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La prophétie des Anciens

de Jean-Louis Ermine




La prophétie des Anciens






Jean-Louis Ermine

Œuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0

Image de couverture : pexels

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Chapitre 1




La cité I apparaissait comme une énorme boursouflure jaunie au milieu des immenses plaines vertes qui l’entouraient. Le halo de l’éclairage au sodium accentuait encore cette impression, ses rampes couraient en un réseau interminable, balisant inlassablement les pistes qui menaient à la cité.
Jed y retournait, comme tous les jours, après le travail. Comme toujours : la cité, la chaîne productive, la cité, immuablement. Son rêve de classe quatre s’arrêtait sur ces pistes jaunâtres. À peine se sentait-il parfois attiré par le gazon empoisonné, cette mort verte importée de la planète Éden, qu’on avait planté au-delà des rampes pour empêcher toute évasion.

Sporadiquement, le désir le prenait de sauter par-dessus les pistes, sur cette herbe rase, uniforme, dont le contact, même le plus léger, donnait la mort instantanée - et douce, disait-on -…

Le gazon avait une couleur de friandise. Jed était fasciné…
Il eut un sursaut et chassa ses pensées morbides. Sa marche machinale l’avait amené devant l’immense porche d’entrée de la cité I. La foule attendait devant l’identificateur, et il prit son tour dans la file d’attente. Un homme passa devant lui et pénétra sans se préoccuper de ceux qui étaient là. Sans doute un de ces rares privilégiés qui avaient un laissez-passer spécial, et que se souciaient des identificateurs biométriques et des classes quatre comme d’une guigne.
Jed passa le contrôle et pénétra dans la cité. Il se dirigea sans tarder vers les quartiers des plaisirs. La nuit tombait et les rues commençaient à s’illuminer. Dans le quartier des plaisirs, des

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enseignes numériques, innombrables et multicolores, clignotaient de toutes parts. Ce quartier artificiel représentait un lieu relativement sûr, peu fréquenté par la police des Universels, ou les Brigades du Destin.
Jed repéra un cabaret aux abords discrets. Il entra.
L’intérieur était calme et feutré, un peu étouffant par rapport au tapage de la rue. Les tables et les banquettes moelleuses encastrées dans les recoins renforçaient l’atmosphère d’intimité. Un orchestre hétéroclite jouait en sourdine une musique insipide. Il jeta un coup d’œil circulaire. Il eut un petit pincement de cœur quand il reconnut l’abondante chevelure rousse de Jiliane. Il s’approcha d’elle. Cette dernière ne l’aperçut pas tout de suite. Elle lui tournait le dos, fixant, songeuse, son cocktail d’une belle couleur mandarine. Jed toussota. Jiliane tressauta en sortant de sa rêverie. Elle tourna la tête, le fixa de ses yeux verts, puis lui sourit. Jed se sentit un peu gêné.

Bonjour, dit-il, mal à l’aise
Bonjour. Assieds-toi. Tu prends quelque chose ? La même chose que toi.
Il appuya sur le bouton correspondant en glissant une pièce dans le distributeur incorporé à la table. Presque aussitôt, un verre amplement rempli du breuvage commandé sortit du mur. Jed commença à siroter sans dire un mot. Il glissa un regard vers Jiliane. Celle-ci semblait s’extirper avec difficulté de ses pensées. Avec agacement, Jed se demanda si elle s’était encore livrée à ses plantes orgasmiques aujourd’hui. Mais il coupa court à ces pensées.

Alors, ce contact avec la cité II ? Jiliane secoua sa toison rousse.

J’ai de mauvaises nouvelles
Elle fit une pause, comme pour accentuer un instant dramatique

Ils ont arrêté Vidor Jed accusa le coup.

Par les Anciens !…
Parle moins fort et ne jure pas comme ça ! Mais… que s’est-il passé ?
Je n’en sais rien, mais toujours est-il qu’il est entre leurs mains.


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Les Brigades du Destin ?
Ça m’étonnerait. Tu sais très bien que si c’était le cas, on l’aurait retrouvé mort au coin d’une rue.
Mais alors, si c’est la police des Unis, ils se doutent de quelque chose sur l’organisation.
Ce n’est pas sûr. Ils frappent souvent au hasard. Vidor n’a pas toujours été un modèle de discrétion et il a eu parfois quelques manifestations tapageuses. C’est peut-être ce qui a motivé son arrestation.
Et que sais-tu de plus ?
Rien. Ils l’ont emmené en dehors des cités. Mais des gens l’ont vu un peu avant. Il avait l’air hébété.
Ils l’avaient passé aux hallucinateurs…
Sans doute, et ils vont continuer dans les prisons.
Le pauvre vieux, ils vont nous le rendre bientôt, mais complètement fou, à moins qu’ils ne le jettent dans l’herbe empoisonnée. Et il y a toutes les chances qu’il lâche des noms et des renseignements.
Disons de grandes chances. Ca dépend si la police soupçonne une organisation derrière lui, ou bien si elle le prend pour un

contestataire isolé…
Jed marqua une pause.
Tu as donné des directives à la cité II ?
Je n’en ai pas eu besoin. Ils ont fait ça immédiatement. L’organisation de la cité II s’est restructurée suivant le plan prévu dans ce cas. Il y aura peut-être quelques vides, mais pas assez pour retarder le Grand Jour.
Et pour les autres cités, pas d’alertes ?
Pas que je sache, je t’ai dit qu’ils se préparaient lors des derniers contacts que j’ai eu avec eux il y a quelques jours. S’il y avait eu quelque chose de grave, ils nous auraient joints par les circuits d’urgence. Je pense qu’il s’agit d’un incident isolé, et non pas d’un début de démantèlement de l’organisation.
Mais les Unis vont vite se douter de quelque chose.
Peut-être, mais nous les gagnerons de vitesse. N’oublie pas


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que nous sommes presque prêts.
Jed admira son sang-froid, et s’en voulut de s’être laissé aller à la peur. Les événements se précipitaient, c’était la logique des choses à l’approche de Grand Jour. Logique plutôt bizarre, d’ailleurs. Le gouvernement des Universels agissait en fonction des réponses de la Logisphère, cette immense Intelligence Artificielle, qui ne pouvait appréhender qu’un côté de la réalité. Elle ne pouvait comprendre qu’un état de fait. L’organisation représentait autre chose : une potentialité, un événement mutant qui ne pouvait être intégré à la logique des Unis. Et c’était par cette faille que la lutte était possible : l’imprévisible, les situations qui ne pouvaient se déduire d’une suite de calculs, de déductions, de probabilités. Cette stratégie, ils le savaient tous, contenait les germes de sa propre destruction, car les possibilités que la Logisphère ne pouvait digérer étaient éphémères. Il arrivait nécessairement un temps où ces variables devenaient tangibles, se matérialisaient dans les faits. Elles rentraient alors dans les paramètres de la Logisphère, entraînant une réponse immédiate.

