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Le mammouth ma tuer

de Bernard Viallet



Le Mammouth m'a tuer

Bernard Viallet

Œuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0

En lecture libre sur Atramenta.net

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PREFACE : « J’aurais pu… »

Ma décision est prise. Il m’en a fallu du temps, mais cette fois-ci,

ça y est ! La feuille vient juste de sortir de l’imprimante. Une lettre

toute simple, deux lignes de texte qui vont mettre un terme définitif à

ma carrière d’instit’ puis de directeur d’école de banlieue.

«J’ai l’honneur de solliciter ma radiation des cadres pour

ancienneté d’âge et de services à compter de la rentrée… Veuillez

agréer, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, l’expression de mes

sentiments respectueux et dévoués. »

Je la relis une dernière fois et appose ma signature. Demain, je la

déposerai à l’Inspection de la ville où j’exerce, que nous appellerons

Saint-Aubin par commodité. Elle suivra bien gentiment la voie

hiérarchique et début juillet, c’est à dire dans dix mois, je

redeviendrai un homme libre. J’aurai droit à la retraite bien méritée

d’un fonctionnaire «sérieux et travailleur», comme il est fait mention

dans mon dernier rapport d’inspection.

Ils auraient pu ajouter «obéissant» car j’ai l’impression d’avoir

toujours fait tout ce qu’on m’a demandé, d’avoir appliqué les

directives les plus contradictoires avec ou sans état d’âme. Sans

doute suis-je issu d’une génération de gens élevés dans une totale

soumission à l’autorité et qui savent encore ce que respect veut

dire…

J’aurais pu partir deux ans plus tôt, juste après l’anniversaire de

mes cinquante cinq printemps, mais je ne l’ai pas fait pour des

raisons bassement matérielles. Il faut penser au taux de la pension,

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surtout quand on a une famille à nourrir et trois adolescents n’ayant

pas terminé leurs études. J’aurais pu continuer encore quelques

années, cela aurait sans doute été plus raisonnable et plus prudent.

Mais tirer encore sept ou huit ans pour atteindre la limite d’âge de

soixante cinq ans, c’est au-dessus de mes forces. J’ai déjà trente six

années de galère dans les jambes, alors ça suffit amplement…

J’aurais été dans un autre quartier, dans un milieu différent, le

problème n’aurait pas été le même. J’aurais certainement continué.

Mais ici… pas question ! Ici, c’est un autre monde, nous sommes de

l’autre côté du périphérique, dans une banlieue dont le numéro

commence par 9. Depuis maintenant sept ans, j’y dirige une très

importante école que l’on pourrait qualifier d’internationale tant on y

compte d’origines différentes. Un melting-pot un peu étrange, mais

auquel je suis tellement habitué que ce sont les écoles dites

«normales» c’est à dire à majorité d’autochtones qui me semblent

bizarres. Dans mon école, on rencontre du black, du blanc et du beur

avec pas mal de black, énormément de beur et très peu de blanc.

Moins de dix pour cent de «de souche», c’est à dire de «gaulois».

Ceux qu’on pourrait prendre pour tel, à la vue de leur frimousse sont

en fait, portugais, yougoslave, albanais, espagnol, colombien, chilien,

russe ou polonais. Une population chasse l’autre…

Et nous devons alphabétiser tout ce monde… Mais comment y

parvenir dans de telles conditions ? N’importe quelle personne de

bon sens comprendrait que c’est mission quasiment impossible

quand on ne peut compter que sur un ou deux enfants de souche par

classe pour pratiquer le «bain de langue» indispensable à un

enseignement du français digne de ce nom. Je parle d’enfants

français issus de parents français s’exprimant eux-mêmes dans une

langue correcte. Autant chercher le dahut ou le loup blanc ! Nous

avons plutôt des enfants issus de couples mixtes, des métis et surtout

beaucoup d’enfants de cas sociaux, de parents alcooliques ou drogués

et récemment toute une population de squatters qui se sont rabattus

sur le quartier en venant de divers immeubles illégalement occupés

de la capitale. Ces personnes, ayant appris que la Mairie s’était

lancée dans un généreux programme de relogement dans divers

hôtels du coin au frais du contribuable, sont parvenues à profiter de

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l’aubaine. Il suffit semble-t-il, de raconter à une assistante sociale

qu’on vient du squat de la rue Jules Moch pour qu’aussitôt, on

obtienne un ticket pour une chambre à l’hôtel de la «Belle Etoile».

(Le nom est authentique. Je l’ai gardé tant je le trouve amusant…)

La population récupérée l’est beaucoup moins. En effet, dans ces

situations de précarité extrême, les enfants sont les plus à plaindre car

ils se retrouvent victimes de scolarités totalement chaotiques, quinze

jours ici, trois mois par-là… Résultat : certains arrivent au cours

moyen sans savoir lire du tout, d’autres avec des vécus d’une

extrême violence. Ils ont connu la faim, le froid, la peur, ils ont été

témoins de la déchéance amenée par la drogue ou l’alcool. Et il

faudrait faire des miracles ! Comme on n’a pas de baguette magique,

on n’en fait pas. Loin de là ! Depuis pas mal de temps, l’Institution

ne s’occupait plus que de futurs chômeurs assistés et peu lettrés,

voilà que s’y ajoutent les asociaux, les toxicos et les malades

mentaux…

L’école est le reflet de la société. Si l’école ne va pas bien, c’est

que la société elle-même va mal. Et cela me fait beaucoup de peine

de voir l’ascenseur social en panne depuis tant d’années et la

machine à intégrer commencer à désintégrer des populations

devenues de moins en moins intégrables. Etant à la fois témoin et

acteur dans cette immense machinerie censée fabriquer de bons

citoyens, je ne peux m’empêcher de me poser des questions et de me

dire que je prête la main à quelque chose que je commence de plus en

plus à désapprouver. Je suis persuadé que notre Institution va droit

dans le mur. Tous les acteurs de terrain en sont plus ou moins

conscients, mais rien ne change. Pire même, cela s’aggrave depuis

près de trente ans…

Je m’aperçois que je me suis lancé un peu vite dans cette

présentation et que celle-ci part un peu dans tous les sens. C’était

forcé. Je me sens comme une citerne pleine à craquer dont on ouvre

la bonde. Il faut que le flot s’écoule… Oui, je pars, mais j’en ai

tellement sur le cœur qu’il faut bien que je raconte, que j’apporte

mon témoignage. Quand je le fais de vive voix, aux amis, aux

personnes de la famille ou de mon entourage direct, on m’écoute bien

sûr, mais ou les gens sont atterrés de m’entendre ou ils ne me croient

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pas vraiment. Ils se disent que je dois exagérer. C’est impossible,

inimaginable, une école de 357 gamins avec plus de 90% d’enfants

d’origine étrangère. Une ville entière du même acabit, un

département aux portes de la capitale, que dis-je une couronne de

départements du même tonneau et puis d’innombrables banlieues

exactement semblables autour de toutes les grandes villes du pays.

Telle est la réalité, la masse de souffrance et d’inculture, la bombe à

retardement que cela représente… Bien sûr, l’école Karl Marx n’a

strictement rien à voir avec l’école Alsacienne des enfants de

Monsieur le secrétaire général et de Madame l’ex-ministre !

Toujours est-il que je me trouve maintenant devant une dernière

année à passer. J’avais décidé de partir tête haute, en bon état

physique et mental, par respect pour les autres et pour moi-même. Je

pense y parvenir. Voici venue la dernière année, la plus longue, sans

doute la plus pénible, celle où l’on compte les mois, les semaines et

les jours. Le plus dur, c’est de se lever le matin en se demandant

quelle nouvelle tuile va encore arriver, dans quelle nouvelle galère

nous allons nous trouver et comment nous allons venir à bout de tous

les problèmes de la journée… Enfin, il paraît qu’il n’y a pas de

problèmes, rien que des solutions. Il est exact qu’on finit toujours par

venir à bout de tout, l’important étant de tenir, de durer.

Moi, je peux dire que j’ai tenu. Trente six années dans ce

département dont les trois quarts en zone «sensible», ça use son

homme… D’abord vingt quatre ans comme instituteur (je n’aime pas

du tout le terme «professeur des écoles» ), puis j’ai réussi l’exploit de

résister cinq ans dans l’école de La Fontaine à La Neuville où mon

prédécesseur n’avait tenu que deux ans et mon successeur pas plus

longtemps. Actuellement, la direction change tous les ans et est tenue

par des collègues de plus en plus jeunes et de moins en moins

expérimentés.

Ici, je termine ma septième année, encore une sorte de record de

persévérance. Mes devanciers n’étaient restés que quatre ans pour

l’avant-dernier et deux ans pour le suivant. Quant aux équipes, elles

bougent beaucoup. Cela dépend de la pénibilité du travail. Plus c’est

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dur, plus ça bouge et plus ça bouge moins on trouve de gens anciens

et chevronnés sur les postes. On appelle ça le turn-over. C’est un

baromètre de l’énorme malaise de l’Education Nationale en

banlieue…

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CHAPITRE I

CHAPITRE I Les débuts

Tout a commencé pour moi au cours de l’année scolaire

1969/1970. J’étais encore étudiant à la Faculté des Lettres et en

même temps maître d’internat pour la deuxième année. Je surveillais

l’étude du soir, puis le repas et enfin le dortoir où je dormais dans un

petit box attenant pour pouvoir intervenir au moindre incident. Le

lendemain matin, après le petit déjeuner, nous passions le relais aux

surveillants d’externat et étions libres de nous reposer ou de travailler

nos cours jusqu’à 17h, moment où il fallait reprendre la surveillance.

L’avantage, en plus du petit salaire qui me permettait d’être

autonome et de ne rien demander à mes parents, incapables d’ailleurs

de me financer, était de me laisser au moins trois jours entiers pour

aller assister aux cours.

Je travaillais d’abord dans un Lycée Technique (maintenant appelé

LEP) à plus de 70 kilomètres de la capitale, puis à la rentrée suivante

dans un autre, privé celui-ci, mais plus proche. L’ennui était le salaire

relativement plus faible et la population scolaire assez particulière :

la plupart des élèves avaient été en échec scolaire dans les

établissements publics de la région. Ces deux établissements me

semblèrent particulièrement difficiles à l’époque. Mais je n’avais

encore rien vu !

A quelque chose malheur est bon. J’y appris à me faire respecter, à

toujours m’imposer, à ne jamais baisser les bras quelles que soient

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les circonstances. Il n’était pas rare, suite à un chahut, un monôme ou

un charivari quelconque au dortoir, de faire descendre tout le monde

dans la cour à n’importe quelle heure de la nuit pour rétablir

l’ordre… Rien de tel qu’une série de tours de cour dans le froid pour

calmer les esprits. A cette époque, les pions pouvaient se permettre

de gratifier les fortes têtes de quelques taloches bien placées, histoire

de se faire obéir. C’étaient des pratiques admises aussi bien par les

enfants que par les parents. De nos jours, certains doivent même

douter que cela ait pu exister !

J’ai pu constater également la différence entre l’école publique et

l’école privée. A l’époque, l’école publique était mieux dotée et

souvent mieux cotée. L’école privée donnait une impression de

parent pauvre avec ses vieilles tables pleines de graffitis et ses

dortoirs misérables. Mis à part quelques institutions prestigieuses que

je ne nommerai pas, le tout venant accueillait principalement des

élèves qui avaient échoué partout et dont les parents ne pouvaient pas

s’occuper pour des raisons professionnelles. Il n’y avait pas de ruée

vers le privé, loin de là. Les professeurs donnaient l’impression de

pauvres hères blanchis sous le harnais, sous payés et un peu aigris de

se sentir de seconde catégorie. Il y avait même une sorte de complexe

vis-à-vis du public. A partir de 1984, tout allait basculer et lentement

se retourner en faveur du privé.

Cette expérience de « surveillant » faisait suite pour moi à une

longue série de séjours comme moniteur de colonie de vacances et de

centres aérés (terminologie de l’époque. On dit maintenant

« animateur » et « centre de loisirs », mais c’est la même chose), où

j’avais pu observer des groupes d’enfants dans leur contexte le plus

favorable. Le mono a l’avantage d’amuser les enfants et de faire

accessoirement un peu de discipline si besoin est. Le pion, lui, n’est

pas là pour distraire, mais uniquement pour surveiller. Il n’a donc pas

le beau rôle, d’autant plus que j’avais affaire à certains élèves à peine

plus jeunes que moi !

Je découvris aussi toutes les difficultés de la vie de prof : les

chahuts, l’opposition, l’indifférence voire la rébellion des potaches.

Je rappelle que nous étions en 69 et que ce n’était déjà pas facile

d’enseigner en LEP… Bien sûr, aucune comparaison avec la

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situation actuelle, mais quand même, cela me suffit à abandonner

toute idée d’enseigner en secondaire comme j’avais pu l’envisager

auparavant.

Le département qui avait un peu plus d’un an d’existence, était en

pleine explosion démographique. L’Inspection Académique toute

nouvelle n’avait encore que des préfabriqués en guise de locaux. La

Préfecture, le Tribunal et les principaux services administratifs du

département étaient logés à la même enseigne c’est-à-dire dans des

constructions faites à la va-vite ou provisoires. Ma mère, qui

travaillait au Tribunal comme simple secrétaire, apprit que

l’Inspection recrutait des instituteurs et que le baccalauréat suffisait.

Elle alla chercher un dossier un jeudi, le remplit pour moi, me

demanda de venir le signer et le déposa le vendredi.

Le lundi suivant, je reçois un appel téléphonique m’indiquant

d’avoir à me présenter toute affaire cessante à l’inspection

départementale de La Plaine, 33ᵉ circonscription. On m’y annonce

que je dois immédiatement me présenter à l’école Romain-Rolland

du Clos Saint-Barnabé où je dois remplacer un maître de fin d’études

qui part au service militaire.

Le Clos Saint-Barnabé est ce qu’on peut faire de pire en

architecture soviétoïde de banlieue. Une douzaine de tours, autant

sinon plus de barres HLM grises, trois arbres et deux buissons qui se

battent en duel, le tout posé sur un champ qui n’en demandait pas

tant. L’ensemble donne une impression d’abandon et de tristesse

infinie. On se sent loin de tout, perdu. L’école regorge d’élèves. Il a

fallu installer la classe de Fin d’Etudes dans un local de la cantine.

Trente gamins de douze à quatorze ans sont destinés à achever leurs

études élémentaires avec le certificat d’études primaires qui existe

encore. Je rencontre l’instit’, un grand gaillard aux cheveux blonds

roux. Il s’appelle Millon. Il me confirme qu’il va partir à l’armée,

mais il doit rester encore trois jours dans la classe, histoire de me

montrer un peu la manière de faire. Ce sera pour moi, avec les

conférences pédagogiques du jeudi matin, une fois par mois, la seule

formation à laquelle j’aurai droit. Et nous avons été des quantités

dans ce cas. Dans cette école, les trois quarts des enseignants étaient

des remplaçants ayant au plus trois ans d’ancienneté, autant dire des

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débutants. Nous nous formions tous sur le tas. Moi, avec Millon et

ses deux années d’ancienneté en fin d’études, j’étais relativement

bien tombé. Le gaillard savait tenir sa classe, il ne laissait rien passer.

C’était d’autant plus difficile que les élèves, étant les plus âgés de

l’école, se considéraient comme des chefs et essayaient de faire la

loi. Pour ne rien arranger, la classe était à double-niveau, fin d’études

un et deux.

— Ne t’embête pas avec ça… Le but c’est de décrocher ce foutu

certif, me dit Millon. Tu peux faire des leçons identiques, vu que

c’est le même programme. Pour les exercices, tu donnes un peu

moins long aux 1 et un peu plus aux 2…

Sa punition préférée s’appelait les «Seize temps». Bavardage,

grossièreté, bagarre etc… tout se terminait par eux. Il s’agissait de

conjuguer un verbe à tous les temps possibles en y incluant le

participe présent et le participe passé. Cela représentait un travail

suffisamment important pour décourager toute velléité de récidive…

Les élèves apprenaient tous ces temps, subissaient des dictées

d’une pleine page (un zéro en orthographe était éliminatoire) et des

problèmes d’arithmétique avec fractions, pourcentages, vitesses de

trains qui se poursuivent et autre casse-tête comme volumes, surfaces

et périmètres avec clôture à triple rangée de fil de fer. J’ai connu les

derniers temps du certificat d’étude et je peux affirmer que le niveau

de connaissances générales auquel nous amenions les élèves n’avait

rien de peccamineux, bien au contraire. Je mets au défi certains

bacheliers de maintenant de réussir les épreuves de ces années-là. Il

est loin d’être certain que tous y parviennent !

Les classes de fin d’études furent supprimées à la fin de l’année

suivante, ce qui me permit d’exercer deux années entières dans ces

structures. Le certificat continua à être proposé aux élèves de 4ème,

jusqu’en 1973, date de sa suppression. En ma qualité de maître de

cette classe, je fus amené à surveiller et à corriger les quatre

dernières cessions. Les deux premières me donnèrent l’impression

d’un véritable examen avec un diplôme certes basique, mais

néanmoins utile, ne serait-ce que pour entrer dans les Postes ou dans

les services communaux. Les deux dernières virent un effondrement

complet : les élèves n’ayant connu que l’enseignement du collège qui

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avait peu à voir avec ce que nous faisions, se présentaient avec un

niveau extrêmement faible en arithmétique et orthographe au point

qu’il fallut « pondérer » les notes, c’est à dire chercher à mettre des

points à tout prix, autant dire les falsifier et distribuer un examen au

rabais. Plus question de zéro éliminatoire en dictée… On ne comptait

pas d’erreur si le son était respecté même vaguement, sur ordre des

inspecteurs chefs de jury, bien entendu. En calcul, du moment que la

bonne opération était proposée par le candidat, il fallait mettre les

points même si le résultat était faux ! Nous ressortions complètement

écœurés de telles séances, heureusement que nous pouvions compter

sur le repas offert par la Mairie pour nous consoler…

Cette filière avait sa cohérence : scolarité obligatoire jusqu’à 14

ans, possibilité d’entrer dans le monde professionnel par le biais de

l’apprentissage ainsi qu’éventualité de profiter d’une « passerelle »

vers les 4ème « pratiques » au collège ou lycée technique et passer

un CAP voire même un BTS pour les meilleurs éléments. En

amenant l’obligation scolaire à 16 ans, et en supprimant les classes

puis l’examen, toute cette filière fut sinistrée et l’apprentissage par la

même occasion. L’école élémentaire se débarrassait de ses élèves les

plus âgés et les plus difficiles et tout le monde avait en théorie

« droit » à une scolarité secondaire et à un accès aux métiers des

« cols blancs » !

Moi mis à part, je connais au moins une personne qui regrette la

disparition de cette filière. C’est mon garagiste qui n’arrive pas à

trouver d’apprenti ou d’ouvrier débutant valable. Il trouve qu’à 14

ans, des jeunes avec des bases primaires solides étaient plus faciles à

former et donnaient ensuite de meilleurs ouvriers que des gars qui

ont usé pendant des années leurs fonds de culottes sur les bancs du

lycée, ont été longtemps maintenus dans le conceptuel et arrivent à

17, 18 ans ou plus dans un atelier de mécanique en croyant tout

savoir et auxquels il faut quand même tout apprendre de A à Z !

— Vous comprenez, Monsieur le Directeur, me dit-il, ils sont tout

déformés par l’enseignement, ils n’ont aucun sens pratique et plus ils

ont de diplômes, plus ils sont arrogants et exigeants alors qu’il va

falloir un temps fou à les préparer vraiment à leur métier de mécano !

Lui-même n’a que son certif et un CAP de mécanicien auto. Il dit

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avoir tout appris sur le tas, s’être fait lui-même et est très fier d’être

le patron d’une petite concession.

— Et ne me parlez pas du niveau des gars qui passent le CAP, il

est nul… Comment voulez-vous que nous y trouvions de quoi

renouveler notre personnel ? C’est un vrai problème…

Je ne sais pas quelle part de vérité et quelle part d’exagération on

peut trouver là-dedans. La seule chose dont je peux attester c’est que

sur les deux séries d’élèves à qui j’ai fait décrocher leur certificat,

bon nombre sont revenus me voir avec un CAP de mécano, une

spécialisation de diéséliste ou un CAP d’horticulteur… Les filles

s’orientaient vers la couture, le cartonnage ou l’esthétique. Très peu

restaient sur le carreau, il faut dire qu’à cette époque, il y avait fort

peu de chômage et que le fameux ascenseur social fonctionnait

correctement. On pouvait dire : « Travaille à l’école et tu décrocheras

un bon boulot ! » Plus maintenant.

Millon ne partit pas à l’armée, car il réussit à se faire réformer. Il

ne réintégra pas sa classe pour la bonne raison que les remplaçants

étaient de simples vacataires, payés avec un lance-pierres (ma

première paye fut de 780 francs, soit environ 120 euros). Nous

n’étions pas titulaires de notre poste, nous bouchions les trous qui ne

manquaient pas. Millon se retrouva promu maître-auxiliaire dans le

collège du coin. Il me proposa même de passer en secondaire avec

lui, car il connaissait la personne qui gérait ces postes à l’Académie.

Je ne donnais pas suite car l’expérience de maître d’internat m’avait

éloigné de l’idée de travailler dans un collège. Je préférais rester à

l’école élémentaire et bien m’en a prit. Il fallut en effet des années

aux maîtres auxiliaires pour arriver à passer PEGC, c’est à dire

obtenir un statut sans précarité.

De plus, en voyant comment la situation n’a fait qu’empirer dans

les collèges, je ne crois pas que j’aurais pu tenir aussi longtemps

qu’en primaire. Nous étions à l’époque de la mise en place du collège

unique, le fameux tronc commun qu’on a fini par accuser de tous les

maux. Dans ma propre scolarité, à la fin du CM2, un ou deux élèves

se présentaient au concours d’entrée en sixième du Lycée, ce fut mon

cas. Entre un tiers et une moitié continuait vers le certificat d’études

et le reste allait au cours complémentaire avec pour objectif le brevet.

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Ces cours complémentaires disparurent d’abord au profit des CES et

CEG puis on ne parla plus que de collège pour tout le monde avec de

moins en moins de restriction à l’entrée. Cela partait certainement

d’une idée généreuse, on sait à quoi cela a abouti… L’enfer est pavé

de bonnes intentions.

Cette première année fut très formatrice pour moi, je me sentais

déjà à l’aise dans cette classe. Mes expériences de moniteur puis de

surveillant n’y étaient pas pour rien. Je me plaisais avec les élèves et

ceux-ci me le rendaient bien. J’avais attrapé le virus de

l’enseignement, le besoin de transmettre, de faire partager ce que l’on

sait soi-même. Je vivrai de longues années sur cet idéal jusqu’au jour

où mes dernières illusions s’évanouiront, ce que nous verrons plus

loin dans l’histoire.

A la rentrée suivante, l’inspection départementale m’expédia dans

une école d’un autre quartier de la même ville pour y assurer la

classe de fin d’études 2ème année. Cette école était presque en centre

ville, donc réputée moins difficile. La fin d’études 1 était tenue par

un gars d’une bonne trentaine d’années, caricature d’instit, vieux

titulaire qui ne prenait ainsi pas le risque de présenter ses élèves au

certif et d’avoir de piètres résultats. Le pourcentage de remplaçants

n’était que d’un tiers. Mais quasiment personne n’était passé par

l’Ecole Normale, tout le monde s’était formé sur le tas. Il y avait

juste un peu plus d’anciens. J’y ai vu une collègue se faire gifler par

une mère d’élève furieuse que sa fille en ai pris une de la dite

maîtresse. J’y ai rencontré également un collègue assez ancien qui se

réfugiait dans la salle des maîtres et se retrouvait incapable de

rejoindre sa classe au moment de la sonnerie. Il se recroquevillait sur

lui-même en répétant : « Je ne peux pas y aller, je ne peux pas y aller,

j’ai une angoisse ». La collègue de la classe voisine ouvrait la porte

de communication et surveillait les deux classes le temps que le

pauvre homme reprenne ses esprits. Il faut dire qu’il avait fait

plusieurs dépressions sévères, avait séjourné à La Verrière (HP de la

MGEN) et au bout d’un certain temps s’était retrouvé obligé de

reprendre une classe en attendant de rechuter et d’y retourner sans

doute. Sa pratique pédagogique datait d’un autre âge. Il hurlait sans

arrêt, ce qui n’était d’aucune efficacité. Les élèves avaient fini par

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s’habituer et continuaient à faire n’importe quoi. Alors le collègue

s’armait d’une grande règle et tapait un peu au hasard. Tout ceci était

connu jusqu’à l’Inspection Départementale, mais personne ne faisait

rien. Le collègue était titulaire donc intouchable. J’aurai l’occasion

d’en rencontrer bien d’autres du même type et à chaque fois, aucune

mesure de reclassement ne sera possible pour eux. Pas question de

les mettre dans des bureaux à l’Inspection Académique, tous les

postes non-qualifiés y étant assurés par des vacataires. Résultat, les

Inspections Départementales n’ont plus qu’à bricoler. On laisse les

collègues malades mentaux dans la classe tant que les familles ne se

plaignent pas trop, puis on les change d’école s’il y a un problème.

Généralement, ils finissent en maternelle où ils devraient moins se

faire remarquer car le travail est censé y être moins difficile.

Un jour, je reçus une lettre du syndicat auquel j’avais adhéré, car

on m’avait bien fait comprendre que c’était quasiment obligatoire.

Dans notre métier, la pluralité est telle, qu’on ne parle jamais que DU

syndicat, les autres ne sont même pas sensés exister ! La lettre me

convoquait à un entretien pour affaire me concernant, sans plus de

précision. N’ayant jamais été un foudre de politique ou de

syndicalisme, je n’avais pas trop envie de m’y rendre. Je demandais

néanmoins conseil au délégué de l’école, en l’occurrence mon

collègue de fin d’études 1.

— Tu dois y aller, me dit-il, c’est extrêmement important. Je crois

savoir que l’Inspection Académique prépare des purges… Tu risques

d’être viré !

N’ayant aucun statut et comptant maintenant sur ce salaire pour

terminer mes études, l’argument porta. Je me rendis au rendez-vous

le soir en question, à la Bourse du Travail de la ville. Dans une salle,

une trentaine de gars, tous remplaçants comme moi, attendaient de

passer les uns après les autres. Quand ce fut mon tour, je me

retrouvais devant une sorte de jury présidé par Monsieur

Bourguignon, le secrétaire général du syndicat en personne, encadré

des principaux délégués qui siégeaient dans différentes commissions

administratives départementales.

— Camarade, commença le Secrétaire Général sans se présenter,

tu es accusé par l’Inspection d’activités gauchistes dans ta classe…

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Je faillis tomber à la renverse et restai muet de stupéfaction.

— … Oui, tes antécédents, tes études en Faculté de Lettres, te

désignent immanquablement comme gauchiste. L’Inspection a porté

ton nom sur une liste « noire » de jeunes collègues qui confondent

leur travail et la propagation de la Révolution. Qu’as-tu à répondre à

ceci ?

