum
de règles d’hygiène et de propreté…
L’Institution a été bien ambitieuse en voulant prendre en charge
43
l’Education. Certains l’ont prise au mot, habitués sans doute à être
assistés en permanence. Alors, pourquoi ne pas laisser élever leurs
enfants par d’autres ? La déconfiture des expériences totalitaires
aurait dû freiner nos technocrates et leur éviter de nous lancer sur
cette voie. Non, l’Ecole ne peut pas tout faire à elle seule. Elle ne l’a
jamais pu et ne le pourra jamais.
La partie pratique du CAP consistait en une inspection classique.
L’inspecteur restait une matinée dans la classe, observait deux leçons
en prenant des notes. Dans ces conditions, les enfants ne sont jamais
vraiment naturels, la présence d’un intrus, d’un spectateur les gênent.
De plus, ils font aisément le rapprochement avec la police, ce qui les
paralyse un peu plus encore. Résultat, l’enseignant doit ramer pour
qu’un dialogue s’instaure, qu’on réagisse à ses questions, tant son
public essaie de montrer qu’il est sage et soumis, ce qui est plus une
gêne qu’autre chose pour le maître. Personne n’est à l’aise dans une
inspection. Le côté représentation théâtrale, le côté cinéma est bien
connu. J’ai pu être témoin d’excellentes inspections réussies par des
collègues très habiles pour semer de la poudre aux yeux et de
véritables catastrophes pour d’autres qui étaient de très bons
praticiens peu doués pour la parade. Je ne sais d’ailleurs toujours pas
ce qu’il faut faire pour réussir une inspection, à part être naturel dans
une circonstance parfaitement artificielle. Faut-il prévenir les élèves
avant ? C’est toujours ce que j’ai pratiqué. Nous-mêmes sommes
bien prévenus en général une semaine avant… Faut-il faire répéter
les séquences ? Là, je suis très réservé. Les enfants risquent d’être
encore moins naturels et révéler innocemment la supercherie avec
des remarques du genre : « Mais, Maître, vous nous avez dit hier
que… » ce qui risque de créer un léger malaise.
De toutes les façons, on n’échappe jamais aux interventions
intempestives puisque ce jour-là, alors que nous étudions très
sérieusement des diapositives sur le cours du Rhône et de ses
affluents, une main se lève. Je me précipite pour donner la parole vu
l’ambiance de sagesse un peu trop lourde pour une leçon vraiment
dynamique et je m’entends demander par une gamine qui devait
avoir l’esprit ailleurs : « Oui, mais au fait, maître, comment on fait
les bébés ? »
44
L’inspecteur dut apprécier avec quelle élégance je réussis à éluder
la question et à ramener tout mon petit monde qui commençait à
s’esclaffer, vers le fleuve en question. Tout se passa relativement
bien, comme d’ailleurs la plupart des inspections que je subirai et qui
ne seront pas très nombreuses pendant tout le cours de ma carrière. Je
travaillais depuis cinq ans, j’avais assuré des remplacements souvent
difficiles avec un certain succès. Ma réputation était faite. Au bout de
tout ce temps, je n’avais plus grand-chose à prouver. J’obtins 12
comme première note d’inspection et de CAP ce qui était considéré
comme une bonne note, le tout venant démarrant à 10 ou 11 et pus
enfin participer au mouvement et décrocher un poste à titre définitif
dans l’école où j’exerçais depuis plusieurs années. Le milieu n’était
pas désagréable, j’étais bien apprécié des élèves et des parents, la
directrice, bien que peu présente, n’était pas antipathique et pour
couronner le tout nous formions une bonne équipe pédagogique. Que
demander de plus ? J’aurais pu passer toute ma carrière à l’école
Victor Hugo…
45
CHAPITRE IV
CHAPITRE IV
Un an en Algérie
1977 fut pour nous une année charnière. Après l’échec de notre
tentative d’expérience pédagogique, nous avions tous l’impression
d’être piégés dans un système sclérosé et kafkaïen et avions l’esprit
tourné vers l’étranger. Il flottait comme une envie de départ dans
l’équipe. Clouet présentait chaque année des dossiers pour repartir
aux Etats-Unis, au Canada ou en Australie, mais sans aucun succès.
Donnay et sa femme, deux enseignants de l’équipe, venaient l’année
précédente de réussir l’exploit d’être autorisés à quitter le
département. Nous étions restés en contact avec eux. Ils nous
racontaient qu’ils étaient installés à Alger, enseignaient dans la
meilleure école de la ville, travaillaient dans un excellent milieu,
avaient un très joli appartement de fonction et gagnaient le double de
nous, sans parler de tous les autres menus avantages…
Le plus intéressant pour nous était de connaître la véritable
procédure de départ qui n’avait pas grand-chose à voir avec
l’officielle, celle de Clouet ! Celle-ci oblige à suivre la voie
hiérarchique, à s’y prendre uniquement en novembre, au moment des
appels d’offres (qui la plupart du temps n’apparaissent jamais dans
les écoles de base), décrocher l’autorisation de l’Inspecteur
d’Académie pour un détachement du département et après seulement
46
se mettre sur les rangs des postulants au départ soit auprès du
Ministère de l’Education, soit auprès de celui des Affaires
Etrangères. Nous comprîmes très vite qu’il s’agissait en fait d’un
véritable réseau parallèle constitué d’initiés et qu’il était bien difficile
de s’y introduire de cette façon, ne serait-ce qu’en raison du barrage
systématique pratiqué par notre département qui n’autorisait pas ses
enseignants à quitter son territoire vu les immenses difficultés qu’il
avait à recruter et surtout à garder son personnel.
Il faut savoir que la France est un des rares pays à entretenir
plusieurs centaines d’écoles et de lycées à l’étranger à divers titres :
diffusion de la langue, francophonie, ambassades, coopération, etc.
Et par l’intermédiaire de diverses officines dont la plus connue est
l’Alliance française. Ce réseau nécessite un certain réservoir
d’enseignants. Pour les inciter à partir, diverses motivations
financières sont prévues qui varient selon les pays concernés, les
accords avec les sociétés ou la difficulté du poste. En Arabie
Saoudite, par exemple, en plus du salaire versé en métropole qui était
identique à celui de l’enseignant du même échelon, s’ajoutait une
prime d’éloignement à peu près égale et un deuxième salaire du
même montant versé par la société pétrolière, soit triple salaire
chaque mois, ce qui faisait oublier la chaleur intense et l’intégrisme
d’une société qui interdit toute consommation d’alcool aux étrangers
et oblige leurs femmes et leurs filles à sortir voilées…
L’Alliance Française fonctionnait principalement sur des postes
locaux qui étaient aux antipodes des détachements. Pas de primes,
aucun avantage, l’enseignant gagne un salaire équivalent à celui de la
France, mais en monnaie locale. Gare aux problèmes de change et de
pouvoir d’achat ! Ces postes étaient assurées soit par des épouses de
coopérants soit par des conjoint(e)s autochtones d’enseignant(e)s
français sachant parler la langue et ayant un niveau universitaire
suffisant. Ces postes pouvaient rendre service dans ces cas
particuliers, mais peu rémunérateurs, ils ne pourvoyaient que
partiellement au recrutement.
L’officine qui avait recruté les Donnay s’appelait l’OUCFA (office
universitaire et culturel français en Algérie). Il gérait une trentaine
d’écoles et trois grands lycées dans nos anciens départements, suite
47
aux accords d’Evian de 1962. Je précise tout de suite que rien de tout
cela ne subsiste plus aujourd’hui et que toutes ces écoles ont été
reprises assez peu de temps après que nous soyons revenus.
L’Algérie nouvelle s’est toujours acharnée à faire disparaître toute
trace de présence ou d’influence française…
Le pays n’avait pas bonne réputation, l’accueil des coopérants
n’avait rien de chaleureux et à cela s’ajoutait la prégnance d’un islam
déjà bien présent doublé des difficultés particulières liées à un régime
économique proche de celui des pays de l’Est. Résultat : les
candidats au départ ne se bousculaient pas. Donnay obtint on ne sait
comment, le nom de la directrice de cet office et lui demanda rendezvous.
Celle-ci lui facilita toutes les démarches et organisa le départ
de la petite famille. La combine était toute simple, il suffisait de se
présenter au ministère des Affaires Etrangères et celui-ci demandait
directement le détachement à celui de l’Education Nationale qui ne
pouvait sans doute pas lui refuser et qui se retournait vers son
Académie, la mettant en quelque sorte en demeure de libérer les
collègues. Nous prenions la filière à contre sens et là, ça marchait et
même très fort puisqu’en deux ans nous serons six à nous extraire
ainsi du département.
Bobain, l’instit du perfectionnement et sa femme organisèrent leur
départ de cette façon. Ils s’y prirent en février ou mars. Deux mois
plus tard, ils apprenaient qu’ils étaient nommés respectivement
directeur et adjointe dans une école proche d’Oran et dépendant d’un
terminal pétrolier.
— Pourquoi n’essaies-tu pas ? me dit Bobain en me voyant un peu
triste de le savoir quitter l’équipe à son tour.
— Je n’ai même pas rempli le dossier en novembre, lui répondisje.
— Qu’est-ce que ça peut faire ? Ces dossiers-là ne servent à rien.
Le nôtre doit dormir dans un tiroir à l’Académie à l’heure actuelle…
— Mais il est déjà tard dans l’année, tous les postes doivent être
pourvus…
— Vas-y quand même avec ta femme et tentez votre chance…
Vous n’avez rien à perdre, juste à gagner un ticket d’entrée dans le
circuit. Tu connais bien le projet : trois à six ans en Algérie, histoire
48
de faire nos preuves puis on passe au Maroc où c’est plus cool et
ensuite pourquoi pas l’Amérique latine ou même l’Asie. Puis, en fin
de circuit, à nous les meilleurs postes : Madrid, Rome, Londres,
Bonn ou Bruxelles… Tu te rends compte avec ce qu’on va ramasser,
on va pouvoir en faire des choses. Donnay lui, a déjà signé pour se
faire construire une maison dans le Midi et pas n’importe quoi, un
vrai château avec piscine…
L’enthousiasme de nos amis étant vraiment communicatif, nous
prîmes rendez-vous sans trop y croire, car nous étions en avril ou
mai. Au Quai d’Orsay, nous eûmes affaire à des huissiers à chaîne à
l’air compassé et condescendant, ce qui nous impressionna beaucoup.
Il faut dire que c’était nos débuts dans « le grand monde ». La
directrice nous reçut très aimablement dans de petits bureaux qui ne
payaient pas de mine. Elle ne nous cacha pas que ses effectifs étaient
au complet, mais elle retenait notre candidature car chaque année,
elle devait faire face à des défections de dernière minute. Si nous
étions prêts à partir même au tout dernier moment, l’affaire était
faite.
Elle nous fit remplir quelques papiers, en fait le même dossier que
celui qui était à rendre en novembre et nous congédia en nous disant
qu’elle nous appellerait dès qu’elle aurait besoin de nous…
Mai, puis juin passèrent. Les vacances d’été arrivèrent, aucun
appel. Nous étions persuadés qu’avec notre chance habituelle, il n’y
aurait cette année-là aucun désistement. Nous nous apprêtions à
partir en vacances quand la sonnerie du téléphone retentit enfin.
— Allô, vous êtes toujours décidés à partir ?
— Plus que jamais, m’entendis-je répondre.
— Alors c’est parfait, car un poste double vient de se libérer à
l’école du Bois de Boulogne d’Alger, suite au désistement d’un
couple. Est-ce que je peux compter sur vous ?
— Tout à fait.
— L’ennui, c’est qu’il est très tard et que vous allez devoir
procéder à toutes vos démarches en catastrophe.
— Ce n’est pas grave, nous devions juste partir après-demain…
— Vous allez devoir vous présenter au Ministère de l’Education
Nationale. Pour eux, je vais initier une procédure d’urgence. Pas
49
question que l’affaire dure des mois. Vous devrez penser à toutes vos
vaccinations et à organiser rapidement votre déménagement. De plus,
vous risquez d’être convoqués à votre Académie d’origine pour
régulariser tout cela.
Bien entendu, nos vacances furent écourtées. Nous fîmes
antichambre à l’Education Nationale avec les mêmes huissiers en
moins chic. Un fonctionnaire plutôt bougon nous reçut.
— Bien sûr, nous allons proposer votre détachement à votre
Académie, mais uniquement à titre d’échange de bons procédés entre
nos deux ministères. Sachez que s’il n’avait dépendu que de nous,
vous ne seriez jamais partis. Sachez également qu’à votre retour vous
serez réintégrés dans votre département d’origine. Inutile d’espérer
revenir dans un autre.
— Nous le savons parfaitement, Monsieur.
— Dans ce cas, signez ici et là et là…
En nous quittant, il soupirait : « Je n’ai jamais vu un départ aussi
rapide… Enfin, je vous souhaite bonne chance et vous rappelle qu’à
l’étranger, un enseignant représente son pays donc qu’il doit être
irréprochable… »
À l’Académie, nous eûmes carrément droit à un savon de la part
de l’Inspecteur d’Académie en personne. Le temps des préfabriqués
était terminé pour lui. Il nous fît asseoir dans de magnifiques
fauteuils de cuir noir. Il disposait d’un immense bureau ultramoderne
au dernier étage d’un immeuble avec ascenseur privé et bataillon de
secrétaires pimpantes et affairées. Monsieur n’appréciait pas du tout
le procédé.
— Vous êtes passés en dehors de toute procédure légale…
— Mais, ils avaient besoin de nous au Ministère des Affaires
étrangères…
— Je le sais parfaitement et c’est justement pour ça que je suis
obligé de vous accorder votre détachement. Je ne peux pas aller
contre les recommandations de mon ministère…
Il soupirait : « Mais imaginez un instant que tout le monde fasse
comme vous, comment je gère la rentrée, moi ? »
Il râla beaucoup mais signa. Maintenant, rien ne nous retenait plus
en France.
50
Ce qui surprend le plus lorsque, depuis le bateau, on découvre la
rade magnifique d’Alger la blanche, c’est l’odeur. Une odeur forte,
orientale, crasse, épices et graillon mêlés, caractéristique mais
indéfinissable et à jamais inoubliable. Nous arrivions en plein
ramadan. Et comme il était six heures passées, les douaniers se
précipitaient chez eux pour aller rompre le jeûne. Résultat, nous nous
retrouvâmes bloqués avec toute la population du car-ferry dans la
zone de transit jusqu’au-delà de neuf heures du soir. Plus de trois
heures d’attente pour passer une frontière, un record. Et le plus
amusant était de voir les mêmes algériens dans leurs breaks bourrés
de matériel divers avec d’invraisemblables entassements bâchés sur
le toit qui klaxonnaient et s’impatientaient à Marseille pour cinq
minutes d’attente en douane, supporter ici leurs trois heures sans la
moindre récrimination, patients comme des agneaux… Nous eûmes
droit à un long questionnaire soupçonneux de la part des douaniers
puis des gens de la police qui nous laissèrent passer en nous donnant
trois jours pour nous présenter au commissariat central d’Alger où
nous devions déposer nos papiers d’identité français pour obtenir un
permis de séjour provisoire (à renouveler tous les ans). Il nous fallait
aussi ré-immatriculer notre 4L avec des plaques spéciales (si
introuvables qu’il fallut les fabriquer nous-mêmes), déclarer les
devises que nous importions et les changer immédiatement
uniquement à la banque algérienne où était pratiqué un taux de 1
pour 1 qui relevait du vol pur et simple et ce n’était que le début des
tracasseries…
Comme on ne nous libéra que fort tardivement, il n’était plus
question de pouvoir se présenter à l’Office. Nous allâmes sonner
chez les Donnay qui étaient arrivés avant nous et qui nous
accueillirent à bras ouverts dans leur appartement de fonction situé
dans un petit immeuble du côté de la rue Didouche Mourad. Nous
nous étions garés dans la rue non loin de la cour avec son lourd
portail métallique et son chaouch assis sur sa chaise et censé
surveiller les entrées et sorties.