C’était sans doute ce qui se passait. L’arrestation de Vidor était un signe avant-coureur. C’était le moment d’agir, de prendre de vitesse les logiciens du gouvernement. Sinon, ils étaient condamnés. Jed sentit un abattement soudain l’envahir. Jiliane dut s’en apercevoir.

Ca ne va pas ?
Ce n’est rien. On y a tous tellement cru, tellement travaillé ! Savoir que c’est si proche…
Tu as peur ?
Il se redressa brusquement
Il ne manquerait plus que ça ! Tu sais très bien que c’est moi qui dois…
Oui, je sais, coupa Jiliane, évitons d’en parler ici, même si on est en sécurité.
Jed eut un petit sourire et lança en bravade :
Ca ira mieux quand les Anciens s’éveilleront.
Une expression glacée passa dans les yeux verts de Jiliane.

Arrête, ne blasphème pas. Parlons d’autre chose.
Il y eut un silence gêné. Jed n’était pas très à l’aise en présence de cette femme, trop belle et trop mystérieuse, qu’il comparait sans mal


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ces anges maléfiques des légendes d’avant les Anciens. Ce fut Jiliane qui rompit le silence.
Tu passeras me chercher pour le spectacle d’Antodieff ?
Oui, je crois que ça vaut mieux. Il va y avoir du monde, avec les quatre cités qui y participent. C’est d’ailleurs une bonne occasion de se réunir tous ensemble, pour une fois. Pas de police, la foule immense, c’est l’idéal pour une assemblée.

Tu l’as déjà vu, cet Antodieff ?
Non, mais d’après le succès qu’il a, ça doit être assez extraordinaire. On dit qu’il soulève littéralement les foules.

Et les Unis laissent faire ?
À mon avis, ils sont un peu pris de court. Au début, ça n’était qu’un artiste comme les autres. Ils le tolèrent parce que les classes quatre en demandent. De toute façon, c’est bien difficile à dire. Antodieff n’a pas l’air d’avoir un but très clair, son discours est ambigu. Personne ne comprend vraiment ce qu’il fait, mais tout le monde va l’applaudir. Les gens se prennent peut-être pour des classes trois !

Mais lui, c’est un classe quatre ?
Ca m’étonnerait. En tout cas, s’il l’a été, il a dû avoir l’autorisation de passer en classe trois. Ca ne serait que justice.
Il serait un prêtre des Anciens que ça ne me surprendrait pas ! Écoute, ne plaisante pas avec la religion, je n’aime pas ça.
Ne te fâche pas, désolé. Mais je suis un peu sur les nerfs. Nous le sommes tous. Partons maintenant.

Ils se levèrent. Jiliane sortit la première. Elle s’éloigna lentement, puis se retourna et fit un geste d’adieu à Jed. Ce dernier lui rendit son salut. Puis sans savoir pourquoi, il se mit à maudire les plantes orgasmiques, les Anciens, les prêtres et tous ceux qui avaient amené les végétaux édéniens sur cette planète.









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Chapitre 2




Prad regardait le lac. L’immensité qui s’étendait au pied de la salle du conseil reflétait la lumière pleine du jour, en projetant ses nuances bleutées sur l’impressionnante baie vitrée qui occupait tout un pan de mur.
Une belle réalisation, ce palais des Unis, dans un des plus beaux endroits du pays ! »
Il contempla la verdure sauvage qui bordait le lac.
Un naturel créé de toutes pièces par nos spécialistes, mais c’est tellement réussi ! »
Et il ne songeait même pas à l’étendue de gazon édénien qu’il savait de l’autre côté, ni aux barrières électrostatiques soigneusement cachées à la vue, mais qui protégeaient efficacement les Universels quand ils se réunissaient.
Il longea sans hâte la longue baie vitrée, se pénétrant de la beauté du jour et du décor. Puis il alla s’asseoir à son fauteuil de Président, centré sur une longue table en U, et légèrement surélevée. Il contempla les autres fauteuils vides. Il était arrivé en avance, et il trouvait cela bien. Il pouvait ainsi se pénétrer de l’ambiance de la salle, capter les vibrations, voire se les approprier avant quiconque. C’était un avantage que lui seul savait apprécier, et qu’il n’osait pas avouer aux autres membres du conseil, sous peine de se voir accusé d’irrationalisme ! Il communiqua quelques instants avec le silence, puis eut presque envie de brancher l’écoute extérieure, pour profiter des bruits de ce paysage qu’il contemplait avec contentement. Il se ravisa, cela ne répondait à aucune demande logique. Pour augmenter sa concentration, il se mit à réciter une prière aux Anciens.

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Desmone rentra au moment précis où il entamait la litanie finale. Elle ne le vit pas immédiatement ; comme lui, elle fut aussitôt fascinée par l’étrange beauté qui émanait de l’extérieur. Elle marcha lentement, son regard tourné vers le lac. Prad vit à ses yeux brillants et sa démarche très légèrement hésitante qu’elle avait pris des feuilles d’aloème, ce végétal édénien hallucinogène.