— Ce n’est pas mon cas, je n’ai rien fait de tout ça. Je me suis

toujours contenté d’apprendre à lire, écrire et compter à mes élèves,

un point c’est tout !

— Jamais de politique en classe ?

— Jamais.

— Tu peux absolument nous l’assurer ?

Le ton était tellement inquisiteur que la moutarde commençait à

me monter au nez…

— Puisque je vous le dis ! Répliquai-je. Et je ne comprends pas

comment un syndicat peut se livrer à ce genre d’interrogatoire. Il me

semble que votre rôle est de défendre les collègues et non pas de les

enterrer en faisant le sale boulot de l’administration…

— Mon jeune collègue, lança Bourguignon sur un ton un peu

cauteleux. Le syndicat est là pour défendre uniquement ceux qui sont

DEFENDABLES…

— En tout cas, à part vous, personne ne m’a jamais rien

reproché…

— La question n’est pas là… Peux-tu nous indiquer le nom d’une

personne de confiance qui pourrait corroborer tes dires ?

— Il faut donc que je prouve mon innocence ! C’est un comble…

— Mais c’est ainsi. Des soupçons pèsent sur toi. Il va y avoir une

commission départementale qui décidera quels seront les remplaçants

qui seront gardés et ceux qui seront virés…

— Et vous allez prêter la main à ça ? M’exclamai-je.

— Nous siégeons, donc nous participons à la gestion des

personnels et je te répète que nous défendons uniquement ceux qui

sont défendables. C’est notre devoir d’éliminer les brebis galeuses !

Alors, camarade es-tu défendable oui ou non ? Peut-on vraiment

prendre le risque de te défendre ?

— Personne ne s’est plaint de moi, c’est tout ce que j’ai à dire…

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Ni les parents, ni la Directrice, ni les collègues…

— Dans ce cas, tu n’as aucun autre élément à nous communiquer

pour ton éventuelle défense ?

— Non, sinon que je ne comprends pas du tout pourquoi on

m’accuse…

Ils me firent sortir et passèrent au suivant. Sans le savoir, je

m’étais trouvé embringué dans une histoire de lutte de pouvoir au

sein même du syndicat. Bourguignon et ses séides staliniens pur jus

voyaient d’un très mauvais œil l’arrivée dans les rangs des

remplaçants d’un grand nombre de jeunes étudiants ayant participé

de près ou de loin aux événements de Mai 68. Ils se situaient

politiquement plus à gauche qu’eux et se retrouvaient facilement

affublés de l’étiquette de gauchistes. Quelques-uns avaient gardé

leurs illusions maoïstes, trotskistes ou situationnistes et se

retrouvaient dans le courant « Ecole émancipée » qui était très

minoritaire et ne pouvait guère aller au-delà d’interventions

contestataires dans les réunions et assemblées générales sans jamais

parvenir à faire évoluer l’appareil syndical en profondeur. De

nombreuses années plus tard, les gens de ce courant d’opinion très

minoritaire fonderont la branche « Enseignement » du nouveau

syndicat « SUD ».

L’immense majorité des soixante-huitards dont je faisais partie

était persuadée, à cette époque (nous étions sous Pompidou), avoir

tout perdu, avoir été trahie principalement par le Parti Communiste

qui avait sifflé la fin de la récréation… Sur ordre du Kremlin, comme

l’explique parfaitement T. Wolton dans son livre : « La France sous

influence ». Il faut dire que les trois semaines de « Révolution »

passées, tout avait repris son cours normal, son insupportable traintrain

ordinaire. Aucune évolution des mentalités n’était encore

perceptible. Il était trop tôt !

Pour mon humble part, je me retrouvais donc accusé dans une

sorte de mini-procès stalinien qui m’avait laissé une très mauvaise

impression, moi qui n’avais jamais envoyé le moindre pavé en

direction du moindre CRS en 68, vu qu’à l’époque j’étais déjà

partisan du pacifisme et adepte de Thoreau, Gandhi et Martin Luther

King…

17

Le lendemain matin, je demandai à ma directrice, Madame

Mouchaboeuf qui portait également la casquette d’adjointe au Maire

de la Plaine, de me recevoir. Je lui racontai mes déboires de la veille.

— Je comprends, me dit-elle. Mais c’est normal que le syndicat se

prémunisse, il y va de sa crédibilité face à l’administration…

— Mais, je suis innocent. Je n’ai jamais fait de politique en

classe !

— Je le sais parfaitement, camarade, me dit-elle. Je vais voir ce

que je peux faire pour toi, mais c’est pas gagné surtout si tu n’as pas

bien répondu au camarade Bourguignon…

Comme celle-ci était au même syndicat et au même parti

politique, je sentais que je tenais ma caution. Deux jours plus tard, la

brave femme put m’annoncer qu’elle avait obtenu de Bourguignon

qu’il raye mon nom de cette liste noire. Plus tard, j’appris

qu’effectivement un nombre assez restreint de jeunes collègues

remplaçants se virent montrer le chemin de la sortie. Sans doute ceux

qui ne trouvèrent pas les appuis nécessaires…

Cette affaire m’ouvrit les yeux sur la réalité syndicale. Tout y était

politique. La défense de la profession, des conditions de travail et de

salaires semblaient bien loin de leurs intérêts, pris comme ils étaient

dans cette lutte de pouvoir un peu paranoïaque de gens qui sentaient

leur influence décroître dans l’opinion. Là aussi, ce n’était qu’un

début. La profession était alors syndicalisée à plus de 75%,

aujourd’hui, elle est dé-syndicalisée à peu près au même

pourcentage. C’est dire la déception des collègues.

A titre d’épilogue, je me ferai un plaisir l’année suivante au

moment du renouvellement de la cotisation de rappeler mes démêlés

au délégué qui me répondra : « Tu veux réformer toutes ces

pratiques, c’est bien, mais il faut rester à l’intérieur du syndicat pour

ça… »

En apparence, un argument plein de bon sens, en réalité un leurre

total. Le verrouillage est tel que personne n’est parvenu depuis tout

ce temps à faire évoluer quoi que ce soit. Alors, je pense avoir fait le

bon choix et me retirant discrètement, ce qui d’ailleurs, ne me sera

jamais pardonné par certains. Je me console en pensant aux milliers

d’autres qui eux aussi votèrent avec leurs pieds par la suite…

18

CHAPITRE II

CHAPITRE II

Suppléances

A la rentrée suivante, je me retrouvais dans une autre

circonscription, la 27ème, celle de la ville de Saint-Déodat. Sans

doute n’avaient-ils plus besoin de moi à la Plaine… Les fins d’études

ayant totalement disparu, je n’avais pas accepté de travailler comme

maître auxiliaire au collège. Résultat : je repartais à zéro, c’est-à-dire

à faire des remplacements de courte durée, ce qui est peut-être la

position la plus inconfortable dans laquelle l’Institution peut vous

mettre. C’est un travail de suppléant, il faut prendre une classe pour

de très courtes absences, un, deux ou trois jours, à n’importe quel

niveau, maternelle comprise.

Souvent l’intervention relève plus de la garderie qu’autre chose

surtout quand on arrive dans une classe en révolution, ce qui s’est

produit bien des fois. En effet, il se peut que l’enseignante habituelle

s’arrête parce qu’elle n’en peut plus, et qu’un premier remplaçant n’y

arrive pas mieux. Dans ce cas, les gamins prennent de l’assurance et

c’est l’escalade dans l’insolence et l’indiscipline, le remplaçant étant

considéré comme très inférieur au titulaire. On le teste, on le titille,

on se permet mille choses qu’habituellement on ne s’autoriserait

jamais. Imaginez quand on est le troisième ou le quatrième à passer

dans une classe, il est rare que cela se passe bien. Alors on limite les

dégâts et on évite les activités à risque genre sport, peinture ou

19

musique, propices à tous les débordements.

En plus d’un charisme personnel totalement indispensable, il faut

au remplaçant, pour mener à bien sa mission, un bon classeur rempli

d’exercices utilisables dans toutes les matières, à tous les niveaux et

pour n’importe quelle période de l’année. La plupart du temps, on

arrive dans une classe où on ne trouve ni cahier d’appel, ni cahierjournal

(cahier qui était obligatoire et sur lequel l’enseignant devait

indiquer ce que les enfants avaient à faire chaque jour) et où les

élèves déclarent n’avoir quasiment ni livres ni cahiers ou bien

(variante) avoir déjà tout fait quelle que soit la page du livre où on les

amène. D’où l’absolue nécessité d’arriver avec armes et bagages…

Évidemment sur de si courtes périodes, impossibilité de vraiment

faire connaissance avec tout le monde ni d’obtenir un travail suivi.

Au mieux, on évite que les élèves ne perdent trop leur temps. Au

pire, c’est un très désagréable moment passé principalement à faire

de la discipline !

Après avoir découragé beaucoup de vocations avec ce système et

sous la pression de la base, l’administration a fini par trouver une

solution, beaucoup plus tard, quand notre contingent de remplaçants

disparut par la force des choses puisqu’il n’était plus possible

d’entrer dans l’enseignement de cette façon et que tout le monde

devait passer obligatoirement par l’École Normale appelée ensuite

IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres). Elle inventa

le statut des ZIL (zones d’intervention limitée, en général sur une

circonscription), des BZ (brigades de zone généralement réservées

aux remplacements des stages de formation) et des BV (brigades de

ville). Tous ces personnels sont titulaires et bénéficient de primes de

sujétion spéciales non négligeables, histoire de rendre un peu

attrayant ce travail particulièrement ingrat.

Ses seuls véritables avantages sont l’irresponsabilité et la mobilité.

Contrairement au titulaire, personne ne demande vraiment de

comptes au remplaçant, même pas l’Inspecteur de l’Éducation

Nationale qui ne va pas s’amuser à courir derrière une personne qui

est un jour ici, un jour ailleurs. J’ai connu des ZIL qui en étaient à 7

ou 8 années sans avoir été inspectés alors que leurs collègues en

poste fixe l’étaient tous les deux ou trois ans. Arme à double

20

tranchant : pas de souci, mais aussi pas de promotion puisque la note

obtenue peut permettre d’avancer un peu plus vite sur la grille des

échelons. Encore que tout cela ne soit que théorie. Une péréquation

est prévue pour compenser le manque d’inspections. Les inspecteurs

sont munis d’une grille avec une fourchette de notes dont ils ne

doivent pas s’écarter et depuis quelques années, ils ne peuvent plus

que proposer leur note à l’Inspecteur d’Académie qui dispose, en

général dans le même sens.

Le système est tellement bien huilé, qu’en fin de carrière tout le

monde se retrouve à peu près au même niveau quelles qu’aient été les

péripéties : choix, mi-choix ou ancienneté… Quant à la mobilité, il

faut aimer. Personnellement, j’ai toujours préféré être responsable de

ma classe et être connu des enfants et des familles.

Néanmoins, ces courts remplacements furent très formateurs, car

ils m’obligèrent à m’adapter à tous les publics depuis la petite section

de maternelle jusqu’au cours moyen deuxième année. Je ne me suis

pas vraiment plu en maternelle, je l’avoue, même si les enfants sont

absolument craquants à cet âge-là. Le saut entre les gaillards de 14

ans et les bouts de choux de 3 ans était sans doute trop important

pour moi. De plus, j’avais l’impression d’être dans un jardin

d’enfants, au milieu des cris et d’une sorte d’agitation permanente

que je trouvais aussi fatigante que déstabilisante.

Cela tient beaucoup au fait que les enseignantes travaillent

principalement en ateliers, c’est à dire arrivent à mener de front

plusieurs activités. Les enfants de cet âge ne peuvent fixer leur

attention que très peu de temps. Ils papillonnent, courent de la

peinture au dessin, puis se précipitent pour qu’on leur raconte une

histoire ou qu’on les fasse chanter ! Heureusement pour elles, les

maîtresses de maternelle bénéficient de l’aide des ATSEM (ex-dames

de service, ex-assistantes maternelles) qui assurent une importante

partie du travail, habillage, déshabillage, pipi, caca, goûter et

nettoyages divers, quand ce n’est pas la préparation des peintures

voire l’organisation réelle des séquences. Les enseignantes

s’octroient des récréations à rallonge qui peuvent aller de trois quarts

d’heure à une heure et ne voient jamais un élève le samedi, ce qui

n’est pas négligeable et leur permet de se réunir et d’entretenir le

21

climat si agréable de cette école. Actuellement, la technocratie

académique se penche sur cette singularité. On peut craindre le pire

pour cette autre exception française !

Pour ma part, je n’y fis que de très courts remplacements qui ne

m’incitèrent pas à demander par la suite ce type de poste tellement je

rentrais épuisé le soir.

J’eus également à remplacer dans des écoles d’application, ce qui

ne me laissa pas vraiment un bon souvenir non plus. Il faut savoir

que ces écoles sont en rapport avec les IUFM et leur servent en

quelque sorte de vitrine pédagogique. Théoriquement, elles devraient

être tenues par des maîtres et maîtresses d’application et dirigées par

un directeur titulaire du même diplôme (actuellement il s’agit du

CAFIMF – certificat d’aptitude aux fonctions d’enseignant spécialisé

et maître formateur - qui devient d’ailleurs de plus en plus difficile à

obtenir). Pour notre propre formation, nous étions convoqués dans ce

genre d’école le jeudi (le repos du mercredi fut institué un peu plus

tard) pour des leçons modèles qui nous donnaient l’impression

d’assister à des films de science-fiction tant ce que l’on nous y

montrait était différent de notre triste réalité quotidienne.

Les élèves qui servaient de cobayes étaient en général peu

nombreux et volontaires, toujours polis, obéissants et propres sur

eux. La classe n’était jamais au complet, mais cela se comprenait car

certains devaient avoir leurs propres activités (sport, musique, caté

ou autres) qui ne leur permettaient pas d’être présents. Nous nous

entassions dans le fond de la classe et assistions dans le plus grand

silence à de véritables exploits pédagogiques qui nous laissaient

pantois. Tout semblait réglé comme du papier à musique. Les

questions, les réponses, les manipulations s’enchaînaient sans

anicroche aucune. On avait l’impression d’une pièce de théâtre

parfaitement rôdée. Il ne nous restait plus qu’à culpabiliser de ne pas

être capables de rééditer les mêmes prouesses dans nos classes…

Au bout d’une heure environ, les gentils élèves repartaient dans

leurs foyers, l’Inspecteur commentait avec le maître-formateur et

enfin nous pouvions poser des questions. Avec les conférences

pédagogiques mensuelles qui étaient complètement théoriques et

magistrales, nous n’avions, mis à part les bouquins, rien d’autre pour

22

nous former et préparer notre CAP.

Nous sentions bien qu’il y avait quelque chose d’artificiel dans

ces leçons-modèles et peut-être même dans ces écoles d’application.

Il me suffira d’y travailler quelques semaines pour découvrir le pot

aux roses. Moins de la moitié des enseignants étaient titulaires du

CAFIMF et donc véritables maîtres formateurs, les autres étaient soit

des remplaçants soit des titulaires «normaux». Chaque formateur

officiait à un niveau différent, ce qui faisait qu’il y avait toujours en

parallèle une classe d’application et une classe «normale». Et tout

reposait sur la composition de ces classes qui avaient subi un tri

sélectif poussé. Pas d’élève difficile, caractériel ou en retard dans la

filière noble, fort peu d’élèves brillants ou travailleurs de l’autre côté.

Résultat d’un côté les classes confortables, de l’autre les classes

poubelles… Vous devinez de quel côté l’Inspection avait besoin

d’envoyer des remplaçants et donc où je dus atterrir !

Pour couronner le tout, l’ambiance était relativement détestable

entre collègues ce qui se comprend aisément. Il est très mauvais

d’avoir des statuts différents dans les équipes pédagogiques et

pourtant c’est ce que l’administration arrivera à créer avec l’histoire

des professeurs des écoles, puis avec les emplois-jeunes (aides

éducateurs) et enfin avec les assistants d’éducation.

Beaucoup plus tard, alors que je serai directeur et donc

responsable d’équipe, je m’efforcerai toujours de mettre tout le

monde sur un pied d’égalité, car je suis persuadé que c’est une des

conditions essentielles pour une ambiance agréable et un travail

cohérent. J’essayerai également d’être le plus possible disponible et

proche des gens. Ce que je n’ai pas constaté chez les directeurs de

cette époque que je trouvais lointains et distants particulièrement

ceux des écoles d’application. Sans doute, étaient-ils convaincus de

leur immense importance. Mais c’était une autre époque…

Je ne passais finalement que trois mois en suppléances. Début

décembre, l’Inspection m’envoya à l’école Victor Hugo pour un long

remplacement un peu particulier. Le titulaire était accusé par les

familles du quartier d’attouchements sur les enfants de ce CE2. La

réaction de l’Inspection fut immédiate : mise en congé avec solde

jusqu’à la fin de l’année scolaire. A cette époque, cela suffisait pour

23

calmer les esprits. Les gens étaient moins procéduriers que

maintenant, ils devaient penser que l’individu était renvoyé et mis

hors d’état de nuire. J’appris également que cet étrange personnage

avait une manière très personnelle d’enseigner l’éducation civique : il

partageait la classe en deux groupes, les étudiants et les CRS,

entassait les tables au milieu de la classe et organisait de joyeuses

confrontations dans lesquelles les pavés étaient heureusement

remplacés par de grosses boules de papier. Bien entendu, aucun

apprentissage, aucun travail sérieux depuis la rentrée. Ces fantaisies

politico-pédagogiques n’avaient pas causé trop de remous dans les

familles sans doute parce que les enfants avaient dû trouver ces

méthodes très amusantes. Il n’en avait pas été de même avec la

pédomanie. Et pourtant, ce personnage n’avait pas fait partie de la

charrette organisée par Bourguignon et le Syndicat. Et c’est moi, qui

avait été soupçonné de ce genre de pratiques délirantes, qui devait

rattraper tout cela. La conseillère en m’expliquant la mission, insista

lourdement sur le fait qu’elle connaissait mon sérieux et mes

capacités pour remettre tout en ordre et même essayer de rattraper le

temps perdu.

Je dus m’acharner environ trois semaines pour obliger les gamins

à reprendre des habitudes de travail et à faire perdre à certains

l’habitude de venir se frotter contre le maître ! La discipline rétablie,

il me fut aisé de finir agréablement cette troisième année scolaire

d’autant plus que cette école, située dans une cité habitée

principalement par des classes moyennes peu touchées par le

chômage, était plutôt agréable. La ville ayant fait partie de l’ancienne

Seine pouvait continuer de bénéficier de la participation de

professeurs spécialisés que l’Administration avait autorisés à

enseigner jusqu’à leur retraite, mais qui ne furent bien sûr jamais

remplacés ensuite. Nous avions une professeure d’éducation

physique qui resta cinq ans, un professeur de dessin et une

professeure de musique. Ces personnels venaient chaque semaine

donner des prestations bien supérieures à ce que l’instituteur de base

pouvait prodiguer. Notre métier voudrait que nous soyons tous

Maître Jacques c’est à dire excellents en toutes matières. C’est

beaucoup exiger d’un être humain. On peut être très bon en sport et

24

très mauvais en musique, nul en danse et excellent en dessin ou

même rien de tout cela le plus souvent. Au lieu d’étendre cette

pratique à l’ensemble des départements de la couronne, c’est à dire

s’aligner sur le meilleur (les écoles de Paris-ville bénéficient toujours

de ce statut particulier), on a préféré, pour de basses raisons

pécuniaires, en revenir au minimum attribué au reste du territoire

national !

Le problème de l’enseignement des matières sportives et

artistiques perdurera longtemps, puisque beaucoup plus tard, nous

verrons apparaître nombre d’initiatives, contrats bleus, contrat de

ville, etc…pour essayer de pallier la misère en impliquant plus les

communes et en désengageant l’État.

Il n’en demeure pas moins qu’en 1971 et encore pendant moins de

dix ans, à l’école Victor Hugo et dans toutes les écoles de la ville,

tous les élèves bénéficiaient de 2 heures de sport dans un gymnase

attenant à l’école, 2 heures de dessin et 1h30 de musique avec un

enseignant spécialisé toutes les semaines. Quel directeur d’école hors

de Paris peut en dire autant aujourd’hui ?

Autre avantage du statut de l’ancienne Seine, tous les directeurs

sans exception et quelle que soit la taille de l’école étaient déchargés

d’enseignement jusqu’à leur retraite. Ce fut provisoire. Dès que ce

contingent de favorisés fut parti, on en revint aux décharges au

compte-gouttes. Demi-décharge pour douze classes et décharge

complète pour quatorze classes. L’administration octroiera également

des tiers de décharge (envoi d’un remplaçant ou d’un ZIL un jour et

demi par semaine pour permettre au malheureux d’expédier son

travail administratif) autant dire quasiment rien. D’ailleurs la priorité

étant donnée au remplacement des maîtres malades et le bataillon de

remplaçants étant toujours insuffisant par rapport aux besoins réels,

bien des collègues directeurs avec tiers ne pouvaient pas toujours

compter sur cette aide. Là encore, on aligna sur le pire. Le résultat

actuel malgré quelques aménagements et minuscules avancées pour

cette fonction essentielle est qu’il y a plus de 5000 postes de

directeurs non pourvus et que ce nombre augmente chaque année. Là

encore, les collègues ont voté avec leurs pieds…

Les directeurs de cette époque me semblaient jouir d’un statut

25

bien meilleur que tout ce que je pourrai connaître par la suite, une

vingtaine d’années plus tard. Je ne parle même pas du respect et de la

considération que les gens portaient à l’école, celle-ci commençait

déjà à s’effriter lentement, disons au fur et à mesure qu’on laissait

des zygotos comme ceux que je devais remplacer sévir sans que

personne ne réagisse vraiment… Je parle surtout du climat de

sérénité, de la quasi-absence de violence que l’on pouvait encore

trouver dans les écoles « ordinaires ».

A la fin de l’année, j’appris que le pédomane fabricant de

barricades avait réussi à se faire nommer dans une école française de

New-York à l’issue de sa longue période de repos salarié. Quelques

méchantes langues me rapportèrent qu’il avait fait jouer des appuis

haut placés…

26

CHAPITRE III

CHAPITRE III Maths modernes et autres réformes

L’année suivante devait être celle de ma stagiarisation. Donc au

bout de quatre années d’exercice et à condition de réussir les

épreuves écrites du CAP. Je souhaitais rester dans la même école.

L’Inspection me plaça dans l’école mitoyenne pour un remplacement

d’une année en classe de CM2.

Cette école était encore plus agréable que la précédente puisque

c’était anciennement une école de filles et que l’arrivée des garçons

ne s’était faite que progressivement en commençant par les CP et en

regroupant les familles. Les titulaires chevronnées représentaient la

majorité de l’équipe. Nous n’étions que 3 remplaçants, ce qui était

très peu par rapport aux écoles moins favorisées.

C’est dans cette école que je rencontrais mon premier normalien.

Grand gars distingué, issu d’un milieu aisé, avec costume et mallette,

il se présenta à la directrice avec son book, sorte de porte-vue rempli

de rapports élogieux. Ce garçon, qui était en fait encore plus débutant

que nous tous puisqu’il était frais émoulu de l’Ecole Normale,

pouvait s’enorgueillir d’une note de 16 pour sa première inspection.

Il avait été titularisé dès le premier mois de sa première prise de

fonction et, après un an de service militaire en Louisiane à titre de

coopérant dans une école où l’on enseignait le français aux Cajuns,

arrivait pour prendre son premier poste à titre définitif. Lui, avait

27

suivi la voie royale, nous, nous étions entrés par la porte de service.

Comme punition, il nous faudra au minimum cinq années pour être

titularisés et nos premières notes tourneront autour de 10 ou 11.

Clouet, puisque tel est son nom, lui, caracolera longtemps loin devant

nous, passera tous ses premiers échelons au choix. Je ne sais pas

comment il a fini sa carrière, car les circonstances de la vie ont fait

que nous nous sommes perdus de vue, mais je suis persuadé

qu’ambitieux et brillant comme il était, il n’a pas dû rester bien

longtemps instit’ de base.

Il va sans dire qu’il se retrouva le chouchou de la directrice,

Madame Blanchot, forte vieille enseignante qui cultivait une sorte de

bienveillance rigolarde derrière un aspect un peu lourdaud,

d’énormes varices et des problèmes digestifs qu’elle détaillait à qui

voulait les entendre. Elle avait fait ses débuts dans l’enseignement

juste avant la guerre, ce qui la classait comme ancêtre et vivait dans

un magnifique logement de fonction situé dans un petit bâtiment

attenant à l’école. Le directeur de l’école mitoyenne y avait

également le sien, de même que, devinez qui ? Bourguignon, le

célèbre secrétaire général du Syndicat dont l’épouse était directrice

d’école elle aussi. Lui était en détachement permanent c’est-à-dire

payé par l’Etat uniquement pour ses fonctions syndicales.

La plupart des directeurs de l’époque bénéficiaient de logements

de direction mis à leur disposition dans l’école même. Pour ma part,

je ne pourrai jamais en bénéficier quand j’accéderai à la profession

parce que mes prédécesseurs à La Neuville n’en ayant pas eu besoin,

l’avaient remis en circulation et qu’il n’était donc plus disponible à

mon arrivée. A Saint-Aubin, le logement de direction avait carrément

été récupéré par la Municipalité pour en faire un Centre de Loisirs

maternelle…

Beaucoup de collègues habitaient des logements de fonction.

C’était un avantage non négligeable d’être logé par la collectivité, en

général assez près du lieu de travail, double économie, pas de loyer,

pas de frais de transports. Les collègues en profitaient pour se faire

construire des pavillons dans la région de leur choix, en général celle

dont ils étaient issus. Il y avait foisonnement de provinciaux montés

en région parisienne pour enseigner. Ils comptaient y retourner le

28

plus vite possible. L’immense majorité se retrouvera bloquée jusqu’à

leur retraite, le piège s’étant refermé sur eux…

Pour ma part, j’essayais à plusieurs reprises de postuler pour en

avoir un, mais toujours en vain. Je n’avais pas d’enfants à l’époque,

je n’étais ni cas social, ni mère célibataire, ni encarté au Parti. Toutes

mes demandes eurent droit au classement vertical, ce que je ne

regrette pas car cela m’obligea à me prendre en charge très tôt.