— On va serrer un peu plus les voitures à l’intérieur de la cour
51
(qui était minuscule), comme ça tu pourras rentrer la tienne. C’est
pas prudent de laisser une voiture la nuit le long d’un trottoir. Tu
risques au mieux de la retrouver sur cales demain matin, au pire
complètement désossée…
J’appris aussi qu’il fallait rouler sans essuie-glaces car si on les
laissait sur la voiture, ils disparaissaient comme par enchantement,
tant ils devaient être recherchés. Nous remarquerons plus tard, que
tout le monde pratiquait ainsi partout en Algérie. C’est une habitude
à prendre de les remettre quand il pleut et de les ôter dès que le soleil
revient. Il allait nous falloir apprendre à vivre ou plutôt survivre dans
un monde hostile, dans une économie faite de pénuries et de trafics
divers, ce qui représentait un gros changement par rapport à la
société de consommation française…
Dès le lendemain, nous attaquions toutes les démarches :
commissariat, préfecture et surtout obtenir de l’Office qu’il nous
procure un logement de fonction. On nous logea dans un vilain deux
pièces plein nord dans le lycée français qui se trouvait sur les
hauteurs d’Alger pas très loin de l’ancien hôtel Saint Georges et à
cinq minutes à pied de l’école du Bois de Boulogne. Le lycée
Descartes comportait un certain nombre de bâtiments de style
mauresque et bénéficiait de par sa position élevée, d’une vue
imprenable sur la baie et sur la casbah située à l’opposé de la rade.
Nous étions donc dans les beaux quartiers. Notre caisse de meubles
devait arriver dans la semaine, nous n’avions qu’à faire la rentrée en
campant un peu. Heureusement, nous trouvâmes un matelas deux
places posé à même le sol ainsi qu’une vieille table de classe et deux
chaises laissées sans doute par nos prédécesseurs. Nous avions un
camping-gaz et quelques bricoles pour la cuisine, mais pas de
réfrigérateur ce qui était assez gênant, d’autant plus que la caisse de
notre déménagement, bloquée dans la zone de fret du port, mettra en
fait plus d’un mois avant d’arriver jusqu’à nous…
L’école, vaste bâtiment de béton grisâtre de trois étages,
comportait 22 classes. C’était une véritable usine avec une cour
relativement petite et un plateau d’évolution minuscule dont il fallait
se répartir l’utilisation. Résultat : fort peu de sport. Aucune sortie, ni
cinéma, ni théâtre, ni visite, bien entendu, les circonstances ne s’y
52
prêtaient pas ! L’école bien que publique, était payante avec des frais
de scolarité relativement élevés ce qui la rendait autonome vis-à-vis
des autorités locales. Elle était fréquentée par l’élite de la société
algérienne : enfants de ministres, de chirurgiens, de médecins ainsi
que ceux des diverses ambassades et des coopérants dont
énormément de ressortissants des pays de l’Est mais également
quelques Américains et Canadiens. En tout, une bonne trentaine de
nationalités. Il n’y avait pas plus de deux ou trois enfants
d’enseignants ou de coopérants français sur les trente élèves de
chaque classe et pourtant les résultats étaient excellents. Je peux
même dire que dans toute ma carrière je ne retrouverai nulle part un
niveau scolaire aussi élevé. La raison en est facilement
compréhensible. Tous ces enfants étaient issus de milieux
socioculturels particulièrement favorisés. La plupart arrivaient à
l’école en limousine avec chauffeur, étaient enfants de scientifiques,
chercheurs, professeurs d’université, généraux ou secrétaires d’État
et vivaient dans des ambiances culturelles particulièrement
gratifiantes, avaient énormément voyagé, lisaient beaucoup et étaient
poussés par des parents très exigeants sur le plan des études. Très peu
parlaient français à leur arrivée, mais ils comblaient très vite ce
handicap. Ils transitaient en général trois mois maximum dans la
classe de non-francophones de l’école, étaient pris en main par un
véritable spécialiste qui disposait de tableaux de correspondances de
sons entre les différentes langues pratiquées et se mettaient à niveau
très rapidement. Au point que mon meilleur élève en français était un
Roumain et la seconde une Hongroise… J’ai pu constater à mon
retour que dans notre département, les maîtres de NF n’arrivaient
jamais à un résultat équivalent même en gardant leurs élèves une
année entière (durée maximum autorisée) et que leurs élèves avaient
toutes les peines du monde avec la langue française au point qu’ils
arrivaient rarement au niveau des autres.
Pour donner une idée des résultats que j’ai pu y obtenir, je me
bornerai à cette anecdote : non seulement les élèves avaient assimilé
sans peine le programme d’entrée en 6ème (pour ne pas changer,
j’exerçais en CM2) mais encore, quand ils avaient fini leurs
exercices, les meilleurs trouvaient le moyen d’inventer des
53
problèmes et des grilles de mots croisés de huit à dix cases qu’ils
dessinaient sur des fiches de bristol et qui servaient d’exercices
d’entraînement pour les un peu moins doués… Il va sans dire que je
n’ai jamais rencontré aucun élève capable de réaliser ce genre de
performance ultérieurement. Et bien sûr quand je raconte cela dans
nos milieux, personne ne me croit…
Exercer dans ces conditions est un véritable bonheur, on a
l’impression de piloter une Rolls. Les élèves comprennent tout de
suite, s’intéressent à tous les sujets, posent des questions, font des
recherches à la maison et réamorcent eux-mêmes en permanence la
pompe de la curiosité intellectuelle. Le rêve pour un enseignant…
Actuellement, je dirige une école d’une importance à peu près
semblable. Il y a aussi deux ou trois français de souche par classe et
une bonne trentaine de nationalités différentes. Là s’arrête la
ressemblance : personne n’y conduit de Rolls. Tout est laborieux et
tiendrait plus de l’araire moyenâgeuse sur terrain caillouteux avec
vent contraire tant nous avons de peine à faire entrer quelques
malheureuses notions de base dans les cerveaux. Ayant vécu ces deux
expériences contradictoires et y ayant beaucoup réfléchi, je ne peux
m’empêcher de conclure que l’influence du milieu socioculturel est
déterminante et que les méthodes de travail n’influent guère que pour
10% ou 15% au maximum. S’il y a une mixité à rechercher, je pense
qu’elle devrait d’abord être culturelle et là réside la véritable
difficulté. Nous avions à Alger, dans notre belle école d’ambassade la
même proportion de black, blanc et beur et obtenions un résultat
exactement inverse, comme quoi tout est d’abord culturel et non
simplement ethnique. Le gouffre intellectuel entre l’enfant d’éboueur
malien illettré et celui de l’ambassadeur du Mali est du même ordre
que celui qui existe entre le fils du poivrot chômeur professionnel
bien « Gaulois » et celui du rejeton du professeur au collège de
France…
Et bien sûr, tous se retrouveront sur les bancs d’une école, mais ce
ne sera pas la même…
Si nous avons passé une excellente année sur le plan de la réussite
pédagogique, il n’en a pas été de même sur tous les autres plans.
L’eau potable étant souvent coupée, nous étions obligés de nous
54
constituer une petite réserve en maintenant la baignoire de la salle de
bains toujours pleine. L’ennui, c’est que cette eau croupissait et que
nous devions la faire bouillir avant de la boire. Le ravitaillement
posait mille problèmes. Les boutiques qui ressemblaient pour les plus
petites à de simples garages de particuliers n’étaient pratiquement
pas achalandées. D’immenses files de candidats acheteurs s’étiraient
sur les trottoirs dès qu’il y avait un arrivage. Dans ce cas, il fallait se
précipiter et acheter le maximum pour pouvoir en faire profiter les
collègues. Nous essayions de nous organiser, nous refilant tous les
tuyaux possibles, mais cela ne suffisait pas, car les pénuries étaient
constantes à cette époque : œufs, lait, farine, fromage, savon, lessive,
n’importe quel produit même le plus basique pouvait manquer à tout
moment. Le marché noir allait bon train. Il n’était pas rare de
rencontrer au coin d’une rue un gars proposant sous le manteau des
boules d’édam hollandais comme s’il s’agissait de crack et de se
débarrasser de son stock (acquis ? volé ?) en l’espace d’une demiheure…
Il restait quelques grands magasins qui dataient tous d’avant
l’indépendance et nous semblaient déjà très kitchs et surtout
totalement désespérants avec leurs rayons presque toujours vides.
Alors on se rabattait le plus souvent sur le marché d’El Arrach qui
était le plus grand d’Alger. Mais là, il ne fallait pas être trop
regardant sur l’hygiène et la propreté des aliments. Pas la moindre
vitrine réfrigérante. Les quartiers de viande pendaient des heures au
soleil, environnés d’une multitude de mouches. Nous fîmes
l’expérience des biftecks d’âne et des ragoûts de chameau. Nous
trouvions quelques fruits et légumes apportés par de petits
producteurs. Malheureusement les dattes étaient soit pleines d’œufs
ou de larves d’insectes ou alors, pour les moins chères, compactées
en une sorte de bouillie assez répugnante… Il ne fallait pas oublier de
donner le dinar aux gamins qui se proposaient pour « garder » la
voiture ainsi qu’à ceux qui avaient porté vos paniers. En Algérie, on
ne trouve pas cette mendicité qui agace tant les touristes dans les
autres pays du Maghreb, mais plutôt une sorte de chantage
permanent. Si on ne donnait pas le dinar, on risquait de retrouver sa
voiture détériorée et même ses pneus crevés.
55
Toutes les boutiques étaient décorées de magnifiques portraits de
Boumédienne, le président de l’époque. Toutes les plaques des rues,
tous les panneaux indicateurs étaient en arabe et tous ceux qui
subsistaient de l’époque française avaient été passées au goudron
pour être rendus illisibles. Je n’appréciais pas non plus d’arriver dans
la boulangerie du quartier, d’y trouver des présentoirs vides et le
boulanger me dire : « Désolé, il n’y a plus de pain, faudra attendre la
prochaine fournée… » alors qu’il venait de servir celui qui était
devant moi et s’apprêtait à faire de même avec le gars derrière.
— Et c’est pour quand la prochaine fournée ?
— Oh, dans trois ou quatre heures… Le boulanger est parti se
coucher.
Autant dire ce soir ou demain matin ou jamais, car la scène se
reproduisit un bon nombre de fois et dans des boutiques différentes.
— Mais vous venez d’aller en chercher pour le monsieur devant
moi.
— Il avait réservé, lui ! Allez, pour vous rendre service, il me
reste ça.
Et il me sortait de dessous le comptoir un pain rassis que je payais
bêtement en prenant la précaution de commander pour le lendemain,
ce qui ne servait à rien, car le lendemain ou ils avaient perdu le
papier ou c’était un autre serveur qui n’était pas au courant. Lassés
du pain toujours rassis pour les « coupérants », nous changeâmes de
fournisseur, mais le résultat fut à peu près le même partout.
L’ambiance était assez paranoïaque. Nous étions tombés au
moment de l’affaire de l’enlèvement de Madame Claustre, du front
Polisario et de la guerre du Sahara occidental. La radio algérienne
n’arrêtait pas de raconter que les Algériens devaient se tenir prêts
parce que l’armée française risquait à tout moment de débarquer et
qu’un pont aérien se préparait en vue d’une nouvelle invasion de
l’Algérie. Il y eut même quelques manifestations anti-françaises à
Alger. Ces jours-là, nous ne mettions pas le nez dehors, c’était plus
prudent…
Assez rapidement, le blues de l’expatrié nous saisit. Nous ne nous
sentions pas à notre aise en Algérie. Nous avions une impression de
manque de liberté, d’oppression diffuse et de sourde hostilité.
56
Pourtant, nous fûmes très bien accueillis aussi bien par les autres
coopérants que par les familles de nos élèves. On nous invita à de
nombreux cocktails d’Ambassades ou de Consulats ce qui ne nous
était jamais arrivé en France. Le petit monde de la bonne société du
« Tout Alger » ne devait représenter qu’un nombre restreint de
personnalités qui vivaient en cercle fermé et dans un luxe qui nous
semblait totalement étranger. Nous nous présentâmes à quelques
invitations. La plus prestigieuse fut celle de l’Ambassade de France
qui se situait dans une magnifique propriété de style mauresque sur
les hauteurs d’Hydra. Champagne, petits fours, conversation
distinguée entre happy few. Au moment de se quitter, Madame
l’ambassadrice nous lança d’un air joyeux : « J’ai été ravie d’avoir
fait votre connaissance. Repassez quand vous voulez, on se fera une
omelette… »
Tous ces gens employaient un plus ou moins grand nombre de
domestiques algériens et le moindre coopérant se devait d’avoir au
moins une femme de ménage. Nous n’arrivions pas à nous résoudre à
nous comporter de même. Au départ, parce que nous campions et
ensuite parce que le studio était minuscule et qu’il n’y avait
pratiquement rien à faire point de vue ménage. L’argument de donner
du travail à une autochtone n’arrivait pas à nous décider. Nous ne
voyions que l’intrusion dans notre vie privée et n’arrivions pas à
nous décider à « exploiter » une pauvre moukère déjà épuisée par ses
gosses et par son propre travail domestique.
Rien que cette option nous mit un peu sur la touche. Mais nous ne
l’avons finalement pas regretté vu le nombre de personnes qui se
plaignirent par la suite de voir des bijoux disparaître
mystérieusement ou de petits billets et autres babioles s’envoler après
les passages de cet étrange personnel de maison…
Nous mîmes assez rapidement fin aux invitations diverses, car
nous étions de plus en plus gênés de ne pas pouvoir les rendre dans le
gourbi où nous habitions et nous ne ressentions pas non plus
d’inclination particulière à entamer une carrière de pique-assiette.
Nous donnions également des cours à des enfants de dignitaires
algériens ce qui nous faisait pénétrer dans les résidences de ministres
ou de généraux. Malgré les difficultés économiques du pays, on se
57
rendait facilement compte qu’une nomenklatura vivait dans l’aisance
pour ne pas dire dans le luxe.
La rémunération de ces heures supplémentaires nous permettait de
récupérer des dinars et ainsi de vivre dans le pays sans importer de
devises et sans subir le vol du change officiel. Tout le monde et les
Algériens les premiers, nous introduisirent dans le système qui
existait à l’époque et qui continue peut-être encore. Aucun argent ne
franchit la frontière. Quand l’Algérien de France ou le coopérant est
en Algérie, la famille restée en Algérie ou les coopérants payés en
dinars leur avancent des dinars. Et quand l’Algérien d’Algérie ou le
coopérant vient en France, les autres le remboursent au taux de 1
franc pour 2 dinars. Tout ce système repose sur la confiance et la
parole donnée. Nous l’avons pratiqué quelque temps, mais le moins
possible, juste pour faire face à ce que les cours ne nous permettaient
pas d’assurer. Là encore, cela ne plaisait pas et nous nous
marginalisions.
Et puis, il y avait la possibilité d’acheter une voiture en TT (transit
temporaire) c’est-à-dire hors TVA (bonus 33%). La totalité des
coopérants se faisaient un plaisir d’en bénéficier et l’on ne comptait
plus les Mercédès et les BMW. La seule obligation était d’avoir une
adresse à l’étranger et de ne jamais faire rouler le véhicule en France
plus de trois mois, ce qui signifiait rester perpétuellement dans le
circuit et nous n’étions pas sûrs du tout de cela.
Si le coopérant rentrait définitivement en métropole, il n’avait que
deux possibilités soit s’acquitter de la TVA, soit vendre sa voiture à
l’étranger ce qu’il faisait le plus souvent car c’était la solution
financièrement la plus avantageuse. Pénurie de véhicules, donc
marché de l’occasion assez juteux et économie sur le prix de passage
du ferry. Encore fallait-il trouver à se faire payer en France…
Avec notre vieille 4L orange, nous détonions un peu là encore.
Cependant elle nous fut bien utile pour visiter le pays et y abattre des
kilomètres. Nous parcourûmes la Kabylie avec les jolies montagnes
du Djurdjura et la magnifique corniche kabyle qui borde la côte.
Nous visitâmes Tipaza et ses ruines romaines, Bejaïa (ex-Bougie),
Constantine et puis surtout une bonne partie de ce grand Sud qui
nous attirait : Ghardaïa et ses mozabites, Timimoun, El Goléa et nous
58
descendîmes même jusqu’aux confins de Tamanrasset, constatant que
plus nous approchions du Niger plus les épidermes se fonçaient.