Les prêtres font bien leur travail, pensa-t-il, de vrais jardiniers de l’âme humaine. Ils savent distribuer les enseignements autant que les plantes édéniennes, à chacun selon sa classe. Est-ce bien vraiment la volonté des Anciens ? Sans doute, me ferais-je traiter de blasphémateur si je soulevais ce problème. Et puis, peut-être ai-je tort ? Comment savoir, sans consulter la Logisphère ? »

À quoi pensez-vous, Prad ?
La question le tira brusquement de ses pensées. Il évita l’écueil.

Mais à la même chose que vous, Desmone, à cette beauté naturelle que vous contemplez.
Naturelle ! J’y verrais plutôt une œuvre d’art. N’est-ce pas la même chose ?
Un brouhaha l’empêcha d’entendre la réponse. Contrairement à Prad et à Desmone, les autres conseillers arrivaient par petits groupes, affublés d’une cohorte de logiciens et de spécialistes de tout poil, qu’ils consultaient constamment.

Prad les regarda s’installer sans broncher.
Les conseillers Unis, le système nerveux du pays, les hommes clés du pouvoir ! Et lui à leur tête. Responsable de la Logisphère, cet immense cerveau auxiliaire numérique, qui était nécessaire à chacun d’eux, mais qui dépendait aussi de tous, sans amputation possible. Gigantesque monument d’une logique élaborée pendant des siècles, évolutif et immuable à la fois, base du progrès constant du pays. Depuis son instauration par les Anciens, chacun pouvait voir l’évolution et l’avancée presque sans faille du système, mettant fin à des millénaires de trouble et de doute.

Une bouffée d’orgueil quelque peu joyeux monta en Prad, qui termina la litanie aux Anciens qu’il avait laissée inachevée. Puis il annonça :
Mes amis, la réunion que nous allons avoir aujourd’hui va


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sortir un peu de la routine. Je voudrais aborder quelques problèmes légèrement spéculatifs, et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous laisserons pour aujourd’hui les choix déterministes.
La requête était un peu inhabituelle, mais ne surprit pas outre mesure. L’assemblée acquiesça.
Voilà…, - Prad marqua une petite pause - tout part d’un fait qui n’est pas très original. Nos services ont arrêté hier un classe quatre nommé Vidor. C’est un contestataire qui s’est fait remarquer déjà plusieurs fois par des actes qui, pour le moins, n’étaient pas très discrets, ni très malins. Quelques rebuffades par ci, quelques discours par là. Voilà pourquoi nous le connaissions. Puis, selon les rapports, son attitude a changé graduellement. Il s’est calmé, il devenait plus réfléchi. Puis on l’a surpris en train de distribuer des tracts à la sauvette. C’est là qu’on l’a arrêté.

Que contenaient ces tracts ? S’enquit un Uni à la longue chevelure blanche.
Oh, finalement rien de très grave. Du pathos subversif, qui ne changeait pas de celui qu’on connaissait avant. Les classes supérieures qui oppriment les autres. Il a même cité la lutte des classes des temps anciens ! Les Unis qui détournent le culte des Anciens, et la croyance mythique que l’éveil des Anciens sera libérateur.
Des thèmes connus, en quelque sorte, soupira un Uni
Trop connus, même. Et c’est cela qui est bizarre. D’après la Logisphère, ces thèmes sont des aboutissements logiques dans la pensée des classes quatre. Leurs conditions de vie, leur manière de rendre le culte et tous les paramètres multiples aboutissent à la création de ces mythes.

Et qu’est-ce qui vous choque donc, Prad ?
Eh bien, lors des dernières arrestations, ces thèmes revenaient souvent, parfois nettement, parfois en filigrane. Et d’après les rapports d’ordre général, l’opinion des classes quatre est imprégnée profondément de ces idées.

Rien que de très logique, c’est d’ailleurs la réponse de la


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Logisphère, dit un conseiller logicien, assez hardi pour prendre la parole devant les Unis.
Prad lui jeta un regard froid et méprisant. Il reprit, sans s’adresser

lui.
Cela me chiffonne cependant. Vidor semble avoir été plus loin que ne pouvait le guider sa nature. Ses changements d’humeur me troublent. Ce n’est pas habituel. On dirait qu’il a été guidé.
L’a-t-on passé aux hallucinateurs ?
Oui, bien sûr. Au début, il a lâché quelques informations,
quelques noms, mais rien de cohérent. Nous ne pouvons pas nous servir officiellement de ces renseignements.

Au bout de la table, un jeune Uni intervint avec un brin d’insolence.
Ca veut dire quoi « officiellement »
Il y eut un silence gêné dans toute la salle. Il y avait certaines questions qu’il valait mieux éviter. Prad reprit.
Mais malheureusement, notre police a trop abusé des hallucinateurs. Nous ne pouvons plus rien tirer de ce Vidor.

Vous croyez donc qu’il n’agissait pas comme une personne tout à fait isolée ?
Je n’en sais rien, je me pose la question. La réponse de la Logisphère ne me paraît pas complète. Il manque peut-être quelques paramètres.
Des classes quatre s’organiseraient donc ? Ça peut-être une éventualité.

Prad prenait de nombreuses précautions de langage. La spéculation n’était bien sûr pas proscrite, même au plus haut niveau. Mais cette démarche inspirait toujours la méfiance, voire un certain mépris, et il fallait l’utiliser avec circonspection.
Le jeune Uni qui était intervenu tout à l’heure reprit la parole, sans aucune morgue, cette fois.
Voyons donc. Une organisation, ou parlons plutôt d’un embryon d’organisation (n’oublions pas que ce sont des classes quatre) chez eux ne pourrait survivre qu’avec l’appui


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d’au moins une partie des classes supérieures, trois ou deux. La classe un des prêtres, et les Universels étant bien sûr à l’écart.
Cette fois, Prad releva sa présence d’esprit.
C’est tout à fait probable. La Logisphère vous répondrait de même. Les classes quatre seuls auraient des difficultés insurmontables pour communiquer à une échelle importante, de même, toute élaboration d’un projet quelconque d’ensemble n’est pas à leur portée, ni intellectuellement, ni matériellement.
Et quelles sont les possibilités d’alliance ?
Le mieux est, je crois, d’interroger la Logisphère.
A peine eut-il prononcé ces mots que les logiciens présents se mirent à bourdonner comme une ruche d’abeille. Ils se rassemblèrent autour d’un écran et traduisirent immédiatement la question dans une forme logique standardisée, avec une dextérité et une célérité étonnante, héritées de lointaines générations éduquées dans le déterminisme. Puis l’un d’entre eux vint décrypter la réponse.