Comme bien d’autres avantages de la profession, la création

quelques années plus tard, du nouveau statut de professeur des écoles

entraîna la perte du droit au logement. Les Mairies s’empressèrent

soit de faire payer un loyer aux enseignants qui, étant passés profs,

continuaient à y résider, soit de reprendre les appartements pour en

faire bénéficier certains agents territoriaux. Avec l’âge de la retraite

repoussé à soixante ans minimum, belle revalorisation en vérité…

Quoiqu’un peu paternaliste, l’ambiance entre collègues n’était pas

mauvaise à l’école Rosenberg. Madame Blanchot n’y était pas pour

rien, elle vivait extrêmement bien son métier de directrice. Elle

donnait l’impression de n’être là que pour raconter sa guerre. Elle

avait suivi l’exode avec toute son école et était allé enseigner

jusqu’en Haute-Vienne puis avait regagné Paris une fois l’Armistice

signé. Nous avions droit à tous les détails sur la façon d’enseigner

pendant la guerre. Chaque matin, elle faisait chanter aux enfants :

« Maréchal, nous voilà ! ». Elle se vantait d’avoir sauvé la vie à de

petits juifs dont elle avait francisé les noms sur les registres et

bénéficié des largesses de certains gros bonnets du marché noir qui

l’approvisionnaient en œufs, beurre, fromage ou jambonneau pour se

faire bien voir et l’amener à pondérer les notes de leurs cancres de

rejetons…

Comme nous n’étions même pas nés à cette époque, Madame

Blanchot nous donnait l’impression d’être une sorte de dinosaure qui

n’avait finalement pas tellement souffert de l’occupation. Les seuls

épisodes vraiment dramatiques dont elle se souvenait étaient les

bombardements américains sur la porte de La Chapelle et sur La

Plaine Saint-Denis. Dès que les sirènes se mettaient à retentir,

Madame Blanchot descendait ses élèves dans l’abri de l’école. Cela

devenait une sorte de récréation, elle était enchantée de ne pas avoir à

29

faire la classe autant que les élèves d’être dispensés de dictée ou de

problème. Notre directrice présentait toujours ces événements en

mettant en avant leur côté cocasse. C’était sans doute sa philosophie

de la vie. Elle était si bavarde et si extravertie que nous savions tout

de ses problèmes de santé. Elle venait de se faire retirer la vésicule

biliaire, avait des problèmes digestifs si gênants qu’elle en venait à

ne se nourrir que de riz. Elle ne nous épargnait rien des déboires de

sa vie de couple et de mère de deux ados qu’elle destinait aux

grandes écoles. Bien souvent l’après-midi, à peine étions-nous

montés en classe, qu’elle partait avec son caddie et ses paniers faire

ses courses au supermarché ou vaquer à toute autre occupation

personnelle. Elle s’arrangeait pour réapparaître au moment de la

sortie des élèves, s’assurait que tout allait bien pour l’étude et

repartait vers cinq heures, l’esprit tranquille. Elle pouvait se le

permettre, son école tournait toute seule, l’équipe étant aussi solide

que chevronnée.

À cette époque, on pouvait encore croire que l’édifice Education

Nationale était solide comme le marbre et stable pour mille ans. Et

pourtant quelques microfissures commençaient à apparaître, mais il

aurait fallu un microscope pour les voir…

Moi, j’étais plutôt optimiste, ma classe de CM2 qui comptait 35

inscrits, tournait au mieux. Vu le nombre d’élèves, je ne pratiquais

qu’un enseignement dit traditionnel, c’est-à-dire classique, magistral,

frontal. Sans dérives, ni débats, ni ateliers ou autres

expérimentations… Une notion simple, quelques exemples expliqués

dans le calme par le maître puis des exercices faits sur le cahier,

corrigés en classe immédiatement, puis vérifiés et notés le soir

même. Des devoirs à faire et des leçons à apprendre tous les jours,

très souvent par cœur. Une exigence draconienne pour un

apprentissage impeccable des tables de multiplication, des

conjugaisons, des règles d’orthographe et grammaire, des listes de

mots invariables, etc. J’avais simplement adapté les méthodes de la

classe du certificat d’études. Les enfants partaient en 6ème avec un

bon niveau c’est-à-dire en sachant lire, écrire et compter. Mis à part

Clouet qui était un tenant des méthodes modernes, une écrasante

majorité de collègues pratiquait de la même manière. Les CP

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n’avaient pas encore abandonné la méthode syllabique…

Avec un certain décalage dans le temps, les premières réformes

pédagogiques parvinrent jusqu’à nous sans doute impulsées par les

conseillers pédagogiques toujours à l’affût de nouveautés et relayées

par de beaux esprits modernistes. Première abomination de la

désolation : les notes et classements ne pouvaient que stigmatiser et

traumatiser les élèves donc il fallait les abroger. Il y eut une forte

résistance à ce sujet, nous sachions tous que la compétition et

l’émulation est un des ressorts naturels les plus puissants chez les

enfants qui adorent se mesurer entre eux, se lancer des défis et

toujours être meilleurs que les autres pour quelque chose. Cette

réalité humaine n’épargne pas les adultes. Il n’y a qu’à voir le rapport

des hommes avec leurs bagnoles ou leurs pavillons et les femmes

avec leurs habits. C’est à qui essaiera de présenter mieux que l’autre.

Ces idéologues pensaient qu’en cassant les thermomètres, on devait

permettre aux plus faibles de progresser. Ils parvinrent juste à faire

travailler moins l’ensemble et à couler encore plus les faibles !

Nous fîmes cependant des tentatives de notation avec des lettres

moins « traumatisantes ». Il y avait A pour excellent, B pour bon, C

pour moyen, D pour faible et E pour très faible. L’ennui, c’est qu’on

remplaçait une grille de 10 ou 20 échelons par 5 donc par quelque

chose de 4 fois moins précis. On eut beau présenter des équivalences

(A= 16 à 20 ou 8 à 10, B=12 à 16 ou 6 à 8, C= 8 à 12 ou 4 à 6, D= 4

à 8 ou 2 à 4 et E= 0 à 4 ou 0 à 2), cette manière de faire qui eut son

heure de gloire dans ces années-là, tomba en désuétude, car les 5

échelons se réduisaient à 3 ou 4 puisqu’il semblait quasi impossible

d’infliger à un élève une série de E, voire de D au risque là encore de

le traumatiser.

Discrètement, les enseignants réintroduisirent quelques notes

surtout dans les matières principales. Actuellement, je ne vois plus

guère de lettres que pour l’EPS, la musique et le dessin.

Cette pseudo-réforme anti élitisme, puisque pour les idéologues

c’était le mal dont souffrait l’école, laissa quand même des traces. Le

livret avec 100% de notes et un classement officiel et annoncé

solennellement par la directrice disparut à tout jamais…

Et voilà qu’apparurent de nouveaux programmes délirants. Les

31

maths modernes, rien que l’appellation rendait ringarde toute autre

approche des maths. Pour nous, il s’agissait d’amener les élèves à

compter en « bases » pour qu’ils comprennent l’essence même du

principe de numération. Il nous avait fallu nous recycler nous-mêmes

et ce n’avait pas été évident. Nous nous regroupions dans la classe

d’un collègue un peu plus ferré sur la question et apprenions

pratiquement en même temps que nos élèves. Bravo pour la maîtrise

des notions… En base deux, on ne peut disposer que de 1 ou de 0

soit un = 01, deux =10, trois =11, quatre =110, cinq = 111, six =1110,

sept =1111. En base trois, on a droit à 0, 1 et 2 ce qui donne un=01,

deux =10, trois = 11, quatre =12, cinq =110, six = 111, sept =112 etc.

En essayant de me rappeler ce truc, je ne suis même plus sûr de ce

que j’avance, alors vous imaginez les parents à qui les enfants

montrent que 6+2 normalement égal à 8 en base dix, donne quelque

chose comme 1110+10 soit 11110. Bien sûr, toute l’informatique est

basée sur la mathématique binaire mais était-il bien utile

d’encombrer le cerveau des enfants avec tout ça ? Bien entendu, sans

rien dire et dans la plus grande discrétion, les maths modernes

passeront à la trappe quelques années plus tard et l’on reviendra à la

bonne vieille arithmétique dans laquelle trois douzaines d’œufs en

font trente-six même si la fermière vous fait cadeau d’un œuf à la

douzaine auquel cas, les élèves doivent savoir combien ils vont en

avoir et combien cela va leur coûter si la douzaine vaut tant. On peut

même aller dans la subtilité en demandant le prix réel pour un œuf

surtout si petit Paul trouve le moyen d’en casser un en chemin.

Voilà du concret, voilà qui parle à l’esprit des enfants ! Rien à voir

avec les suites de 1 et de 0…

Jamais on ne s’est inquiété des ravages exercés sur les groupes

d’enfants qui commencèrent à apprendre à compter au moment où

l’on nous faisait nous lancer dans ces folies. Ils servirent de cobayes.

Point barre !

Suite à cet incident qui dura quand même quelques années, selon

que l’enseignant s’acharnait, plus ou moins persuadé qu’il était du

bien fondé de sa démarche, ou des pressions venant des hautes

instances, je remarquais pour ma part que le niveau des élèves en

maths ne cessa de baisser au point qu’à l’heure où j’écris, il est

32

considéré comme normal que les élèves sachent « vaguement » leurs

tables de multiplication, abordent la technique de la division au

dernier trimestre de CM1 pour les meilleurs et arrivent en 6ème en

maîtrisant le principe de trois opérations sur quatre, c’est-à-dire

sachent s’il faut utiliser l’addition, la soustraction ou la

multiplication pour répondre à une question précise.

Alors, la division, les fractions, les pourcentages, les nombres

décimaux, les calculs de volumes ou d’aires, les conversions, inutile

d’en parler… Ceci s’est fait de façon insensible, insidieuse, pour ne

pas dire sournoise. Chaque réforme des programmes arrivant pour

« toiletter » c’est-à-dire simplifier, alléger, en fait entériner tous les

abandons d’ambition auxquels par la force des choses, nous avions

collectivement été obligés de procéder.

L’ennui, c’est que les paroles s’envolent, mais les écrits restent…

Une collègue m’a montré récemment un cahier de CP de 1967 où

l’on y aborde le début de la technique des 4 opérations, division

comprise. Bien évidemment, cinq ans plus tard, le mécanisme

complet et l’utilisation en était acquis pour la plupart. Je tiens à

préciser qu’il y a toujours une frange incompressible d’élèves qui n’y

parviennent jamais et cela de tout temps. Ce sont des paliers de

compréhension humaine, des seuils intellectuels que l’on franchit ou

pas. J’en ai relevé un certain nombre : principe de la division,

proportionnalité, conversions avec ou sans tableau de correspondance

etc. Et quelles que soient les méthodes utilisées, ils sont là,

irréductibles. Chacun d’entre nous a ses limites physiques (si vous

pouvez sauter 1,10 m en hauteur même avec un entraînement

forcené, vous ne passerez sans doute jamais 1,70 m…), l’ennui, c’est

que les pédagogues ont beaucoup de mal à admettre la réalité des

limites intellectuelles, là encore pour des raisons idéologiques qui

amènent à toutes les sottises.

Il fallut aussi nous recycler en linguistique, faire le détour par

l’alphabet phonétique international pour que les enfants intègrent

mieux la « musique » de la langue. Les collègues qui s’y risquèrent

ajoutèrent un code supplémentaire qui ne correspond pas toujours

aux lettres de l’alphabet et embrouillèrent l’esprit des enfants sans

grand profit pour l’apprentissage de la lecture. Cet alphabet est

33

aujourd’hui toujours présent dans nombre de classes. Il apporte une

précision technique utile pour cerner le son, mais elle ne me semble

pas vraiment indispensable…

Ce fut également à cette époque que fut introduite la fameuse

méthode globale qui au départ avait été mise au point pour aider les

élèves handicapés mentaux. Elle eut son heure de gloire, car elle

semblait apporter un progrès. On allait apprendre à lire aux enfants

de façon intelligente, formidable ! L’élève reconnaîtrait globalement

un certain nombre de mots, disons qu’il les photographierait, puis de

lui-même découvrirait les associations de sons. La méthode globale

peut arriver à faire restituer par des élèves des textes entiers récités

par cœur sans qu’ils sachent lire du tout. Il ne faut surtout pas

minimiser la formidable puissance de mémorisation d’un enfant de

six ans. J’ai vu également des gosses « inventant » leur lecture,

devinant, reconnaissant vaguement les mots en en regardant le début.

Je n’aurais pas la cruauté de revenir sur les ravages (dyslexie,

dysorthographie et autres troubles) qu’elle causa. De nos jours, rares

sont ceux qui ne le reconnaissent pas. Très vite, les praticiens se

rendirent compte que la deuxième partie de la méthode, c’est-à-dire

la découverte des associations de sons par recoupements et

déductions ne fonctionnait pas. Alors, les collègues de CP passèrent

très vite à la méthode « mixte » soit une période de global de deux à

trois mois dans le meilleur des cas et pouvant aller jusqu’à six ou

plus ce qui s’est toujours avéré catastrophique. Sans doute le retour à

la syllabique pure et dure n’a jamais été envisageable parmi nous car

peut-être synonyme de trop réactionnaire ou de trop archaïque.

Trente ans plus tard, nous en sommes toujours à cette méthode mixte

avec des résultats loin d’être probants. L’Education Nationale est

satisfaite, car elle se sent moderne et les orthophonistes n’ont jamais

autant prospéré. Que les maîtresses de CP se fassent des cheveux

blancs quand elles s’aperçoivent que 3 à 8 élèves d’une classe de 24

n’arrivent pas à déchiffrer à la fin de l’année n’est pas grave. Ils

peuvent et surtout doivent maintenant apprendre à lire en deux ans et

plus question de redoubler le CP…

Reste à savoir ce que l’on met sous l’expression « savoir lire » ?

Déchiffrer ? Comprendre ce que l’on lit ? La réussite du premier

34

objectif est assez facile à vérifier, celle du second est toujours

relative car tout dépend du texte, du vocabulaire utilisé, du niveau de

langue ou de connaissance du lecteur… Je suis moi-même tout à fait

incapable de comprendre certains textes scientifiques voire

pédagogiques quand ils sont particulièrement abscons, quand l’auteur

nous gratifie, par exemple, de termes tels que « référentiel

bondissant » pour parler d’un vulgaire ballon !

L’ennui c’est que dans nos milieux, l’accent est toujours mis avec

une sorte de malignité obsessionnelle sur la compréhension. Culte de

l’intelligence ? De même que l’orthographe est la science des

imbéciles, le déchiffrage n’est jamais l’important au CP et c’est bien

dommage. Il faudrait mettre tous ces beaux pédagogues devant des

signes inconnus, caractères chinois ou japonais, hiéroglyphes, etc, et

voir s’ils n’ont pas besoin d’abord de déchiffrer…

Dans le même ordre d’idée, il nous fallut passer à la grammaire

fonctionnelle puis structurale. On n’arrête pas le progrès. Les

modernistes reprochaient à la grammaire traditionnelle de trop

saucissonner l’analyse des phrases, de trop se polariser sur le mot, de

trop chercher à définir chaque nature et chaque fonction, en un mot

d’être trop analytique, donc de ne pas vraiment apporter de sens à

l’enfant. Il fallait voir plus grand, partir de la phrase et non du mot,

en tirer deux grands groupes et si on pouvait y arriver, affiner ensuite.

Il y avait obligatoirement un GN (groupe nominal) et un GV (groupe

verbal). Dans la méthode fonctionnelle, on présentait cela avec un

système d’encadrement par couleur, bleu pour GN et rouge pour GV,

par exemple. Dans la structurale, il fallait monter des arborescences

qui, partant de la phrase P, devaient amener par ramifications et

paliers successifs jusqu’au mot qui lui-même devait être défini à

l’arrivée.

Inutile de mentionner la tête que firent les parents devant ces

boîtes de couleur imbriquées et ces espèces d’énormes schémas

mathématiques qui leur semblaient bien souvent aussi

incompréhensibles que les maths modernes… Ces deux méthodes

révélèrent très vite leurs effets pervers. Les enfants ayant remarqué

que le GN était la plupart du temps devant le GV, se contentaient

d’entourer systématiquement dans cet ordre sans se soucier de la

35

possibilité de présence de complément circonstanciel en début de

phrase, de tournure interrogative ou autre. De plus, le fait de mettre

dans le même cadre le verbe conjugué ainsi que ses compléments et

les intégrer au groupe verbal brouillait à plaisir dans les esprits la

notion pourtant simple et essentielle de différence entre nom et

verbe. Très vite, il fallut pratiquer des « aménagements », éviter les

grands groupes et revenir tout doucement aux fondamentaux c’est-àdire

nature et fonction, mais jamais on ne retrouva intégralement la

véritable méthode traditionnelle…

La grammaire structurale ne rencontra qu’un succès extrêmement

limité, elle passa très vite à la trappe, car elle était trop compliquée à

mettre en œuvre et les praticiens de base ne la maîtrisaient pas

vraiment. Il fallait des heures aux enfants pour monter leurs arbres et

autant de temps pour corriger. Un vrai cauchemar !

L’ennui c’est que dans le même temps, on introduisit un certain

nombre de termes nouveaux comme prédicat, déterminant ou mots de

liaison qui permirent d’ajouter à la confusion générale dans laquelle

se débattait la grammaire. On utilisait des termes fourre-tout qui

étaient censés simplifier les choses. Plus question de parler d’article

et encore moins de défini ou d’indéfini, ni d’adjectif ou de pronom

démonstratif ou possessif, puisqu’on avait le mot magique de

déterminant ! N’importe quel mot invariable devenait mot de liaison

qu’il soit conjonction de coordination ou de subordination. On garda

un certain temps la notion de pronom relatif, mais elle finit ellemême

par poser des difficultés. Pour ces raisons, j’affirme que la

grammaire traditionnelle a été enterrée dans ces années-là et n’a

jamais pu revenir, victime de ces méthodes et surtout de ces

simplifications. L’ennui, c’est que notre langue est loin d’être simple,

que chaque phrase peut être vue comme un mécanisme d’horlogerie

de précision qui ne peut se contenter du flou, du vague et de l’à peu

près. Ce qui se comprend aisément pour les créations techniques

semble bien difficile à admettre en littérature, allez comprendre

pourquoi…

Un grand nombre d’enfants atteignent le niveau de la 6ème en

ânonnant fort péniblement et ce n’est guère mieux en grammaire où

leurs connaissances ne vont pas au-delà des notions de sujet, verbe,

36

complément et c’est bien dommage. Cet effondrement a des causes

diverses : sociologiques, économiques, sûrement, sans oublier

l’apprentissage du français comme langue étrangère. Cependant, il

convient de ne pas non plus négliger l’introduction de méthodes

risquées et toutes les simplifications intempestives de la pédagogie

dite moderne.

Les nouveaux programmes introduisaient bien d’autres

révolutions dans notre petit Landerneau scolaire. Il y avait la notion

d’« Eveil » aussi charmante que pernicieuse. Elle devait remplacer à

la fois l’histoire, les sciences et la géographie pour favoriser un

enseignement transversal partant du principe qu’il ne fallait pas

cloisonner les apprentissages et travailler intelligemment puisque

tout était dans tout et réciproquement.

En Histoire, ce fut une véritable catastrophe au point que les plus

grands historiens du pays se mobilisèrent de nombreuses années plus

tard, mais le mal était fait et on n’a toujours pas remonté la pente. En

effet, il fallait abandonner à la fois la chronologie et l’histoire

événementielle. Interdiction d’encombrer l’esprit des élèves avec

toutes ces anecdotes merveilleuses : plus de chevalier Bayard qui se

déguisait en bûcheron pour s’emparer par la ruse d’un château-fort,

plus de Jeanne la bonne Lorraine qui venait secouer les puces du roi

à Bourges pour le rétablir sur le trône et encore moins de

Vercingétorix, jetant son épée aux pieds de Jules César. On n’était

même plus sûr qu’il avait vraiment existé, le fier Arverne. Peut-être

n’était-il qu’un personnage mythique créé pour la plus grande gloire

du monde romain…

On nous privait du meilleur de l’Histoire. Je n’oublierai jamais les

yeux émerveillés des enfants quand je leur racontais tout cela, leur

attention soutenue, leur désir d’en savoir plus et ces questions :

« C’est lundi aujourd’hui, maître, on fait Histoire ? » Comme ils

auraient été déçus si j’avais répondu non ! Certains avaient dû

attendre toute la semaine leur Bonaparte au pont d’Arcole ou leur

Charlemagne empereur à la barbe fleurie qui mettait les bons élèves à

sa droite et les mauvais à sa gauche.

J’avais moi-même été contaminé de cette manière par le virus de

37

l’Histoire et j’espère bien l’avoir transmis à quelques-uns.

À la place de cela, il fallut étudier transversalement. Cela revenait

à enseigner l’histoire du costume à travers les âges ou celle des

transports, sans parler de la géographie mondiale au fur et à mesure

des découvertes par les explorateurs. Plus questions de cours

magistral avec le maître dans le rôle de l’Alain Decaux local, non !

On procédait par recherche à la maison ou en bibliothèque puis par

exposés avec posters, dessins ou tout autre document diapo ou vidéo.

Bizarrement, l’attention, l’émerveillement disparurent subitement. La

confusion s’installa dans les esprits, tout s’embrouilla et l’Histoire

commença sa longue descente aux enfers…

Personnellement, commençant à mesurer les dégâts, je revins

assez vite (après deux ou trois années de ces expérimentations) à ma

manière initiale, étant devenu entre temps titulaire, donc moins

« fragile » vis-à-vis de l’Administration. Il faut être passionné par

son sujet pour le transmettre efficacement. Quelle passion aurait-on

pu mettre dans ce salmigondis ? Je n’aurai pas la cruauté d’analyser

plus profondément les motivations des technocrates pédagogiques

qui ont initié ce crime contre la mémoire. Cependant il me fait penser

à ce passage du livre de G. Orwell où l’on voit les gens passer leur

temps à réécrire l’Histoire pour mieux assujettir le peuple ainsi

qu’aux pratiques de certaines officines soviétiques qui découpaient

sur les photos officielles des dignitaires staliniens, les portraits des

personnages qui, ayant déplu au petit père des peuples, avaient été

exécutés ou envoyés au Goulag. L’Histoire est la mémoire longue des

peuples. Qu’est-ce qu’un peuple sans Histoire ? Qu’est-ce qu’un

homme sans mémoire ? Un zombie tout au plus…

Les plus fanatiques du travail d’Eveil allèrent même jusqu’à

utiliser le même thème pendant une période assez longue qui pouvait

aller jusqu’à un trimestre. Tout devait parler du sujet : les textes de

lecture bien entendu, mais aussi les dictées, la grammaire, les

mathématiques, la science ou la géographie… Cela représentait un

travail de recherche énorme pour faire coïncider tout cela, voire des

contorsions intellectuelles pas forcément honnêtes comme la cuisson

des pâtes en sciences sous prétexte que le thème en était César, Rome

et les Gaulois… On avait droit aux chiffres romains en calcul, à

38

l’étude de la botte italienne en géographie, au drapeau italien en

peinture et même aux Vespas découpées par les enfants dans des

catalogues de scooters.

On comprend aisément le côté artificiel et confusionnel de la

méthode. Je ne l’ai personnellement jamais pratiquée de cette façon.

Depuis 1969, la durée hebdomadaire d’enseignement était passée

de 30 à 27 heures. Nous ne travaillions plus le samedi après-midi

avec les enfants. Au début, il devait être consacré à des Conseils de

Maîtres, mais cela tomba vite en désuétude. La société commençait à

pratiquer la semaine anglaise, nous étions déjà en retard sur elle et le

sommes toujours en venant travailler le samedi matin encore

aujourd’hui. Les programmes officiels réduisirent d’environ un tiers

la durée d’enseignement des matières principales et surtout du

français. Heureusement, dans sa pratique quotidienne, chaque

collègue bricolait…

Notre métier nous passionnait. Nous nous réunissions le midi ou

le soir pour nous adapter à toutes ces nouveautés, la plupart du temps

autour de Clouet qui, vu son bagage pédagogique et son aura de

normalien, était le plus dynamique et le plus en pointe de l’équipe.

Très rarement, Madame Blanchot, se joignait à nous pour nous

raconter ses anecdotes d’un autre temps. Le plus souvent nous

travaillions en totale autonomie et en dehors de tout contrôle. Nous

expérimentions dans nos classes et mettions en commun ensuite les

résultats. S’ils étaient prometteurs, on poursuivait sur cette piste.

S’ils étaient décevants, on essayait de revenir en arrière, ce qui était

le cas la plupart du temps.

Finalement, notre équipe en vint à la conclusion que l’essentiel

des difficultés que nous pouvions rencontrer étaient dues à

l’hétérogénéité des niveaux des élèves dans les classes et que la

difficulté s’aggravait au fur et à mesure que l’on montait vers l’entrée

en 6ème. On pouvait se retrouver au CM2 avec des élèves à peine

débutants en lecture et d’autres excellents ainsi que tous les niveaux

intermédiaires. Et idem pour toutes les matières principales. Les

redoublements (l’horrible mot ne doit plus être utilisé, il faut dire

« maintien ») existaient encore et on les pratiquait sans trop de

complexes. L’ennui, c’est qu’ils n’ont jamais été plus efficaces qu’à

39

proportion de 50%, ce qui est risqué quand un enseignant doit

prendre cette décision. Il me semble que là encore la difficulté vient

que l’on attend trop pour envisager le redoublement et qu’il est à peu

près sûr que si le redoublement est demandé au niveau précis où

l’enfant a commencé à perdre pied, il y a beaucoup plus de chances

qu’il soit profitable. L’ennui, c’est qu’on espère toujours que la

situation va s’améliorer et qu’on a peur de « traumatiser » l’enfant.

Et puis, déjà à l’époque, les réticences vis-à-vis du procédé étaient

nombreuses et militantes. Je me souviens de l’argumentation d’un de

mes directeurs disant : « Si l’élève, parti du point A, est arrivé au

point B alors que les autres en sont au point C, si tu le fais redoubler,

tu le remets au point A et tu risques à tout jamais de le dégoûter… »

Tout ceci nous amenait à nous intéresser au travail par groupes de

niveaux, d’autant plus que Clouet avait pu être témoin de cette façon

de procéder en Louisiane où il avait enseigné au titre de son service

civil. Il avait même participé à la création d’une méthode

d’enseignement du français langue étrangère pour les petits Cajuns.

Cela nous en imposait beaucoup. Le pauvre instit’ métropolitain ne

peut pas s’imaginer qu’on vienne lui demander de participer à

quelque recherche que ce soit. Par principe, il est considéré comme

incapable ou incompétent et le niveau minimum auquel s’adressent

les éditeurs est celui des inspecteurs et des conseillers pédagogiques.

Ce qui est parfaitement logique si l’on considère que notre profession

est la seule qui ne se forme pas avec des instructeurs issus de son

propre corps de métier. Les écoles normales puis les IUFM

regorgeant de professeurs issus du secondaire, de l’Université ou de

la Recherche, mais jamais de la base, il ne faut pas s’étonner du type

d’enseignement dispensé…

Nous, qui nous contentions d’être des praticiens de terrain,

pensions tenir là quelque chose de particulièrement intéressant. Il

s’agissait de se centrer sur l’élève, lui donner une feuille de route

avec des objectifs à trois mois. Vérifier s’ils étaient atteints et le faire

progresser par palier dans des groupes homogènes, sans plus

s’occuper de l’état-civil, mais uniquement des possibilités des élèves.

Cela demandait une organisation assez lourde, une harmonisation des

méthodes, des rencontres de travail fréquentes et une organisation

40

complètement différente de l’école. En un mot, c’était ni plus ni

moins qu’une véritable révolution pédagogique ! Ce système

fonctionnait aux Etats-Unis, en URSS et en Israël d’après les

informations que nous pouvions avoir. Ce n’était pas une aventure du

genre des maths modernes, c’était rôdé, nous étions certains que cela

pouvait fonctionner. Nous étions même prêts collectivement à servir

de cobayes, l’Institution ne manquait pas d’écoles-pilotes où l’on

essayait un peu tout et n’importe quoi, alors pourquoi pas les groupes

de niveaux ?