Partout où nous nous arrêtions dans le désert pour nous soulager ou
nous restaurer, il ne fallait pas longtemps pour voir arriver, surgis de
nulle part, des gamins dépenaillés venant nous proposer des dattes ou
des roses des sables. Et pas le moindre village ou la plus petite oasis
à des kilomètres à la ronde…
Nous gardons un souvenir émerveillé de ces excursions. Les
paysages sont d’une beauté sauvage à couper le souffle. L’ennui,
c’est que l’accueil laisse totalement à désirer. Le touriste n’est jamais
le bienvenu. La plupart des hôtels étaient fermés ou abandonnés.
Nous ne pûmes qu’une fois coucher à l’hôtel. C’était à Biskra, sur la
route de Ghardaïa. Un ancien palace avec une piscine vide et des
salles de bain sans eau… Heureusement, nous avions le plus souvent
recours au système D ou plutôt à la solidarité enseignante. Nous
allions d’école en école en demandant l’hospitalité de leur logement
de fonction aux collègues qui se faisaient un plaisir de nous
accueillir. Leurs conditions de travail, surtout dans les oasis du Sud
étaient bien plus difficiles que les nôtres. Le manque d’eau, de
ravitaillement et l’impression d’isolement étaient encore plus lourds
à supporter qu’à Alger. Je me souviens des WC du logement d’un
collègue dont la cuvette était pleine de sable. Il y avait des années
qu’ils n’avaient pas dû voir une goutte d’eau courante. Plus l’école
était perdue et le poste difficile, moins on trouvait de « détachés »
comme nous. Seuls les VSNA assuraient l’école dans les postes du
désert pour les coopérants du pétrole et du gaz. Les VSNA
(volontaires pour le service national en Algérie) étaient de jeunes
appelés objecteurs de conscience qui avaient opté pour ce type de
service civil. Ils devaient deux ans d’enseignement pour remplacer
un an en caserne à crapahuter et à manier les armes.
L’accueil des populations n’était pas toujours chaleureux, loin de
là. Nous avons essayé de visiter les Aurès, car on nous avait dit
monts et merveilles des paysages et particulièrement du balcon de
Roufi. Dans chaque village, il nous fallut essuyer des volées de
pierres de la part de gamins embusqués à l’entrée et à la sortie. Il faut
dire que nos plaques bleues de coopérants nous désignaient à la
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vindicte. Peut-être que dans cette région reculée de l’Algérie, les
gens ne savaient pas que la guerre était terminée depuis plus de
quinze ans ?
Finalement des raisons de santé (troubles digestifs relativement
graves, amibes et dysenterie, on craignit même un moment le choléra
pour moi puis hépatite B pour mon épouse qui dût rester alitée et
sans forces pendant trois mois) emportèrent notre décision. Il nous
faudrait rentrer dès la fin de l’année scolaire comme rapatriés
sanitaires et demander notre réintégration dans notre département
d’origine pour la rentrée suivante. Le rêve de tourisme administratif
était fracassé par la réalité.
Vu que nous n’avions pas assuré la totalité de notre contrat, le
transfert de notre caisse de mobilier passait à notre charge. Comme
c’était hors de prix, nous vendîmes tout ce que nous possédions ce
qui nous permit de vivre toute la fin de l’année sans avoir recours au
trafic de devises.
Il n’y eut aucune difficulté pour vendre nos affaires. Il fut même
inutile de faire paraître une annonce. Le téléphone arabe des
employés domestiques suffit amplement. Il y eut la queue devant
notre petit immeuble du Lycée Descartes. Nous aurions pu vendre au
moins dix fois chaque objet dont nous voulions nous séparer.
Nous ne gardâmes que l’essentiel, stoppâmes les cours particuliers
et reprîmes le camping du début.
A la rentrée suivante, nous nous retrouvons nommés au Chesnay
en France, à l’autre bout du département. Nous avions simplement
cherché à nous rapprocher de notre domicile sans nous inquiéter
vraiment du milieu dans lequel nous allions arriver. Le choc fut rude.
L’école Jules Vallès se situait dans un quartier de HLM avec une
population particulièrement défavorisée. Une majorité d’enfants
maghrébins et portugais, quelques Français d’un niveau social type
quart monde. Nous nous retrouvions à l’autre extrémité du spectre
socioculturel. La violence, les coups, les bagarres étaient notre lot
quotidien. Nous passions un temps fou à jouer les casques bleus et à
60
remettre les enfants au calme. Il n’était pas rare que les collègues
retrouvent leurs véhicules avec les pneus dégonflés ou la carrosserie
rayée.
J’y découvris la réalité de l’éducation spécialisée. Nous avions un
psychologue scolaire et un rééducateur psychopédagogique (RPP)
qui officiaient sur le groupe scolaire. Le RPP fonctionnait en classe
d’adaptation ouverte, c’est-à-dire qu’il prenait avec lui pendant une
heure ou une heure et demie, un tout petit groupe d’enfants en
difficulté pour essayer de leur apporter une aide. L’enfant sortait
donc de sa classe de une à quatre fois par semaine, perdait un peu le
fil de ce qui s’y déroulait pour aller pétrir un peu de pâte à modeler
ou jouer à la main chaude. Le collègue travaillait principalement sur
un public d’enfants de grande section et de cours préparatoire. Les
progrès de ses protégés relevaient du microscopique.
Quant au psychologue scolaire, il passait le plus clair de son
temps à faire sa cour à une charmante enseignante de grande section.
Il s’entretenait avec les enfants en difficulté que nous lui signalions
ainsi qu’avec leurs familles. Il procédait à des tests divers et variés,
mais se refusait à nous communiquer la moindre information, se
réfugiant derrière un secret professionnel de type médical qui nous
exaspérait particulièrement. Pour être honnête, je dois dire qu’il sera
le seul de ce type que je rencontrerai dans toute ma carrière. La
plupart de ses confrères s’impliquant plus ou moins avec les équipes
pédagogiques, mais aucune ne travaillant en free-lance.
Il nous était interdit de savoir si le père de l’enfant était décédé ou
avait quitté le foyer, si le monsieur qui venait chercher l’enfant était
l’ami de la mère, l’oncle ou le cousin par exemple, ce qui aurait pu
amener à des gaffes monumentales au moment de la fête des pères
par exemple et provoquer des traumatismes du fait de cette ignorance
organisée. De même, quelques pistes sur les difficultés intellectuelles
d’un enfant peuvent aider l’enseignant à adapter sa pédagogie. Avec
ce personnage par ailleurs très imbu de lui-même et très conscient de
ne pas faire partie du vulgum pecus, nous n’avions plus qu’à
naviguer à vue.
Comme une majorité d’élèves de ma classe de CM2 était
d’origine algérienne, je pensais naïvement les intéresser en leur
61
parlant de mon séjour en Algérie et en leur présentant les diapositives
que nous avions prises là-bas. En général, les enfants aiment bien que
l’on aborde ce sujet. Au fur et à mesure que je présentais les vues,
d’ailleurs magnifiques de leur pays, une sorte de tohu-bohu
s’installait dans la classe. Un peu sourd au début, puis allant
crescendo au point qu’un des élèves n’en pouvant plus s’écria :
« Mais c’est pas l’Algérie que vous nous montrez, Maître… »
— Ah bon, répondis-je. Tu me dis que tu es algérien, mais vas-tu
souvent là-bas ?
— Bien sûr, me répond-il avec aplomb, tous les étés !
— En tout cas, je te redis que ces diapos, je les ai prises moimême
et dans ton pays…
— Eh bien non, c’est pas comme ça l’Algérie…
— Alors comment est-ce donc d’après toi ?
— Il y a plein d’autoroutes, de buildings, de grandes villes
illuminées. C’est moderne quoi ! Pas les espèces de cases, de gourbis
dég… que vous nous montrez…
— L’Algérie, c’est magnifique, il fait toujours beau, commençait
un autre. C’est plein de grosses limousines, de belles voitures…
— Oui, les gens ont de magnifiques maisons avec des piscines
partout… reprenait le suivant.
— Ils travaillent dans des gratte-ciels, se lançait un autre qui
devait confondre Alger et New-York.
Je découvrais le gouffre entre le pays d’origine réel et le pays
rêvé, sorte de paradis perdu rempli d’images télévisuelles made in
USA. Quoi qu’en disaient les gamins, ils n’allaient pas si souvent
que ça en Algérie. Et ils ne devaient en voir que la maison des
grands-parents, au bled le plus souvent.
Bien entendu, je ne renouvelais plus l’expérience. Inutile de
réveiller les fantasmes et d’attiser les aigreurs. Les enfants sont très
sensibles sur le sujet et je risquais de donner trop d’arguments aux
Portugais ou aux Maliens qui pouvaient ne plus avoir de complexes
quand les autres leur lançaient la pauvreté de leur pays à la figure.
À cette époque, il me prit l’envie de donner un tour nouveau à ma
carrière. J’avais l’impression de rabâcher, de commencer à connaître
par cœur tout le programme des cours moyens. En 1980, je passais
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l’entretien de direction, sorte d’examen oral où, devant un jury
composé d’un inspecteur de circonscription, de conseillers
pédagogiques et de directeurs d’école, il fallait répondre à une
question administrative et à une question pédagogique tirée au sort.
J’eus droit à « la mesure récursive » et à « pédagogie institutionnelle,
avantages et inconvénients ». Comme j’avais bien étudié mon « Code
Soleil » (bouquin indispensable au directeur débutant et référence
incontournable à l’époque), je pus répondre que l’Etat se substituait
au fonctionnaire pour les conséquences de procès où il pouvait être
incriminé, mais avait la possibilité ensuite, si la faute de service était
établie, de se rembourser des dommages et intérêts obtenus par la
famille auprès du fautif. Quant à la pédagogie institutionnelle, non
seulement je l’avais étudiée, mais en plus je l’avais pratiquée, disons
à titre d’essais plus ou moins réussis. Résultat, je fus reçu et donc
inscrit sur la liste d’aptitude aux fonctions d’instituteur chargé de
direction. Les mots ont leur importance. Officiellement, il n’y a pas
de fonction de directeur. Nous faisons « office de », nous ne quittons
jamais le statut d’instituteur, actuellement de professeur des écoles.
Nous sommes un parmi d’autres et je dis souvent que nous n’avons
aucun pouvoir en dehors d’une autorité d’ordre moral. En effet, notre
seul supérieur hiérarchique c’est l’Inspecteur de l’Education
nationale et personne d’autre.
Pendant une période de trois ans, j’étais autorisé à participer au
mouvement en demandant des postes de direction. Si je n’obtenais
rien, il fallait tout recommencer, se réinscrire, repasser l’entretien,
etc.
Tout cela a bien changé. Les conditions d’accès ont été réduites à
quasiment aucune ancienneté. Autant dire qu’un jeune en tout début
de carrière peut postuler. Les intérims se sont multipliés. Il suffit
d’aller présenter sa candidature à un Inspecteur. Si un poste n’est pas
pourvu, il ne manquera pas de vous prendre. Ensuite, c’est un jeu
d’enfant de se faire titulariser. Pénurie de candidats impose sa loi !
On voit même de plus en plus, en cas de vacance de poste, le plus
âgé dans le grade le plus élevé se retrouver contraint et forcé
d’exercer la fonction…
Mais nous n’en étions pas encore là ! Un ministre, Monory, je
63
crois (J’en ai tant vu passer que je ne me souviens pas de tous.),
essaya de donner un statut aux directeurs. Il déclencha l’affaire des
« maîtres-directeurs ». La profession se dressa contre lui comme un
seul homme, craignant sans doute pour sa liberté pédagogique,
redoutant les excès ou débordements d’éventuels petits chefs, ce qui
est compréhensible. Bien que l’avenir ait montré que les petits chefs
n’étaient peut-être pas là où on les attendait et que la sacro-sainte
liberté pédagogique pouvait être battue en brèche par des moyens
autrement plus efficaces…
Pour ma part, n’ayant qu’une dizaine d’années d’ancienneté, je
n’avais pas beaucoup de chance de décrocher quelque chose, même
en me proposant pour le maximum de postes dans les quartiers les
plus durs du secteur. Je n’obtins rien la première année.
En 1981, la gauche arriva au pouvoir et s’empressa de réformer
l’enseignement de nombreuses manières. L’une d’entre elles fut de
supprimer la liste d’aptitude et donc d’autoriser n’importe quel
collègue à postuler. Un grand nombre se précipita sur l’aubaine. Et je
ne pus en profiter, étant généralement parmi les moins anciens. La
liste d’aptitude fut rétablie un peu plus tard. Tout était à refaire. Je
laissais l’affaire en sommeil quelques années et me contentait cette
année-là de prendre un poste à l’école Nungesser et Coli de La
Neuville.
Je fus reçu par un personnage aussi corpulent que peu soigné,
Ange Baroncelli, d’origine corse, qui se présenta comme maire
communiste de La Neuville et me tutoya d’emblée. Un peu surpris au
départ, je m’y habituais et le pratiquerai depuis sans choquer
personne. C’est un tutoiement confraternel dirons-nous et très
majoritairement accepté. Jusqu’à ces temps derniers, tout le monde
me tutoyait sauf le personnel de service et les élèves, jusqu’à ce
qu’un petit nombre de très jeunes collègues ne me vouvoient, ce qui
m’a surtout donné l’impression de prendre un sacré coup de vieux. Je
continue à les tutoyer, eux me vouvoient. S’ils le sentent mieux ainsi,
pourquoi pas ?
Avoir un directeur-maire n’a pas que des inconvénients. On ne le
voit pas beaucoup, alors on s’organise. À Nungesser, il y avait une
excellente équipe très autonome. Nous nous étions réparti les tâches,
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au point que Baroncelli n’avait pratiquement rien à faire, ce qui lui
convenait parfaitement. Notre seul regret, c’est que certains crédits
nous échappaient, car il oubliait ou n’avait pas le temps de passer les
commandes. Il n’empêche que dans sa commune, les écoles étaient
pratiquement les mieux dotées du département. Chaque commune
établit un budget de tant d’euros par élève scolarisé et il va sans dire
que l’égalité n’est pas la règle. De plus, elles ont à entretenir les
bâtiments, là encore, il peut y avoir des remises en état tous les ans,
tous les deux ans ou tous les vingt ans et cela ne donne pas le même
résultat. Mettre à disposition un car pour trente écoles ou quatre cars
pour quinze… etc. Et la liste est longue. Toute la matérielle des
écoles primaires dépend non seulement des budgets communaux,
mais encore de la volonté politique des élus.
Le quartier était plutôt agréable. On y trouvait une cité de petits
immeubles et une partie pavillonnaire habitée par des familles de
classe moyenne. La population immigrée ne dépassait pas la moitié
de l’ensemble. L’école était calme et l’ambiance studieuse. Peu de
violence. Une équipe stable et chevronnée avec fort peu de débutants.
J’y suis donc resté 11 années à assurer les classes de CM2 puis de
CM1 dans de bonnes conditions autant matérielles que relationnelles.
Un jour, Baroncelli nous fit livrer par les employés de Mairie un
photocopieur dont la cellule locale du PC se débarrassait –
moyennant dédommagement de la coopérative scolaire – et cela
changea beaucoup de choses dans notre façon de travailler. Avant
l’arrivée de cet engin, nous ne disposions que des antédiluviennes
machines à alcool qui nécessitaient d’écrire les textes avec un
carbone puis de placer cette sorte de stencil sur un tambour avant de
mouliner joyeusement sa trentaine de feuilles. C’était aussi salissant
qu’ennuyeux et plutôt réservé aux petites classes, particulièrement
aux cours préparatoires où les enfants ne savent pas encore écrire.
Dans les grandes classes, on s’en servait fort peu.
Avec la photocopie, tout devenait facile. Il suffisait d’amener un
livre, un document, n’importe quoi, d’appuyer sur un bouton et le
tour était joué… La tendance naturelle étant d’aller vers la facilité, on
commença par s’émerveiller avant d’en user puis d’en abuser. Avec
toujours une bonne excuse pédagogique. On dit que cela permet de
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varier les exercices, les approches, de donner à étudier plus de
documents, etc. Il n’en demeure pas moins que j’ai pu constater un
certain nombre de dérives allant jusqu’au « tout photocopie » dans
lequel l’élève ne voit plus que cela, passe son temps à cocher des
cases ou ajouter quelques mots de-ci, de-là et se retrouve avec des
cahiers qui ne sont plus que des collages et des pliages de
photocopies. L’élève n’écrit plus, n’a plus de contact avec le livre et
au bout du compte, se retrouve largement pénalisé.