Bien évidemment, la réponse ne peut pas être précise, vu le type de question. Voici à peu près ce qu’il en ressort. Selon la Logisphère, la probabilité d’alliance avec la classe deux est minime. Disons que cela aurait pu sembler possible. Il existe en effet des tensions dans deux confréries, celle des marchands et celle des administrateurs. Au prix d’une scission dans l’union syndicale des classes deux, une faction dissidente aurait pu soutenir une organisation en classe quatre. Des liens économiques lient fortement ces classes et créent de nombreux contacts. De plus, il existe deux sortes de courant de pensée, marginaux, il faut bien le dire, dans cette classe. Le premier engendré par leur situation de « demi-

pouvoir », ou plutôt d’intermédiaires du pouvoir politique et économique, cette ambigüité peut amener certains à avoir des réactions négatives. Le second est, disons, plus

romantique » ; bien qu’en général ceux-ci sont peu perméables aux influences des intellectuels de la classe trois, il existe à l’état larvé, chez certains classes deux, des


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sentiments d’auto-désagrégation, faits de pseudo- altruisme, d’héroïsme, de fascination révolutionnaire. Donc, dans des circonstances favorables, en réunissant ces données et en poussant leur conséquence (c’est ce qu’a fait la Logisphère) cela peut aboutir à une scission dans l’union syndicale et, qui plus est, à une alliance avec la classe quatre. Cependant, ces dernières données, et notamment l’arrestation de Vidor, créent des conditions contradictoires à cet état de choses. Elles font jouer l’instinct grégaire ancestral de cette classe et rendent quasiment impossible toute ouverture sur une autre classe.

Un Uni lui coupa la parole vivement.
Ainsi, Prad, vous aviez des soupçons fondés. L’arrestation de

Vidor semble être prise en considération par la Logisphère plus qu’un fait banal.
Prad acquiesça.
Oui, mais il semble y avoir aussi d’autres faits qui aboutissent à ces conclusions.
Il s’adressa au logicien.
Peut-on avoir des détails sur ce point ?
Oui, mais il faudrait interroger la Logisphère de nouveau. Ca ne fait rien, continuez.
Pour ce qui est de la classe trois, la probabilité reste assez faible, de l’ordre de quinze pour-cent. Mais ici, le cas est différent, cette probabilité est relativement constante. Elle obéit à une loi quelque peu curieuse qu’on pourrait schématiser ainsi : les possibilités d’action d’un classe trois sont inversement proportionnelles à l’intérêt qu’il porte au sujet dont il s’occupe. Leur vocation, qu’elle soit artistique, intellectuelle, philosophique ou technocratique, les inhibe en général dans le passage à l’acte. Peut-être pas d’ailleurs individuellement, mais, pris dans le mouvement de leur classe, les volontés s’annihilent les unes les autres. Selon la Logisphère, il y a donc peu de danger de ce côté-là.

Il reste des possibilités individuelles, intervint un Uni.
Le logicien marqua une pause. Quand il reprit la parole, il avait de la peine à masquer une nuance de mépris dans sa voix.


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La Logisphère ne prend pas en compte les possibilités isolées

de ce type. Elle raisonne globalement. Les influences possibles sont de l’ordre de quelques centièmes de pour-cent, donc négligeables dans une logique déterministe.

Prad prit la parole.
Nous savons tout ça, mais nous sommes des humains et nous ne pensons pas toujours de manière rigoureuse.

Il ajouta immédiatement :
Heureusement, la Logisphère est là pour rattraper nos erreurs et remettre nos idées dans le contexte général et logique

qu’elle seule a la possibilité d’appréhender.
Il était en fait très admiratif de la pertinence des conclusions qui lui avaient été faites. Des analyses sûres en un temps record, qui n’oubliaient aucun paramètre, aucune donnée. Des résultats en termes de probabilité qui ne négligeaient donc rien, mais permettaient tout de même des décisions. Le système avait sans doute des faiblesses, on les connaissait. Mais au fil du temps, on avait réussi à les minimiser et la Logisphère devenait maintenant une référence quasi-mystique. Son influence était prépondérante, mais le conseil des Unis gardait le pouvoir exécutif, et il le gardait bien. Prad soupira.

Bon, eh bien, mes amis, les craintes de voir une organisation dissidente s’opposer à la volonté des Anciens semblent se dissiper. Je vous demande seulement de rester vigilants et de rapporter immédiatement toute information utile dans cette analyse.

Une organisation, peut-être, mais des mouvements spontanés sont toujours possibles, ne serait-il pas intéressant d’interroger la Logisphère sur ce sujet ?
C’était de nouveau le jeune Uni qui intervenait. Prad était agacé.

Interrogeons-la donc !
Le bourdonnement reprit autour du terminal. Quelques instants après, les prévisions tombèrent. Ce fut le même logicien qui parla.

Effectivement, des actions spontanées sont très probables, sous l’incitation de gens comme Vidor. Mais même à grande échelle, nous avons les moyens de tout contrôler.


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Il avait employé le « nous » comme s’il s’identifiait aux Unis. Il y eut un souffle d’énervement qui parcourut l’assemblée. Il ne sembla pas s’en apercevoir.
La Logisphère parle aussi d’un certain Antodieff et des rassemblements qu’il suscite.
Nous connaissons cela !
L’intervention venait d’un des grands responsables de la police des Unis.
Nous le surveillons de près. Antodieff est un cas très spécial. Beaucoup d’entre nous le connaissent. C’est un artiste issu de la classe quatre. Il n’est pas dans nos habitudes de leur mettre des entraves. Il a acquis beaucoup de notoriété dans sa classe, je trouve d’ailleurs, mais c’est une opinion personnelle, qu’il le mérite. Maintenant ses spectacles réunissent parfois des centaines de milliers de personnes. C’est donc un phénomène qu’il nous faut surveiller. Prochainement, il doit donner un spectacle devant la population des quatre cités du pays du centre. Dans un tel rassemblement, on peut craindre des troubles. Mais nous disposerons nos agents qui sauront les éviter.