Bien naïvement, nous peaufinions notre projet, découpant le

programme en paliers, répartissant le travail et rédigeant un projet

pédagogique qui nous semblait tenir la route. Quand nous fûmes sûrs

de notre affaire, nous invitâmes les responsables de l’Inspection pour

leur exposer le projet et leur demander leur autorisation qui nous était

complètement indispensable. Un conseiller pédagogique nous fut

envoyé un soir de la part de l’Inspecteur. Oui, il avait lu le projet, oui

cela pouvait sembler intéressant… On ne le sentait pas très

enthousiaste. À l’écouter, on s’était lancé en plein élitisme, les bons

élèves allaient caracoler à cent lieues devant les autres et les mauvais

stagner sans espoir dans leur niveau 1 pendant toute leur scolarité…

L’idéologie nous rattrapait pour ne plus nous lâcher. Nous avions

oublié combien était prégnante l’obsession de l’égalitarisme. Tout

devait être sacrifié sur ses autels et en premier lieu l’efficacité. Que

chacun avance à son rythme, qu’apprendre cesse d’être un pensum

pour devenir un plaisir parce qu’on prend l’élève où il en est et qu’on

l’amène où il peut aller, n’intéressait absolument pas notre

Conseiller.

— Monsieur l’Inspecteur a bien lu votre projet… Il m’envoie pour

vous dire qu’il est hors de question qu’il vous donne son accord, car

nous nous trouverions complètement en porte à faux avec les

instructions ministérielles. Tout ce que nous pouvons vous autoriser à

pratiquer ce sont des groupes de niveaux à l’intérieur de vos classes.

Mais interdiction absolue de vous affranchir du groupe classe et de la

progression annuelle.

Tout était dit. Notre déception fut immense. On nous poussait à

mille folies, par contre une expérimentation de bon sens qui aurait

41

peut-être donné de meilleurs résultats en raison d’une efficacité

certainement supérieure, nous était refusée. En effet, il est

absolument impossible techniquement parlant d’organiser des

groupes de niveaux à l’intérieur d’une même classe. Et j’aimerais

bien qu’un jour on puisse me montrer comment s’y prennent nos

technocrates avec cinq à dix niveaux différents dans une classe (non

triée) et sur les matières principales. Le pauvre enseignant n’a pas dix

bras, dix jambes et cinq cerveaux pour pouvoir tout faire en même

temps !

Autant j’ai pu constater des tentatives de pédagogie

institutionnelle (Freinet), (j’ai moi-même fait plusieurs essais de cette

sorte), autant je n’ai jamais rencontré un seul collègue qui puisse me

déclarer sans mentir qu’il le pratiquait. Et pourtant, les instances

n’hésitent pas à le préconiser parmi les palliatifs à l’échec scolaire. Il

est quand même bizarre de constater que plus de trente ans plus tard,

nous en sommes toujours au même point : pas question de groupes

de niveaux… Cet étrange oukase qui ne veut pas dire son nom est

malheureusement toujours en vigueur…

En juin 1973, je fus autorisé à passer la partie écrite du CAP qui

consistait en deux descriptions de leçons modèles en français et en

maths ainsi qu’une sorte de dissertation basée sur une phrase de

philosophe Alain qui disait en substance que le meilleur enseignant

était celui qui parlait le moins dans sa classe. Sujet fort intéressant en

soi et bien dans l’esprit de l’époque. Je dus m’en tirer avec les

honneurs puisque je fus reçu. Il ne me restait plus qu’à passer la

partie orale dans le courant de l’année suivante. J’étais stagiaire et

une année plus tard, si tout se passait bien, je passerais titulaire ce qui

me permettrait d’accéder enfin, au bout de cinq ans, à la fameuse

sécurité de l’emploi

Il était peut-être excessif de faire attendre aussi longtemps de

jeunes collègues, encore que je ne trouve pas que ce soit de trop pour

apprendre un métier comme le nôtre. À l’inverse, je trouve

totalement irresponsable voire dangereux de titulariser dès leur

première rentrée, des gens frais émoulus de l’IUFM qui, à part deux

stages de trois semaines dans des classes, n’ont quasiment jamais

42

réellement exercé et ne sont peut-être même pas fait pour ce métier…

On est passé d’un excès à l’autre, ni plus ni moins. Et quoiqu’on en

dise, je maintiens que n’importe qui ne peut pas enseigner de façon

fructueuse pour ses élèves et agréable pour lui-même. Bien sûr, tout

le monde a ses idées sur l’enseignement, mais cela n’a en général pas

grand-chose à voir avec la réalité de la pratique. Notre profession

exige un réel charisme et un indispensable amour des enfants. Ceuxci

ressentent inconsciemment toutes les vibrations que vous dégagez.

C’est au-delà de l’intellect, cela relève de l’empathie, mais c’est

essentiel. Si vous ne les aimez pas vraiment, si vous faites semblant,

ils le devinent immanquablement et je ne donne pas cher de votre

réussite. Et c’est pour cela que je rejette violemment l’expression :

« Sciences de l’Education » car dans notre travail il n’y a strictement

rien de scientifique. Tout ce qui est scientifique doit pouvoir se

reproduire indéfiniment de manière expérimentale dans des

conditions données. Chez nous, il n’en est rien. Il suffit de prendre

deux enseignants, de leur donner la même leçon à faire en utilisant

les mêmes répliques à la manière d’un scénario et ils n’auront pas le

même résultat. L’un pourra en tirer une leçon formidablement réussie

et l’autre arriver au fiasco complet. Notre métier se rapproche en fait

beaucoup de celui des acteurs et des comédiens et c’est pour cette

raison que je préfère l’expression : « Arts de l’Education » ! Encore

que le mot Education est sujet à caution et me semble bien ambitieux

voire prétentieux par rapport à l’ancienne terminologie,

« Enseignement ». Là est et demeurera toujours l’essentiel de notre

mission. Nous pouvons évidemment contribuer à éduquer mais

seulement en appui ou en complément à l’éducation qui doit être

prioritairement apportée par la famille dont ce devrait être le rôle

primordial.

En effet, est-il bien normal qu’un enfant n’ait pas la moindre

notion de politesse, ignore l’usage du « s’il vous plaît », « merci »,

« pardon » ou « excusez-moi » ? N’est-il pas un peu étrange que sa

seule loi soit celle de la jungle parce que son père lui a dit : « Si on te

donne une gifle, tu en rends deux ! »? Et je vous passe le minimum

de règles d’hygiène et de propreté…

L’Institution a été bien ambitieuse en voulant prendre en charge

43

l’Education. Certains l’ont prise au mot, habitués sans doute à être

assistés en permanence. Alors, pourquoi ne pas laisser élever leurs

enfants par d’autres ? La déconfiture des expériences totalitaires

aurait dû freiner nos technocrates et leur éviter de nous lancer sur

cette voie. Non, l’Ecole ne peut pas tout faire à elle seule. Elle ne l’a

jamais pu et ne le pourra jamais.

La partie pratique du CAP consistait en une inspection classique.

L’inspecteur restait une matinée dans la classe, observait deux leçons

en prenant des notes. Dans ces conditions, les enfants ne sont jamais

vraiment naturels, la présence d’un intrus, d’un spectateur les gênent.

De plus, ils font aisément le rapprochement avec la police, ce qui les

paralyse un peu plus encore. Résultat, l’enseignant doit ramer pour

qu’un dialogue s’instaure, qu’on réagisse à ses questions, tant son

public essaie de montrer qu’il est sage et soumis, ce qui est plus une

gêne qu’autre chose pour le maître. Personne n’est à l’aise dans une

inspection. Le côté représentation théâtrale, le côté cinéma est bien

connu. J’ai pu être témoin d’excellentes inspections réussies par des

collègues très habiles pour semer de la poudre aux yeux et de

véritables catastrophes pour d’autres qui étaient de très bons

praticiens peu doués pour la parade. Je ne sais d’ailleurs toujours pas

ce qu’il faut faire pour réussir une inspection, à part être naturel dans

une circonstance parfaitement artificielle. Faut-il prévenir les élèves

avant ? C’est toujours ce que j’ai pratiqué. Nous-mêmes sommes

bien prévenus en général une semaine avant… Faut-il faire répéter

les séquences ? Là, je suis très réservé. Les enfants risquent d’être

encore moins naturels et révéler innocemment la supercherie avec

des remarques du genre : « Mais, Maître, vous nous avez dit hier

que… » ce qui risque de créer un léger malaise.

De toutes les façons, on n’échappe jamais aux interventions

intempestives puisque ce jour-là, alors que nous étudions très

sérieusement des diapositives sur le cours du Rhône et de ses

affluents, une main se lève. Je me précipite pour donner la parole vu

l’ambiance de sagesse un peu trop lourde pour une leçon vraiment

dynamique et je m’entends demander par une gamine qui devait

avoir l’esprit ailleurs : « Oui, mais au fait, maître, comment on fait

les bébés ? »

44

L’inspecteur dut apprécier avec quelle élégance je réussis à éluder

la question et à ramener tout mon petit monde qui commençait à

s’esclaffer, vers le fleuve en question. Tout se passa relativement

bien, comme d’ailleurs la plupart des inspections que je subirai et qui

ne seront pas très nombreuses pendant tout le cours de ma carrière. Je

travaillais depuis cinq ans, j’avais assuré des remplacements souvent

difficiles avec un certain succès. Ma réputation était faite. Au bout de

tout ce temps, je n’avais plus grand-chose à prouver. J’obtins 12

comme première note d’inspection et de CAP ce qui était considéré

comme une bonne note, le tout venant démarrant à 10 ou 11 et pus

enfin participer au mouvement et décrocher un poste à titre définitif

dans l’école où j’exerçais depuis plusieurs années. Le milieu n’était

pas désagréable, j’étais bien apprécié des élèves et des parents, la

directrice, bien que peu présente, n’était pas antipathique et pour

couronner le tout nous formions une bonne équipe pédagogique. Que

demander de plus ? J’aurais pu passer toute ma carrière à l’école

Victor Hugo…

45

CHAPITRE IV

CHAPITRE IV

Un an en Algérie

1977 fut pour nous une année charnière. Après l’échec de notre

tentative d’expérience pédagogique, nous avions tous l’impression

d’être piégés dans un système sclérosé et kafkaïen et avions l’esprit

tourné vers l’étranger. Il flottait comme une envie de départ dans

l’équipe. Clouet présentait chaque année des dossiers pour repartir

aux Etats-Unis, au Canada ou en Australie, mais sans aucun succès.

Donnay et sa femme, deux enseignants de l’équipe, venaient l’année

précédente de réussir l’exploit d’être autorisés à quitter le

département. Nous étions restés en contact avec eux. Ils nous

racontaient qu’ils étaient installés à Alger, enseignaient dans la

meilleure école de la ville, travaillaient dans un excellent milieu,

avaient un très joli appartement de fonction et gagnaient le double de

nous, sans parler de tous les autres menus avantages…

Le plus intéressant pour nous était de connaître la véritable

procédure de départ qui n’avait pas grand-chose à voir avec

l’officielle, celle de Clouet ! Celle-ci oblige à suivre la voie

hiérarchique, à s’y prendre uniquement en novembre, au moment des

appels d’offres (qui la plupart du temps n’apparaissent jamais dans

les écoles de base), décrocher l’autorisation de l’Inspecteur

d’Académie pour un détachement du département et après seulement

46

se mettre sur les rangs des postulants au départ soit auprès du

Ministère de l’Education, soit auprès de celui des Affaires

Etrangères. Nous comprîmes très vite qu’il s’agissait en fait d’un

véritable réseau parallèle constitué d’initiés et qu’il était bien difficile

de s’y introduire de cette façon, ne serait-ce qu’en raison du barrage

systématique pratiqué par notre département qui n’autorisait pas ses

enseignants à quitter son territoire vu les immenses difficultés qu’il

avait à recruter et surtout à garder son personnel.

Il faut savoir que la France est un des rares pays à entretenir

plusieurs centaines d’écoles et de lycées à l’étranger à divers titres :

diffusion de la langue, francophonie, ambassades, coopération, etc.

Et par l’intermédiaire de diverses officines dont la plus connue est

l’Alliance française. Ce réseau nécessite un certain réservoir

d’enseignants. Pour les inciter à partir, diverses motivations

financières sont prévues qui varient selon les pays concernés, les

accords avec les sociétés ou la difficulté du poste. En Arabie

Saoudite, par exemple, en plus du salaire versé en métropole qui était

identique à celui de l’enseignant du même échelon, s’ajoutait une

prime d’éloignement à peu près égale et un deuxième salaire du

même montant versé par la société pétrolière, soit triple salaire

chaque mois, ce qui faisait oublier la chaleur intense et l’intégrisme

d’une société qui interdit toute consommation d’alcool aux étrangers

et oblige leurs femmes et leurs filles à sortir voilées…

L’Alliance Française fonctionnait principalement sur des postes

locaux qui étaient aux antipodes des détachements. Pas de primes,

aucun avantage, l’enseignant gagne un salaire équivalent à celui de la

France, mais en monnaie locale. Gare aux problèmes de change et de

pouvoir d’achat ! Ces postes étaient assurées soit par des épouses de

coopérants soit par des conjoint(e)s autochtones d’enseignant(e)s

français sachant parler la langue et ayant un niveau universitaire

suffisant. Ces postes pouvaient rendre service dans ces cas

particuliers, mais peu rémunérateurs, ils ne pourvoyaient que

partiellement au recrutement.

L’officine qui avait recruté les Donnay s’appelait l’OUCFA (office

universitaire et culturel français en Algérie). Il gérait une trentaine

d’écoles et trois grands lycées dans nos anciens départements, suite

47

aux accords d’Evian de 1962. Je précise tout de suite que rien de tout

cela ne subsiste plus aujourd’hui et que toutes ces écoles ont été

reprises assez peu de temps après que nous soyons revenus.

L’Algérie nouvelle s’est toujours acharnée à faire disparaître toute

trace de présence ou d’influence française…

Le pays n’avait pas bonne réputation, l’accueil des coopérants

n’avait rien de chaleureux et à cela s’ajoutait la prégnance d’un islam

déjà bien présent doublé des difficultés particulières liées à un régime

économique proche de celui des pays de l’Est. Résultat : les

candidats au départ ne se bousculaient pas. Donnay obtint on ne sait

comment, le nom de la directrice de cet office et lui demanda rendezvous.

Celle-ci lui facilita toutes les démarches et organisa le départ

de la petite famille. La combine était toute simple, il suffisait de se

présenter au ministère des Affaires Etrangères et celui-ci demandait

directement le détachement à celui de l’Education Nationale qui ne

pouvait sans doute pas lui refuser et qui se retournait vers son

Académie, la mettant en quelque sorte en demeure de libérer les

collègues. Nous prenions la filière à contre sens et là, ça marchait et

même très fort puisqu’en deux ans nous serons six à nous extraire

ainsi du département.

Bobain, l’instit du perfectionnement et sa femme organisèrent leur

départ de cette façon. Ils s’y prirent en février ou mars. Deux mois

plus tard, ils apprenaient qu’ils étaient nommés respectivement

directeur et adjointe dans une école proche d’Oran et dépendant d’un

terminal pétrolier.

— Pourquoi n’essaies-tu pas ? me dit Bobain en me voyant un peu

triste de le savoir quitter l’équipe à son tour.

— Je n’ai même pas rempli le dossier en novembre, lui répondisje.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? Ces dossiers-là ne servent à rien.

Le nôtre doit dormir dans un tiroir à l’Académie à l’heure actuelle…

— Mais il est déjà tard dans l’année, tous les postes doivent être

pourvus…

— Vas-y quand même avec ta femme et tentez votre chance…

Vous n’avez rien à perdre, juste à gagner un ticket d’entrée dans le

circuit. Tu connais bien le projet : trois à six ans en Algérie, histoire

48

de faire nos preuves puis on passe au Maroc où c’est plus cool et

ensuite pourquoi pas l’Amérique latine ou même l’Asie. Puis, en fin

de circuit, à nous les meilleurs postes : Madrid, Rome, Londres,

Bonn ou Bruxelles… Tu te rends compte avec ce qu’on va ramasser,

on va pouvoir en faire des choses. Donnay lui, a déjà signé pour se

faire construire une maison dans le Midi et pas n’importe quoi, un

vrai château avec piscine…

L’enthousiasme de nos amis étant vraiment communicatif, nous

prîmes rendez-vous sans trop y croire, car nous étions en avril ou

mai. Au Quai d’Orsay, nous eûmes affaire à des huissiers à chaîne à

l’air compassé et condescendant, ce qui nous impressionna beaucoup.

Il faut dire que c’était nos débuts dans « le grand monde ». La

directrice nous reçut très aimablement dans de petits bureaux qui ne

payaient pas de mine. Elle ne nous cacha pas que ses effectifs étaient

au complet, mais elle retenait notre candidature car chaque année,

elle devait faire face à des défections de dernière minute. Si nous

étions prêts à partir même au tout dernier moment, l’affaire était

faite.

Elle nous fit remplir quelques papiers, en fait le même dossier que

celui qui était à rendre en novembre et nous congédia en nous disant

qu’elle nous appellerait dès qu’elle aurait besoin de nous…

Mai, puis juin passèrent. Les vacances d’été arrivèrent, aucun

appel. Nous étions persuadés qu’avec notre chance habituelle, il n’y

aurait cette année-là aucun désistement. Nous nous apprêtions à

partir en vacances quand la sonnerie du téléphone retentit enfin.

— Allô, vous êtes toujours décidés à partir ?

— Plus que jamais, m’entendis-je répondre.

— Alors c’est parfait, car un poste double vient de se libérer à

l’école du Bois de Boulogne d’Alger, suite au désistement d’un

couple. Est-ce que je peux compter sur vous ?

— Tout à fait.

— L’ennui, c’est qu’il est très tard et que vous allez devoir

procéder à toutes vos démarches en catastrophe.

— Ce n’est pas grave, nous devions juste partir après-demain…

— Vous allez devoir vous présenter au Ministère de l’Education

Nationale. Pour eux, je vais initier une procédure d’urgence. Pas

49

question que l’affaire dure des mois. Vous devrez penser à toutes vos

vaccinations et à organiser rapidement votre déménagement. De plus,

vous risquez d’être convoqués à votre Académie d’origine pour

régulariser tout cela.

Bien entendu, nos vacances furent écourtées. Nous fîmes

antichambre à l’Education Nationale avec les mêmes huissiers en

moins chic. Un fonctionnaire plutôt bougon nous reçut.

— Bien sûr, nous allons proposer votre détachement à votre

Académie, mais uniquement à titre d’échange de bons procédés entre

nos deux ministères. Sachez que s’il n’avait dépendu que de nous,

vous ne seriez jamais partis. Sachez également qu’à votre retour vous

serez réintégrés dans votre département d’origine. Inutile d’espérer

revenir dans un autre.

— Nous le savons parfaitement, Monsieur.

— Dans ce cas, signez ici et là et là…

En nous quittant, il soupirait : « Je n’ai jamais vu un départ aussi

rapide… Enfin, je vous souhaite bonne chance et vous rappelle qu’à

l’étranger, un enseignant représente son pays donc qu’il doit être

irréprochable… »

À l’Académie, nous eûmes carrément droit à un savon de la part

de l’Inspecteur d’Académie en personne. Le temps des préfabriqués

était terminé pour lui. Il nous fît asseoir dans de magnifiques

fauteuils de cuir noir. Il disposait d’un immense bureau ultramoderne

au dernier étage d’un immeuble avec ascenseur privé et bataillon de

secrétaires pimpantes et affairées. Monsieur n’appréciait pas du tout

le procédé.

— Vous êtes passés en dehors de toute procédure légale…

— Mais, ils avaient besoin de nous au Ministère des Affaires

étrangères…

— Je le sais parfaitement et c’est justement pour ça que je suis

obligé de vous accorder votre détachement. Je ne peux pas aller

contre les recommandations de mon ministère…

Il soupirait : « Mais imaginez un instant que tout le monde fasse

comme vous, comment je gère la rentrée, moi ? »

Il râla beaucoup mais signa. Maintenant, rien ne nous retenait plus

en France.

50

Ce qui surprend le plus lorsque, depuis le bateau, on découvre la

rade magnifique d’Alger la blanche, c’est l’odeur. Une odeur forte,

orientale, crasse, épices et graillon mêlés, caractéristique mais

indéfinissable et à jamais inoubliable. Nous arrivions en plein

ramadan. Et comme il était six heures passées, les douaniers se

précipitaient chez eux pour aller rompre le jeûne. Résultat, nous nous

retrouvâmes bloqués avec toute la population du car-ferry dans la

zone de transit jusqu’au-delà de neuf heures du soir. Plus de trois

heures d’attente pour passer une frontière, un record. Et le plus

amusant était de voir les mêmes algériens dans leurs breaks bourrés

de matériel divers avec d’invraisemblables entassements bâchés sur

le toit qui klaxonnaient et s’impatientaient à Marseille pour cinq

minutes d’attente en douane, supporter ici leurs trois heures sans la

moindre récrimination, patients comme des agneaux… Nous eûmes

droit à un long questionnaire soupçonneux de la part des douaniers

puis des gens de la police qui nous laissèrent passer en nous donnant

trois jours pour nous présenter au commissariat central d’Alger où

nous devions déposer nos papiers d’identité français pour obtenir un

permis de séjour provisoire (à renouveler tous les ans). Il nous fallait

aussi ré-immatriculer notre 4L avec des plaques spéciales (si

introuvables qu’il fallut les fabriquer nous-mêmes), déclarer les

devises que nous importions et les changer immédiatement

uniquement à la banque algérienne où était pratiqué un taux de 1

pour 1 qui relevait du vol pur et simple et ce n’était que le début des

tracasseries…

Comme on ne nous libéra que fort tardivement, il n’était plus

question de pouvoir se présenter à l’Office. Nous allâmes sonner

chez les Donnay qui étaient arrivés avant nous et qui nous

accueillirent à bras ouverts dans leur appartement de fonction situé

dans un petit immeuble du côté de la rue Didouche Mourad. Nous

nous étions garés dans la rue non loin de la cour avec son lourd

portail métallique et son chaouch assis sur sa chaise et censé

surveiller les entrées et sorties.

— On va serrer un peu plus les voitures à l’intérieur de la cour

51

(qui était minuscule), comme ça tu pourras rentrer la tienne. C’est

pas prudent de laisser une voiture la nuit le long d’un trottoir. Tu

risques au mieux de la retrouver sur cales demain matin, au pire

complètement désossée…

J’appris aussi qu’il fallait rouler sans essuie-glaces car si on les

laissait sur la voiture, ils disparaissaient comme par enchantement,

tant ils devaient être recherchés. Nous remarquerons plus tard, que

tout le monde pratiquait ainsi partout en Algérie. C’est une habitude

à prendre de les remettre quand il pleut et de les ôter dès que le soleil

revient. Il allait nous falloir apprendre à vivre ou plutôt survivre dans

un monde hostile, dans une économie faite de pénuries et de trafics

divers, ce qui représentait un gros changement par rapport à la

société de consommation française…

Dès le lendemain, nous attaquions toutes les démarches :

commissariat, préfecture et surtout obtenir de l’Office qu’il nous

procure un logement de fonction. On nous logea dans un vilain deux

pièces plein nord dans le lycée français qui se trouvait sur les

hauteurs d’Alger pas très loin de l’ancien hôtel Saint Georges et à

cinq minutes à pied de l’école du Bois de Boulogne. Le lycée

Descartes comportait un certain nombre de bâtiments de style

mauresque et bénéficiait de par sa position élevée, d’une vue

imprenable sur la baie et sur la casbah située à l’opposé de la rade.

Nous étions donc dans les beaux quartiers. Notre caisse de meubles

devait arriver dans la semaine, nous n’avions qu’à faire la rentrée en

campant un peu. Heureusement, nous trouvâmes un matelas deux

places posé à même le sol ainsi qu’une vieille table de classe et deux

chaises laissées sans doute par nos prédécesseurs. Nous avions un

camping-gaz et quelques bricoles pour la cuisine, mais pas de

réfrigérateur ce qui était assez gênant, d’autant plus que la caisse de

notre déménagement, bloquée dans la zone de fret du port, mettra en

fait plus d’un mois avant d’arriver jusqu’à nous…

L’école, vaste bâtiment de béton grisâtre de trois étages,

comportait 22 classes. C’était une véritable usine avec une cour

relativement petite et un plateau d’évolution minuscule dont il fallait

se répartir l’utilisation. Résultat : fort peu de sport. Aucune sortie, ni

cinéma, ni théâtre, ni visite, bien entendu, les circonstances ne s’y

52

prêtaient pas ! L’école bien que publique, était payante avec des frais

de scolarité relativement élevés ce qui la rendait autonome vis-à-vis

des autorités locales. Elle était fréquentée par l’élite de la société

algérienne : enfants de ministres, de chirurgiens, de médecins ainsi

que ceux des diverses ambassades et des coopérants dont

énormément de ressortissants des pays de l’Est mais également

quelques Américains et Canadiens. En tout, une bonne trentaine de

nationalités. Il n’y avait pas plus de deux ou trois enfants

d’enseignants ou de coopérants français sur les trente élèves de

chaque classe et pourtant les résultats étaient excellents. Je peux

même dire que dans toute ma carrière je ne retrouverai nulle part un

niveau scolaire aussi élevé. La raison en est facilement

compréhensible. Tous ces enfants étaient issus de milieux

socioculturels particulièrement favorisés. La plupart arrivaient à

l’école en limousine avec chauffeur, étaient enfants de scientifiques,

chercheurs, professeurs d’université, généraux ou secrétaires d’État

et vivaient dans des ambiances culturelles particulièrement

gratifiantes, avaient énormément voyagé, lisaient beaucoup et étaient

poussés par des parents très exigeants sur le plan des études. Très peu

parlaient français à leur arrivée, mais ils comblaient très vite ce

handicap. Ils transitaient en général trois mois maximum dans la

classe de non-francophones de l’école, étaient pris en main par un

véritable spécialiste qui disposait de tableaux de correspondances de

sons entre les différentes langues pratiquées et se mettaient à niveau

très rapidement. Au point que mon meilleur élève en français était un

Roumain et la seconde une Hongroise… J’ai pu constater à mon

retour que dans notre département, les maîtres de NF n’arrivaient

jamais à un résultat équivalent même en gardant leurs élèves une

année entière (durée maximum autorisée) et que leurs élèves avaient

toutes les peines du monde avec la langue française au point qu’ils

arrivaient rarement au niveau des autres.