Bien sûr, le livre coûte cher, mais la photocopie elle aussi n’est
pas donnée contrairement à l’antique machine à alcool. Résultat, cet
appareil a mis les collègues dans un cercle vicieux auquel il est bien
difficile d’échapper. Plus on photocopie, moins on peut acheter de
livres et moins on a de livres à disposition, plus on photocopie !
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CHAPITRE V
CHAPITRE V Les années 80. Les ZEP
1982 verra la création des premières ZEP (zones d’éducation
prioritaire). La mise en place du dispositif se fit d’abord très
discrètement sur un nombre restreint de lieux, puis prit de l’ampleur
au fur et à mesure des demandes de la base et de la prise de
conscience en haut lieu de l’énormité de la tâche à accomplir dans
certains secteurs. Le principe des ZEP repose en fait sur la
discrimination positive. Il s’agit de donner plus à ceux qui ont moins,
ce qui en soit est un principe généreux tout à fait défendable. La
moyenne d’ouverture/fermeture de classes y est à 23 élèves au lieu
de 24,5, ce qui n’est pas négligeable. Ce nombre n’étant qu’une
moyenne globale de l’école (en prenant le total des élèves divisé par
le nombre de classes), on peut trouver dans une ou plusieurs classes
d’école « banale » 28 ou même 30 élèves alors qu’en ZEP on
dépassera rarement 25 ou 26. Il ne s’agit pas du tout, comme le
pensent les parents d’élèves et comme le laissent entendre certains
médias, d’une barre maximum de 23 élèves que l’on ne devrait
franchir dans aucune classe. Ce serait trop beau…
De plus, les collègues travaillant dans ces zones bénéficient d’une
indemnité de sujétions spéciales d’environ 75 euros. Ceci afin
d’essayer d’enrayer l’évitement des zones sensibles par les titulaires
chevronnés et le turnover si préjudiciable à la stabilité des équipes,
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aux rapports de confiance avec les parents, etc. L’institution créera
même ces dernières années plusieurs autres dispositifs : REP (réseau
d’éducation prioritaire), zones sensibles puis « zone violence »
offrant aux enseignants de ce type d’endroit un bonus d’ancienneté
d’un trimestre par an sur leurs collègues des zones « normales ».
Mis à part le fait que l’Etat reconnaisse la difficulté de la mission
dans certains quartiers (il s’agissait au début d’une petite centaine qui
a fini par se transformer en un gros millier ces derniers temps) aucun
véritable bilan, aucune évaluation des résultats de ces mesures n’a été
établie. J’aurais tendance à dire que le marasme s’est étendu, que le
malaise s’est développé et que les résultats espérés sont loin d’être au
rendez-vous. Mais ce n’est qu’un avis personnel basé uniquement sur
la durée d’observation et la variété de mon expérience. Beaucoup de
collègues la partagent, mais elle n’a rien d’une étude scientifique.
Alors, après plus de 23 ans, que fallait-il faire ? A-t-on mis en
œuvre assez ou trop de moyens ? Etait-ce la bonne approche ?
Certains handicaps ne sont-ils pas au-delà des compétences du
service public d’éducation ?
Autre innovation, après la grande consultation sur l’école de
M.SAVARY qui permit aux enseignants de rêver pendant quelques
réunions, la mise en place des Conseils d’Ecole. Trois fois par an,
une nouvelle instance doit se réunir autour du directeur, président
d’office, pour débattre des problèmes généraux ainsi que des
orientations prises. Les représentants des parents sont en nombre égal
à celui des enseignants. Un membre du Conseil municipal doit y
siéger ainsi que le DDEN (délégué départemental à l’Education
Nationale) et l’IEN ou l’un de ses représentants. Ces deux derniers
sont plutôt rares, le DDEN, étant un bénévole, et l’IEN, n’ayant pas
le don d’ubiquité, ne se déplacent qu’en cas de problème particulier.
Le Conseil peut demander l’intervention du médecin scolaire ou
de toute autre personne (services sociaux, municipaux, restauration,
etc.) si la nécessité l’exige. Ses attributions sont assez larges
puisqu’il peut s’occuper de tout l’environnement matériel de l’enfant
donc des travaux dans l’école, de l’évolution des effectifs, des
propositions de structure pédagogique, du règlement général de
l’école qui doit être revu et voté chaque année, du projet d’école qui
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doit être présenté et approuvé (ici j’anticipe un peu puisque l’affaire
des projets d’école vient un peu plus tard), des classes transplantées,
de la restauration scolaire, de l’organisation de la fête de fin d’année,
et j’en passe. À tel point que certains peuvent aisément le prendre
pour un Conseil d’Administration de l’école et là, ils font erreur. En
principe, on ne doit jamais y débattre de cas particuliers (d’élèves ou
d’enseignants) ni de la pédagogie pratiquée dans les classes ou même
généralement dans l’école.
Des compétences étendues, mais des pouvoirs on ne peut plus
restreints. Que peut un Conseil d’Ecole face à une municipalité si
celle-ci ne veut pas rénover un bâtiment qui se dégrade depuis des
années par manque de travaux ? Que peut-il faire face à une
administration qui a décidé, sous prétexte qu’il manque trois élèves,
de fermer une classe à la rentrée par pure arithmétique
technocratique ? Que peut-il faire si le Conseil des Maîtres a prévu
une structure pédagogique avec un CE1/CE2 et un CM1/CM2 alors
que les parents n’apprécient pas du tout ces classes à double niveau ?
RIEN, absolument rien !
Résultat : les Conseils d’Ecole depuis maintenant plus de 25 ans
ne sont au mieux que des chambres d’enregistrement et au pire des
foires d’empoigne où peuvent pleuvoir les récriminations et se
produire des débordements en tous genres.
Ils furent créés pour améliorer le dialogue entre parents et
enseignants, pour mieux impliquer les parents dans la démarche
éducative. Très bien. Seulement que faisions-nous auparavant ? Nous
recevions les parents de nos élèves, nous dialoguions tout autant, me
semble-t-il… La seule différence vient d’une sorte d’impression de
nouveau pouvoir, illusoire bien évidemment, qui leur est accordé.
Tout cela ne serait pas trop grave si cette instance ne pouvait
amener, avec un très léger toilettage, à une dérive à l’anglo-saxonne,
c’est-à-dire à la création d’un véritable Conseil d’administration
scolaire. Heureusement, nous n’en sommes pas encore là
aujourd’hui…
Les parents qui siègent au Conseil d’Ecole doivent être élus et
sont censés représenter l’ensemble des parents. Donc, fin octobre,
début novembre, le directeur doit organiser des élections de délégués.
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Il commence par recevoir les listes de candidatures.
Personnellement, je n’ai toujours vu qu’une seule fédération (les
candidatures individuelles étant interdites) présenter des candidats :
la FCPE (fédération des Conseils de Parents d’élèves). Outre le fait
que sa tendance politique est clairement définie, ses options sont très
proches du syndicat majoritaire donc tout devrait aller pour le mieux
dans le meilleur des mondes. En réalité, les représentants élus, tout
en suivant sommairement la ligne de la Fédération, adoptent toutes
sortes d’attitudes selon leurs humeurs, l’ambiance générale de l’école
et les rapports de plus ou moins grande confiance avec la direction.
Une seule et unique liste entraîne une absence de débat
démocratique et par conséquent un désintérêt du parent-lambda. Le
taux de non-participation est énorme. Si nous obtenons 30 à 35% de
votants à ces scrutins, nous nous estimons satisfaits. L’électeur est
frustré et il le dit. Souvent, il souhaiterait barrer des noms, mais c’est
impossible car cela annulerait son vote ! Il y a un petit côté
soviétoïde dans tout cela qui m’a toujours amusé.
Et pour finir, les représentants élus sont toujours les mêmes. Les
« parents-professionnels » comme on les surnomme discrètement, se
recrutent parmi les inquiets, les méfiants, ceux qui veulent avoir un
droit de regard sur les études de LEUR enfant et tous ceux qui aiment
à se faire remarquer dans les réunions. Ils commencent leur
« carrière » dès la maternelle et sont réélus chaque année sans aucun
problème jusqu’à l’entrée en 6ème.
N’étant pas directeur à l’époque de Nungesser et Coli, je n’eus pas
à présider les premiers Conseils. Comme l’ensemble de mes
collègues, je me contentais d’écouter Baroncelli, mon directeur, faire
son exposé et les parents poser leurs questions. Avec ses deux
casquettes et son poids politique indiscutable, les Conseils étaient
sans histoires particulières. Plus tard, quand je serai à sa place, il me
sera donné de vivre tous les cas de figures c’est-à-dire des Conseils
plus ou moins agréables, plus ou moins houleux selon les
événements, les circonstances et les personnes réunies autour de la
table.
1984 vit le début de la chute de la maison Baroncelli. Aux
élections municipales, ses concurrents de droite l’accusèrent, preuves
70
à l’appui, de bourrage des urnes et de traficage de documents
électoraux. L’affaire fut portée devant les tribunaux et dura plus de
deux ans pendant lesquels Baroncelli demeura maire et directeur de
notre école autant dire qu’on le vit encore moins et que les collègues
étaient partagés, selon leur penchant politique, entre ceux qui
s’apitoyaient sur le sort de cette pauvre victime d’un acharnement
judiciaire honteux et ceux qui le soupçonnaient de malhonnêteté ou
de complicité de fraude… L’ayant vu détourner l’électricité de
l’école avec un gros câble pour alimenter son propre logement et se
faire régaler de cadeaux les plus divers de la part d’administrés qui
trouvaient là une façon de le remercier pour services rendus, je
penchais pour la deuxième explication. Par exemple, Baroncelli se
faisait régulièrement offrir rôtis et pièces de viande par la boucherie
industrielle de la ville. Idem pour le boulanger, le charcutier et le
cafetier qui lui versait gratis la tournée chaque fois qu’il honorait
l’établissement de sa présence.
Il possédait une vieille CX grise à essence qui devait bien
consommer ses 15 à 20 litres au cent, mais cela ne lui posait aucun
problème puisqu’il allait toujours faire le plein au garage municipal
sans bourse délier bien entendu et la faisait entretenir par le meilleur
de ses garagistes communaux. On la bichonnait dans les ateliers
municipaux, la voiture de Monsieur le Maire !
L’affaire Baroncelli eut les honneurs des journaux car à cette
époque un certain nombre de maires communistes se retrouvèrent
dans le même cas. Il perdit son premier procès, fit appel et perdit à
nouveau. Solidement épaulé par le Parti qui lui fournit les meilleurs
avocats, il épuisa toutes les formules de recours et alla même
jusqu’au Conseil d’Etat où il fut une fois de plus débouté. Il ne lui
resta plus qu’à discrètement demander ses droits à la retraite pour
éviter de se retrouver radié des cadres sans pension puisqu’un
fonctionnaire ne peut pas avoir d’inscription sur son casier judiciaire.
Baroncelli s’en tira fort bien puisque j’appris un peu plus tard qu’une
grosse municipalité du même bord politique lui avait offert un
placard doré de conseiller technique à l’éducation…
L’équipe pédagogique vécut longtemps en quasi-autonomie. Avant
l’affaire, l’individu s’intéressait déjà fort peu à l’école. Après, ses
71
démêlés judiciaires lui prirent tout son temps. Certains jours, il
pouvait faire une apparition dans son bureau, mais c’était seulement
pour téléphoner en Corse pendant des heures. Bien que ne
comprenant pas tout à fait la langue, il nous apparut qu’il avait une
belle propriété et certains intérêts là-bas et qu’il les gérait ainsi à
distance et au frais du contribuable comme tout le reste.
Une directrice prit sa suite. Très organisée, elle essaya de
reprendre les choses en main, mais sans trop y arriver, car les
pratiques étaient solidement et de longue date ancrées dans les
mœurs. L’école tournait toute seule car l’équipe était rodée et très
professionnelle et le milieu relativement agréable et sans trop de
problèmes.
À cette époque (1985-86), Nungesser se vit doté d’ordinateurs au
titre du « Plan Informatique à l’école » qui se solda par un fiasco.
Etant tête de réseau, nous reçûmes une dizaine de MO5 pilotés par un
serveur un peu plus puissant de chez Thomson. Il fallait utiliser de
petits magnétophones à cassettes pour enregistrer des programmes en
basic, c’est dire si tout cela était antédiluvien. Une salle sécurisée y
avait été dévolue. Toujours curieux de nouveautés, je m’investis à
fond dans cette affaire, potassai des bouquins, appris le basic et
fondai un petit club d’informatique pour les élèves qui voulaient aller
plus loin que simplement cliquer sur de tristes programmes de
soutien scolaire sur fond noir ou orange.
L’ennui c’est que je fus un des seuls. L’ordinateur n’avait pas
encore pénétré dans les foyers. Les collègues n’avaient même pas
idée de quoi il s’agissait. Aucune action de formation ne nous était
dispensée. Les écoles alentour avec qui on devait partager
l’utilisation des appareils ne se déplacèrent jamais. Les possibilités
techniques étaient des plus réduites puisque notre petit club
n’arrivait, en tapant des pages de programmes, qu’à faire rebondir
une balle sur deux raquettes stylisées par deux traits verticaux qui ne
se déplaçaient que sur un seul plan. Je me console en me disant que
j’ai peut-être suscité quelques vocations d’informaticiens…
C’était le tout début, les premiers balbutiements… Le matériel fut
très vite obsolète, dépassé, pulvérisé par les premiers PC avec
systèmes d’exploitation Microsoft Windows et Apple Macintosh qui
72
commencèrent à envahir le marché vers 1990. Nous fûmes
rapidement ridicules avec nos MO5 et TO7. Très peu d’élèves
profitèrent de ce plan. Seul Thomson tira profit de tous ces
ordinateurs achetés par l’Etat, mais ce fut une victoire à la Pyrrhus
pour la société. De même que le Minitel fut victime de l’Internet,
l’informatique à la française fut engloutie par la technologie
américaine alors que nous étions précurseurs en la matière.
Ce fiasco dut échauder les penseurs du Ministère puisque
l’informatique resta ensuite de longues années en jachère, laissant
notre système éducatif prendre un retard énorme en ce domaine.
Actuellement, le Ministère laisse l’achat et l’entretien des ordinateurs
à la charge des communes et ne se charge que d’une petite dotation
en logiciels ainsi que de la formation des personnels par le biais de
conseillers informatiques dans les circonscriptions. Le fameux
rapport un cheval pour une alouette qui amène à ce qu’à l’heure où
j’écris, bien des communes, faute de moyens ou de volonté politique,
n’ont toujours pas équipé les écoles en matériel informatique alors
que la plupart du temps il serait possible de pratiquer cette discipline.
De cette époque datent les lois Jospin qui consacraient
définitivement la victoire des Allègre, Forestier, Meirieu et autres
pédagogistes. On créait trois cycles à l’école primaire. Le cycle 1
allant de la petite ou toute petite section de maternelle jusqu’à la
moyenne section. Le cycle 2 : grande section jusqu’au CE1 et le
cycle 3 : du CE2 au CM2. Tout le monde remarqua que les cycles ne
recouvraient pas les habituels schémas et le fameux « passage » au
CP. L’apprentissage de la lecture s’étalait maintenant sur l’ensemble
du cycle 2, la grande section devait se tourner plus vers le primaire
avec concertations, réunions de cycles, projets en commun, etc. Il en
résulta immédiatement une impression d’écartèlement à ce niveau
ainsi que la crainte à terme d’un démantèlement de l’école maternelle
avec la grande section définitivement annexée par l’élémentaire et les
plus jeunes rattachés au jardin d’enfants (kindergarten à
l’européenne). Dans les cours de récréation, on commença à se dire
que notre système d’école maternelle unique en Europe était par
conséquent toujours en danger d’uniformisation…
Cette « réforme »impliquait également une sorte de principe de
73
non-redoublement à l’intérieur de chaque cycle. En théorie, on ne
pouvait plus envisager d’allongement de cycle qu’en fin de CE1 et en
fin de CM2, lors du passage en 6ème. Bien entendu, cela ne
convenait absolument pas à la base. L’exercice de la liberté
pédagogique en prenait un grand coup d’autant plus que les cycles
étaient accompagnés d’un système de projet d’école à élaborer pour
trois ans, de réunions de Conseils de cycles et au bout du compte
d’une toute autre philosophie du travail, moins individuel, plus
collectif et avec des pouvoirs accrus accordés aux parents d’élèves
(possibilité d’appel de toutes les décisions, réunions d’informations,
délégués de parents, Conseil d’Ecole, etc.)