C’est tout de même bizarre ce phénomène Antodieff, remarqua un des membres de l’assemblée.
Pas tellement. Il parle aux gens avec une sensibilité qu’ils comprennent, et il a beaucoup de talent ; c’est peut-être exceptionnel, mais pas bizarre. Le fait artistique est difficilement compréhensible, mais c’est un fait. Il nous

intéresse peu en tant que tel, la seule chose que nous faisons, c’est maîtriser les effets annexes.
Prad trouvait que la discussion s’enlisait. Il décida d’y mettre fin.

Bien, je crois que nous pouvons arrêter là. Les affaires courantes seront expédiées à notre prochaine réunion. Je vous prie donc d’être plus vigilants qu’à l’accoutumée, il se peut

que nous traversions une période un peu trouble.
Le jeune Uni se leva à l’autre bout de la salle. Prad lui lança un regard noir, mais ne put l’empêcher de parler.
Que va-t-on faire du dénommé Vidor ?


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Il est bien mal en point maintenant. Nous allons le laisser rentrer chez lui. Probablement, on le retrouvera un jour dans l’herbe édénienne. Les Brigades du Destin sont des charognards friands des victimes de notre police.

Ce sera du moins la version « officielle », répartit l’autre Prad serra les poings jusqu’à ce que ses ongles lui entrent dans la

chair, mais il évita de répliquer. Il décida de clore la séance. Les participants se levèrent tous, et après une rapide prière aux Anciens, se séparèrent. Prad attendit que tout le monde soit parti. Desmone traîna un peu, visiblement pour se retrouver de nouveau seule avec lui. Ils se promenèrent lentement devant la longue baie vitrée de la salle du conseil. Ce fut Desmone qui rompit le silence.

Plutôt insolent, ce jeune homme, n’est-ce pas ?
Oui, mais ce qui me met le plus en rage, c’est qu’il touche des points sensibles.
Allons, tout le monde sait bien que nous nous servons des Brigades du Destin.
Mais elles ne sont pas notre émanation.
Cependant, leur rôle de charognard, comme vous dites, nous sert grandement, quand « officiellement » on ne peut rien faire.
Bien sûr, mais leur existence est choquante. Ce jeune Uni a raison. Et de plus, je n’aime pas ces mouvements parallèles. Ils peuvent nous échapper d’un moment à l’autre, et éventuellement se retourner contre nous.
Que prévoit la Logisphère ?
Pour l’instant, ils servent nos intérêts, mais dans un temps relativement proche, il faudra s’en débarrasser.
Et il ajouta entre ses dents :
Et ce n’est pas trop tôt !
Allons, mon cher Prad, vous vous laissez emporter par votre côté sentimental irrationnel !
Il eut un sourire désabusé, et le silence retomba.
Ils s’étaient arrêtés maintenant, et contemplaient le lac, dont les reflets changeaient constamment sous les lueurs du jour déclinant. Desmone sortit quelques feuilles d’aloème. Elle en proposa à Prad.


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Celui-ci eut le réflexe de refuser, puis en prit une et se mit à la mâchonner. Ce fut comme une bouffée de douceur qui coula dans ses veines. Il se détendit.
Vous avez déjà assisté à une œuvre d’Antodieff ? Demanda-t-il à brûle-pourpoint
J’en ai déjà vu, dans un enregistrement en total. Alors ?…
C’est grandiose !… Je ne comprends pas. Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?
L’œuvre elle-même. J’ai l’impression que c’est fondamental, profond, que sais-je encore. Mais je ne vois pas d’où ça vient.
Pour une Uni, les spectacles de classe quatre vous impressionnent beaucoup !
Pour moi, c’est inclassable, au sens littéral du terme. J’ironisais. J’ai le même avis.
Qu’en concluez-vous ?
Je n’en sais rien, et ce n’est pas la Logisphère qui nous répondra. Antodieff est peut-être un de ces mutants – ou génies, comme vous voudrez – dont le monde artistique nous fait parfois cadeau. En tout cas, il dépasse largement tous les artistes pour la classe quatre que nous avons connus jusqu’ici. Je pense qu’il va devenir un artiste « universel », si je peux me permettre ce mauvais jeu de mots.

Ce n’est pas dangereux ? Dangereux, pourquoi ?
Eh bien, je ne sais pas. Pour les classes, l’esprit rationaliste… N’oubliez pas que ce n’est qu’un artiste. Il fait partie de ce contrepoids à l’inhumanité de la Logisphère. C’est nécessaire, même la Logisphère l’admet. Si son talent est immense, ce

n’est qu’une donnée minime dans le jeu.
Il mériterait quand même d’être placé aux plus hauts rangs de la classe trois.
Il a refusé.
Quoi ! Que me dites-vous là ?
L’exacte vérité. On lui a proposé dernièrement de changer de classe. Il a refusé. C’est bizarre, il semble vivre dans un


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monde à part.
C’est bien la première fois que j’entends parler d’une chose comme ça.
Moi aussi, Desmone.
Et il ajouta, avec une nuance de malice dans la voix :
- Mais moi, je n’ai pas la mémoire de la Logisphère !








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Chapitre 3




Boursault n’avait pas refusé de devenir classe deux. Il avait même bataillé longtemps et durement pour ça. Maintenant, il était satisfait de lui.
Vautré dans son fauteuil vibrant et relaxant, tout en contemplant les images conditionnantes émanant des murs de sa villa dernier cri, il repensait, comme cela lui arrivait souvent, à son long cheminement de la classe quatre à la présidence de la confrérie des marchands, un des plus hauts postes de la classe deux. Il ne devait rien à personne, sinon aux Anciens, qui avaient, dès l’origine, créé des filières de passage entre les classes, filières étroitement contrôlées sous la supervision de la Logisphère, qui décidait toujours de la logique des choses.