Pour donner une idée des résultats que j’ai pu y obtenir, je me

bornerai à cette anecdote : non seulement les élèves avaient assimilé

sans peine le programme d’entrée en 6ème (pour ne pas changer,

j’exerçais en CM2) mais encore, quand ils avaient fini leurs

exercices, les meilleurs trouvaient le moyen d’inventer des

53

problèmes et des grilles de mots croisés de huit à dix cases qu’ils

dessinaient sur des fiches de bristol et qui servaient d’exercices

d’entraînement pour les un peu moins doués… Il va sans dire que je

n’ai jamais rencontré aucun élève capable de réaliser ce genre de

performance ultérieurement. Et bien sûr quand je raconte cela dans

nos milieux, personne ne me croit…

Exercer dans ces conditions est un véritable bonheur, on a

l’impression de piloter une Rolls. Les élèves comprennent tout de

suite, s’intéressent à tous les sujets, posent des questions, font des

recherches à la maison et réamorcent eux-mêmes en permanence la

pompe de la curiosité intellectuelle. Le rêve pour un enseignant…

Actuellement, je dirige une école d’une importance à peu près

semblable. Il y a aussi deux ou trois français de souche par classe et

une bonne trentaine de nationalités différentes. Là s’arrête la

ressemblance : personne n’y conduit de Rolls. Tout est laborieux et

tiendrait plus de l’araire moyenâgeuse sur terrain caillouteux avec

vent contraire tant nous avons de peine à faire entrer quelques

malheureuses notions de base dans les cerveaux. Ayant vécu ces deux

expériences contradictoires et y ayant beaucoup réfléchi, je ne peux

m’empêcher de conclure que l’influence du milieu socioculturel est

déterminante et que les méthodes de travail n’influent guère que pour

10% ou 15% au maximum. S’il y a une mixité à rechercher, je pense

qu’elle devrait d’abord être culturelle et là réside la véritable

difficulté. Nous avions à Alger, dans notre belle école d’ambassade la

même proportion de black, blanc et beur et obtenions un résultat

exactement inverse, comme quoi tout est d’abord culturel et non

simplement ethnique. Le gouffre intellectuel entre l’enfant d’éboueur

malien illettré et celui de l’ambassadeur du Mali est du même ordre

que celui qui existe entre le fils du poivrot chômeur professionnel

bien « Gaulois » et celui du rejeton du professeur au collège de

France…

Et bien sûr, tous se retrouveront sur les bancs d’une école, mais ce

ne sera pas la même…

Si nous avons passé une excellente année sur le plan de la réussite

pédagogique, il n’en a pas été de même sur tous les autres plans.

L’eau potable étant souvent coupée, nous étions obligés de nous

54

constituer une petite réserve en maintenant la baignoire de la salle de

bains toujours pleine. L’ennui, c’est que cette eau croupissait et que

nous devions la faire bouillir avant de la boire. Le ravitaillement

posait mille problèmes. Les boutiques qui ressemblaient pour les plus

petites à de simples garages de particuliers n’étaient pratiquement

pas achalandées. D’immenses files de candidats acheteurs s’étiraient

sur les trottoirs dès qu’il y avait un arrivage. Dans ce cas, il fallait se

précipiter et acheter le maximum pour pouvoir en faire profiter les

collègues. Nous essayions de nous organiser, nous refilant tous les

tuyaux possibles, mais cela ne suffisait pas, car les pénuries étaient

constantes à cette époque : œufs, lait, farine, fromage, savon, lessive,

n’importe quel produit même le plus basique pouvait manquer à tout

moment. Le marché noir allait bon train. Il n’était pas rare de

rencontrer au coin d’une rue un gars proposant sous le manteau des

boules d’édam hollandais comme s’il s’agissait de crack et de se

débarrasser de son stock (acquis ? volé ?) en l’espace d’une demiheure…

Il restait quelques grands magasins qui dataient tous d’avant

l’indépendance et nous semblaient déjà très kitchs et surtout

totalement désespérants avec leurs rayons presque toujours vides.

Alors on se rabattait le plus souvent sur le marché d’El Arrach qui

était le plus grand d’Alger. Mais là, il ne fallait pas être trop

regardant sur l’hygiène et la propreté des aliments. Pas la moindre

vitrine réfrigérante. Les quartiers de viande pendaient des heures au

soleil, environnés d’une multitude de mouches. Nous fîmes

l’expérience des biftecks d’âne et des ragoûts de chameau. Nous

trouvions quelques fruits et légumes apportés par de petits

producteurs. Malheureusement les dattes étaient soit pleines d’œufs

ou de larves d’insectes ou alors, pour les moins chères, compactées

en une sorte de bouillie assez répugnante… Il ne fallait pas oublier de

donner le dinar aux gamins qui se proposaient pour « garder » la

voiture ainsi qu’à ceux qui avaient porté vos paniers. En Algérie, on

ne trouve pas cette mendicité qui agace tant les touristes dans les

autres pays du Maghreb, mais plutôt une sorte de chantage

permanent. Si on ne donnait pas le dinar, on risquait de retrouver sa

voiture détériorée et même ses pneus crevés.

55

Toutes les boutiques étaient décorées de magnifiques portraits de

Boumédienne, le président de l’époque. Toutes les plaques des rues,

tous les panneaux indicateurs étaient en arabe et tous ceux qui

subsistaient de l’époque française avaient été passées au goudron

pour être rendus illisibles. Je n’appréciais pas non plus d’arriver dans

la boulangerie du quartier, d’y trouver des présentoirs vides et le

boulanger me dire : « Désolé, il n’y a plus de pain, faudra attendre la

prochaine fournée… » alors qu’il venait de servir celui qui était

devant moi et s’apprêtait à faire de même avec le gars derrière.

— Et c’est pour quand la prochaine fournée ?

— Oh, dans trois ou quatre heures… Le boulanger est parti se

coucher.

Autant dire ce soir ou demain matin ou jamais, car la scène se

reproduisit un bon nombre de fois et dans des boutiques différentes.

— Mais vous venez d’aller en chercher pour le monsieur devant

moi.

— Il avait réservé, lui ! Allez, pour vous rendre service, il me

reste ça.

Et il me sortait de dessous le comptoir un pain rassis que je payais

bêtement en prenant la précaution de commander pour le lendemain,

ce qui ne servait à rien, car le lendemain ou ils avaient perdu le

papier ou c’était un autre serveur qui n’était pas au courant. Lassés

du pain toujours rassis pour les « coupérants », nous changeâmes de

fournisseur, mais le résultat fut à peu près le même partout.

L’ambiance était assez paranoïaque. Nous étions tombés au

moment de l’affaire de l’enlèvement de Madame Claustre, du front

Polisario et de la guerre du Sahara occidental. La radio algérienne

n’arrêtait pas de raconter que les Algériens devaient se tenir prêts

parce que l’armée française risquait à tout moment de débarquer et

qu’un pont aérien se préparait en vue d’une nouvelle invasion de

l’Algérie. Il y eut même quelques manifestations anti-françaises à

Alger. Ces jours-là, nous ne mettions pas le nez dehors, c’était plus

prudent…

Assez rapidement, le blues de l’expatrié nous saisit. Nous ne nous

sentions pas à notre aise en Algérie. Nous avions une impression de

manque de liberté, d’oppression diffuse et de sourde hostilité.

56

Pourtant, nous fûmes très bien accueillis aussi bien par les autres

coopérants que par les familles de nos élèves. On nous invita à de

nombreux cocktails d’Ambassades ou de Consulats ce qui ne nous

était jamais arrivé en France. Le petit monde de la bonne société du

« Tout Alger » ne devait représenter qu’un nombre restreint de

personnalités qui vivaient en cercle fermé et dans un luxe qui nous

semblait totalement étranger. Nous nous présentâmes à quelques

invitations. La plus prestigieuse fut celle de l’Ambassade de France

qui se situait dans une magnifique propriété de style mauresque sur

les hauteurs d’Hydra. Champagne, petits fours, conversation

distinguée entre happy few. Au moment de se quitter, Madame

l’ambassadrice nous lança d’un air joyeux : « J’ai été ravie d’avoir

fait votre connaissance. Repassez quand vous voulez, on se fera une

omelette… »

Tous ces gens employaient un plus ou moins grand nombre de

domestiques algériens et le moindre coopérant se devait d’avoir au

moins une femme de ménage. Nous n’arrivions pas à nous résoudre à

nous comporter de même. Au départ, parce que nous campions et

ensuite parce que le studio était minuscule et qu’il n’y avait

pratiquement rien à faire point de vue ménage. L’argument de donner

du travail à une autochtone n’arrivait pas à nous décider. Nous ne

voyions que l’intrusion dans notre vie privée et n’arrivions pas à

nous décider à « exploiter » une pauvre moukère déjà épuisée par ses

gosses et par son propre travail domestique.

Rien que cette option nous mit un peu sur la touche. Mais nous ne

l’avons finalement pas regretté vu le nombre de personnes qui se

plaignirent par la suite de voir des bijoux disparaître

mystérieusement ou de petits billets et autres babioles s’envoler après

les passages de cet étrange personnel de maison…

Nous mîmes assez rapidement fin aux invitations diverses, car

nous étions de plus en plus gênés de ne pas pouvoir les rendre dans le

gourbi où nous habitions et nous ne ressentions pas non plus

d’inclination particulière à entamer une carrière de pique-assiette.

Nous donnions également des cours à des enfants de dignitaires

algériens ce qui nous faisait pénétrer dans les résidences de ministres

ou de généraux. Malgré les difficultés économiques du pays, on se

57

rendait facilement compte qu’une nomenklatura vivait dans l’aisance

pour ne pas dire dans le luxe.

La rémunération de ces heures supplémentaires nous permettait de

récupérer des dinars et ainsi de vivre dans le pays sans importer de

devises et sans subir le vol du change officiel. Tout le monde et les

Algériens les premiers, nous introduisirent dans le système qui

existait à l’époque et qui continue peut-être encore. Aucun argent ne

franchit la frontière. Quand l’Algérien de France ou le coopérant est

en Algérie, la famille restée en Algérie ou les coopérants payés en

dinars leur avancent des dinars. Et quand l’Algérien d’Algérie ou le

coopérant vient en France, les autres le remboursent au taux de 1

franc pour 2 dinars. Tout ce système repose sur la confiance et la

parole donnée. Nous l’avons pratiqué quelque temps, mais le moins

possible, juste pour faire face à ce que les cours ne nous permettaient

pas d’assurer. Là encore, cela ne plaisait pas et nous nous

marginalisions.

Et puis, il y avait la possibilité d’acheter une voiture en TT (transit

temporaire) c’est-à-dire hors TVA (bonus 33%). La totalité des

coopérants se faisaient un plaisir d’en bénéficier et l’on ne comptait

plus les Mercédès et les BMW. La seule obligation était d’avoir une

adresse à l’étranger et de ne jamais faire rouler le véhicule en France

plus de trois mois, ce qui signifiait rester perpétuellement dans le

circuit et nous n’étions pas sûrs du tout de cela.

Si le coopérant rentrait définitivement en métropole, il n’avait que

deux possibilités soit s’acquitter de la TVA, soit vendre sa voiture à

l’étranger ce qu’il faisait le plus souvent car c’était la solution

financièrement la plus avantageuse. Pénurie de véhicules, donc

marché de l’occasion assez juteux et économie sur le prix de passage

du ferry. Encore fallait-il trouver à se faire payer en France…

Avec notre vieille 4L orange, nous détonions un peu là encore.

Cependant elle nous fut bien utile pour visiter le pays et y abattre des

kilomètres. Nous parcourûmes la Kabylie avec les jolies montagnes

du Djurdjura et la magnifique corniche kabyle qui borde la côte.

Nous visitâmes Tipaza et ses ruines romaines, Bejaïa (ex-Bougie),

Constantine et puis surtout une bonne partie de ce grand Sud qui

nous attirait : Ghardaïa et ses mozabites, Timimoun, El Goléa et nous

58

descendîmes même jusqu’aux confins de Tamanrasset, constatant que

plus nous approchions du Niger plus les épidermes se fonçaient.

Partout où nous nous arrêtions dans le désert pour nous soulager ou

nous restaurer, il ne fallait pas longtemps pour voir arriver, surgis de

nulle part, des gamins dépenaillés venant nous proposer des dattes ou

des roses des sables. Et pas le moindre village ou la plus petite oasis

à des kilomètres à la ronde…

Nous gardons un souvenir émerveillé de ces excursions. Les

paysages sont d’une beauté sauvage à couper le souffle. L’ennui,

c’est que l’accueil laisse totalement à désirer. Le touriste n’est jamais

le bienvenu. La plupart des hôtels étaient fermés ou abandonnés.

Nous ne pûmes qu’une fois coucher à l’hôtel. C’était à Biskra, sur la

route de Ghardaïa. Un ancien palace avec une piscine vide et des

salles de bain sans eau… Heureusement, nous avions le plus souvent

recours au système D ou plutôt à la solidarité enseignante. Nous

allions d’école en école en demandant l’hospitalité de leur logement

de fonction aux collègues qui se faisaient un plaisir de nous

accueillir. Leurs conditions de travail, surtout dans les oasis du Sud

étaient bien plus difficiles que les nôtres. Le manque d’eau, de

ravitaillement et l’impression d’isolement étaient encore plus lourds

à supporter qu’à Alger. Je me souviens des WC du logement d’un

collègue dont la cuvette était pleine de sable. Il y avait des années

qu’ils n’avaient pas dû voir une goutte d’eau courante. Plus l’école

était perdue et le poste difficile, moins on trouvait de « détachés »

comme nous. Seuls les VSNA assuraient l’école dans les postes du

désert pour les coopérants du pétrole et du gaz. Les VSNA

(volontaires pour le service national en Algérie) étaient de jeunes

appelés objecteurs de conscience qui avaient opté pour ce type de

service civil. Ils devaient deux ans d’enseignement pour remplacer

un an en caserne à crapahuter et à manier les armes.

L’accueil des populations n’était pas toujours chaleureux, loin de

là. Nous avons essayé de visiter les Aurès, car on nous avait dit

monts et merveilles des paysages et particulièrement du balcon de

Roufi. Dans chaque village, il nous fallut essuyer des volées de

pierres de la part de gamins embusqués à l’entrée et à la sortie. Il faut

dire que nos plaques bleues de coopérants nous désignaient à la

59

vindicte. Peut-être que dans cette région reculée de l’Algérie, les

gens ne savaient pas que la guerre était terminée depuis plus de

quinze ans ?

Finalement des raisons de santé (troubles digestifs relativement

graves, amibes et dysenterie, on craignit même un moment le choléra

pour moi puis hépatite B pour mon épouse qui dût rester alitée et

sans forces pendant trois mois) emportèrent notre décision. Il nous

faudrait rentrer dès la fin de l’année scolaire comme rapatriés

sanitaires et demander notre réintégration dans notre département

d’origine pour la rentrée suivante. Le rêve de tourisme administratif

était fracassé par la réalité.

Vu que nous n’avions pas assuré la totalité de notre contrat, le

transfert de notre caisse de mobilier passait à notre charge. Comme

c’était hors de prix, nous vendîmes tout ce que nous possédions ce

qui nous permit de vivre toute la fin de l’année sans avoir recours au

trafic de devises.

Il n’y eut aucune difficulté pour vendre nos affaires. Il fut même

inutile de faire paraître une annonce. Le téléphone arabe des

employés domestiques suffit amplement. Il y eut la queue devant

notre petit immeuble du Lycée Descartes. Nous aurions pu vendre au

moins dix fois chaque objet dont nous voulions nous séparer.

Nous ne gardâmes que l’essentiel, stoppâmes les cours particuliers

et reprîmes le camping du début.

A la rentrée suivante, nous nous retrouvons nommés au Chesnay

en France, à l’autre bout du département. Nous avions simplement

cherché à nous rapprocher de notre domicile sans nous inquiéter

vraiment du milieu dans lequel nous allions arriver. Le choc fut rude.

L’école Jules Vallès se situait dans un quartier de HLM avec une

population particulièrement défavorisée. Une majorité d’enfants

maghrébins et portugais, quelques Français d’un niveau social type

quart monde. Nous nous retrouvions à l’autre extrémité du spectre

socioculturel. La violence, les coups, les bagarres étaient notre lot

quotidien. Nous passions un temps fou à jouer les casques bleus et à

60

remettre les enfants au calme. Il n’était pas rare que les collègues

retrouvent leurs véhicules avec les pneus dégonflés ou la carrosserie

rayée.

J’y découvris la réalité de l’éducation spécialisée. Nous avions un

psychologue scolaire et un rééducateur psychopédagogique (RPP)

qui officiaient sur le groupe scolaire. Le RPP fonctionnait en classe

d’adaptation ouverte, c’est-à-dire qu’il prenait avec lui pendant une

heure ou une heure et demie, un tout petit groupe d’enfants en

difficulté pour essayer de leur apporter une aide. L’enfant sortait

donc de sa classe de une à quatre fois par semaine, perdait un peu le

fil de ce qui s’y déroulait pour aller pétrir un peu de pâte à modeler

ou jouer à la main chaude. Le collègue travaillait principalement sur

un public d’enfants de grande section et de cours préparatoire. Les

progrès de ses protégés relevaient du microscopique.

Quant au psychologue scolaire, il passait le plus clair de son

temps à faire sa cour à une charmante enseignante de grande section.

Il s’entretenait avec les enfants en difficulté que nous lui signalions

ainsi qu’avec leurs familles. Il procédait à des tests divers et variés,

mais se refusait à nous communiquer la moindre information, se

réfugiant derrière un secret professionnel de type médical qui nous

exaspérait particulièrement. Pour être honnête, je dois dire qu’il sera

le seul de ce type que je rencontrerai dans toute ma carrière. La

plupart de ses confrères s’impliquant plus ou moins avec les équipes

pédagogiques, mais aucune ne travaillant en free-lance.

Il nous était interdit de savoir si le père de l’enfant était décédé ou

avait quitté le foyer, si le monsieur qui venait chercher l’enfant était

l’ami de la mère, l’oncle ou le cousin par exemple, ce qui aurait pu

amener à des gaffes monumentales au moment de la fête des pères

par exemple et provoquer des traumatismes du fait de cette ignorance

organisée. De même, quelques pistes sur les difficultés intellectuelles

d’un enfant peuvent aider l’enseignant à adapter sa pédagogie. Avec

ce personnage par ailleurs très imbu de lui-même et très conscient de

ne pas faire partie du vulgum pecus, nous n’avions plus qu’à

naviguer à vue.

Comme une majorité d’élèves de ma classe de CM2 était

d’origine algérienne, je pensais naïvement les intéresser en leur

61

parlant de mon séjour en Algérie et en leur présentant les diapositives

que nous avions prises là-bas. En général, les enfants aiment bien que

l’on aborde ce sujet. Au fur et à mesure que je présentais les vues,

d’ailleurs magnifiques de leur pays, une sorte de tohu-bohu

s’installait dans la classe. Un peu sourd au début, puis allant

crescendo au point qu’un des élèves n’en pouvant plus s’écria :

« Mais c’est pas l’Algérie que vous nous montrez, Maître… »

— Ah bon, répondis-je. Tu me dis que tu es algérien, mais vas-tu

souvent là-bas ?

— Bien sûr, me répond-il avec aplomb, tous les étés !

— En tout cas, je te redis que ces diapos, je les ai prises moimême

et dans ton pays…

— Eh bien non, c’est pas comme ça l’Algérie…

— Alors comment est-ce donc d’après toi ?

— Il y a plein d’autoroutes, de buildings, de grandes villes

illuminées. C’est moderne quoi ! Pas les espèces de cases, de gourbis

dég… que vous nous montrez…

— L’Algérie, c’est magnifique, il fait toujours beau, commençait

un autre. C’est plein de grosses limousines, de belles voitures…

— Oui, les gens ont de magnifiques maisons avec des piscines

partout… reprenait le suivant.

— Ils travaillent dans des gratte-ciels, se lançait un autre qui

devait confondre Alger et New-York.

Je découvrais le gouffre entre le pays d’origine réel et le pays

rêvé, sorte de paradis perdu rempli d’images télévisuelles made in

USA. Quoi qu’en disaient les gamins, ils n’allaient pas si souvent

que ça en Algérie. Et ils ne devaient en voir que la maison des

grands-parents, au bled le plus souvent.

Bien entendu, je ne renouvelais plus l’expérience. Inutile de

réveiller les fantasmes et d’attiser les aigreurs. Les enfants sont très

sensibles sur le sujet et je risquais de donner trop d’arguments aux

Portugais ou aux Maliens qui pouvaient ne plus avoir de complexes

quand les autres leur lançaient la pauvreté de leur pays à la figure.

À cette époque, il me prit l’envie de donner un tour nouveau à ma

carrière. J’avais l’impression de rabâcher, de commencer à connaître

par cœur tout le programme des cours moyens. En 1980, je passais

62

l’entretien de direction, sorte d’examen oral où, devant un jury

composé d’un inspecteur de circonscription, de conseillers

pédagogiques et de directeurs d’école, il fallait répondre à une

question administrative et à une question pédagogique tirée au sort.

J’eus droit à « la mesure récursive » et à « pédagogie institutionnelle,

avantages et inconvénients ». Comme j’avais bien étudié mon « Code

Soleil » (bouquin indispensable au directeur débutant et référence

incontournable à l’époque), je pus répondre que l’Etat se substituait

au fonctionnaire pour les conséquences de procès où il pouvait être

incriminé, mais avait la possibilité ensuite, si la faute de service était

établie, de se rembourser des dommages et intérêts obtenus par la

famille auprès du fautif. Quant à la pédagogie institutionnelle, non

seulement je l’avais étudiée, mais en plus je l’avais pratiquée, disons

à titre d’essais plus ou moins réussis. Résultat, je fus reçu et donc

inscrit sur la liste d’aptitude aux fonctions d’instituteur chargé de

direction. Les mots ont leur importance. Officiellement, il n’y a pas

de fonction de directeur. Nous faisons « office de », nous ne quittons

jamais le statut d’instituteur, actuellement de professeur des écoles.

Nous sommes un parmi d’autres et je dis souvent que nous n’avons

aucun pouvoir en dehors d’une autorité d’ordre moral. En effet, notre

seul supérieur hiérarchique c’est l’Inspecteur de l’Education

nationale et personne d’autre.

Pendant une période de trois ans, j’étais autorisé à participer au

mouvement en demandant des postes de direction. Si je n’obtenais

rien, il fallait tout recommencer, se réinscrire, repasser l’entretien,

etc.

Tout cela a bien changé. Les conditions d’accès ont été réduites à

quasiment aucune ancienneté. Autant dire qu’un jeune en tout début

de carrière peut postuler. Les intérims se sont multipliés. Il suffit

d’aller présenter sa candidature à un Inspecteur. Si un poste n’est pas

pourvu, il ne manquera pas de vous prendre. Ensuite, c’est un jeu

d’enfant de se faire titulariser. Pénurie de candidats impose sa loi !

On voit même de plus en plus, en cas de vacance de poste, le plus

âgé dans le grade le plus élevé se retrouver contraint et forcé

d’exercer la fonction…

Mais nous n’en étions pas encore là ! Un ministre, Monory, je

63

crois (J’en ai tant vu passer que je ne me souviens pas de tous.),

essaya de donner un statut aux directeurs. Il déclencha l’affaire des

« maîtres-directeurs ». La profession se dressa contre lui comme un

seul homme, craignant sans doute pour sa liberté pédagogique,

redoutant les excès ou débordements d’éventuels petits chefs, ce qui

est compréhensible. Bien que l’avenir ait montré que les petits chefs

n’étaient peut-être pas là où on les attendait et que la sacro-sainte

liberté pédagogique pouvait être battue en brèche par des moyens

autrement plus efficaces…

Pour ma part, n’ayant qu’une dizaine d’années d’ancienneté, je

n’avais pas beaucoup de chance de décrocher quelque chose, même

en me proposant pour le maximum de postes dans les quartiers les

plus durs du secteur. Je n’obtins rien la première année.

En 1981, la gauche arriva au pouvoir et s’empressa de réformer

l’enseignement de nombreuses manières. L’une d’entre elles fut de

supprimer la liste d’aptitude et donc d’autoriser n’importe quel

collègue à postuler. Un grand nombre se précipita sur l’aubaine. Et je

ne pus en profiter, étant généralement parmi les moins anciens. La

liste d’aptitude fut rétablie un peu plus tard. Tout était à refaire. Je

laissais l’affaire en sommeil quelques années et me contentait cette

année-là de prendre un poste à l’école Nungesser et Coli de La

Neuville.

Je fus reçu par un personnage aussi corpulent que peu soigné,

Ange Baroncelli, d’origine corse, qui se présenta comme maire

communiste de La Neuville et me tutoya d’emblée. Un peu surpris au

départ, je m’y habituais et le pratiquerai depuis sans choquer

personne. C’est un tutoiement confraternel dirons-nous et très

majoritairement accepté. Jusqu’à ces temps derniers, tout le monde

me tutoyait sauf le personnel de service et les élèves, jusqu’à ce

qu’un petit nombre de très jeunes collègues ne me vouvoient, ce qui

m’a surtout donné l’impression de prendre un sacré coup de vieux. Je

continue à les tutoyer, eux me vouvoient. S’ils le sentent mieux ainsi,

pourquoi pas ?

Avoir un directeur-maire n’a pas que des inconvénients. On ne le

voit pas beaucoup, alors on s’organise. À Nungesser, il y avait une

excellente équipe très autonome. Nous nous étions réparti les tâches,

64

au point que Baroncelli n’avait pratiquement rien à faire, ce qui lui

convenait parfaitement. Notre seul regret, c’est que certains crédits

nous échappaient, car il oubliait ou n’avait pas le temps de passer les

commandes. Il n’empêche que dans sa commune, les écoles étaient

pratiquement les mieux dotées du département. Chaque commune

établit un budget de tant d’euros par élève scolarisé et il va sans dire

que l’égalité n’est pas la règle. De plus, elles ont à entretenir les

bâtiments, là encore, il peut y avoir des remises en état tous les ans,

tous les deux ans ou tous les vingt ans et cela ne donne pas le même

résultat. Mettre à disposition un car pour trente écoles ou quatre cars

pour quinze… etc. Et la liste est longue. Toute la matérielle des

écoles primaires dépend non seulement des budgets communaux,

mais encore de la volonté politique des élus.

Le quartier était plutôt agréable. On y trouvait une cité de petits

immeubles et une partie pavillonnaire habitée par des familles de

classe moyenne. La population immigrée ne dépassait pas la moitié

de l’ensemble. L’école était calme et l’ambiance studieuse. Peu de

violence. Une équipe stable et chevronnée avec fort peu de débutants.

J’y suis donc resté 11 années à assurer les classes de CM2 puis de

CM1 dans de bonnes conditions autant matérielles que relationnelles.

Un jour, Baroncelli nous fit livrer par les employés de Mairie un

photocopieur dont la cellule locale du PC se débarrassait –

moyennant dédommagement de la coopérative scolaire – et cela

changea beaucoup de choses dans notre façon de travailler. Avant

l’arrivée de cet engin, nous ne disposions que des antédiluviennes

machines à alcool qui nécessitaient d’écrire les textes avec un

carbone puis de placer cette sorte de stencil sur un tambour avant de

mouliner joyeusement sa trentaine de feuilles. C’était aussi salissant

qu’ennuyeux et plutôt réservé aux petites classes, particulièrement

aux cours préparatoires où les enfants ne savent pas encore écrire.

Dans les grandes classes, on s’en servait fort peu.