Cette fois, nous autres, fantassins de l’Education Nationale, nous
ne comprîmes même pas de quoi il s’agissait vraiment. Il était facile
de deviner que ces textes n’amèneraient aucun relèvement du niveau
scolaire des élèves ni aucune amélioration de nos conditions de
travail, mais nous ne percevions pas encore tout leur côté pernicieux
et déstabilisant. Alors, on fit usage du seul pouvoir qu’on ne pourra
jamais ôter aux fonctionnaires, la force d’inertie. En 1990, on parla
vaguement du projet d’école, mais on accoucha de pas grand-chose
sur le papier et encore moins dans la réalité. En 1993, je découvrirai
pour la première fois un projet d’école à La Fontaine, lors de ma
première prise de direction. Une petite dizaine de pages
manifestement écrites par le Directeur dans lesquelles il exposait
toutes les difficultés du quartier et du milieu social ainsi que les
problèmes de l’enseignement du français langue étrangère. Il se
terminait par un dernier titre : « REMEDIATIONS » (qui me sembla
un joli barbarisme à prétention pédagogique). Je tournais la page.
Plus rien. Le texte s’arrêtait là. Je ne pense pas qu’il fût soumis à
l’Inspection. À Nungesser, nous n’avions rien rédigé du tout…
Pendant quelques années, nous continuâmes à fonctionner
exactement comme auparavant, nous souciant comme d’une guigne
des fameuses lois Jospin. Nous faisions encore redoubler quand nous
le jugions nécessaire. Les parents, confiants ou mal informés, s’en
remettaient toujours à nous. Le travail en cycles resta longtemps
lettre morte. Seuls les évaluations de début de CE2 furent appliquées,
car elles étaient nationales et obligatoires. Il s’agit d’une batterie
74
d’exercices de français et de maths prévus pour évaluer, à l’aide
d’une grille de notation codée 0,1,9 par exemple, le niveau des
enfants en fin de cycle 2 et pour permettre à l’enseignant de savoir où
porter son effort. L’ennui c’est que les résultats sont généralement
contradictoires, chaque élève en difficulté ayant des lacunes
différentes de celle du voisin, c’est la quadrature du cercle pour
arriver à personnaliser l’enseignement à ce point. Résultat, pendant
des années, les maîtres de CE2 ont fait passer en septembre les
fameuses évaluations à leurs élèves, les ont corrigées, les ont
présentées aux parents puis les ont gentiment rangées dans une
armoire…
À l’époque, les Inspections départementales étaient encore
bienveillantes (en tout cas celle où j’exerçais) et ne cherchaient pas
trop à savoir si les nouvelles directives étaient vraiment appliquées.
Les directeurs étaient des personnages importants et respectés qui
géraient leurs écoles avec une assez bonne autonomie, reflet de
l’autonomie dont disposaient les Inspecteurs eux-mêmes qui
donnaient l’impression d’être de petits barons dans leurs fiefs.
Tout cela changea très vite. L’opinion publique, une nouvelle
politique au niveau académique et surtout l’usure du temps finirent
par venir à bout de la résistance passive de la base et les miasmes de
cette calamiteuse réforme finirent néanmoins par contaminer
l’ensemble de l’édifice.
En 1991, fin des Ecoles normales et naissance des IUFM. Plus
aucun enseignant ne devait se retrouver sur le terrain sans être passé
par ce moule étrange. Des phénomènes comme ceux de ma
génération d’enseignants ne devaient plus exister. Il fallait formater
les nouveaux arrivants. Ce qui était d’autant plus facile quand on
utilise quasiment uniquement des gens qui n’ont qu’une
connaissance théorique de l’école primaire puisque étant pour la
plupart ex-profs du secondaire. Ces gens n’ont plus que la théorie à
quoi se raccrocher et l’on sait par qui elle est écrite et à quoi elle
aboutit. Ironie du sort, l’insuffisance des effectifs fit que JAMAIS
l’Académie ne cessa de faire appel à du personnel non formé,
suppléants, candidats ayant échoué au concours d’entrée en IUFM et
pudiquement appelé « listes complémentaires » jusqu’à nos jours.
75
Cette pratique est devenue marginale alors qu’à mes débuts, elle était
très largement majoritaire.
J’en étais à ma onzième année à Nungesser et Coli. Tout allait
pour le mieux. Les parents m’appréciaient, les enfants m’aimaient et
les collègues insistaient pour que leurs propres rejetons suivent le
CM2 dans ma classe. Plus que mes excellents rapports d’inspection,
c’est la reconnaissance de mes pairs qui me semblait la plus
importante. En effet, au cours de ma carrière, j’ai compté qu’environ
une trentaine d’enfants de collègues m’ont été confiés y compris
ceux de la compagne de Baroncelli, le directeur-maire. Les collègues
de l’école peuvent évidemment choisir la classe où ils mettent leurs
enfants. La plupart du temps, ils ne les prennent pas dans leur propre
classe car l’expérience montre que cela se passe rarement bien,
l’enfant ayant beaucoup de peine à faire la différence entre le parent
et l’enseignant. Il a également l’impression qu’on exige plus de lui
que des autres et il peut être en butte à des camarades qui voient
forcément en lui un chouchou. J’avais donc la confiance des
collègues qui me demandaient de m’occuper de leurs enfants. Cela se
passait bien la plupart du temps d’autant plus qu’une assez forte
proportion d’entre eux étaient têtes de classe.
L’ambiance était encore agréable, mais dans les dernières années,
les premiers signes de dégradation apparurent. La proportion
d’enfants du Maghreb ou d’Afrique noire augmenta, le nombre de
cas sociaux également. La plus grosse crise que nous eûmes à subir
fut l’arrivée massive d’enfants de gens du voyage qui venaient de
s’installer sur le magnifique terrain d’accueil que la Municipalité,
appliquant la nouvelle loi pour les communes de plus de 15 000
habitants, venait de leur construire. Les enfants étaient plus d’une
trentaine relevant de tous les niveaux, la plupart peu ou pas
scolarisés. Il fallut batailler dur pour obtenir une ouverture de classe
pour les accueillir décemment. L’Inspection, dans un premier temps,
se contenta de faire la sourde oreille considérant qu’il n’y avait qu’à
les répartir dans les différentes classes. D’où grève, occupation de
l’école par les parents d’élèves et assemblées générales diverses.
Tout se termina par un compromis. L’Inspectrice n’ouvrit pas de
classe supplémentaire, mais affecta un ZIL dans un premier temps
76
puis un second un peu plus tard. Ils avaient pour mission de
s’occuper particulièrement de ces enfants qui restaient affectés aux
classes correspondant à leur âge d’état-civil et allaient avec lui tenter
de se mettre à niveau à raison d’une à deux séances d’une heure par
semaine autant dire pas grand-chose… Heureusement, à l’arrivée du
second ZIL, la directrice accepta de regrouper ces gamins en deux
petites classes de 15 ce qui convenait mieux à tout le monde et en
premier lieu aux intéressés. Ceux-ci avaient énormément de mal à
supporter la discipline scolaire. Incapables de rester assis, de
supporter la moindre contrainte, d’obéir à un ordre et même
d’écouter calmement quelque chose, ils donnaient l’impression de
petits enfants sauvages habitués à vivre sans autres lois que celles de
leur clan situé dans un no man’s land, en marge de la société dite
« normale ». Le vol devait leur sembler naturel car tout ce qu’ils
trouvaient intéressant à portée de main disparaissait. Plusieurs
collègues en surprirent en train de fouiller dans leurs cartables et sacs
à main. L’une d’elle fut même délestée d’une petite somme.
L’affaire dura un peu plus d’un an et demi, le temps que les gens
du voyage viennent à bout du camp d’accueil tout neuf. Les
sanitaires furent démantelés et revendus un à un. Les tuyaux de
cuivre des arrivées d’eau, les câbles électriques eux-mêmes
disparurent. Ils démontèrent jusqu’aux tuiles, aux portes et aux
charpentes des blocs sanitaires. De tout ce que la commune avait
investi, il ne resta quasiment rien à part le goudron des allées. Quand
il n’y eut plus rien à revendre, ils quittèrent les lieux ne laissant
qu’un grand tas d’immondices derrière eux. La Mairie s’empressa de
condamner l’entrée du camp. Le quartier et l’école poussèrent alors
un grand soupir de soulagement.
Je reçus quelques élèves de ces milieux, la plupart ne savaient ni
lire ni écrire même à l’âge du CM2 à une exception près, une fille
travailleuse, intelligente, curieuse qui en voulait énormément et que
j’encourageais à continuer. Au moment de faire remplir les dossiers
d’entrée en 6ème, comme celui de Lucia, la petite voyageuse, ne
revenait pas, je lui demandais ce qui se passait.
— Mes parents ne veulent pas que j’aille au collège, me réponditelle tristement.
77
— Mais ils ne peuvent pas t’en empêcher, l’école est obligatoire
jusqu’à 16 ans.
Elle éclata en sanglots.
Nous convoquâmes la famille qui ne se déplaça pas. Alors nous
allâmes sur le terrain pour négocier avec le chef du clan. Il n’y eut
rien à faire. Il voulait bien la laisser aller à l’école primaire, car il n’y
avait pas trop de risques d’après lui, mais il était hors de question
qu’elle parte au collège. Elle allait y « devenir une fille perdue
tellement ils étaient mal surveillés là-bas ». Et puis une fille de Roms
n’avait pas besoin de faire tant d’études alors qu’elle avait déjà onze
ans et qu’il faudrait assez rapidement penser à la marier…
Son avenir était tout tracé : la caravane, le mari et un gosse tous
les ans. Pas question de sortir du milieu !
Nous envoyâmes quand même son dossier non signé au collège en
expliquant la situation, mais cela ne servit à rien. Lucia ne se
présenta pas à la rentrée de septembre. Le Principal fit un
signalement, mais quand les autorités intervinrent, il y avait belle
lurette que ce clan de gens du voyage avait quitté le terrain…
Un grand champ s’étendait entre notre quartier et la maison
d’arrêt de la Neuville. On commença à y construire un nouveau
quartier constitué selon les nouvelles normes de mixité sociale :
moitié pavillon en accès à la propriété et moitié immeubles de quatre
à cinq étages en locatif. Les premiers habitants furent les gardiens de
prison et leurs familles dans les bâtiments et une importante majorité
de vietnamiens et de cambodgiens dans les pavillons en accession à
la propriété. L’école du nouveau quartier étant en construction, les
nouveaux élèves furent d’abord affectés à Nungesser pour l’année
91/92. Cela ne se passa pas sans heurt. Nous eûmes à gérer nombre
de bagarres entre blacks et beurs d’un côté et asiatiques de l’autre.
Les premiers craignant sans doute pour leur suprématie sur la cour de
récréation, les seconds n’acceptant sans doute pas d’être assujettis de
cette manière. Ces élèves du Sud-Est asiatique étaient
particulièrement travailleurs, polis et obéissants. Enfants de boatpeople,
ils s’étaient trouvés dans des situations souvent dramatiques.
Naturellement ni batailleurs ni querelleurs, ils étaient très solidaires
et savaient faire bloc pour se défendre vis-à-vis des petits caïds de
78
l’école qui les accueillaient si mal.
La nouvelle école qui s’appellerait « Berthe Morisot » devait
ouvrir pour la rentrée 92 à titre d’annexe de la nôtre la première
année et de façon partielle c’est-à-dire avec trois classes élémentaires
(CP, CE1/CE2 et CM1/CM2) et deux maternelles (Petite/Moyenne
section et Grande section). La directrice cherchait des volontaires
pour cette mission d’ouverture d’école qui ne s’annonçait pas
particulièrement facile. On n’était pas sûr que tout serait prêt pour la
rentrée. Il allait falloir essuyer les plâtres et vivre en autarcie, car
notre directrice se partagerait entre les deux écoles, et on devrait
gérer le tout-venant, ce qui n’était pas rien.
Il n’était pas possible d’emmener avec nous la totalité des enfants
du nouveau quartier, alors nous fîmes des choix dans l’ordre des
départs. Nous proposâmes de commencer en priorité par les enfants
asiatiques auxquels nous adjoindrions les enfants de gardiens de
prison dans l’ordre de leur arrivée. Les autres devant rejoindre
l’année suivante avec les nouvelles ouvertures de classes prévues.
L’école monterait en puissance sur plusieurs années en suivant le
rythme des constructions et atteindrait vingt classes, ce qui est
énorme. En fait, la prévision se révéla insuffisante puisque Berthe
Morisot monta à 22 classes avec deux préfabriqués ajoutés dans la
cour. Ceci arriva bien après mon départ.
Ce déplacement massif d’asiatiques sembla bizarre à certains,
mais rapidement tout le monde s’en félicita aussi bien à Nungesser
qui retrouva son calme et put oublier les batailles rangées qu’à
Morisot où ces enfants trouvèrent enfin une certaine sérénité dans
leurs études. Ils représentaient alors plus de 80% de la population
scolaire. Ce fut globalement une très bonne année pour moi, ces
élèves étant très attachants par leur côté sérieux, travailleur et plein
de curiosité intellectuelle. Aux récréations, ils se regroupaient par
affinité et organisaient eux-mêmes leurs jeux collectifs sans que nous
n’ayons rien d’autre à faire que mettre un peu de matériel à leur
disposition. À l’étude, au moment du goûter, ils s’asseyaient en
grands cercles et mettaient en commun ce qu’ils avaient dans une
sorte de grand partage géré par les plus grands. Je n’ai jamais vu
ailleurs de tels comportements. Inutile de préciser que bagarres et
79
conflits divers étaient devenus rarissimes.
Le bâtiment lui-même était moderne voire ultramoderne avec son
hall d’entrée type aéroport comprenant un nombre important de
piliers que ne manqueraient pas d’embrasser tous les étourdis qui
marcheraient en regardant derrière eux. À droite du hall, l’accès à la
maternelle avec un second hall prévu également pour les activités de
motricité et un escalier assez monumental pour un accès au premier
étage avec des coursives de formes arrondies. Très peu de lignes
droites dans ce bâtiment, mais des courbes un peu partout, des portes
coupe-feu en grand nombre, des couloirs étroits et sinueux. Nous
remarquâmes tout de suite qu’il serait fort difficile d’y surveiller les
déplacements des rangs car à quelque endroit où l’enseignant pût se
placer, il avait toujours une partie du rang hors de vue.
Les coursives de l’étage amenaient aux classes et à une sorte de
rond-point central avec un puits de lumière très haut et très sonore
puisque faisant caisse de résonance depuis le rez-de-chaussée. Les
rambardes étaient de hauteur normale, c’est-à-dire non
surdimensionnée, donc aisément franchissables par les enfants ce qui
pouvait faire craindre des vols planés sans parachute !
Heureusement, pour cette première année, n’étant que trois, nous
nous installâmes au rez-de-chaussée dans les meilleures classes
orientées sud-ouest. Leur surface nous sembla fort restreinte. En fait,
elles étaient aux nouvelles normes de 24 par classe à raison d’un
mètre carré et des poussières par enfant alors qu’à Nungesser, la
norme de construction était de 30. L’ennui c’est que le nombre de 24
n’est qu’une moyenne d’école qui peut aisément donner des classes à
27 comme des classes à 22… Nous étions donc un peu à l’étroit,
mais ce n’était pas trop gênant vu l’esprit discipliné de notre public
particulier. Avec l’arrivée des nouveaux habitants, il risquait de ne
pas en être de même.
La cour de récréation était également relativement sousdimensionnée car
légèrement plus petite que celle de la maison-mère
qui plafonnait pourtant à 14 classes. La maternelle disposait d’une
cour spécifique qui donnait de l’autre côté du bâtiment et qui était
toute petite. Elle était prévue pour 6 classes et l’élémentaire pour 14.
Nous étions donc dans les normes réglementaires là encore.