Ces passages étaient possibles, mais rares. Il fallait donner des preuves très convaincantes d’intégration au système, et avoir une combativité exceptionnelle pendant très longtemps. Pour Boursault, ce dernier point n’avait pas été un gros problème. Il était né avec l’ambition au ventre, et n’avait jamais ménagé ses efforts. Il ne comptait d’ailleurs les compromissions dans lesquelles il avait délibérément trempé. Il avait commencé par être un « marchand de plaisirs », selon l’expression consacrée, dans le quartier spécialisé de la cité I, quartier qu’il avait fini, peu à peu, à contrôler dans sa totalité. Ce fut sa période relativement honnête. Puis les prêtres l’avaient contacté – officieusement. Ils voulaient qu’il devienne leur distributeur. Il avait fourni alors toute la cité en végétaux édéniens, dispensateurs d’évasion, en plantes orgasmiques, jusqu’aux feuilles d’aloème, officiellement réservées aux classes supérieures.

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Ce fut le début de son immense richesse… Et aussi le moment où il commença à avoir du sang sur les mains. Mais puisqu’il semblait avoir la bénédiction des prêtres et des Unis ! Son influence s’étendit sur les autres cités, et il devint si important que les Unis ne purent que lui proposer son passage en classe deux, passage qui d’ailleurs s’intégrait au plan de la Logisphère. Bien sûr, Boursault accepta l’offre avec délectation, mais il ne s’arrêta pas là, son ambition n’avait pas encore trouvé sa limite.

Il avait une position clé. Directement lié au pouvoir central par sa fonction, il s’était rendu nécessaire, et on le ménageait. Par ailleurs, le commerce des végétaux édéniens était une affaire commerciale sans précédent. À l’intérieur de la confrérie des marchands, il s’imposa rapidement. Éliminant tous les gêneurs, il se haussa rapidement à la présidence. Maintenant, il traitait directement avec les représentants des Unis et des prêtres. Dans sa propre classe, il n’avait pour interlocuteurs que les plus hauts responsables de l’union syndicale. Il pouvait difficilement monter plus haut, et cela semblait le gêner. C’était peut-être, pensait-il, la raison de ces frictions qu’il avait eu dernièrement avec la confrérie des administrateurs.

Il chassa ces pensées de son esprit et s’adressa un satisfecit provisoire. Pour se changer les idées, il s’absorba dans la contemplation des images conditionnantes qui le plongèrent dans une rêverie neutre.
Une vibration le tira de sa léthargie. Quelqu’un s’annonçait à la porte. Avec un mouvement de mauvaise humeur, il se leva et s’approcha du vidéocran. Sa présence alluma l’image. Il eut un petit choc de surprise en reconnaissant Jiliane qui attendait devant la porte.
Il connaissait Jiliane depuis très longtemps, depuis ses débuts dans le quartier des plaisirs de la cité I. Jiliane ne semblait pas du tout s’être attachée à lui, ce qui n’était pas son cas. Cependant, devant sa passivité, il avait vite renoncé. Pourtant, une relation ambigüe bizarre s’était installée entre eux, et ils étaient restés constamment en relation. Lui, absorbé par sa volonté de gravir les échelons, aimait s’attacher cette fille mystérieuse et belle, comme si elle représentait un fétiche à ses yeux. Il l’avait littéralement achetée – pensait-il - en


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lui procurant force cadeaux et privilèges, parmi lesquels le laissez-passer spécial pour venir lui rendre visite en classe deux. De son côté, Jiliane, malgré une indifférence teintée de mépris clairement exprimée, n’avait jamais rompu sa relation avec lui.

Bien sûr, leurs rencontres étaient intéressées. Elle venait le voir pour sa fonction de Président de la confrérie des marchands, afin d’obtenir des avantages ou des informations pour des personnes de son réseau, qui était visiblement important. Boursault sentait bien qu’elle maintenait, sans doute malgré elle, une ambiance trouble dans leur rapport. Cela n’était d’ailleurs pas pour lui déplaire. C’était pour lui un contact précieux avec les classes quatre. Jiliane lui avait parlé un peu de son réseau, « son organisation » disait-elle. Il avait accepté de les aider, mais ne partageait pas du tout les points de vue qu’elle défendait. Le mythe du réveil des Anciens le laissait complètement indifférent : il ne se sentait pas impliqué du tout dans cette lutte à la fois idéologique et théologique.

Selon lui, les classes quatre réagissaient comme prévu. Il ne tenait pas trop à se désolidariser. Non pas que sa conscience d’ancien classe quatre soit encore vivace chez lui, mais par pure opportunité. On ne sait jamais ! Par ailleurs, les informations qu’il pouvait glaner sur certaines affaires clandestines lui donnait du pouvoir, et éventuellement un moyen de pression ou d’action que bien d’autres lui envieraient.

Jiliane s’impatientait sur le pas de la porte. Il lui ouvrit. En entrant, elle posa sur lui un regard terne.
Bonjour, Boursault.
Bonjour Jiliane, c’est gentil de venir me voir.
J’ai un certain nombre de choses à te dire.
Assieds-toi, prends ton temps. Je vais te servir à boire.
Jiliane s’assit dans un fauteuil vibrant. Elle ne prononça pas une parole. Boursault la regardait du coin de l’œil. Il la trouvait vraiment très belle. Il lui tendit un verre.
Comment vas-tu ? Ça fait longtemps…
Un peu fatiguée…
Les plantes orgasmiques ?
Elle ne releva même pas la douteuse plaisanterie machiste et


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trempa ses lèvres dans le liquide rafraichissant.
- Il faut que je te parle sérieusement.
Boursault s’assit à côté d’elle. Il avait repris son air sérieux, contacté.
- Moi aussi Jiliane.
Elle le regarda avec une expression de surprise. Elle voyait qu’il ne plaisantait plus.
J’ai appris l’arrestation de Vidor. Elle sursauta.
Mais comment l’as-tu su ?
Dans ma position, il vaut mieux tout savoir.
Alors ?…
Alors, je suis bien embêté. Les Unis se doutent de quelque chose, c’est sûr. Ça sent le roussi. Vous n’avez pas été prudents.