Avec la photocopie, tout devenait facile. Il suffisait d’amener un

livre, un document, n’importe quoi, d’appuyer sur un bouton et le

tour était joué… La tendance naturelle étant d’aller vers la facilité, on

commença par s’émerveiller avant d’en user puis d’en abuser. Avec

toujours une bonne excuse pédagogique. On dit que cela permet de

65

varier les exercices, les approches, de donner à étudier plus de

documents, etc. Il n’en demeure pas moins que j’ai pu constater un

certain nombre de dérives allant jusqu’au « tout photocopie » dans

lequel l’élève ne voit plus que cela, passe son temps à cocher des

cases ou ajouter quelques mots de-ci, de-là et se retrouve avec des

cahiers qui ne sont plus que des collages et des pliages de

photocopies. L’élève n’écrit plus, n’a plus de contact avec le livre et

au bout du compte, se retrouve largement pénalisé.

Bien sûr, le livre coûte cher, mais la photocopie elle aussi n’est

pas donnée contrairement à l’antique machine à alcool. Résultat, cet

appareil a mis les collègues dans un cercle vicieux auquel il est bien

difficile d’échapper. Plus on photocopie, moins on peut acheter de

livres et moins on a de livres à disposition, plus on photocopie !

66

CHAPITRE V

CHAPITRE V Les années 80. Les ZEP

1982 verra la création des premières ZEP (zones d’éducation

prioritaire). La mise en place du dispositif se fit d’abord très

discrètement sur un nombre restreint de lieux, puis prit de l’ampleur

au fur et à mesure des demandes de la base et de la prise de

conscience en haut lieu de l’énormité de la tâche à accomplir dans

certains secteurs. Le principe des ZEP repose en fait sur la

discrimination positive. Il s’agit de donner plus à ceux qui ont moins,

ce qui en soit est un principe généreux tout à fait défendable. La

moyenne d’ouverture/fermeture de classes y est à 23 élèves au lieu

de 24,5, ce qui n’est pas négligeable. Ce nombre n’étant qu’une

moyenne globale de l’école (en prenant le total des élèves divisé par

le nombre de classes), on peut trouver dans une ou plusieurs classes

d’école « banale » 28 ou même 30 élèves alors qu’en ZEP on

dépassera rarement 25 ou 26. Il ne s’agit pas du tout, comme le

pensent les parents d’élèves et comme le laissent entendre certains

médias, d’une barre maximum de 23 élèves que l’on ne devrait

franchir dans aucune classe. Ce serait trop beau…

De plus, les collègues travaillant dans ces zones bénéficient d’une

indemnité de sujétions spéciales d’environ 75 euros. Ceci afin

d’essayer d’enrayer l’évitement des zones sensibles par les titulaires

chevronnés et le turnover si préjudiciable à la stabilité des équipes,

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aux rapports de confiance avec les parents, etc. L’institution créera

même ces dernières années plusieurs autres dispositifs : REP (réseau

d’éducation prioritaire), zones sensibles puis « zone violence »

offrant aux enseignants de ce type d’endroit un bonus d’ancienneté

d’un trimestre par an sur leurs collègues des zones « normales ».

Mis à part le fait que l’Etat reconnaisse la difficulté de la mission

dans certains quartiers (il s’agissait au début d’une petite centaine qui

a fini par se transformer en un gros millier ces derniers temps) aucun

véritable bilan, aucune évaluation des résultats de ces mesures n’a été

établie. J’aurais tendance à dire que le marasme s’est étendu, que le

malaise s’est développé et que les résultats espérés sont loin d’être au

rendez-vous. Mais ce n’est qu’un avis personnel basé uniquement sur

la durée d’observation et la variété de mon expérience. Beaucoup de

collègues la partagent, mais elle n’a rien d’une étude scientifique.

Alors, après plus de 23 ans, que fallait-il faire ? A-t-on mis en

œuvre assez ou trop de moyens ? Etait-ce la bonne approche ?

Certains handicaps ne sont-ils pas au-delà des compétences du

service public d’éducation ?

Autre innovation, après la grande consultation sur l’école de

M.SAVARY qui permit aux enseignants de rêver pendant quelques

réunions, la mise en place des Conseils d’Ecole. Trois fois par an,

une nouvelle instance doit se réunir autour du directeur, président

d’office, pour débattre des problèmes généraux ainsi que des

orientations prises. Les représentants des parents sont en nombre égal

à celui des enseignants. Un membre du Conseil municipal doit y

siéger ainsi que le DDEN (délégué départemental à l’Education

Nationale) et l’IEN ou l’un de ses représentants. Ces deux derniers

sont plutôt rares, le DDEN, étant un bénévole, et l’IEN, n’ayant pas

le don d’ubiquité, ne se déplacent qu’en cas de problème particulier.

Le Conseil peut demander l’intervention du médecin scolaire ou

de toute autre personne (services sociaux, municipaux, restauration,

etc.) si la nécessité l’exige. Ses attributions sont assez larges

puisqu’il peut s’occuper de tout l’environnement matériel de l’enfant

donc des travaux dans l’école, de l’évolution des effectifs, des

propositions de structure pédagogique, du règlement général de

l’école qui doit être revu et voté chaque année, du projet d’école qui

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doit être présenté et approuvé (ici j’anticipe un peu puisque l’affaire

des projets d’école vient un peu plus tard), des classes transplantées,

de la restauration scolaire, de l’organisation de la fête de fin d’année,

et j’en passe. À tel point que certains peuvent aisément le prendre

pour un Conseil d’Administration de l’école et là, ils font erreur. En

principe, on ne doit jamais y débattre de cas particuliers (d’élèves ou

d’enseignants) ni de la pédagogie pratiquée dans les classes ou même

généralement dans l’école.

Des compétences étendues, mais des pouvoirs on ne peut plus

restreints. Que peut un Conseil d’Ecole face à une municipalité si

celle-ci ne veut pas rénover un bâtiment qui se dégrade depuis des

années par manque de travaux ? Que peut-il faire face à une

administration qui a décidé, sous prétexte qu’il manque trois élèves,

de fermer une classe à la rentrée par pure arithmétique

technocratique ? Que peut-il faire si le Conseil des Maîtres a prévu

une structure pédagogique avec un CE1/CE2 et un CM1/CM2 alors

que les parents n’apprécient pas du tout ces classes à double niveau ?

RIEN, absolument rien !

Résultat : les Conseils d’Ecole depuis maintenant plus de 25 ans

ne sont au mieux que des chambres d’enregistrement et au pire des

foires d’empoigne où peuvent pleuvoir les récriminations et se

produire des débordements en tous genres.

Ils furent créés pour améliorer le dialogue entre parents et

enseignants, pour mieux impliquer les parents dans la démarche

éducative. Très bien. Seulement que faisions-nous auparavant ? Nous

recevions les parents de nos élèves, nous dialoguions tout autant, me

semble-t-il… La seule différence vient d’une sorte d’impression de

nouveau pouvoir, illusoire bien évidemment, qui leur est accordé.

Tout cela ne serait pas trop grave si cette instance ne pouvait

amener, avec un très léger toilettage, à une dérive à l’anglo-saxonne,

c’est-à-dire à la création d’un véritable Conseil d’administration

scolaire. Heureusement, nous n’en sommes pas encore là

aujourd’hui…

Les parents qui siègent au Conseil d’Ecole doivent être élus et

sont censés représenter l’ensemble des parents. Donc, fin octobre,

début novembre, le directeur doit organiser des élections de délégués.

69

Il commence par recevoir les listes de candidatures.

Personnellement, je n’ai toujours vu qu’une seule fédération (les

candidatures individuelles étant interdites) présenter des candidats :

la FCPE (fédération des Conseils de Parents d’élèves). Outre le fait

que sa tendance politique est clairement définie, ses options sont très

proches du syndicat majoritaire donc tout devrait aller pour le mieux

dans le meilleur des mondes. En réalité, les représentants élus, tout

en suivant sommairement la ligne de la Fédération, adoptent toutes

sortes d’attitudes selon leurs humeurs, l’ambiance générale de l’école

et les rapports de plus ou moins grande confiance avec la direction.

Une seule et unique liste entraîne une absence de débat

démocratique et par conséquent un désintérêt du parent-lambda. Le

taux de non-participation est énorme. Si nous obtenons 30 à 35% de

votants à ces scrutins, nous nous estimons satisfaits. L’électeur est

frustré et il le dit. Souvent, il souhaiterait barrer des noms, mais c’est

impossible car cela annulerait son vote ! Il y a un petit côté

soviétoïde dans tout cela qui m’a toujours amusé.

Et pour finir, les représentants élus sont toujours les mêmes. Les

« parents-professionnels » comme on les surnomme discrètement, se

recrutent parmi les inquiets, les méfiants, ceux qui veulent avoir un

droit de regard sur les études de LEUR enfant et tous ceux qui aiment

à se faire remarquer dans les réunions. Ils commencent leur

« carrière » dès la maternelle et sont réélus chaque année sans aucun

problème jusqu’à l’entrée en 6ème.

N’étant pas directeur à l’époque de Nungesser et Coli, je n’eus pas

à présider les premiers Conseils. Comme l’ensemble de mes

collègues, je me contentais d’écouter Baroncelli, mon directeur, faire

son exposé et les parents poser leurs questions. Avec ses deux

casquettes et son poids politique indiscutable, les Conseils étaient

sans histoires particulières. Plus tard, quand je serai à sa place, il me

sera donné de vivre tous les cas de figures c’est-à-dire des Conseils

plus ou moins agréables, plus ou moins houleux selon les

événements, les circonstances et les personnes réunies autour de la

table.

1984 vit le début de la chute de la maison Baroncelli. Aux

élections municipales, ses concurrents de droite l’accusèrent, preuves

70

à l’appui, de bourrage des urnes et de traficage de documents

électoraux. L’affaire fut portée devant les tribunaux et dura plus de

deux ans pendant lesquels Baroncelli demeura maire et directeur de

notre école autant dire qu’on le vit encore moins et que les collègues

étaient partagés, selon leur penchant politique, entre ceux qui

s’apitoyaient sur le sort de cette pauvre victime d’un acharnement

judiciaire honteux et ceux qui le soupçonnaient de malhonnêteté ou

de complicité de fraude… L’ayant vu détourner l’électricité de

l’école avec un gros câble pour alimenter son propre logement et se

faire régaler de cadeaux les plus divers de la part d’administrés qui

trouvaient là une façon de le remercier pour services rendus, je

penchais pour la deuxième explication. Par exemple, Baroncelli se

faisait régulièrement offrir rôtis et pièces de viande par la boucherie

industrielle de la ville. Idem pour le boulanger, le charcutier et le

cafetier qui lui versait gratis la tournée chaque fois qu’il honorait

l’établissement de sa présence.

Il possédait une vieille CX grise à essence qui devait bien

consommer ses 15 à 20 litres au cent, mais cela ne lui posait aucun

problème puisqu’il allait toujours faire le plein au garage municipal

sans bourse délier bien entendu et la faisait entretenir par le meilleur

de ses garagistes communaux. On la bichonnait dans les ateliers

municipaux, la voiture de Monsieur le Maire !

L’affaire Baroncelli eut les honneurs des journaux car à cette

époque un certain nombre de maires communistes se retrouvèrent

dans le même cas. Il perdit son premier procès, fit appel et perdit à

nouveau. Solidement épaulé par le Parti qui lui fournit les meilleurs

avocats, il épuisa toutes les formules de recours et alla même

jusqu’au Conseil d’Etat où il fut une fois de plus débouté. Il ne lui

resta plus qu’à discrètement demander ses droits à la retraite pour

éviter de se retrouver radié des cadres sans pension puisqu’un

fonctionnaire ne peut pas avoir d’inscription sur son casier judiciaire.

Baroncelli s’en tira fort bien puisque j’appris un peu plus tard qu’une

grosse municipalité du même bord politique lui avait offert un

placard doré de conseiller technique à l’éducation…

L’équipe pédagogique vécut longtemps en quasi-autonomie. Avant

l’affaire, l’individu s’intéressait déjà fort peu à l’école. Après, ses

71

démêlés judiciaires lui prirent tout son temps. Certains jours, il

pouvait faire une apparition dans son bureau, mais c’était seulement

pour téléphoner en Corse pendant des heures. Bien que ne

comprenant pas tout à fait la langue, il nous apparut qu’il avait une

belle propriété et certains intérêts là-bas et qu’il les gérait ainsi à

distance et au frais du contribuable comme tout le reste.

Une directrice prit sa suite. Très organisée, elle essaya de

reprendre les choses en main, mais sans trop y arriver, car les

pratiques étaient solidement et de longue date ancrées dans les

mœurs. L’école tournait toute seule car l’équipe était rodée et très

professionnelle et le milieu relativement agréable et sans trop de

problèmes.

À cette époque (1985-86), Nungesser se vit doté d’ordinateurs au

titre du « Plan Informatique à l’école » qui se solda par un fiasco.

Etant tête de réseau, nous reçûmes une dizaine de MO5 pilotés par un

serveur un peu plus puissant de chez Thomson. Il fallait utiliser de

petits magnétophones à cassettes pour enregistrer des programmes en

basic, c’est dire si tout cela était antédiluvien. Une salle sécurisée y

avait été dévolue. Toujours curieux de nouveautés, je m’investis à

fond dans cette affaire, potassai des bouquins, appris le basic et

fondai un petit club d’informatique pour les élèves qui voulaient aller

plus loin que simplement cliquer sur de tristes programmes de

soutien scolaire sur fond noir ou orange.

L’ennui c’est que je fus un des seuls. L’ordinateur n’avait pas

encore pénétré dans les foyers. Les collègues n’avaient même pas

idée de quoi il s’agissait. Aucune action de formation ne nous était

dispensée. Les écoles alentour avec qui on devait partager

l’utilisation des appareils ne se déplacèrent jamais. Les possibilités

techniques étaient des plus réduites puisque notre petit club

n’arrivait, en tapant des pages de programmes, qu’à faire rebondir

une balle sur deux raquettes stylisées par deux traits verticaux qui ne

se déplaçaient que sur un seul plan. Je me console en me disant que

j’ai peut-être suscité quelques vocations d’informaticiens…

C’était le tout début, les premiers balbutiements… Le matériel fut

très vite obsolète, dépassé, pulvérisé par les premiers PC avec

systèmes d’exploitation Microsoft Windows et Apple Macintosh qui

72

commencèrent à envahir le marché vers 1990. Nous fûmes

rapidement ridicules avec nos MO5 et TO7. Très peu d’élèves

profitèrent de ce plan. Seul Thomson tira profit de tous ces

ordinateurs achetés par l’Etat, mais ce fut une victoire à la Pyrrhus

pour la société. De même que le Minitel fut victime de l’Internet,

l’informatique à la française fut engloutie par la technologie

américaine alors que nous étions précurseurs en la matière.

Ce fiasco dut échauder les penseurs du Ministère puisque

l’informatique resta ensuite de longues années en jachère, laissant

notre système éducatif prendre un retard énorme en ce domaine.

Actuellement, le Ministère laisse l’achat et l’entretien des ordinateurs

à la charge des communes et ne se charge que d’une petite dotation

en logiciels ainsi que de la formation des personnels par le biais de

conseillers informatiques dans les circonscriptions. Le fameux

rapport un cheval pour une alouette qui amène à ce qu’à l’heure où

j’écris, bien des communes, faute de moyens ou de volonté politique,

n’ont toujours pas équipé les écoles en matériel informatique alors

que la plupart du temps il serait possible de pratiquer cette discipline.

De cette époque datent les lois Jospin qui consacraient

définitivement la victoire des Allègre, Forestier, Meirieu et autres

pédagogistes. On créait trois cycles à l’école primaire. Le cycle 1

allant de la petite ou toute petite section de maternelle jusqu’à la

moyenne section. Le cycle 2 : grande section jusqu’au CE1 et le

cycle 3 : du CE2 au CM2. Tout le monde remarqua que les cycles ne

recouvraient pas les habituels schémas et le fameux « passage » au

CP. L’apprentissage de la lecture s’étalait maintenant sur l’ensemble

du cycle 2, la grande section devait se tourner plus vers le primaire

avec concertations, réunions de cycles, projets en commun, etc. Il en

résulta immédiatement une impression d’écartèlement à ce niveau

ainsi que la crainte à terme d’un démantèlement de l’école maternelle

avec la grande section définitivement annexée par l’élémentaire et les

plus jeunes rattachés au jardin d’enfants (kindergarten à

l’européenne). Dans les cours de récréation, on commença à se dire

que notre système d’école maternelle unique en Europe était par

conséquent toujours en danger d’uniformisation…

Cette « réforme »impliquait également une sorte de principe de

73

non-redoublement à l’intérieur de chaque cycle. En théorie, on ne

pouvait plus envisager d’allongement de cycle qu’en fin de CE1 et en

fin de CM2, lors du passage en 6ème. Bien entendu, cela ne

convenait absolument pas à la base. L’exercice de la liberté

pédagogique en prenait un grand coup d’autant plus que les cycles

étaient accompagnés d’un système de projet d’école à élaborer pour

trois ans, de réunions de Conseils de cycles et au bout du compte

d’une toute autre philosophie du travail, moins individuel, plus

collectif et avec des pouvoirs accrus accordés aux parents d’élèves

(possibilité d’appel de toutes les décisions, réunions d’informations,

délégués de parents, Conseil d’Ecole, etc.)

Cette fois, nous autres, fantassins de l’Education Nationale, nous

ne comprîmes même pas de quoi il s’agissait vraiment. Il était facile

de deviner que ces textes n’amèneraient aucun relèvement du niveau

scolaire des élèves ni aucune amélioration de nos conditions de

travail, mais nous ne percevions pas encore tout leur côté pernicieux

et déstabilisant. Alors, on fit usage du seul pouvoir qu’on ne pourra

jamais ôter aux fonctionnaires, la force d’inertie. En 1990, on parla

vaguement du projet d’école, mais on accoucha de pas grand-chose

sur le papier et encore moins dans la réalité. En 1993, je découvrirai

pour la première fois un projet d’école à La Fontaine, lors de ma

première prise de direction. Une petite dizaine de pages

manifestement écrites par le Directeur dans lesquelles il exposait

toutes les difficultés du quartier et du milieu social ainsi que les

problèmes de l’enseignement du français langue étrangère. Il se

terminait par un dernier titre : « REMEDIATIONS » (qui me sembla

un joli barbarisme à prétention pédagogique). Je tournais la page.

Plus rien. Le texte s’arrêtait là. Je ne pense pas qu’il fût soumis à

l’Inspection. À Nungesser, nous n’avions rien rédigé du tout…

Pendant quelques années, nous continuâmes à fonctionner

exactement comme auparavant, nous souciant comme d’une guigne

des fameuses lois Jospin. Nous faisions encore redoubler quand nous

le jugions nécessaire. Les parents, confiants ou mal informés, s’en

remettaient toujours à nous. Le travail en cycles resta longtemps

lettre morte. Seuls les évaluations de début de CE2 furent appliquées,

car elles étaient nationales et obligatoires. Il s’agit d’une batterie

74

d’exercices de français et de maths prévus pour évaluer, à l’aide

d’une grille de notation codée 0,1,9 par exemple, le niveau des

enfants en fin de cycle 2 et pour permettre à l’enseignant de savoir où

porter son effort. L’ennui c’est que les résultats sont généralement

contradictoires, chaque élève en difficulté ayant des lacunes

différentes de celle du voisin, c’est la quadrature du cercle pour

arriver à personnaliser l’enseignement à ce point. Résultat, pendant

des années, les maîtres de CE2 ont fait passer en septembre les

fameuses évaluations à leurs élèves, les ont corrigées, les ont

présentées aux parents puis les ont gentiment rangées dans une

armoire…

À l’époque, les Inspections départementales étaient encore

bienveillantes (en tout cas celle où j’exerçais) et ne cherchaient pas

trop à savoir si les nouvelles directives étaient vraiment appliquées.

Les directeurs étaient des personnages importants et respectés qui

géraient leurs écoles avec une assez bonne autonomie, reflet de

l’autonomie dont disposaient les Inspecteurs eux-mêmes qui

donnaient l’impression d’être de petits barons dans leurs fiefs.

Tout cela changea très vite. L’opinion publique, une nouvelle

politique au niveau académique et surtout l’usure du temps finirent

par venir à bout de la résistance passive de la base et les miasmes de

cette calamiteuse réforme finirent néanmoins par contaminer

l’ensemble de l’édifice.

En 1991, fin des Ecoles normales et naissance des IUFM. Plus

aucun enseignant ne devait se retrouver sur le terrain sans être passé

par ce moule étrange. Des phénomènes comme ceux de ma

génération d’enseignants ne devaient plus exister. Il fallait formater

les nouveaux arrivants. Ce qui était d’autant plus facile quand on

utilise quasiment uniquement des gens qui n’ont qu’une

connaissance théorique de l’école primaire puisque étant pour la

plupart ex-profs du secondaire. Ces gens n’ont plus que la théorie à

quoi se raccrocher et l’on sait par qui elle est écrite et à quoi elle

aboutit. Ironie du sort, l’insuffisance des effectifs fit que JAMAIS

l’Académie ne cessa de faire appel à du personnel non formé,

suppléants, candidats ayant échoué au concours d’entrée en IUFM et

pudiquement appelé « listes complémentaires » jusqu’à nos jours.

75

Cette pratique est devenue marginale alors qu’à mes débuts, elle était

très largement majoritaire.

J’en étais à ma onzième année à Nungesser et Coli. Tout allait

pour le mieux. Les parents m’appréciaient, les enfants m’aimaient et

les collègues insistaient pour que leurs propres rejetons suivent le

CM2 dans ma classe. Plus que mes excellents rapports d’inspection,

c’est la reconnaissance de mes pairs qui me semblait la plus

importante. En effet, au cours de ma carrière, j’ai compté qu’environ

une trentaine d’enfants de collègues m’ont été confiés y compris

ceux de la compagne de Baroncelli, le directeur-maire. Les collègues

de l’école peuvent évidemment choisir la classe où ils mettent leurs

enfants. La plupart du temps, ils ne les prennent pas dans leur propre

classe car l’expérience montre que cela se passe rarement bien,

l’enfant ayant beaucoup de peine à faire la différence entre le parent

et l’enseignant. Il a également l’impression qu’on exige plus de lui

que des autres et il peut être en butte à des camarades qui voient

forcément en lui un chouchou. J’avais donc la confiance des

collègues qui me demandaient de m’occuper de leurs enfants. Cela se

passait bien la plupart du temps d’autant plus qu’une assez forte

proportion d’entre eux étaient têtes de classe.

L’ambiance était encore agréable, mais dans les dernières années,

les premiers signes de dégradation apparurent. La proportion

d’enfants du Maghreb ou d’Afrique noire augmenta, le nombre de

cas sociaux également. La plus grosse crise que nous eûmes à subir

fut l’arrivée massive d’enfants de gens du voyage qui venaient de

s’installer sur le magnifique terrain d’accueil que la Municipalité,

appliquant la nouvelle loi pour les communes de plus de 15 000

habitants, venait de leur construire. Les enfants étaient plus d’une

trentaine relevant de tous les niveaux, la plupart peu ou pas

scolarisés. Il fallut batailler dur pour obtenir une ouverture de classe

pour les accueillir décemment. L’Inspection, dans un premier temps,

se contenta de faire la sourde oreille considérant qu’il n’y avait qu’à

les répartir dans les différentes classes. D’où grève, occupation de

l’école par les parents d’élèves et assemblées générales diverses.

Tout se termina par un compromis. L’Inspectrice n’ouvrit pas de

classe supplémentaire, mais affecta un ZIL dans un premier temps

76

puis un second un peu plus tard. Ils avaient pour mission de

s’occuper particulièrement de ces enfants qui restaient affectés aux

classes correspondant à leur âge d’état-civil et allaient avec lui tenter

de se mettre à niveau à raison d’une à deux séances d’une heure par

semaine autant dire pas grand-chose… Heureusement, à l’arrivée du

second ZIL, la directrice accepta de regrouper ces gamins en deux

petites classes de 15 ce qui convenait mieux à tout le monde et en

premier lieu aux intéressés. Ceux-ci avaient énormément de mal à

supporter la discipline scolaire. Incapables de rester assis, de

supporter la moindre contrainte, d’obéir à un ordre et même

d’écouter calmement quelque chose, ils donnaient l’impression de

petits enfants sauvages habitués à vivre sans autres lois que celles de

leur clan situé dans un no man’s land, en marge de la société dite

« normale ». Le vol devait leur sembler naturel car tout ce qu’ils

trouvaient intéressant à portée de main disparaissait. Plusieurs

collègues en surprirent en train de fouiller dans leurs cartables et sacs

à main. L’une d’elle fut même délestée d’une petite somme.

L’affaire dura un peu plus d’un an et demi, le temps que les gens

du voyage viennent à bout du camp d’accueil tout neuf. Les

sanitaires furent démantelés et revendus un à un. Les tuyaux de

cuivre des arrivées d’eau, les câbles électriques eux-mêmes

disparurent. Ils démontèrent jusqu’aux tuiles, aux portes et aux

charpentes des blocs sanitaires. De tout ce que la commune avait

investi, il ne resta quasiment rien à part le goudron des allées. Quand

il n’y eut plus rien à revendre, ils quittèrent les lieux ne laissant

qu’un grand tas d’immondices derrière eux. La Mairie s’empressa de

condamner l’entrée du camp. Le quartier et l’école poussèrent alors

un grand soupir de soulagement.

Je reçus quelques élèves de ces milieux, la plupart ne savaient ni

lire ni écrire même à l’âge du CM2 à une exception près, une fille

travailleuse, intelligente, curieuse qui en voulait énormément et que

j’encourageais à continuer. Au moment de faire remplir les dossiers

d’entrée en 6ème, comme celui de Lucia, la petite voyageuse, ne

revenait pas, je lui demandais ce qui se passait.

— Mes parents ne veulent pas que j’aille au collège, me réponditelle tristement.

77

— Mais ils ne peuvent pas t’en empêcher, l’école est obligatoire

jusqu’à 16 ans.

Elle éclata en sanglots.

Nous convoquâmes la famille qui ne se déplaça pas. Alors nous

allâmes sur le terrain pour négocier avec le chef du clan. Il n’y eut

rien à faire. Il voulait bien la laisser aller à l’école primaire, car il n’y

avait pas trop de risques d’après lui, mais il était hors de question

qu’elle parte au collège. Elle allait y « devenir une fille perdue

tellement ils étaient mal surveillés là-bas ». Et puis une fille de Roms

n’avait pas besoin de faire tant d’études alors qu’elle avait déjà onze

ans et qu’il faudrait assez rapidement penser à la marier…

Son avenir était tout tracé : la caravane, le mari et un gosse tous

les ans. Pas question de sortir du milieu !