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À part les halls et ronds-points intérieurs sonores et inutilisables, il
n’y avait ni préau, ni verrière donc rien pour protéger les enfants des
intempéries, ce qui posa des problèmes et nous amena à réduire ou
supprimer nombre de récréations. Bien entendu, aucune
infrastructure sportive, ni gymnase, ni plateau d’évolution. Juste une
salle dite polyvalente à peine plus vaste qu’une classe et qui pouvait
servir pour des exercices de lutte ou des jeux d’opposition ainsi que
pour des projections audiovisuelles. Quand l’école serait au complet,
il allait falloir prendre son tour si on avait une vidéo à passer ou si le
temps ne permettait pas de pratiquer l’EPS à l’extérieur.
Le cadre était neuf, attrayant et les classes très lumineuses. Au
premier, certaines d’entre elles bénéficiaient même de poutres
apparentes. De plus, les élèves appréciaient de pouvoir manger dans
un self-service attenant ce qui les changeait de la traditionnelle
cantine.
L’architecte et la Mairie étaient très fiers de leur réalisation
d’autant plus que l’école n’avait pas coûté énormément au
contribuable puisqu’elle faisait partie du programme du promoteur et
avait en fait été financée indirectement par chaque accédant à la
propriété.
Nous regrettâmes tous qu’un seul homme, en l’occurrence cet
architecte, sans doute absolument ignorant des réalités de notre
métier, ait pu totalement décider du cadre de vie de la communauté
scolaire sans que jamais aucun enseignant n’ait été consulté. Si cela
avait été le cas, nous aurions pu éviter toutes ces erreurs de
conception qui rendent le travail encore plus difficile. Bien
évidemment le résultat aurait sans doute été moins moderne, moins
esthétique, mais sûrement plus adapté à des enfants de primaire…
Même la qualité des matériaux laissait à désirer. Combien de
poignées, de charnières, de sanitaires même se retrouvèrent arrachés
avant six mois d’utilisation. Tout le monde sait qu’avec des enfants,
il faut du matériel solide. Il était facile de voir que la Mairie aurait à
passer son temps à réparer et à bricoler et le directeur à pleurer pour
que l’on fasse les travaux. Des fissures importantes apparurent sur les
murs porteurs. L’architecte convoqué pour constatation ne s’affola
pas et déclara que c’était normal et simplement dû au travail de
81
stabilisation du terrain…
Pour ma part, ayant ouvert cette école, j’avais envie de la diriger
réellement. Je passais donc à nouveau l’entretien de direction que
j’avais déjà décroché 13 ans plus tôt. L’école passerait au mouvement
avec 8 classes seulement (3 maternelles + 5 élémentaires) pour la
rentrée suivante c’est-à-dire presque sans décharge d’enseignement.
Les candidats ne devraient pas se bousculer pour demander ce genre
de direction. Je croyais avoir mes chances puisque les postes
s’attribuent au barème et que dans celui-ci, les années
d’enseignement sont doublées par les années de direction. N’ayant
pas encore exercé en tant que directeur, mon barème était faible par
rapport aux collègues en poste. Et puis Berthe Morisot était destinée
à un certain avenir. Douze classes apporteraient rapidement une
demi-décharge et quatorze une décharge complète. C’était une affaire
de trois ou quatre ans.
Je n’obtins pas le poste. Je fus coiffé sur le poteau par une
directrice de maternelle moins ancienne que moi dans le métier, mais
prioritaire. Elle venait de perdre une classe donc un tiers de décharge.
Dans ce cas, l’administration fait en sorte que l’on ne perde pas son
statut et vous déclare prioritaire sur poste équivalent. Morisot étant à
la fois élémentaire et maternelle, cela convenait. Son école
précédente comportait 6 classes, elle était d’importance à peu près
égale, donc elle la récupéra.
Se posa la question de savoir si l’équipe souhaitait rester. Dans ce
cas, nous aurions été immédiatement et automatiquement titularisés
sur cette création avant les premiers arrivants « officiels ». Les deux
collègues de maternelle acceptèrent. Elles s’entendaient à merveille.
Les locaux étaient agréables, assez mal conçus cela va sans dire,
mais encore de taille humaine. En élémentaire, personne ne voulut
rester pour les raisons architecturales expliquées plus haut. Nous ne
voulions pas nous retrouver coincés dans des locaux quasiment
inadaptés, dans cette sorte de grande usine devenue bruyante et peu
gérable. Nous dûmes écrire chacun une lettre de renonciation à nos
droits adressée à l’Inspecteur d’Académie. J’ai appris que les hautes
autorités en furent assez étonnées.
Il ne restait plus à mes deux collègues qu’à regagner Nungesser.
82
Cette année d’ouverture d’école n’ayant finalement été qu’une
parenthèse somme toute agréable dans leur carrière.
83
CHAPITRE VI
CHAPITRE VI
Première direction d’école
Je m’aperçois que, lancé dans mon récit, je n’ai pas évoqué
comment je suis vraiment enfin devenu directeur. C’est assez simple.
Il suffit de remplir un dossier de candidature et de satisfaire à
certaines conditions : à mon époque, il fallait avoir exercé dix ans, le
délai a été ramené à 3 ans, puis à rien, sans doute en raison de la
difficulté de trouver des candidats et finalement passer un entretien
portant sur deux thèmes : l’administratif (avoir pour cela bien potassé
les textes et règlements divers) et le pédagogique (en gros tout savoir
du pédagogiquement correct, méthodes, pratiques et théorie, surtout
théorie !). Une fois admis, on nous proposerait un stage d’une
semaine avec des inspecteurs, suivi d’une semaine en formation libre
dans des services de Mairie et en compagnie de directeurs
« parrains ». La durée de ce stage est maintenant portée à trois
semaines ce qui n’est pas un mal en soi mais me semble encore bien
insuffisant vu l’impression d’abandon en rase campagne que l’on
ressent tous sur un premier poste surtout s’il est assez lourd et dans
un cadre difficile comme ce fut mon cas.
J’avais participé au mouvement départemental et noté un grand
nombre de postes tous situés pas trop loin de chez moi. J’obtins l’un
de mes derniers choix, ce qui n’était pas étonnant, car je démarrais
84
dans la carrière. Je n’avais demandé que des postes en élémentaire
avec au minimum une demi-décharge, car j’estimais, comme tout le
monde, que moins n’en valait pas la chandelle.
Vers la fin de l’année, j’eus droit à quelques jours de stage de
formation au cours desquels nous reçûmes les félicitations de
l’Inspecteur d’Académie en personne et surtout les mises en garde de
Maître Lafontaine, l’avocat de l’Autonome (organisme chargé de
défendre les collègues en cas d’accidents ou de conflits capables de
les entraîner jusqu’au pénal). Son exposé refroidit immédiatement
notre enthousiasme : ce n’étaient qu’une suite d’accidents affreux
comme celui de cet élève qui se retrouva avec la pointe d’un compas
projeté à travers la classe fichée dans l’œil ou cet autre défenestré
alors que l’enseignant était en train d’écrire au tableau.
À chaque fois, le défaut de surveillance est recherché et
l’enseignant poursuivi devant les tribunaux. L’Etat supplée au
fonctionnaire pour le versement des dommages et intérêts mais se
retourne ensuite contre lui en se remboursant chaque mois sur son
salaire. Il n’oublia pas de nous préciser qu’à chaque fois, la direction
d’école est incriminée (affaire de la piscine de Grenoble, affaire du
Drac… etc.)
Nous visitâmes également une école ZEP dans un quartier
particulièrement défavorisé, car il s’agissait de barres de type HLM
complètement dégradées, situées sur un terrain appartenant à la ville
de Paris, laquelle semblait s’en désintéresser totalement. Le
revêtement des murs des immeubles s’effritait par panneaux entiers
et les rues étaient creusées d’énormes nids de poules. Je retins que les
classes avaient des effectifs réduits de 22 ou 23 élèves, que le midi,
étaient organisés des ateliers style ping-pong ou bibliothèque et que
les élèves n’avaient pas l’air si terribles que cela.
Il y eut une partie de formation administrative. Chacun de nous
passa quelque temps dans les services de sa commune d’exercice
pour faire connaissance avec l’enseignement, la restauration, la
voirie, les bâtiments, etc. Un univers totalement inconnu de
l’enseignant lambda qui n’a pas à se soucier un seul instant de la
matérielle. Tout ce travail est du ressort du directeur qui touche
d’ailleurs une indemnité pour cela. Je fis connaissance avec mes
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futurs interlocuteurs, notais leur nom et téléphone sans savoir que
j’aurais presque journellement à les appeler pour l’organisation de la
cantine, les sorties en car ou les travaux et réparations à effectuer
dans l’école. En général, l’accueil fut sympathique, d’autant plus
qu’à La Neuville, la municipalité ne lésinait pas sur le budget et
l’intérêt apporté au secteur scolaire.
En fin de stage, nous fîmes une sorte de bilan entre nous. Sur une
promotion de 37 nouveaux directeurs, moins d’une dizaine avait
obtenu un poste pour la rentrée prochaine, quelques-uns
envisageaient éventuellement de postuler pour un intérim intéressant
et les autres se partageaient par moitié entre ceux qui n’avaient rien
demandé et ceux qui n’avaient rien obtenu, le plus souvent en raison
d’une exigence sans doute trop irréaliste. Beaucoup déclaraient
préférer rester dans leur classe plutôt qu’aller galérer dans des zones
à risque. Je faisais partie de la petite minorité qui pensait le contraire.
J’étais plein d’enthousiasme, mais je ne réalisais pas vraiment dans
quoi je me lançais.
Je téléphonai au directeur qui partait sur une commune voisine. Il
n’était resté que deux ans à l’école La Fontaine et avait l’air tout à
fait satisfait d’avoir décroché un poste avec décharge complète. Nous
convînmes d’un rendez-vous un soir après l’étude. J’avais besoin
qu’il m’explique un grand nombre de choses au sujet du
fonctionnement de l’école.
Ayant déjà travaillé douze ans dans la ville, je connaissais la
détestable réputation du quartier. On pouvait le qualifier de zone de
non-droit ou de quartier « sensible ». Il était constitué d’un certain
nombre d’immeubles de cinq étages et de quatre tours assez
dégradées. Un énorme « NIQUE LA POLICE », tracé au goudron sur
un mur aveugle, annonçait tout de suite la couleur. L’école se trouvait
au cœur de la cité, enserrée de trois côtés par tours et immeubles et
ne donnait sur des pavillons que sur le quatrième. Une quinzaine
d’années plus tôt, La Fontaine avec 14 classes et une décharge
complète, était une école encore respectable et recherchée. Elle avait
servi de fief à un directeur d’école du bord opposé à Baroncelli qui
avait même été maire avant lui.
Quand je pris mes fonctions, la situation était très différente. Les
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ouvriers et employés de la cité s’étaient mués en chômeurs et assistés
sociaux. De nouveaux habitants s’étaient installés au fur et à mesure
du départ des « de souche » et dans les pavillons, la population avait
vieilli, de sorte que les enfants en provenant n’étaient qu’une infime
minorité qui d’ailleurs allait plutôt dans l’école jumelle tenue par une
collègue qui venait elle aussi de Nungesser.
L’école datait du début des années soixante-dix. C’était un bloc de
béton percé de nombreux vitrages avec un grand préau en rez-dechaussée
et une vaste cour donnant directement sur le quartier. À
cette époque la lubie pédagogique voulait une école ouverte sur la
vie, sur le monde, sur la cité. D’où cette disposition architecturale et
ce ridicule grillage de moins d’un mètre de haut autour de la cour.
Quand j’arrivai, ma présence, comme celle de tout intrus, fut
signalée par des sifflements et des appels peu discrets du genre
« teuss, teuss » de la part de petits gamins qui servent de choufs
(guetteurs) pour prévenir leurs « grands frères » de l’arrivée d’un
inconnu qui pouvait gêner tous les trafics pratiqués.
Le directeur, un grand rouquin à lunettes répondant au nom
d’Einstadt m’accueillit avec ces mots : « Bienvenue à La Fontaine,
mais attention, ici, pas de raciste… »
Je fus un peu surpris, ne me sentant pas concerné. Je lui rétorquai
que les élèves venus des quatre coins de la planète, j’en avais une
longue habitude et que cette année je m’étais même fait une
spécialité avec les Asiatiques.
— Bof, me lança-t-il, les Asiatiques, je peux pas les blairer, tous
des faux-culs et des salopards…
Pour un antiraciste, c’était assez comique. Sans doute avait-il ses
critères de racisme bien à lui…
— …de toutes façons ici, tu auras beaucoup de blacks et de beurs
mais pas du tout de jaunes, alors tu seras bien.
Il se présenta comme un franc-tireur et m’expliqua très vaguement
et très négligemment son fonctionnement en me mettant bien en
garde contre toute tentative d’autoritarisme. « Tu n’es qu’un parmi
tes semblables. Tu n’es pas leur supérieur hiérarchique. C’est le
Conseil des maîtres qui doit décider pour tout. Tu n’auras qu’à
appliquer ses décisions et tout ira pour le mieux. »
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Il était très content de quitter La Neuville, car il n’appréciait pas
du tout que la municipalité soit repassée à droite. Il se déclarait ami
du maire communiste de la ville voisine qu’il était content de
rejoindre. J’en conclus qu’en fait de franc-tireur, ce devait surtout
être un partisan ou au minimum un compagnon de route. Comme je
ne me mêlais pas de politique, il m’avait classé à droite selon le
vieux principe bolchevique selon lequel tout ce qui n’est pas
communiste est à droite.
J’apprendrai plus tard beaucoup plus de choses sur le prétentieux
Einstadt. Pour l’heure, je me contentais de repérer les lieux et
d’essayer de comprendre le fonctionnement de mon prédécesseur. Il
s’était attribué la classe de CM2 pour pouvoir partir en classe de
neige avec ses élèves. Je ne pourrai pas prendre la suite car un
collègue de CM1 voulait lui-même suivre ses élèves au CM2 et partir
en classe de neige. Cela m’arrangeait, car je ne me sentais pas assez
expérimenté pour laisser l’école deux semaines sans direction
sachant que l’équipe était composée presque exclusivement de jeunes
collègues. Il me restait le choix entre le CE2 et le CM1. J’optais pour
ce dernier. Il me serait attribué à la rentrée une PE2 (normalienne
sortante) pour assurer le mi-temps de décharge au cours duquel je
devrai m’empresser d’expédier le travail administratif, de recevoir
les visiteurs de l’école, d’aller aux diverses réunions, de m’occuper
de la vie matérielle et pédagogique de l’école et j’en passe.
— Moi, me dit Einstadt, j’ai toujours eu l’impression de ne rien
faire à fond, c’est pour cela que je suis content de décrocher une
décharge complète. Au moins, je pourrais faire correctement mon
boulot de directeur.
Je suis resté cinq ans sur ce poste demi-déchargé. J’ai
parfaitement vérifié l’exactitude de cette affirmation. On ne peut pas
vraiment faire efficacement son travail d’enseignant pour deux
raisons majeures. La principale est qu’un directeur est constamment
dérangé et doit se rendre disponible. Bien sûr, on essaie de préserver
les élèves, mais c’est quasiment impossible surtout dans une école
comme La Fontaine où il n’y a personne pour vous aider mis à part
une femme de service à mi-temps (c’est-à-dire à se partager avec
l’école jumelle et qui se trouve donc partout et nulle part à la fois)
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pour répondre aux petites sollicitations quotidiennes et exercer une
sorte de premier tri dans les priorités…
Je remarquais qu’il n’y avait pas de téléphone dans la classe du
directeur.
— Si tu veux être emm…, fais-toi installer une prise ! Me lança-til.
Tu verras, ça peut sonner sans arrêt.
— Oui, mais ça peut être utile en cas d’urgence ou de nécessité. Je
peux avoir besoin, moi, d’appeler…
— Tu verras par toi-même…
Ce fut l’un des premiers travaux que je fis exécuter. J’installai un
téléphone sur mon bureau et bien entendu, il se produisit exactement
ce qu’il m’avait dit. Cela se mit à sonner toutes les cinq minutes.
Impossible de faire la classe. Je le débranchai aussitôt et le rangeai
dans le tiroir du bureau. L’école La Fontaine ne répondrait au
téléphone que quand le directeur serait disponible. Un véritable pisaller.