Ça n’a rien à voir. Ce sont des choses inévitables. Nous allons passer bientôt à l’action, et les choses deviennent plus dangereuses, nous sommes plus exposés. C’est logique, et donc ça a des conséquences. Nous essayons de réduire ces conséquences au minimum.
Vous êtes irresponsables, vous n’êtes pas prêts.
C’est faux. Et de plus, nous ne pouvons plus attendre, sinon nous allons rentrer dans leurs paramètres d’évaluation, et ils nous détruiront.
Jiliane, tu sais que mon estime pour votre organisation est tout à fait relative. Je vous ai fourni des contacts et des informations sans grande illusion, je ne vous l’ai jamais caché. Je pouvais le faire sans grand dommage pour mes intérêts.
On avait bien compris que tu faisais ça sans trop te mouiller. Ça te profite aussi.
Pas tellement. Ne crois pas ça.
Pour l’instant peut-être. Mais quand les Anciens s’éveilleront, tu seras au premier poste.
Boursault eut un mouvement d’humeur.
Je n’y crois pas. Ce sont des fadaises de classe quatre. Vous êtes manipulés, et vous marchez à fond.
Jiliane se leva en colère. Boursault était presque content de la voir


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éprouver un sentiment.
Alors, selon toi, les Anciens n’existent pas ?
Je n’ai pas dit ça, tu blasphèmes. Je ne crois pas en la Prophétie, leur réveil est mythique. Ils ont créé notre société il y a bien longtemps. Ils nous ont laissé les moyens de leur rendre un culte. Mais maintenant notre monde suit sa juste destinée, ou du moins une évolution régulière. Nous n’y pouvons rien, les Anciens sont partis, leur rôle n’est plus d’intervenir.

C’est toi qui blasphèmes. Les Anciens n’ont pas voulu ce que nous vivons actuellement. Il faut qu’ils s’éveillent et qu’ils y mettent bon ordre.
Ce que tu dis tient du registre de la foi religieuse. Ça ne sauvera jamais rien ni personne.
On dirait que tu as oublié ta condition de classe quatre. Si tu en es sorti, les autres, eux, y restent et y souffrent. Et ils y mourront encore pendant des générations si on ne fait rien.
Oui, oui, je sais. Et vous vous comptez y faire quelque chose ! Jiliane se calma tout à coup. Elle se rassit.
Et même très bientôt…
C’est impossible, vous courez au suicide.
Penses ce que tu veux, la décision est prise.
Alors, ne comptez pas sur moi. Je ne marche pas dans un projet perdu d’avance.
Nous avons besoin de toi pour avoir le soutien des marchands.

Il n’en est pas question.
La réponse était tombée, nette et tranchante. Boursault avait élevé la voix, sans colère, mais avec une grande fermeté. Jiliane se taisait, trop calme, comme si elle n’avait pas compris. Elle le regarda longuement, et finit par articuler d’une voix blanche :

Mais tu es fou !
Non, je ne suis pas fou. Je suis responsable.
Mais comment peux-tu nous laisser tomber. Tu sais très bien que nous avons besoin du circuit des marchands pour arriver à l’astroport des prêtres. Sans ça nous sommes coincés.

Boursault sauta de son siège et leva les bras au ciel.
Par les Anciens ! Quel projet dément. Vous êtes complètement


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fous.
Les rôles étaient inversés. C’est maintenant Boursault qui se mettait en colère. Jiliane, effondrée sur son fauteuil, avait du mal à réagir.
Mais tu nous avais promis…
C’est vrai, mais nous nous sommes réunis dans la confrérie. Je n’ai bien sûr pas dévoilé vos intentions, mais mes compagnons faisaient de très fortes réserves sur toute tentative d’action dans l’état actuel des choses. Nous vous demandons donc de différer vos projets

une date plus propice.
Jiliane se redressa.
C’est impossible, il est trop tard.
Dans ce cas, ce sera sans nous. Nous observerons tout de même une neutralité complète à votre égard et ne nous ne vous entraverons pas, quelles que soient vos actions.
C’est très aimable de votre part.
Jiliane avait repris sa morgue. Elle se leva brusquement.
Maintenant, nous n’avons plus rien à nous ire. Je m’en vais.

Il ne faut pas le prendre comme ça. Nous sommes impliqués dans des destins divergents qui nous dépassent. Ce n’est pas un problème personnel. Nous nous connaissons depuis longtemps. Ne gâchons pas tout.
Jiliane recommençait à trembler de colère.
Laisse-moi partir, je te dis.
Pour toute réponse, Boursault sortit quelques feuilles d’aloème d’une boîte finement dorée et ciselée et lui en proposa. Elle s’en détourna. Il haussa les épaules et commença à en mâcher une. Jiliane se mit à tourner en rond dans la salle. Avec rage, elle s’approcha de la boîte dorée et prit une feuille qu’elle se mit à mâcher. Elle se décontracta presque aussitôt.

Tu vois, sourit Boursault, tu peux bien attendre quelques instants

ici.
Tu es une ordure !
Tu sais bien que ces mots n’ont pas de prise sur moi. Finis donc ton verre.
Jiliane ne fit pas un mouvement. Boursault haussa les épaules une


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nouvelle fois et se rassit dans son fauteuil vibrant.
Dans quelques instants, il faudra aller au culte. N’oublie pas que c’est le jour. Si tu veux, je t’emmène avec moi.
Jiliane ne desserra pas les lèvres. Mais Boursault savait bien qu’elle accepterait. C’était en général un privilège, même s’il n’était pas si rare que ça, pour une classe quatre d’assister au culte des Anciens dans les loges des classes supérieures. Sans doute, Jiliane n’était pas sensible à ça (« qui sait », se dit-il), mais elle accepterait par indifférence et parce que, de toute façon, elle se devait d’être présente à la cérémonie. Les absences étaient très mal vues.