Nous envoyâmes quand même son dossier non signé au collège en

expliquant la situation, mais cela ne servit à rien. Lucia ne se

présenta pas à la rentrée de septembre. Le Principal fit un

signalement, mais quand les autorités intervinrent, il y avait belle

lurette que ce clan de gens du voyage avait quitté le terrain…

Un grand champ s’étendait entre notre quartier et la maison

d’arrêt de la Neuville. On commença à y construire un nouveau

quartier constitué selon les nouvelles normes de mixité sociale :

moitié pavillon en accès à la propriété et moitié immeubles de quatre

à cinq étages en locatif. Les premiers habitants furent les gardiens de

prison et leurs familles dans les bâtiments et une importante majorité

de vietnamiens et de cambodgiens dans les pavillons en accession à

la propriété. L’école du nouveau quartier étant en construction, les

nouveaux élèves furent d’abord affectés à Nungesser pour l’année

91/92. Cela ne se passa pas sans heurt. Nous eûmes à gérer nombre

de bagarres entre blacks et beurs d’un côté et asiatiques de l’autre.

Les premiers craignant sans doute pour leur suprématie sur la cour de

récréation, les seconds n’acceptant sans doute pas d’être assujettis de

cette manière. Ces élèves du Sud-Est asiatique étaient

particulièrement travailleurs, polis et obéissants. Enfants de boatpeople,

ils s’étaient trouvés dans des situations souvent dramatiques.

Naturellement ni batailleurs ni querelleurs, ils étaient très solidaires

et savaient faire bloc pour se défendre vis-à-vis des petits caïds de

78

l’école qui les accueillaient si mal.

La nouvelle école qui s’appellerait « Berthe Morisot » devait

ouvrir pour la rentrée 92 à titre d’annexe de la nôtre la première

année et de façon partielle c’est-à-dire avec trois classes élémentaires

(CP, CE1/CE2 et CM1/CM2) et deux maternelles (Petite/Moyenne

section et Grande section). La directrice cherchait des volontaires

pour cette mission d’ouverture d’école qui ne s’annonçait pas

particulièrement facile. On n’était pas sûr que tout serait prêt pour la

rentrée. Il allait falloir essuyer les plâtres et vivre en autarcie, car

notre directrice se partagerait entre les deux écoles, et on devrait

gérer le tout-venant, ce qui n’était pas rien.

Il n’était pas possible d’emmener avec nous la totalité des enfants

du nouveau quartier, alors nous fîmes des choix dans l’ordre des

départs. Nous proposâmes de commencer en priorité par les enfants

asiatiques auxquels nous adjoindrions les enfants de gardiens de

prison dans l’ordre de leur arrivée. Les autres devant rejoindre

l’année suivante avec les nouvelles ouvertures de classes prévues.

L’école monterait en puissance sur plusieurs années en suivant le

rythme des constructions et atteindrait vingt classes, ce qui est

énorme. En fait, la prévision se révéla insuffisante puisque Berthe

Morisot monta à 22 classes avec deux préfabriqués ajoutés dans la

cour. Ceci arriva bien après mon départ.

Ce déplacement massif d’asiatiques sembla bizarre à certains,

mais rapidement tout le monde s’en félicita aussi bien à Nungesser

qui retrouva son calme et put oublier les batailles rangées qu’à

Morisot où ces enfants trouvèrent enfin une certaine sérénité dans

leurs études. Ils représentaient alors plus de 80% de la population

scolaire. Ce fut globalement une très bonne année pour moi, ces

élèves étant très attachants par leur côté sérieux, travailleur et plein

de curiosité intellectuelle. Aux récréations, ils se regroupaient par

affinité et organisaient eux-mêmes leurs jeux collectifs sans que nous

n’ayons rien d’autre à faire que mettre un peu de matériel à leur

disposition. À l’étude, au moment du goûter, ils s’asseyaient en

grands cercles et mettaient en commun ce qu’ils avaient dans une

sorte de grand partage géré par les plus grands. Je n’ai jamais vu

ailleurs de tels comportements. Inutile de préciser que bagarres et

79

conflits divers étaient devenus rarissimes.

Le bâtiment lui-même était moderne voire ultramoderne avec son

hall d’entrée type aéroport comprenant un nombre important de

piliers que ne manqueraient pas d’embrasser tous les étourdis qui

marcheraient en regardant derrière eux. À droite du hall, l’accès à la

maternelle avec un second hall prévu également pour les activités de

motricité et un escalier assez monumental pour un accès au premier

étage avec des coursives de formes arrondies. Très peu de lignes

droites dans ce bâtiment, mais des courbes un peu partout, des portes

coupe-feu en grand nombre, des couloirs étroits et sinueux. Nous

remarquâmes tout de suite qu’il serait fort difficile d’y surveiller les

déplacements des rangs car à quelque endroit où l’enseignant pût se

placer, il avait toujours une partie du rang hors de vue.

Les coursives de l’étage amenaient aux classes et à une sorte de

rond-point central avec un puits de lumière très haut et très sonore

puisque faisant caisse de résonance depuis le rez-de-chaussée. Les

rambardes étaient de hauteur normale, c’est-à-dire non

surdimensionnée, donc aisément franchissables par les enfants ce qui

pouvait faire craindre des vols planés sans parachute !

Heureusement, pour cette première année, n’étant que trois, nous

nous installâmes au rez-de-chaussée dans les meilleures classes

orientées sud-ouest. Leur surface nous sembla fort restreinte. En fait,

elles étaient aux nouvelles normes de 24 par classe à raison d’un

mètre carré et des poussières par enfant alors qu’à Nungesser, la

norme de construction était de 30. L’ennui c’est que le nombre de 24

n’est qu’une moyenne d’école qui peut aisément donner des classes à

27 comme des classes à 22… Nous étions donc un peu à l’étroit,

mais ce n’était pas trop gênant vu l’esprit discipliné de notre public

particulier. Avec l’arrivée des nouveaux habitants, il risquait de ne

pas en être de même.

La cour de récréation était également relativement sousdimensionnée car

légèrement plus petite que celle de la maison-mère

qui plafonnait pourtant à 14 classes. La maternelle disposait d’une

cour spécifique qui donnait de l’autre côté du bâtiment et qui était

toute petite. Elle était prévue pour 6 classes et l’élémentaire pour 14.

Nous étions donc dans les normes réglementaires là encore.

80

À part les halls et ronds-points intérieurs sonores et inutilisables, il

n’y avait ni préau, ni verrière donc rien pour protéger les enfants des

intempéries, ce qui posa des problèmes et nous amena à réduire ou

supprimer nombre de récréations. Bien entendu, aucune

infrastructure sportive, ni gymnase, ni plateau d’évolution. Juste une

salle dite polyvalente à peine plus vaste qu’une classe et qui pouvait

servir pour des exercices de lutte ou des jeux d’opposition ainsi que

pour des projections audiovisuelles. Quand l’école serait au complet,

il allait falloir prendre son tour si on avait une vidéo à passer ou si le

temps ne permettait pas de pratiquer l’EPS à l’extérieur.

Le cadre était neuf, attrayant et les classes très lumineuses. Au

premier, certaines d’entre elles bénéficiaient même de poutres

apparentes. De plus, les élèves appréciaient de pouvoir manger dans

un self-service attenant ce qui les changeait de la traditionnelle

cantine.

L’architecte et la Mairie étaient très fiers de leur réalisation

d’autant plus que l’école n’avait pas coûté énormément au

contribuable puisqu’elle faisait partie du programme du promoteur et

avait en fait été financée indirectement par chaque accédant à la

propriété.

Nous regrettâmes tous qu’un seul homme, en l’occurrence cet

architecte, sans doute absolument ignorant des réalités de notre

métier, ait pu totalement décider du cadre de vie de la communauté

scolaire sans que jamais aucun enseignant n’ait été consulté. Si cela

avait été le cas, nous aurions pu éviter toutes ces erreurs de

conception qui rendent le travail encore plus difficile. Bien

évidemment le résultat aurait sans doute été moins moderne, moins

esthétique, mais sûrement plus adapté à des enfants de primaire…

Même la qualité des matériaux laissait à désirer. Combien de

poignées, de charnières, de sanitaires même se retrouvèrent arrachés

avant six mois d’utilisation. Tout le monde sait qu’avec des enfants,

il faut du matériel solide. Il était facile de voir que la Mairie aurait à

passer son temps à réparer et à bricoler et le directeur à pleurer pour

que l’on fasse les travaux. Des fissures importantes apparurent sur les

murs porteurs. L’architecte convoqué pour constatation ne s’affola

pas et déclara que c’était normal et simplement dû au travail de

81

stabilisation du terrain…

Pour ma part, ayant ouvert cette école, j’avais envie de la diriger

réellement. Je passais donc à nouveau l’entretien de direction que

j’avais déjà décroché 13 ans plus tôt. L’école passerait au mouvement

avec 8 classes seulement (3 maternelles + 5 élémentaires) pour la

rentrée suivante c’est-à-dire presque sans décharge d’enseignement.

Les candidats ne devraient pas se bousculer pour demander ce genre

de direction. Je croyais avoir mes chances puisque les postes

s’attribuent au barème et que dans celui-ci, les années

d’enseignement sont doublées par les années de direction. N’ayant

pas encore exercé en tant que directeur, mon barème était faible par

rapport aux collègues en poste. Et puis Berthe Morisot était destinée

à un certain avenir. Douze classes apporteraient rapidement une

demi-décharge et quatorze une décharge complète. C’était une affaire

de trois ou quatre ans.

Je n’obtins pas le poste. Je fus coiffé sur le poteau par une

directrice de maternelle moins ancienne que moi dans le métier, mais

prioritaire. Elle venait de perdre une classe donc un tiers de décharge.

Dans ce cas, l’administration fait en sorte que l’on ne perde pas son

statut et vous déclare prioritaire sur poste équivalent. Morisot étant à

la fois élémentaire et maternelle, cela convenait. Son école

précédente comportait 6 classes, elle était d’importance à peu près

égale, donc elle la récupéra.

Se posa la question de savoir si l’équipe souhaitait rester. Dans ce

cas, nous aurions été immédiatement et automatiquement titularisés

sur cette création avant les premiers arrivants « officiels ». Les deux

collègues de maternelle acceptèrent. Elles s’entendaient à merveille.

Les locaux étaient agréables, assez mal conçus cela va sans dire,

mais encore de taille humaine. En élémentaire, personne ne voulut

rester pour les raisons architecturales expliquées plus haut. Nous ne

voulions pas nous retrouver coincés dans des locaux quasiment

inadaptés, dans cette sorte de grande usine devenue bruyante et peu

gérable. Nous dûmes écrire chacun une lettre de renonciation à nos

droits adressée à l’Inspecteur d’Académie. J’ai appris que les hautes

autorités en furent assez étonnées.

Il ne restait plus à mes deux collègues qu’à regagner Nungesser.

82

Cette année d’ouverture d’école n’ayant finalement été qu’une

parenthèse somme toute agréable dans leur carrière.

83

CHAPITRE VI

CHAPITRE VI

Première direction d’école

Je m’aperçois que, lancé dans mon récit, je n’ai pas évoqué

comment je suis vraiment enfin devenu directeur. C’est assez simple.

Il suffit de remplir un dossier de candidature et de satisfaire à

certaines conditions : à mon époque, il fallait avoir exercé dix ans, le

délai a été ramené à 3 ans, puis à rien, sans doute en raison de la

difficulté de trouver des candidats et finalement passer un entretien

portant sur deux thèmes : l’administratif (avoir pour cela bien potassé

les textes et règlements divers) et le pédagogique (en gros tout savoir

du pédagogiquement correct, méthodes, pratiques et théorie, surtout

théorie !). Une fois admis, on nous proposerait un stage d’une

semaine avec des inspecteurs, suivi d’une semaine en formation libre

dans des services de Mairie et en compagnie de directeurs

« parrains ». La durée de ce stage est maintenant portée à trois

semaines ce qui n’est pas un mal en soi mais me semble encore bien

insuffisant vu l’impression d’abandon en rase campagne que l’on

ressent tous sur un premier poste surtout s’il est assez lourd et dans

un cadre difficile comme ce fut mon cas.

J’avais participé au mouvement départemental et noté un grand

nombre de postes tous situés pas trop loin de chez moi. J’obtins l’un

de mes derniers choix, ce qui n’était pas étonnant, car je démarrais

84

dans la carrière. Je n’avais demandé que des postes en élémentaire

avec au minimum une demi-décharge, car j’estimais, comme tout le

monde, que moins n’en valait pas la chandelle.

Vers la fin de l’année, j’eus droit à quelques jours de stage de

formation au cours desquels nous reçûmes les félicitations de

l’Inspecteur d’Académie en personne et surtout les mises en garde de

Maître Lafontaine, l’avocat de l’Autonome (organisme chargé de

défendre les collègues en cas d’accidents ou de conflits capables de

les entraîner jusqu’au pénal). Son exposé refroidit immédiatement

notre enthousiasme : ce n’étaient qu’une suite d’accidents affreux

comme celui de cet élève qui se retrouva avec la pointe d’un compas

projeté à travers la classe fichée dans l’œil ou cet autre défenestré

alors que l’enseignant était en train d’écrire au tableau.

À chaque fois, le défaut de surveillance est recherché et

l’enseignant poursuivi devant les tribunaux. L’Etat supplée au

fonctionnaire pour le versement des dommages et intérêts mais se

retourne ensuite contre lui en se remboursant chaque mois sur son

salaire. Il n’oublia pas de nous préciser qu’à chaque fois, la direction

d’école est incriminée (affaire de la piscine de Grenoble, affaire du

Drac… etc.)

Nous visitâmes également une école ZEP dans un quartier

particulièrement défavorisé, car il s’agissait de barres de type HLM

complètement dégradées, situées sur un terrain appartenant à la ville

de Paris, laquelle semblait s’en désintéresser totalement. Le

revêtement des murs des immeubles s’effritait par panneaux entiers

et les rues étaient creusées d’énormes nids de poules. Je retins que les

classes avaient des effectifs réduits de 22 ou 23 élèves, que le midi,

étaient organisés des ateliers style ping-pong ou bibliothèque et que

les élèves n’avaient pas l’air si terribles que cela.

Il y eut une partie de formation administrative. Chacun de nous

passa quelque temps dans les services de sa commune d’exercice

pour faire connaissance avec l’enseignement, la restauration, la

voirie, les bâtiments, etc. Un univers totalement inconnu de

l’enseignant lambda qui n’a pas à se soucier un seul instant de la

matérielle. Tout ce travail est du ressort du directeur qui touche

d’ailleurs une indemnité pour cela. Je fis connaissance avec mes

85

futurs interlocuteurs, notais leur nom et téléphone sans savoir que

j’aurais presque journellement à les appeler pour l’organisation de la

cantine, les sorties en car ou les travaux et réparations à effectuer

dans l’école. En général, l’accueil fut sympathique, d’autant plus

qu’à La Neuville, la municipalité ne lésinait pas sur le budget et

l’intérêt apporté au secteur scolaire.

En fin de stage, nous fîmes une sorte de bilan entre nous. Sur une

promotion de 37 nouveaux directeurs, moins d’une dizaine avait

obtenu un poste pour la rentrée prochaine, quelques-uns

envisageaient éventuellement de postuler pour un intérim intéressant

et les autres se partageaient par moitié entre ceux qui n’avaient rien

demandé et ceux qui n’avaient rien obtenu, le plus souvent en raison

d’une exigence sans doute trop irréaliste. Beaucoup déclaraient

préférer rester dans leur classe plutôt qu’aller galérer dans des zones

à risque. Je faisais partie de la petite minorité qui pensait le contraire.

J’étais plein d’enthousiasme, mais je ne réalisais pas vraiment dans

quoi je me lançais.

Je téléphonai au directeur qui partait sur une commune voisine. Il

n’était resté que deux ans à l’école La Fontaine et avait l’air tout à

fait satisfait d’avoir décroché un poste avec décharge complète. Nous

convînmes d’un rendez-vous un soir après l’étude. J’avais besoin

qu’il m’explique un grand nombre de choses au sujet du

fonctionnement de l’école.

Ayant déjà travaillé douze ans dans la ville, je connaissais la

détestable réputation du quartier. On pouvait le qualifier de zone de

non-droit ou de quartier « sensible ». Il était constitué d’un certain

nombre d’immeubles de cinq étages et de quatre tours assez

dégradées. Un énorme « NIQUE LA POLICE », tracé au goudron sur

un mur aveugle, annonçait tout de suite la couleur. L’école se trouvait

au cœur de la cité, enserrée de trois côtés par tours et immeubles et

ne donnait sur des pavillons que sur le quatrième. Une quinzaine

d’années plus tôt, La Fontaine avec 14 classes et une décharge

complète, était une école encore respectable et recherchée. Elle avait

servi de fief à un directeur d’école du bord opposé à Baroncelli qui

avait même été maire avant lui.

Quand je pris mes fonctions, la situation était très différente. Les

86

ouvriers et employés de la cité s’étaient mués en chômeurs et assistés

sociaux. De nouveaux habitants s’étaient installés au fur et à mesure

du départ des « de souche » et dans les pavillons, la population avait

vieilli, de sorte que les enfants en provenant n’étaient qu’une infime

minorité qui d’ailleurs allait plutôt dans l’école jumelle tenue par une

collègue qui venait elle aussi de Nungesser.

L’école datait du début des années soixante-dix. C’était un bloc de

béton percé de nombreux vitrages avec un grand préau en rez-dechaussée

et une vaste cour donnant directement sur le quartier. À

cette époque la lubie pédagogique voulait une école ouverte sur la

vie, sur le monde, sur la cité. D’où cette disposition architecturale et

ce ridicule grillage de moins d’un mètre de haut autour de la cour.

Quand j’arrivai, ma présence, comme celle de tout intrus, fut

signalée par des sifflements et des appels peu discrets du genre

« teuss, teuss » de la part de petits gamins qui servent de choufs

(guetteurs) pour prévenir leurs « grands frères » de l’arrivée d’un

inconnu qui pouvait gêner tous les trafics pratiqués.

Le directeur, un grand rouquin à lunettes répondant au nom

d’Einstadt m’accueillit avec ces mots : « Bienvenue à La Fontaine,

mais attention, ici, pas de raciste… »

Je fus un peu surpris, ne me sentant pas concerné. Je lui rétorquai

que les élèves venus des quatre coins de la planète, j’en avais une

longue habitude et que cette année je m’étais même fait une

spécialité avec les Asiatiques.

— Bof, me lança-t-il, les Asiatiques, je peux pas les blairer, tous

des faux-culs et des salopards…

Pour un antiraciste, c’était assez comique. Sans doute avait-il ses

critères de racisme bien à lui…

— …de toutes façons ici, tu auras beaucoup de blacks et de beurs

mais pas du tout de jaunes, alors tu seras bien.

Il se présenta comme un franc-tireur et m’expliqua très vaguement

et très négligemment son fonctionnement en me mettant bien en

garde contre toute tentative d’autoritarisme. « Tu n’es qu’un parmi

tes semblables. Tu n’es pas leur supérieur hiérarchique. C’est le

Conseil des maîtres qui doit décider pour tout. Tu n’auras qu’à

appliquer ses décisions et tout ira pour le mieux. »

87

Il était très content de quitter La Neuville, car il n’appréciait pas

du tout que la municipalité soit repassée à droite. Il se déclarait ami

du maire communiste de la ville voisine qu’il était content de

rejoindre. J’en conclus qu’en fait de franc-tireur, ce devait surtout

être un partisan ou au minimum un compagnon de route. Comme je

ne me mêlais pas de politique, il m’avait classé à droite selon le

vieux principe bolchevique selon lequel tout ce qui n’est pas

communiste est à droite.

J’apprendrai plus tard beaucoup plus de choses sur le prétentieux

Einstadt. Pour l’heure, je me contentais de repérer les lieux et

d’essayer de comprendre le fonctionnement de mon prédécesseur. Il

s’était attribué la classe de CM2 pour pouvoir partir en classe de

neige avec ses élèves. Je ne pourrai pas prendre la suite car un

collègue de CM1 voulait lui-même suivre ses élèves au CM2 et partir

en classe de neige. Cela m’arrangeait, car je ne me sentais pas assez

expérimenté pour laisser l’école deux semaines sans direction

sachant que l’équipe était composée presque exclusivement de jeunes

collègues. Il me restait le choix entre le CE2 et le CM1. J’optais pour

ce dernier. Il me serait attribué à la rentrée une PE2 (normalienne

sortante) pour assurer le mi-temps de décharge au cours duquel je

devrai m’empresser d’expédier le travail administratif, de recevoir

les visiteurs de l’école, d’aller aux diverses réunions, de m’occuper

de la vie matérielle et pédagogique de l’école et j’en passe.

— Moi, me dit Einstadt, j’ai toujours eu l’impression de ne rien

faire à fond, c’est pour cela que je suis content de décrocher une

décharge complète. Au moins, je pourrais faire correctement mon

boulot de directeur.

Je suis resté cinq ans sur ce poste demi-déchargé. J’ai

parfaitement vérifié l’exactitude de cette affirmation. On ne peut pas

vraiment faire efficacement son travail d’enseignant pour deux

raisons majeures. La principale est qu’un directeur est constamment

dérangé et doit se rendre disponible. Bien sûr, on essaie de préserver

les élèves, mais c’est quasiment impossible surtout dans une école

comme La Fontaine où il n’y a personne pour vous aider mis à part

une femme de service à mi-temps (c’est-à-dire à se partager avec

l’école jumelle et qui se trouve donc partout et nulle part à la fois)

88

pour répondre aux petites sollicitations quotidiennes et exercer une

sorte de premier tri dans les priorités…

Je remarquais qu’il n’y avait pas de téléphone dans la classe du

directeur.

— Si tu veux être emm…, fais-toi installer une prise ! Me lança-til.

Tu verras, ça peut sonner sans arrêt.

— Oui, mais ça peut être utile en cas d’urgence ou de nécessité. Je

peux avoir besoin, moi, d’appeler…

— Tu verras par toi-même…

Ce fut l’un des premiers travaux que je fis exécuter. J’installai un

téléphone sur mon bureau et bien entendu, il se produisit exactement

ce qu’il m’avait dit. Cela se mit à sonner toutes les cinq minutes.

Impossible de faire la classe. Je le débranchai aussitôt et le rangeai

dans le tiroir du bureau. L’école La Fontaine ne répondrait au

téléphone que quand le directeur serait disponible. Un véritable pisaller.

J’enverrai de nombreuses lettres aux parents pour les informer

de mes moments disponibles en les suppliant de s’y conformer. J’en

ferai autant avec l’Inspection Départementale et les services

communaux. J’apposerai des affiches, mais sans grand succès.

La deuxième difficulté vient du mi-temps lui-même. C’est l’aigle

à deux têtes, l’attelage qui peut tirer à hue et à dia. Même en essayant

de s’accorder sur les manières de pratiquer, même en se répartissant

les matières, cela pose des problèmes. L’enfant de cet âge aime à

avoir un adulte référant et non deux. Il a ses préférences. Les

personnalités sont différentes, les autorités de même. Et les élèves

ont vite fait de s’engouffrer dans toutes les brèches à leur portée. J’ai

travaillé avec plusieurs doublettes et ce ne fut pas toujours facile

pour elles. Ayant un statut et un charisme différent, beaucoup

d’élèves s’estimaient autorisés à se tenir moins bien avec elles

qu’avec moi. Résultat, alors que j’étais déchargé d’enseignement, il

me fallait bien souvent, me précipiter dans ma classe pour y remettre

de l’ordre, car le bruit et l’agitation parvenaient jusqu’au bureau, un

étage en dessous.

Inversement, à chaque retour en classe, il me fallait reprendre la

discipline presque à zéro, tant les élèves essayaient de poursuivre

avec moi ce qu’ils avaient commencé avec la doublette. Dans ces

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conditions, pas question de discipline librement consentie et mise en

place dès les premières semaines de la rentrée, sorte d’autodiscipline

qui suivait son petit bonhomme de chemin tout au long de l’année

comme j’avais pu la pratiquer tant d’années à Nungesser, mais un

combat quotidien, une vigilance de tous les instants, un statu quo qui

pouvait à tout moment être remis en question.

Mais, je n’en étais qu’aux premières visites, aux dernières

recommandations de mon collègue, en l’occurrence fort succinctes.

Le cadre n’était pas particulièrement laid, l’école était moderne avec

la moitié des classes donnant sur la cour et l’autre sur le jardin

entourant le petit bâtiment des logements de fonctions. Je décidais de

m’installer simplement dans la classe déjà occupée par le précédent

directeur bien que donnant sur la cour et moins agréable que celle

donnant de l’autre côté. J’avais juste l’avantage de pouvoir surveiller

la cour et les arrivants depuis les larges baies vitrées.

Comme je remarquais que le grillage entourant la vaste cour était

d’une hauteur ridicule, Einstadt me répondit que ce serait à moi de

demander la rehausse pour éviter les perpétuelles intrusions de

« grands frères » du collège qui s’autorisaient à enjamber cette

ridicule clôture pour venir se mêler des histoires des plus petits. Pour

ne rien arranger, il y avait même une butte de terre tout le long de la

cour qui leur permettait d’être en surplomb et de tout surveiller

quand ce n’était pas de nous narguer ou de nous insulter de loin.

Anciens élèves de l’école, ils n’avaient pas cours ou même les

séchaient et venaient alors traîner leur ennui du côté de l’école. Cela

leur passait le temps mais était particulièrement pesant pour nous.

Il me fallut ensuite aller me présenter à l’inspectrice de

l’Education Nationale qui résidait dans la ville voisine, plus cossue,

plus respectable puisque ayant l’honneur d’abriter l’un des deux

IUFM du département. Le bâtiment de l’inspection était une sorte de

pavillon bourgeois de style un peu suranné qui donnait sur un square

et un petit lac, cadre bucolique bien différent de la triste réalité de

nos cités. Madame Gaudemar était une inspectrice à l’ancienne.

Petite, un style sergent major qui sentait la vieille fille plutôt cassante

mais qui savait ce qu’elle voulait. Nous fîmes connaissance car bien

que travaillant sur la même ville depuis des années, celle-ci était

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scindée en deux circonscriptions et ma nomination à La Fontaine

m’en faisait donc changer. Elle ne me cacha pas que la mission

n’allait pas être de tout repos.

— Je connais la réputation de l’école et du public qu’elle

accueille, lui dis-je.

— La réputation c’est une chose, la réalité est une autre, lança-telle finement.

— Pire, Madame l’Inspectrice ?

— Vous verrez par vous-même. Tout ce que je vous demande,

c’est que les missions d’éducation se déroulent normalement. Votre

prédécesseur s’en est tiré avec les honneurs. Essayez d’en faire

autant.

— Vous pouvez compter sur moi, lui répondis-je. Et je vais même

essayer de faire mieux et, qui sait, tenter d’effacer cette vilaine

réputation.

Devant tant de naïveté, elle me regarda en souriant et conclut

l’entretien en m’assurant que je pourrai toujours compter sur elle et

sur les services de l’Inspection. J’appris que cette personne pouvait

être terrible en inspection, faire craquer les collègues, les amener à

pleurer tant ses réflexions manquaient de tact. Il n’en demeure pas

moins que pendant trois années et dans les pires circonstances, son

soutien fut total et sans discussion, ce qui m’aida beaucoup.