J’enverrai de nombreuses lettres aux parents pour les informer
de mes moments disponibles en les suppliant de s’y conformer. J’en
ferai autant avec l’Inspection Départementale et les services
communaux. J’apposerai des affiches, mais sans grand succès.
La deuxième difficulté vient du mi-temps lui-même. C’est l’aigle
à deux têtes, l’attelage qui peut tirer à hue et à dia. Même en essayant
de s’accorder sur les manières de pratiquer, même en se répartissant
les matières, cela pose des problèmes. L’enfant de cet âge aime à
avoir un adulte référant et non deux. Il a ses préférences. Les
personnalités sont différentes, les autorités de même. Et les élèves
ont vite fait de s’engouffrer dans toutes les brèches à leur portée. J’ai
travaillé avec plusieurs doublettes et ce ne fut pas toujours facile
pour elles. Ayant un statut et un charisme différent, beaucoup
d’élèves s’estimaient autorisés à se tenir moins bien avec elles
qu’avec moi. Résultat, alors que j’étais déchargé d’enseignement, il
me fallait bien souvent, me précipiter dans ma classe pour y remettre
de l’ordre, car le bruit et l’agitation parvenaient jusqu’au bureau, un
étage en dessous.
Inversement, à chaque retour en classe, il me fallait reprendre la
discipline presque à zéro, tant les élèves essayaient de poursuivre
avec moi ce qu’ils avaient commencé avec la doublette. Dans ces
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conditions, pas question de discipline librement consentie et mise en
place dès les premières semaines de la rentrée, sorte d’autodiscipline
qui suivait son petit bonhomme de chemin tout au long de l’année
comme j’avais pu la pratiquer tant d’années à Nungesser, mais un
combat quotidien, une vigilance de tous les instants, un statu quo qui
pouvait à tout moment être remis en question.
Mais, je n’en étais qu’aux premières visites, aux dernières
recommandations de mon collègue, en l’occurrence fort succinctes.
Le cadre n’était pas particulièrement laid, l’école était moderne avec
la moitié des classes donnant sur la cour et l’autre sur le jardin
entourant le petit bâtiment des logements de fonctions. Je décidais de
m’installer simplement dans la classe déjà occupée par le précédent
directeur bien que donnant sur la cour et moins agréable que celle
donnant de l’autre côté. J’avais juste l’avantage de pouvoir surveiller
la cour et les arrivants depuis les larges baies vitrées.
Comme je remarquais que le grillage entourant la vaste cour était
d’une hauteur ridicule, Einstadt me répondit que ce serait à moi de
demander la rehausse pour éviter les perpétuelles intrusions de
« grands frères » du collège qui s’autorisaient à enjamber cette
ridicule clôture pour venir se mêler des histoires des plus petits. Pour
ne rien arranger, il y avait même une butte de terre tout le long de la
cour qui leur permettait d’être en surplomb et de tout surveiller
quand ce n’était pas de nous narguer ou de nous insulter de loin.
Anciens élèves de l’école, ils n’avaient pas cours ou même les
séchaient et venaient alors traîner leur ennui du côté de l’école. Cela
leur passait le temps mais était particulièrement pesant pour nous.
Il me fallut ensuite aller me présenter à l’inspectrice de
l’Education Nationale qui résidait dans la ville voisine, plus cossue,
plus respectable puisque ayant l’honneur d’abriter l’un des deux
IUFM du département. Le bâtiment de l’inspection était une sorte de
pavillon bourgeois de style un peu suranné qui donnait sur un square
et un petit lac, cadre bucolique bien différent de la triste réalité de
nos cités. Madame Gaudemar était une inspectrice à l’ancienne.
Petite, un style sergent major qui sentait la vieille fille plutôt cassante
mais qui savait ce qu’elle voulait. Nous fîmes connaissance car bien
que travaillant sur la même ville depuis des années, celle-ci était
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scindée en deux circonscriptions et ma nomination à La Fontaine
m’en faisait donc changer. Elle ne me cacha pas que la mission
n’allait pas être de tout repos.
— Je connais la réputation de l’école et du public qu’elle
accueille, lui dis-je.
— La réputation c’est une chose, la réalité est une autre, lança-telle finement.
— Pire, Madame l’Inspectrice ?
— Vous verrez par vous-même. Tout ce que je vous demande,
c’est que les missions d’éducation se déroulent normalement. Votre
prédécesseur s’en est tiré avec les honneurs. Essayez d’en faire
autant.
— Vous pouvez compter sur moi, lui répondis-je. Et je vais même
essayer de faire mieux et, qui sait, tenter d’effacer cette vilaine
réputation.
Devant tant de naïveté, elle me regarda en souriant et conclut
l’entretien en m’assurant que je pourrai toujours compter sur elle et
sur les services de l’Inspection. J’appris que cette personne pouvait
être terrible en inspection, faire craquer les collègues, les amener à
pleurer tant ses réflexions manquaient de tact. Il n’en demeure pas
moins que pendant trois années et dans les pires circonstances, son
soutien fut total et sans discussion, ce qui m’aida beaucoup.
J’assistais également à mes premières réunions de directeurs. Mes
collègues m’accueillirent aimablement. Tous ne m’étaient pas
inconnus, certains étaient d’anciens collègues. Un vieux briscard me
lança même: « Alors, Bernard, on joue dans la cour des grands
maintenant ? »
Tout au long de ma carrière et particulièrement à La Neuville, je
bénéficierai toujours de la formidable solidarité qui existe entre
dirlos. Les anciens aident les jeunes. Tout le monde se serre les
coudes. Le téléphone fonctionne très bien. On s’appelle, on se donne
des nouvelles d’école à école, on se prévient des derniers textes ou
circulaires. On se retrouve même chaque mois dans une cantine
différente pour préparer les réunions de directeurs avec la mairie ou
avec l’inspectrice dans une ambiance assez conviviale.
Dans mes débuts, je n’hésiterai pas à demander conseils à mes
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confrères chaque fois qu’une affaire délicate se présentera à moi.
Toutes mes dernières années, après avoir mis le pied à l’étrier à
plusieurs collègues, celles-ci m’appelleront à leur tour pour des trucs
ou des conseils que je ne leur mesurerai jamais, estimant normal de
renvoyer l’ascenseur.
Il faut bien comprendre que le directeur ou la directrice est un
personnage seul dans son école face à ses responsabilités. Les
collègues de son équipe gèrent leurs classes (quand ils y arrivent) et
rien d’autre, ce en quoi, ils ont parfaitement raison. Tout ce qui se
rapporte à la municipalité, à notre administration et à la gestion des
parents ou des élèves revient au directeur, homme ou femme à tout
faire, qui doit avoir réponse à tout, qui doit pouvoir faire face à toute
situation, même la plus incongrue.
Il est normal que dans les débuts on se sente assez dépourvu par
manque d’expérience. On ne peut pas vraiment demander conseil aux
adjoints, cela risque de vous décrédibiliser ou de vous emmener dans
des complications. En effet, si vous ne trouvez pas la solution à un
problème, il y a peu de chance qu’un adjoint qui est encore moins à
l’aise que vous dans ces domaines puisse vraiment vous être d’une
aide quelconque. Alors, comme dans le jeu bien connu, vous n’avez
qu’un joker « le coup de téléphone à un ami » et personne ne s’en
prive !
À la première réunion avec la Mairie, fut abordé le problème des
secteurs scolaires. Celui-ci sera récurrent et se poursuivra pendant
mes cinq années de direction à La Neuville. La Mairie n’arrêtait pas
de retoucher la carte scolaire. Une ou deux rues étaient retirées à une
école pour être données à une autre, entraînant des déplacements de
population, des ouvertures ou des fermetures de classes soi-disant
dans le but d’une utilisation optimale des locaux. En fait, plutôt par
copinage pour protéger la décharge de certains directeurs bien en
cour. Etant nouveau dans le circuit et non repéré politiquement, il va
sans dire que non seulement, je n’en profiterai pas, mais que j’en
serai la victime…
Cette réunion se termina pas un éclat d’Einstadt qui donne une
idée des rapports entre certains directeurs et leur municipalité.
— Madame le Maire-adjoint, je vous informe que je quitte la
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commune. Vous imaginez bien que c’est avec une grande joie. Mais
avant de partir, je tiens à vous dire qu’en deux ans dans cette
direction, je vous ai écrit de nombreuses fois et n’ai jamais obtenu de
vous la moindre réponse. Permettez-moi de vous dire que de telles
manières ne sont pas dignes d’une élue !
La sortie du rouquin jeta un froid. La corpulente mairesse-adjointe
bredouilla qu’elle préférait agir plutôt que d’envoyer des courriers et
la séance fut levée.
J’assistais également à une première réunion de directeurs à la fin
juin. Je me retrouvais avec la moitié des mêmes plus les directeurs et
directrices de la commune voisine. L’aspect, les manières, le look,
tout était différent. Autant le personnel de La Neuville était
bonhomme, frondeur, un tantinet prolétaire, autant celui de Loisy
était chic, BCBG et un brin snobinard. Il n’était nul besoin d’être un
grand observateur pour s’apercevoir que nous n’avions pas grandchose
en commun. Les rapports entre les deux groupes étaient de
simple politesse, aucune complicité ni camaraderie. À croire que des
classes sociales différentes chez les élèves déterminaient les mêmes
clivages chez leurs enseignants…
Madame Gaudemar nous présenta son organisation pour la rentrée
suivante. Il fut beaucoup question des ouvertures et fermetures de
classes.
— Mme Untel, chez vous, je ferme. Les effectifs sont insuffisants.
— Mais, Madame, il peut encore y avoir des inscriptions pendant
les vacances ou à la rentrée. Les parents sont négligents…
— C’est à vous de les secouer !
— Il ne me manque que quatre élèves…
— Je ne veux pas le savoir… Chez vous, je ferme !
— Mais…
— Il n’y a pas de mais. Le compte n’y est pas, je ferme. C’est
aussi une question de justice vis-à-vis de vos collègues. Votre
fermeture permet d’ouvrir là où il y a trop d’élèves. Vous-même, ne
trouveriez pas normal qu’on laisse des classes surchargées à côté
d’autres à moitié vides.
Ce genre de dialogue, que j’entendrai ensuite des dizaines de fois
avec de nombreuses variantes plus ou moins vaselinées, résume
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parfaitement la gestion des « moyens » (c’est le nom qu’on donne
dans notre institution aux enseignants). Il s’agit toujours de
déshabiller Jacques pour habiller Paul ou si l’on préfère fonctionner à
« moyens constants ».
Ce problème a toujours été crucial pour les directeurs puisque la
décharge ou son absence en dépend totalement.
Je tirais de cette réunion que, dans l’immédiat, notre école n’était
pas concernée. Elle gardait ses dix classes banales, sa classe de
perfectionnement et de non-francophones. Soit douze classes, donc
une demi-décharge. Il n’en manquait que deux pour bénéficier d’une
décharge complète avec en permanence l’épée de Damoclès de la
fermeture d’une seule classe qui pouvait entraîner la révision de
statut du pauvre directeur et le ramener à la case départ…
Deux jours avant la rentrée, je me présentais à l’école, pensant la
trouver déserte. J’avais besoin d’y prendre mes marques, de ranger
un peu avant le choc de la rentrée. Peut-être y aurait-il quelques
inscriptions nouvelles, quelques parents à recevoir ?
Toutes les vitres du bureau étaient brisées, il y avait du verre
partout, mais manifestement, personne n’était entré, aucune serrure
n’avait été forcée et rien ne semblait avoir été dérangé dans le
bureau. Je me précipitai sur le téléphone. Aucune tonalité, il était
coupé et je trouvais l’endroit où le câble avait été sectionné. Il y avait
eu vandalisme et certainement tentative de cambriolage. Les alarmes
étaient déclenchées à distance par téléphone ce qui expliquait
l’intérêt d’une rupture de la ligne…
Etant absolument seul dans tout le bâtiment, je me dirigeais vers
l’école jumelle. Personne. Dans la cantine, seule la chef de cuisine et
deux employées préparaient le repas du centre de loisirs voisin.
Nullement étonnées, elles me prêtèrent leur appareil pour alerter les
services techniques. La responsable me demanda d’aller porter
plainte au commissariat au nom de la commune et surtout de vérifier
s’il y avait eu vol de matériel.
N’en étant pas sûr, je m’exécutais et perdis ma matinée avec un
jeune inspecteur qui enregistra ma plainte et surtout mon identité et
mon domicile, chose que l’on me recommandera ensuite de ne plus
jamais faire en raison des représailles éventuelles de malfrats
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informés de la plainte. Pour éviter cela, il nous faut exiger d’être
domicilié à l’école même si nous n’y habitons pas réellement. Voilà
où nous en sommes. Les victimes doivent feinter les délinquants tant
l’Etat est incapable de protéger sérieusement ses serviteurs.
Maintenant que les juges eux-mêmes en arrivent à des craintes
identiques, cela me console un peu !
L’après-midi, je revins à l’école pour y trouver deux employés des
bâtiments en train de balayer le verre et de remplacer les carreaux par
des panneaux de contre-plaqué. Ils me promirent que les vitres
seraient posées et le téléphone rétabli dès le lendemain, jour de la
prérentrée. Il fallait à tout prix que cette rentrée se passe
correctement. La rapidité de réponse de la Mairie me rasséréna.
J’appelai l’inspectrice pour l’informer de mes premiers déboires…
— Je ne comprends pas, lui dis-je. Personne ne me connaît encore
et déjà les voilà qui s’en prennent aux locaux…
— Ne vous inquiétez pas, Monsieur Viallet, ce n’est pas après
vous qu’ils en ont, c’est après l’institution en général.
— Oui, mais quand même… Pourquoi détruire l’école où
apprennent leurs petits frères et sœurs ? Ces gens devraient savoir
qu’en dehors de celle-ci, ils n’ont aucune chance de s’en sortir, de
façon honnête j’entends…
— Je suis bien d’accord avec vous, mais tout le monde ne
réfléchit pas comme vous. Certains sont en rébellion contre la
société, le pouvoir, l’Etat en général. Alors, ils se déchaînent sur ce
qu’ils ont sous la main.
Elle aussi me conseilla d’aller porter plainte et m’assura de son
soutien ce que j’appréciais à sa juste valeur. En reprenant ma voiture,
je rencontrais quelques gamins qui jouaient devant l’école. Ils
m’interpellèrent : « C’est vous, le nouveau directeur ? ». J’acquiesçai
en me disant qu’ils m’avaient déjà repéré. D’ailleurs dès le
lendemain, il n’y eut plus de sifflets ni de « Teuss » à mon arrivée,
j’étais déjà identifié alors que je ne connaissais personne.
Par mesure de précaution, je garais ma voiture à distance dans une
rue pavillonnaire adjacente. Je savais trop combien les gamins aiment
abîmer les véhicules des enseignants quand ils ne sont pas contents
d’eux. C’est une pratique si répandue que depuis quelques années, il
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y a des accords de procédure entre l’Académie et notre assureur
militant, je veux citer la MAIF bien sûr, pour que ces dégâts soient
mieux pris en charge car inhérents à notre fonction. Pour ma part,
après une période de quelques mois de méfiance, je finirai par la
garer juste devant l’école. Personne n’y toucha jamais alors qu’à
plusieurs reprises certaines voitures de mes collègues furent
vandalisées : vitres cassées, pneus crevés ou dégonflés. Et cela se
passait en plein jour, juste sous nos fenêtres.
Le premier contact avec l’équipe ne fut pas désagréable, mais je
sentis quand même le regret du départ du rouquin surtout chez
Sylvie, une petite brune assez mignonne, aux longs cheveux auburn
qui était partie avec lui en classe de neige. J’apprendrai un peu plus
tard qu’Einstadt avait trompé sa femme avec elle mais ne la quittait
pas pour autant. Il y avait aussi Valérie, une jeune d’origine italienne
en ménage avec un maître nageur de la piscine, Virginie, le prototype
de la jeune vieille fille râleuse et mise en boîte en permanence par
des gars comme Frédéric, maître des CM2 à l’esprit caustique ou
Jean-Marc, sportif véliplanchiste et jogger. Il y avait aussi LaureAnne,
jolie normalienne sortante au sourire ravageur. Jean-Marc et
Laure-Anne tomberont amoureux cette année-là alors qu’ils étaient
l’un et l’autre en ménage. Ma doublette s’appelait Carole,
normalienne sortante, brune, dynamique et sympathique. Il ne
faudrait pas oublier Florence blonde mère célibataire à l’abord
particulièrement peu avenant à mon égard. J’en comprendrais la
raison beaucoup plus tard. Hormis le fait qu’elle faisait partie d’une
famille des plus influentes à la Mairie, (sa tante était également
institutrice, sa mère secrétaire générale et sa sœur prof au collège de
la ville) elle avait pour amant Gildas qui lorgnait la direction de
l’école La Fontaine. Il faut dire qu’il essayait d’entrer dans le circuit
en faisant l’économie de l’entretien de direction et en sollicitant des
intérims auprès de l’inspectrice. Il exercera bientôt dans l’école
jumelle de taille légèrement moins importante et recrutant sur une
autre partie du quartier.
En gros, une équipe composée uniquement de jeunes enseignants
qui me semblaient assez peu expérimentés. Un seul se donnait des
airs de dindon dans la basse-cour, Chapelain, un grand flandrin qui
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officiait dans la classe de non-francophones située dans un petit
bâtiment annexe qu’il partageait avec les gens du GAPP (groupement
d’aides psychopédagogiques) composé d’une psychologue, grande
intello bavarde et sympathique, d’une RPP (rééducatrice
psychopédagogique) forte et un peu hommasse et d’une RPM
(rééducatrice en psychomotricité) plus âgée, blonde, souriante et
avenante.
Tout ce petit monde m’accueillait d’un air un peu narquois en se
demandant sans doute combien de temps j’allais résister.
Il y eut pour commencer, le fameux jour de la rentrée qui se
résuma par une énorme et épuisante pagaille. Une foule compacte de
parents et d’enfants envahit la cour de récréation dans une totale
anarchie. Je pris mon courage à deux mains et commençais d’une
voix forte l’appel des enfants des CM2. Aucune des listes fournies ne
correspondait vraiment à la réalité. Un grand nombre d’enfants
inscrits ne répondaient pas à l’appel. Presque autant ne pouvaient pas
être appelés, car ils n’étaient pas inscrits. Bien entendu, personne
n’était venu le faire dans les jours précédents la rentrée et tout se
télescopait en même temps. L’appel terminé et les classes montées (je
laissais la mienne à ma doublette en espérant que l’après-midi serait
plus calme et que je pourrais m’y consacrer plus sereinement), je me
lançais dans l’inscription et la répartition des nouveaux arrivants, soit
environ une trentaine d’enfants. Je vérifiais les papiers, les certificats
de radiation et amenait un à un les nouveaux dans leur classe. Je
renvoyais en Mairie ceux qui n’étaient pas en règle. Bien entendu, ils
ne manquèrent pas de revenir l’après-midi même alors que j’étais
occupé sans se soucier de l’affiche déclarant que le directeur ne
recevait pas quand il enseignait.
Heureusement pour moi, l’organisation de la cantine n’était pas
trop contraignante pour le directeur puisqu’elle était assurée par la
dame de service à mi-temps qui était chargée de collecter les tickets
que les élèves donnaient aux maîtres pour pouvoir manger le midi.
Système simple, rodé et efficace si toutes les familles avaient joué le
jeu en munissant leurs enfants de tickets pour la semaine.
Malheureusement beaucoup « oubliaient » et il fallait leur faire
crédit, les relancer par écrit ou par téléphone. Menacer même de ne
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plus les accepter pour qu’ils régularisent enfin leur situation…
Il y avait des abus dans ce système de quotient familial qui permet
avec les tarifs les plus bas de faire manger les enfants pour beaucoup
moins cher que s’ils déjeunaient chez eux… Heureusement, La
Neuville essayait de contingenter et réguler ce qu’on peut aisément
appeler de l’assistanat en vérifiant les revenus, les professions et en
n’autorisant pas les familles dont les mères étaient à la maison et qui
n’étaient pas dans le besoin à laisser les enfants à la cantine. Cette
dernière était donc réservée d’une part aux cas sociaux et ils étaient
fort nombreux et aux enfants dont les deux parents travaillaient et qui
bien entendu avaient droit au plein tarif !
L’après-midi de ce premier jour fut quasiment aussi tumultueuse
que la matinée. La classe de CM1 qui me revenait me sembla aussi
peu sympathique que le quartier. Les enfants arrivaient les mains
dans les poches, bien décidés à travailler le moins possible, à
chahuter et à se disputer au maximum. Ma réaction fut immédiate. Il
fallait sans attendre instaurer une discipline ferme, sinon aucun
enseignement ne passerait. Et ce n’était pas facile, car j’étais dérangé
sans arrêt. Même si j’avais décidé de ne recevoir qu’aux heures
prescrites, les gens se présentaient quand même et je ne pouvais rien
faire d’autre que de le leur signifier, temps que la classe mettait
immédiatement à profit pour s’agiter.
Je rentrais chez moi fort tard, dégoûté et épuisé par cette première
journée mais me disant, pour m’encourager, qu’une fois passée la
folie des premiers jours de rentrée cela devrait aller mieux. Illusion…
Une constante des rentrées dans notre département est le problème
des retours en temps et en heure des maghrébins, africains, antillais
ou autres qui, soit ont des problèmes de réservation pour les bateaux
ou avions de retour, soit surtout essayent de profiter de meilleurs
tarifs en retardant leur retour d’une semaine ou quinze jours. J’aurai
beau tempêter, menacer, faire des signalements, rien n’y fera jamais.
Ces gens s’octroieront toujours des rentrées échelonnées. Madame
Gaudemar en arriva à faire suspendre le versement des allocations
familiales à ces familles. Cela ne changea rien. Certaines vinrent
même me dire qu’elles étaient encore gagnantes par rapport au prix
du billet !
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Les écoles le seront beaucoup moins. Cette année-là, ma collègue
de maternelle se retrouva avec une classe en moins car l’inspectrice
vint compter les élèves dans les classes et découvrit qu’il en
manquait trop le jour de la rentrée. La directrice eut beau lui soutenir
qu’ils allaient arriver, car elle savait de quelles familles il s’agissait.
L’inspectrice ne voulut rien savoir. L’école se retrouva avec des
classes surchargées dès octobre, mais la classe manquante ne fut pas
rouverte pour autant !
Dès le deuxième jour, je devais rendre compte des effectifs précis
au jour de la rentrée. Tous les élèves n’étant pas là, il fallait déclarer
un nombre raisonnable qui tenait compte de ce fait connu, sans
tomber au-dessous de la ligne fatidique. J’interrogeais les collègues :
« La famille Traoré a-t-elle prolongé ses vacances en Afrique ou estelle
définitivement partie ? » ou « Est-ce que quelqu’un sait si les
Toussaint vont bientôt revenir de Guadeloupe ? ». En réalité, il fallait
bidonner intelligemment cette première statistique pour ne pas
risquer une fermeture intempestive et idiote puisque ridicule quinze
jours plus tard quand la totalité de l’effectif serait là ! Avec l’épée de
Damoclès d’un contrôle de rentrée qui pouvait tourner mal, mais ce
ne fut pas le cas la première année. Sans doute Mme Gaudemar eutelle pitié
de moi. Elle me laissa me débrouiller avec les listes
fantaisistes d’Einstadt, les partants, les arrivants, les retardataires, les
inscriptions de dernière minute que je casais comme je pouvais en
rééquilibrant les classes par le nombre et non par une judicieuse
harmonisation des niveaux.
À l’avenir, j’essaierai toujours d’être informé avant les vacances
des déménagements de l’été et d’obtenir des courriers des familles ne
pouvant pas être là pour la rentrée, histoire d’avoir des arguments à
présenter à la hiérarchie.
La première semaine, je ne touchais pas terre. Il fallait travailler à
un rythme effréné, répondre à toutes les demandes, de l’accident sur
la cour, au tube de néon grillé au-dessus du tableau en passant par les
relances aux parents qui n’avaient pas inscrit leur enfant à la cantine
ou qui l’envoyait sans ticket. Sans oublier les récriminations des
collègues mécontents de leur classe ou du manque de fournitures. Le
prédécesseur fonctionnait uniquement en collectif avec clé de la
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réserve à disposition. Ce qui signifiait qu’il commandait lui-même
tout ce qu’il estimait nécessaire et chacun se servait selon ses
besoins. Il faut savoir que les communes accordent un crédit global
de tant par élève une fois par an, en général vers mai ou juin et qu’il
faut tenir toute l’année avec ce que l’école a demandé. Donc pas
question de mal évaluer les besoins. Le système collectiviste de
gestion des crédits avait tout pour déplaire à tout le monde. Le
directeur se retrouvait avec toute la responsabilité à la fois de deviner
ce que chacun aurait besoin dans l’année et de faire face aux
récriminations de ceux qui ne trouvaient pas ce qu’ils souhaitaient
soit parce que quelqu’un avait fait des stocks auparavant, soit qu’une
autre référence ait été choisie.
Je commençai par commander les éponges, les craies, les tampons
à tableaux, les ramettes de papier à polycopier et photocopier, le
papier affiche, le papier à dessin, les gros tubes de colle blanche et
les bidons de peintures de couleurs primaires. Puis, je demandais à
chacun ce dont il allait avoir besoin pour toute son année. J’essayais
ensuite que cela cadre avec le budget imparti. Il fallut faire des
coupes sombres, car les crédits n’étaient pas extensibles. Je
réfléchissais déjà à un système simplifié sans en revenir à une réserve
à matériel inaccessible aux collègues car uniquement gérée par le
directeur. J’avais connu cela à mes débuts, mais maintenant ce n’était
plus possible. Je cherchais un système plus simple, plus pratique et
qui réduirait les récriminations au maximum.
Je coupais la poire en deux avec une partie collective pour le
matériel indiqué ci-dessus et une partie individuelle, chaque collègue
se partageant la somme restante et en assurant la commande à son
gré, répartissant les frais comme il l’entendait, favorisant la papeterie
ou la librairie, prenant telle sorte de cahier plutôt que tel autre, etc.
De cette manière, s’il n’était pas content, il n’avait plus à s’en
prendre qu’à lui-même.
Chacun recevait donc sa commande, en général vers la rentrée
( s’il l’avait déposée à temps c’est-à-dire avant fin juin ) et la
récupérait directement dans sa classe. Il ne restait plus dans la réserve
que le matériel collectif. J’y ajoutais quelques piles de cahiers
supplémentaires et des bricoles pour dépanner comme stylos billes,
100
gommes, crayons, petit matériel, etc.
Ce système représenta une grande amélioration dans la gestion,
mais il n’était pas parfait, car le fond de « secours » tenait rarement
l’année, non que mes prévisions n’aient été suffisamment larges mais
plutôt du fait de la tendance au stockage maladif de certains qui ne se
sentaient rassurés qu’avec des armoires pleines de matériel, peu leur
important qu’un voisin ou un suppléant de passage ne trouve plus un
stylo au mois de mars par exemple.
Résultat, dans mes dernières années, je durcis encore le système
en mettant sous clef ce fonds de dépannage. On n’allait plus se servir,
il fallait demander pour obtenir le petit matériel de dépannage :
stylos, scotch, tube de colle, etc. De cette façon, tout marcha enfin !
Le directeur est vraiment l’homme à tout faire dans une école. Dès
qu’il arrive le matin, il faut qu’il veille à ce que tous les adjoints
soient là et si ce n’est pas le cas, qu’il appelle l’Inspection pour
demander un ou plusieurs remplaçants. C’est son lot d’octobre à mai,
en gros du premier refroidissement aux dernières giboulées. Il ne se
passe guère de jours où tout le monde soit là. Bien entendu,
l’Inspection ne peut pas fournir à la demande surtout au plus fort de
l’hiver quand les virus se déchaînent et que la fatigue, le manque de
soleil et le moral en berne déciment nos rangs. Résultat, c’est au
directeur, soit de garder la classe en attendant l’arrivée du
remplaçant, soit de répartir les élèves entre les différents collègues
quand personne ne vient à notre aide. Chaque classe peut aisément se
retrouver avec trois à cinq enfants supplémentaires au fond des
classes. La chance de l’école La Fontaine était que très peu de mères
d’élèves travaillaient et donc ne refusaient pas de garder leurs enfants
dans ces cas-là.
Là encore, on s’aperçoit que le système est trop centralisé et
totalement défaillant. Le nombre d’heures d’enseignement non
prodigué est effarant et insuffisamment dénoncé. À mon sens, il est
une des causes de l’échec scolaire, une des raisons du bas niveau de
certaines écoles de milieux défavorisés qui ne peuvent évidemment
pas suppléer à ce manque par l’intervention de parents cultivés ou de
cours particuliers.
Il serait tellement plus simple que chaque directeur se constitue
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lui-même une liste de quelques vacataires qualifiés et payés à
l’heure. Il n’aurait qu’à les appeler directement et leur remettre une
sorte de chèque-emploi-service pour chaque prestation. Bien sûr, ces
gens ne seraient pas fonctionnaires, mais les remplacements seraient
assurés à 100%. Il faudrait évidemment une volonté politique forte
pour instiller cette dose homéopathique de libéralisme qui permettrait
peut-être de dégripper certains blocages du système. Mais il ne faut
pas rêver.
J’essayais d’organiser ma journée qui passait à toute vitesse avec
le matin classe (j’avais choisi le français et l’histoire-géo et laissé les
maths, la géométrie et les sciences à la doublette) et l’après-midi le
travail de directeur à proprement parler, c’est-à-dire la réception des
parents, les coups de fil dans les services pour les travaux, la mise à
disposition des cars pour les sorties, la rédaction des comptes-rendus
et surtout dans les premières semaines de l’année l’énorme travail de
l’enquête dite « lourde ».
C’est un gros document d’une dizaine de pages sur papier pelure
jaune rempli de statistiques sur le niveau des élèves, la répartition
filles/garçons, la structure de l’école, l’origine sociale et ethnique des
enfants, etc, etc. Ce monstrueux machin peut nous prendre des heures
s’il faut tout compter manuellement. Heureusement dans mes cinq
dernières années, je pourrais avoir recours au logiciel Darwin qui
permet, si l’on a correctement rentré l’ensemble des données d’une
école, de sortir toutes ces informations en un instant et de remplir le
document en 5 minutes !
Mais entre temps, l’administration inventera d’autres enquêtes,
d’autres questionnaires, de sorte que le pauvre directeur même avec
l’aide de l’informatique a perpétuellement l’impression de devoir
faire face à une marée de paperasse toujours prête à le submerger.
Donc je n’avais pas une seconde à perdre… J’appris à recevoir les
gens sans m’étendre sur les situations, à donner des réponses rapides
et efficaces et à passer très vite d’un sujet à un autre. Commencer un
travail, être interrompu, une fois, deux fois, recommencer, ne plus se
rappeler où on en est. C’est une véritable gymnastique mentale, très
fatigante à la longue.
Pour ne pas être débordé, je pris pour principe de ne jamais
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remettre au lendemain ce que je pouvais faire le jour même, car le
lendemain m’en apporterait autant. Si je laissais le travail
s’accumuler, je risquais de ne plus pouvoir fournir. Résultat, des
journées de dix heures sur place ( 8 heures/18 heures, quasi nonstop )
plus une à deux heures de boulot à la maison : corrections
d’exercices, préparation de leçons ou paperasses à terminer. Un
directeur d’école ne sait pas ce que c’est que la semaine de 35 heures.
J’ai toujours tourné aux alentours de 55 à 60 heures par semaine,
compte tenu des nombreux samedis après-midi passés à taper des
comptes-rendus de Conseils ou de Réunions, à préparer les cours ou
les activités de la semaine suivante. Je déconseille fortement ce
métier aux paresseux, à tous ceux qui comptent leurs heures et
passent leur temps à regarder la pendule. Il faut au contraire un
dévouement, une abnégation totale, un véritable intérêt pour les
adultes, doublé d’un amour sincère pour les enfants. On se donne
sans compter dans ce métier, mais en retour, on est payé au centuple.
Ma récompense, c’est un sourire d’enfant, un remerciement d’adulte,
par exemple. Peu de choses pour les uns, énormément pour les
autres.
FIN
source :
Atramenta