J’assistais également à mes premières réunions de directeurs. Mes

collègues m’accueillirent aimablement. Tous ne m’étaient pas

inconnus, certains étaient d’anciens collègues. Un vieux briscard me

lança même: « Alors, Bernard, on joue dans la cour des grands

maintenant ? »

Tout au long de ma carrière et particulièrement à La Neuville, je

bénéficierai toujours de la formidable solidarité qui existe entre

dirlos. Les anciens aident les jeunes. Tout le monde se serre les

coudes. Le téléphone fonctionne très bien. On s’appelle, on se donne

des nouvelles d’école à école, on se prévient des derniers textes ou

circulaires. On se retrouve même chaque mois dans une cantine

différente pour préparer les réunions de directeurs avec la mairie ou

avec l’inspectrice dans une ambiance assez conviviale.

Dans mes débuts, je n’hésiterai pas à demander conseils à mes

91

confrères chaque fois qu’une affaire délicate se présentera à moi.

Toutes mes dernières années, après avoir mis le pied à l’étrier à

plusieurs collègues, celles-ci m’appelleront à leur tour pour des trucs

ou des conseils que je ne leur mesurerai jamais, estimant normal de

renvoyer l’ascenseur.

Il faut bien comprendre que le directeur ou la directrice est un

personnage seul dans son école face à ses responsabilités. Les

collègues de son équipe gèrent leurs classes (quand ils y arrivent) et

rien d’autre, ce en quoi, ils ont parfaitement raison. Tout ce qui se

rapporte à la municipalité, à notre administration et à la gestion des

parents ou des élèves revient au directeur, homme ou femme à tout

faire, qui doit avoir réponse à tout, qui doit pouvoir faire face à toute

situation, même la plus incongrue.

Il est normal que dans les débuts on se sente assez dépourvu par

manque d’expérience. On ne peut pas vraiment demander conseil aux

adjoints, cela risque de vous décrédibiliser ou de vous emmener dans

des complications. En effet, si vous ne trouvez pas la solution à un

problème, il y a peu de chance qu’un adjoint qui est encore moins à

l’aise que vous dans ces domaines puisse vraiment vous être d’une

aide quelconque. Alors, comme dans le jeu bien connu, vous n’avez

qu’un joker « le coup de téléphone à un ami » et personne ne s’en

prive !

À la première réunion avec la Mairie, fut abordé le problème des

secteurs scolaires. Celui-ci sera récurrent et se poursuivra pendant

mes cinq années de direction à La Neuville. La Mairie n’arrêtait pas

de retoucher la carte scolaire. Une ou deux rues étaient retirées à une

école pour être données à une autre, entraînant des déplacements de

population, des ouvertures ou des fermetures de classes soi-disant

dans le but d’une utilisation optimale des locaux. En fait, plutôt par

copinage pour protéger la décharge de certains directeurs bien en

cour. Etant nouveau dans le circuit et non repéré politiquement, il va

sans dire que non seulement, je n’en profiterai pas, mais que j’en

serai la victime…

Cette réunion se termina pas un éclat d’Einstadt qui donne une

idée des rapports entre certains directeurs et leur municipalité.

— Madame le Maire-adjoint, je vous informe que je quitte la

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commune. Vous imaginez bien que c’est avec une grande joie. Mais

avant de partir, je tiens à vous dire qu’en deux ans dans cette

direction, je vous ai écrit de nombreuses fois et n’ai jamais obtenu de

vous la moindre réponse. Permettez-moi de vous dire que de telles

manières ne sont pas dignes d’une élue !

La sortie du rouquin jeta un froid. La corpulente mairesse-adjointe

bredouilla qu’elle préférait agir plutôt que d’envoyer des courriers et

la séance fut levée.

J’assistais également à une première réunion de directeurs à la fin

juin. Je me retrouvais avec la moitié des mêmes plus les directeurs et

directrices de la commune voisine. L’aspect, les manières, le look,

tout était différent. Autant le personnel de La Neuville était

bonhomme, frondeur, un tantinet prolétaire, autant celui de Loisy

était chic, BCBG et un brin snobinard. Il n’était nul besoin d’être un

grand observateur pour s’apercevoir que nous n’avions pas grandchose

en commun. Les rapports entre les deux groupes étaient de

simple politesse, aucune complicité ni camaraderie. À croire que des

classes sociales différentes chez les élèves déterminaient les mêmes

clivages chez leurs enseignants…

Madame Gaudemar nous présenta son organisation pour la rentrée

suivante. Il fut beaucoup question des ouvertures et fermetures de

classes.

— Mme Untel, chez vous, je ferme. Les effectifs sont insuffisants.

— Mais, Madame, il peut encore y avoir des inscriptions pendant

les vacances ou à la rentrée. Les parents sont négligents…

— C’est à vous de les secouer !

— Il ne me manque que quatre élèves…

— Je ne veux pas le savoir… Chez vous, je ferme !

— Mais…

— Il n’y a pas de mais. Le compte n’y est pas, je ferme. C’est

aussi une question de justice vis-à-vis de vos collègues. Votre

fermeture permet d’ouvrir là où il y a trop d’élèves. Vous-même, ne

trouveriez pas normal qu’on laisse des classes surchargées à côté

d’autres à moitié vides.

Ce genre de dialogue, que j’entendrai ensuite des dizaines de fois

avec de nombreuses variantes plus ou moins vaselinées, résume

93

parfaitement la gestion des « moyens » (c’est le nom qu’on donne

dans notre institution aux enseignants). Il s’agit toujours de

déshabiller Jacques pour habiller Paul ou si l’on préfère fonctionner à

« moyens constants ».

Ce problème a toujours été crucial pour les directeurs puisque la

décharge ou son absence en dépend totalement.

Je tirais de cette réunion que, dans l’immédiat, notre école n’était

pas concernée. Elle gardait ses dix classes banales, sa classe de

perfectionnement et de non-francophones. Soit douze classes, donc

une demi-décharge. Il n’en manquait que deux pour bénéficier d’une

décharge complète avec en permanence l’épée de Damoclès de la

fermeture d’une seule classe qui pouvait entraîner la révision de

statut du pauvre directeur et le ramener à la case départ…

Deux jours avant la rentrée, je me présentais à l’école, pensant la

trouver déserte. J’avais besoin d’y prendre mes marques, de ranger

un peu avant le choc de la rentrée. Peut-être y aurait-il quelques

inscriptions nouvelles, quelques parents à recevoir ?

Toutes les vitres du bureau étaient brisées, il y avait du verre

partout, mais manifestement, personne n’était entré, aucune serrure

n’avait été forcée et rien ne semblait avoir été dérangé dans le

bureau. Je me précipitai sur le téléphone. Aucune tonalité, il était

coupé et je trouvais l’endroit où le câble avait été sectionné. Il y avait

eu vandalisme et certainement tentative de cambriolage. Les alarmes

étaient déclenchées à distance par téléphone ce qui expliquait

l’intérêt d’une rupture de la ligne…

Etant absolument seul dans tout le bâtiment, je me dirigeais vers

l’école jumelle. Personne. Dans la cantine, seule la chef de cuisine et

deux employées préparaient le repas du centre de loisirs voisin.

Nullement étonnées, elles me prêtèrent leur appareil pour alerter les

services techniques. La responsable me demanda d’aller porter

plainte au commissariat au nom de la commune et surtout de vérifier

s’il y avait eu vol de matériel.

N’en étant pas sûr, je m’exécutais et perdis ma matinée avec un

jeune inspecteur qui enregistra ma plainte et surtout mon identité et

mon domicile, chose que l’on me recommandera ensuite de ne plus

jamais faire en raison des représailles éventuelles de malfrats

94

informés de la plainte. Pour éviter cela, il nous faut exiger d’être

domicilié à l’école même si nous n’y habitons pas réellement. Voilà

où nous en sommes. Les victimes doivent feinter les délinquants tant

l’Etat est incapable de protéger sérieusement ses serviteurs.

Maintenant que les juges eux-mêmes en arrivent à des craintes

identiques, cela me console un peu !

L’après-midi, je revins à l’école pour y trouver deux employés des

bâtiments en train de balayer le verre et de remplacer les carreaux par

des panneaux de contre-plaqué. Ils me promirent que les vitres

seraient posées et le téléphone rétabli dès le lendemain, jour de la

prérentrée. Il fallait à tout prix que cette rentrée se passe

correctement. La rapidité de réponse de la Mairie me rasséréna.

J’appelai l’inspectrice pour l’informer de mes premiers déboires…

— Je ne comprends pas, lui dis-je. Personne ne me connaît encore

et déjà les voilà qui s’en prennent aux locaux…

— Ne vous inquiétez pas, Monsieur Viallet, ce n’est pas après

vous qu’ils en ont, c’est après l’institution en général.

— Oui, mais quand même… Pourquoi détruire l’école où

apprennent leurs petits frères et sœurs ? Ces gens devraient savoir

qu’en dehors de celle-ci, ils n’ont aucune chance de s’en sortir, de

façon honnête j’entends…

— Je suis bien d’accord avec vous, mais tout le monde ne

réfléchit pas comme vous. Certains sont en rébellion contre la

société, le pouvoir, l’Etat en général. Alors, ils se déchaînent sur ce

qu’ils ont sous la main.

Elle aussi me conseilla d’aller porter plainte et m’assura de son

soutien ce que j’appréciais à sa juste valeur. En reprenant ma voiture,

je rencontrais quelques gamins qui jouaient devant l’école. Ils

m’interpellèrent : « C’est vous, le nouveau directeur ? ». J’acquiesçai

en me disant qu’ils m’avaient déjà repéré. D’ailleurs dès le

lendemain, il n’y eut plus de sifflets ni de « Teuss » à mon arrivée,

j’étais déjà identifié alors que je ne connaissais personne.

Par mesure de précaution, je garais ma voiture à distance dans une

rue pavillonnaire adjacente. Je savais trop combien les gamins aiment

abîmer les véhicules des enseignants quand ils ne sont pas contents

d’eux. C’est une pratique si répandue que depuis quelques années, il

95

y a des accords de procédure entre l’Académie et notre assureur

militant, je veux citer la MAIF bien sûr, pour que ces dégâts soient

mieux pris en charge car inhérents à notre fonction. Pour ma part,

après une période de quelques mois de méfiance, je finirai par la

garer juste devant l’école. Personne n’y toucha jamais alors qu’à

plusieurs reprises certaines voitures de mes collègues furent

vandalisées : vitres cassées, pneus crevés ou dégonflés. Et cela se

passait en plein jour, juste sous nos fenêtres.

Le premier contact avec l’équipe ne fut pas désagréable, mais je

sentis quand même le regret du départ du rouquin surtout chez

Sylvie, une petite brune assez mignonne, aux longs cheveux auburn

qui était partie avec lui en classe de neige. J’apprendrai un peu plus

tard qu’Einstadt avait trompé sa femme avec elle mais ne la quittait

pas pour autant. Il y avait aussi Valérie, une jeune d’origine italienne

en ménage avec un maître nageur de la piscine, Virginie, le prototype

de la jeune vieille fille râleuse et mise en boîte en permanence par

des gars comme Frédéric, maître des CM2 à l’esprit caustique ou

Jean-Marc, sportif véliplanchiste et jogger. Il y avait aussi LaureAnne,

jolie normalienne sortante au sourire ravageur. Jean-Marc et

Laure-Anne tomberont amoureux cette année-là alors qu’ils étaient

l’un et l’autre en ménage. Ma doublette s’appelait Carole,

normalienne sortante, brune, dynamique et sympathique. Il ne

faudrait pas oublier Florence blonde mère célibataire à l’abord

particulièrement peu avenant à mon égard. J’en comprendrais la

raison beaucoup plus tard. Hormis le fait qu’elle faisait partie d’une

famille des plus influentes à la Mairie, (sa tante était également

institutrice, sa mère secrétaire générale et sa sœur prof au collège de

la ville) elle avait pour amant Gildas qui lorgnait la direction de

l’école La Fontaine. Il faut dire qu’il essayait d’entrer dans le circuit

en faisant l’économie de l’entretien de direction et en sollicitant des

intérims auprès de l’inspectrice. Il exercera bientôt dans l’école

jumelle de taille légèrement moins importante et recrutant sur une

autre partie du quartier.

En gros, une équipe composée uniquement de jeunes enseignants

qui me semblaient assez peu expérimentés. Un seul se donnait des

airs de dindon dans la basse-cour, Chapelain, un grand flandrin qui

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officiait dans la classe de non-francophones située dans un petit

bâtiment annexe qu’il partageait avec les gens du GAPP (groupement

d’aides psychopédagogiques) composé d’une psychologue, grande

intello bavarde et sympathique, d’une RPP (rééducatrice

psychopédagogique) forte et un peu hommasse et d’une RPM

(rééducatrice en psychomotricité) plus âgée, blonde, souriante et

avenante.

Tout ce petit monde m’accueillait d’un air un peu narquois en se

demandant sans doute combien de temps j’allais résister.

Il y eut pour commencer, le fameux jour de la rentrée qui se

résuma par une énorme et épuisante pagaille. Une foule compacte de

parents et d’enfants envahit la cour de récréation dans une totale

anarchie. Je pris mon courage à deux mains et commençais d’une

voix forte l’appel des enfants des CM2. Aucune des listes fournies ne

correspondait vraiment à la réalité. Un grand nombre d’enfants

inscrits ne répondaient pas à l’appel. Presque autant ne pouvaient pas

être appelés, car ils n’étaient pas inscrits. Bien entendu, personne

n’était venu le faire dans les jours précédents la rentrée et tout se

télescopait en même temps. L’appel terminé et les classes montées (je

laissais la mienne à ma doublette en espérant que l’après-midi serait

plus calme et que je pourrais m’y consacrer plus sereinement), je me

lançais dans l’inscription et la répartition des nouveaux arrivants, soit

environ une trentaine d’enfants. Je vérifiais les papiers, les certificats

de radiation et amenait un à un les nouveaux dans leur classe. Je

renvoyais en Mairie ceux qui n’étaient pas en règle. Bien entendu, ils

ne manquèrent pas de revenir l’après-midi même alors que j’étais

occupé sans se soucier de l’affiche déclarant que le directeur ne

recevait pas quand il enseignait.

Heureusement pour moi, l’organisation de la cantine n’était pas

trop contraignante pour le directeur puisqu’elle était assurée par la

dame de service à mi-temps qui était chargée de collecter les tickets

que les élèves donnaient aux maîtres pour pouvoir manger le midi.

Système simple, rodé et efficace si toutes les familles avaient joué le

jeu en munissant leurs enfants de tickets pour la semaine.

Malheureusement beaucoup « oubliaient » et il fallait leur faire

crédit, les relancer par écrit ou par téléphone. Menacer même de ne

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plus les accepter pour qu’ils régularisent enfin leur situation…

Il y avait des abus dans ce système de quotient familial qui permet

avec les tarifs les plus bas de faire manger les enfants pour beaucoup

moins cher que s’ils déjeunaient chez eux… Heureusement, La

Neuville essayait de contingenter et réguler ce qu’on peut aisément

appeler de l’assistanat en vérifiant les revenus, les professions et en

n’autorisant pas les familles dont les mères étaient à la maison et qui

n’étaient pas dans le besoin à laisser les enfants à la cantine. Cette

dernière était donc réservée d’une part aux cas sociaux et ils étaient

fort nombreux et aux enfants dont les deux parents travaillaient et qui

bien entendu avaient droit au plein tarif !

L’après-midi de ce premier jour fut quasiment aussi tumultueuse

que la matinée. La classe de CM1 qui me revenait me sembla aussi

peu sympathique que le quartier. Les enfants arrivaient les mains

dans les poches, bien décidés à travailler le moins possible, à

chahuter et à se disputer au maximum. Ma réaction fut immédiate. Il

fallait sans attendre instaurer une discipline ferme, sinon aucun

enseignement ne passerait. Et ce n’était pas facile, car j’étais dérangé

sans arrêt. Même si j’avais décidé de ne recevoir qu’aux heures

prescrites, les gens se présentaient quand même et je ne pouvais rien

faire d’autre que de le leur signifier, temps que la classe mettait

immédiatement à profit pour s’agiter.

Je rentrais chez moi fort tard, dégoûté et épuisé par cette première

journée mais me disant, pour m’encourager, qu’une fois passée la

folie des premiers jours de rentrée cela devrait aller mieux. Illusion…

Une constante des rentrées dans notre département est le problème

des retours en temps et en heure des maghrébins, africains, antillais

ou autres qui, soit ont des problèmes de réservation pour les bateaux

ou avions de retour, soit surtout essayent de profiter de meilleurs

tarifs en retardant leur retour d’une semaine ou quinze jours. J’aurai

beau tempêter, menacer, faire des signalements, rien n’y fera jamais.

Ces gens s’octroieront toujours des rentrées échelonnées. Madame

Gaudemar en arriva à faire suspendre le versement des allocations

familiales à ces familles. Cela ne changea rien. Certaines vinrent

même me dire qu’elles étaient encore gagnantes par rapport au prix

du billet !

98

Les écoles le seront beaucoup moins. Cette année-là, ma collègue

de maternelle se retrouva avec une classe en moins car l’inspectrice

vint compter les élèves dans les classes et découvrit qu’il en

manquait trop le jour de la rentrée. La directrice eut beau lui soutenir

qu’ils allaient arriver, car elle savait de quelles familles il s’agissait.

L’inspectrice ne voulut rien savoir. L’école se retrouva avec des

classes surchargées dès octobre, mais la classe manquante ne fut pas

rouverte pour autant !

Dès le deuxième jour, je devais rendre compte des effectifs précis

au jour de la rentrée. Tous les élèves n’étant pas là, il fallait déclarer

un nombre raisonnable qui tenait compte de ce fait connu, sans

tomber au-dessous de la ligne fatidique. J’interrogeais les collègues :

« La famille Traoré a-t-elle prolongé ses vacances en Afrique ou estelle

définitivement partie ? » ou « Est-ce que quelqu’un sait si les

Toussaint vont bientôt revenir de Guadeloupe ? ». En réalité, il fallait

bidonner intelligemment cette première statistique pour ne pas

risquer une fermeture intempestive et idiote puisque ridicule quinze

jours plus tard quand la totalité de l’effectif serait là ! Avec l’épée de

Damoclès d’un contrôle de rentrée qui pouvait tourner mal, mais ce

ne fut pas le cas la première année. Sans doute Mme Gaudemar eutelle pitié

de moi. Elle me laissa me débrouiller avec les listes

fantaisistes d’Einstadt, les partants, les arrivants, les retardataires, les

inscriptions de dernière minute que je casais comme je pouvais en

rééquilibrant les classes par le nombre et non par une judicieuse

harmonisation des niveaux.

À l’avenir, j’essaierai toujours d’être informé avant les vacances

des déménagements de l’été et d’obtenir des courriers des familles ne

pouvant pas être là pour la rentrée, histoire d’avoir des arguments à

présenter à la hiérarchie.

La première semaine, je ne touchais pas terre. Il fallait travailler à

un rythme effréné, répondre à toutes les demandes, de l’accident sur

la cour, au tube de néon grillé au-dessus du tableau en passant par les

relances aux parents qui n’avaient pas inscrit leur enfant à la cantine

ou qui l’envoyait sans ticket. Sans oublier les récriminations des

collègues mécontents de leur classe ou du manque de fournitures. Le

prédécesseur fonctionnait uniquement en collectif avec clé de la

99

réserve à disposition. Ce qui signifiait qu’il commandait lui-même

tout ce qu’il estimait nécessaire et chacun se servait selon ses

besoins. Il faut savoir que les communes accordent un crédit global

de tant par élève une fois par an, en général vers mai ou juin et qu’il

faut tenir toute l’année avec ce que l’école a demandé. Donc pas

question de mal évaluer les besoins. Le système collectiviste de

gestion des crédits avait tout pour déplaire à tout le monde. Le

directeur se retrouvait avec toute la responsabilité à la fois de deviner

ce que chacun aurait besoin dans l’année et de faire face aux

récriminations de ceux qui ne trouvaient pas ce qu’ils souhaitaient

soit parce que quelqu’un avait fait des stocks auparavant, soit qu’une

autre référence ait été choisie.

Je commençai par commander les éponges, les craies, les tampons

à tableaux, les ramettes de papier à polycopier et photocopier, le

papier affiche, le papier à dessin, les gros tubes de colle blanche et

les bidons de peintures de couleurs primaires. Puis, je demandais à

chacun ce dont il allait avoir besoin pour toute son année. J’essayais

ensuite que cela cadre avec le budget imparti. Il fallut faire des

coupes sombres, car les crédits n’étaient pas extensibles. Je

réfléchissais déjà à un système simplifié sans en revenir à une réserve

à matériel inaccessible aux collègues car uniquement gérée par le

directeur. J’avais connu cela à mes débuts, mais maintenant ce n’était

plus possible. Je cherchais un système plus simple, plus pratique et

qui réduirait les récriminations au maximum.

Je coupais la poire en deux avec une partie collective pour le

matériel indiqué ci-dessus et une partie individuelle, chaque collègue

se partageant la somme restante et en assurant la commande à son

gré, répartissant les frais comme il l’entendait, favorisant la papeterie

ou la librairie, prenant telle sorte de cahier plutôt que tel autre, etc.

De cette manière, s’il n’était pas content, il n’avait plus à s’en

prendre qu’à lui-même.

Chacun recevait donc sa commande, en général vers la rentrée

( s’il l’avait déposée à temps c’est-à-dire avant fin juin ) et la

récupérait directement dans sa classe. Il ne restait plus dans la réserve

que le matériel collectif. J’y ajoutais quelques piles de cahiers

supplémentaires et des bricoles pour dépanner comme stylos billes,

100

gommes, crayons, petit matériel, etc.

Ce système représenta une grande amélioration dans la gestion,

mais il n’était pas parfait, car le fond de « secours » tenait rarement

l’année, non que mes prévisions n’aient été suffisamment larges mais

plutôt du fait de la tendance au stockage maladif de certains qui ne se

sentaient rassurés qu’avec des armoires pleines de matériel, peu leur

important qu’un voisin ou un suppléant de passage ne trouve plus un

stylo au mois de mars par exemple.

Résultat, dans mes dernières années, je durcis encore le système

en mettant sous clef ce fonds de dépannage. On n’allait plus se servir,

il fallait demander pour obtenir le petit matériel de dépannage :

stylos, scotch, tube de colle, etc. De cette façon, tout marcha enfin !

Le directeur est vraiment l’homme à tout faire dans une école. Dès

qu’il arrive le matin, il faut qu’il veille à ce que tous les adjoints

soient là et si ce n’est pas le cas, qu’il appelle l’Inspection pour

demander un ou plusieurs remplaçants. C’est son lot d’octobre à mai,

en gros du premier refroidissement aux dernières giboulées. Il ne se

passe guère de jours où tout le monde soit là. Bien entendu,

l’Inspection ne peut pas fournir à la demande surtout au plus fort de

l’hiver quand les virus se déchaînent et que la fatigue, le manque de

soleil et le moral en berne déciment nos rangs. Résultat, c’est au

directeur, soit de garder la classe en attendant l’arrivée du

remplaçant, soit de répartir les élèves entre les différents collègues

quand personne ne vient à notre aide. Chaque classe peut aisément se

retrouver avec trois à cinq enfants supplémentaires au fond des

classes. La chance de l’école La Fontaine était que très peu de mères

d’élèves travaillaient et donc ne refusaient pas de garder leurs enfants

dans ces cas-là.

Là encore, on s’aperçoit que le système est trop centralisé et

totalement défaillant. Le nombre d’heures d’enseignement non

prodigué est effarant et insuffisamment dénoncé. À mon sens, il est

une des causes de l’échec scolaire, une des raisons du bas niveau de

certaines écoles de milieux défavorisés qui ne peuvent évidemment

pas suppléer à ce manque par l’intervention de parents cultivés ou de

cours particuliers.

Il serait tellement plus simple que chaque directeur se constitue

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lui-même une liste de quelques vacataires qualifiés et payés à

l’heure. Il n’aurait qu’à les appeler directement et leur remettre une

sorte de chèque-emploi-service pour chaque prestation. Bien sûr, ces

gens ne seraient pas fonctionnaires, mais les remplacements seraient

assurés à 100%. Il faudrait évidemment une volonté politique forte

pour instiller cette dose homéopathique de libéralisme qui permettrait

peut-être de dégripper certains blocages du système. Mais il ne faut

pas rêver.

J’essayais d’organiser ma journée qui passait à toute vitesse avec

le matin classe (j’avais choisi le français et l’histoire-géo et laissé les

maths, la géométrie et les sciences à la doublette) et l’après-midi le

travail de directeur à proprement parler, c’est-à-dire la réception des

parents, les coups de fil dans les services pour les travaux, la mise à

disposition des cars pour les sorties, la rédaction des comptes-rendus

et surtout dans les premières semaines de l’année l’énorme travail de

l’enquête dite « lourde ».

C’est un gros document d’une dizaine de pages sur papier pelure

jaune rempli de statistiques sur le niveau des élèves, la répartition

filles/garçons, la structure de l’école, l’origine sociale et ethnique des

enfants, etc, etc. Ce monstrueux machin peut nous prendre des heures

s’il faut tout compter manuellement. Heureusement dans mes cinq

dernières années, je pourrais avoir recours au logiciel Darwin qui

permet, si l’on a correctement rentré l’ensemble des données d’une

école, de sortir toutes ces informations en un instant et de remplir le

document en 5 minutes !

Mais entre temps, l’administration inventera d’autres enquêtes,

d’autres questionnaires, de sorte que le pauvre directeur même avec

l’aide de l’informatique a perpétuellement l’impression de devoir

faire face à une marée de paperasse toujours prête à le submerger.

Donc je n’avais pas une seconde à perdre… J’appris à recevoir les

gens sans m’étendre sur les situations, à donner des réponses rapides

et efficaces et à passer très vite d’un sujet à un autre. Commencer un

travail, être interrompu, une fois, deux fois, recommencer, ne plus se

rappeler où on en est. C’est une véritable gymnastique mentale, très

fatigante à la longue.

Pour ne pas être débordé, je pris pour principe de ne jamais

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remettre au lendemain ce que je pouvais faire le jour même, car le

lendemain m’en apporterait autant. Si je laissais le travail

s’accumuler, je risquais de ne plus pouvoir fournir. Résultat, des

journées de dix heures sur place ( 8 heures/18 heures, quasi nonstop )

plus une à deux heures de boulot à la maison : corrections

d’exercices, préparation de leçons ou paperasses à terminer. Un

directeur d’école ne sait pas ce que c’est que la semaine de 35 heures.

J’ai toujours tourné aux alentours de 55 à 60 heures par semaine,

compte tenu des nombreux samedis après-midi passés à taper des

comptes-rendus de Conseils ou de Réunions, à préparer les cours ou

les activités de la semaine suivante. Je déconseille fortement ce

métier aux paresseux, à tous ceux qui comptent leurs heures et

passent leur temps à regarder la pendule. Il faut au contraire un

dévouement, une abnégation totale, un véritable intérêt pour les

adultes, doublé d’un amour sincère pour les enfants. On se donne

sans compter dans ce métier, mais en retour, on est payé au centuple.

Ma récompense, c’est un sourire d’enfant, un remerciement d’adulte,

par exemple. Peu de choses pour les uns, énormément pour les

autres.



FIN




source : Atramenta






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