Elle s’assit comme un automate. Sa brusque colère, et la décompression soudaine due aux feuilles d’aloème l’avait quelque peu assommée. Elle ne prononça pas une parole pendant de longues minutes, regardant fixement le mur, comme hypnotisée par les images conditionnantes qui s’y affichaient.

Boursault se sentit un peu gêné. Il essaya de rompre la tension.

Que comptiez-vous faire sur l’astroport ?
Jiliane tourna la tête vers lui et lui lança un regard glacé.
Pourquoi parles-tu au passé. Avec ou sans toi, avec ou sans les marchands, nous nous rendrons à l’astroport. Nous irons sur Éden, où les Anciens nous attendent.
Et la Logisphère ? Il lui faudra quelques millisecondes pour comprendre vos plans et vous massacrer.
Tu as raison. Tu raisonnes très logiquement.
Elle détourna le regard. Elle avait visiblement fini de parler.
Boursault n’insista pas. Il se leva.
Je vais au culte. Tu viens avec moi ? Comme il avait prévu, elle se leva et le suivit.
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Chapitre 4




Quand Jed pénétra dans le temple, il fut pris par l’odeur lourde des parfums que déversaient sans compter les encensoirs. Il était arrivé largement en avance et s’installa au premier rang des classes quatre. Bientôt, un flot ininterrompu de personnes pénétra par les nombreuses entrées du bâtiment, occupant méthodiquement toutes les places. Le temple était immense, de dimension surhumaine, mais pas un siège ne restait inoccupé. C’était ainsi tous les jours de culte et dans tous les temples de la cité.

Jed contempla avec un mélange de mépris et d’admiration ce gigantesque amphithéâtre, dédié au culte des Anciens. Le temple était conçu à la fois pour faciliter le recueillement personnel, avec son architecture douce, ses couleurs discrètes – une pour chaque classe -, ses odeurs enivrantes. Pour donner un sentiment d’unité dans la foule disparate, les gradins, les loges convergeaient vers l’autel des célébrations où, tous ensembles, les fidèles rendaient un seul et même culte à ceux qui étaient à l’origine de leur destinée.

L’existence des Anciens n’était pas mythique. Il s’agissait de femme et d’hommes qui avaient réellement existé, même si leur naissance se perdait dans la nuit des temps. Ils étaient originaires, disait-on, d’une planète originelle mystérieuse, qu’on dénommait par le nom simple de « Terre ». Ils étaient le point de départ, les fondateurs de la civilisation. Ils avaient mis fin à une très longue période de décadence et d’obscurantisme de la race humaine, qui se déchirait alors, disait-on, dans des conflits internes incessants et destructeurs, et se référait à des puissances spirituelles extérieures imaginaires. Les Anciens avaient conçu une autre voie. Ils avaient

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élaboré la Logisphère, un monde virtuel qui allait devenir le nouvel ADN de leur peuple. Un cerveau global et numérique, universel, capable d’intégrer en temps réel toutes les données captées dans le monde et d’en déduire les meilleures configurations capables de résoudre les problèmes et d’éviter les conflits. C’était une intelligence intégrale, en constante évolution, comme en avaient souvent rêvé les anciennes civilisations, au service du monde, consultée en continu par tous les dirigeants et les acteurs importants.

La Logisphère avait permis de d’organiser et pacifier la planète, de répartir les rôles et les fonctions de chacun pour le bien commun. Bizarrement, loin d’aboutir à une complexification croissante de la société, cette dernière avait évolué vers un schéma simplificateur, résultant des analyses incontestables de la Logisphère, mises en œuvre par la classe dirigeante des Unis. Le système politique simplissime des classes avait été mis en place progressivement, comme se met en place un mode de vie que personne ne pense remettre en question, comme si c’était un comportement naturel, nécessaire et bénéfique. Il semblait optimiser le fonctionnement de la société, et ne pas avoir d’alternative, sinon celle de son évolution pour améliorer encore son fonctionnement.

Dans cette destinée continue, les Anciens jouaient cependant un rôle particulier. Ils avaient élaboré les prémisses de cette civilisation, et veillaient sur sa transformation continue. Après avoir initialisé leur œuvre, élaboré les valeurs et les principes, dispensé leur enseignement à une caste d’initiés, qui étaient devenus maintenant la classe des prêtres, ils s’étaient transformés, métamorphosés (« en esprit », disait-on), pour ainsi dire « dématérialisés », et s’étaient retirés sur la planète Éden dans une méditation profonde et continuelle, observant l’évolution du monde. Le nom même de la planète, selon la tradition, avait été donné pas les Anciens en référence à un mythe de la création datant de temps immémoriaux, qui s’était effacé depuis. La Prophétie stipule qu’ils s’éveilleront et reviendront à nouveau pour y continuer leur œuvre. C’était ce moment qu’attendait le peuple, depuis des générations. Le culte était là pour rappeler que, sur Éden, ils étaient là, et qu’un jour, ils reviendraient.


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Les lumières du temple déclinèrent, tandis que l’autel s’illuminait. La cérémonie allait bientôt commencer. Une rangée de personnes, vêtues de longues capes brodées, au col montant et rigide, s’avança, d’un pas quelque peu solennel. C’étaient des Unis en costume d’apparat. Il y en avait toujours le même nombre dans chaque temple, à chaque cérémonie. Ils s’assirent en cercle autour de l’autel, sur une scène circulaire. Cette estrade s’illumina des quatre couleurs symboliques et les prêtres firent leur apparition, suivis d’une cohorte de servants qualifiés, tous de la classe un, comme le montrait leur tenue verte.

Jed serra les poings de colère et dépit. Pour lui, ces êtres corrompus s’étaient indûment approprié un pouvoir séculaire auquel ils n’avaient pas droit. Leur rôle de réceptacle de la parole des Anciens leur conférait un statut qu’ils avaient détourné pour en faire un pouvoir matériel, qui laissait les autres classes sous leur coupe, avec la bénédiction des Unis, et même de toutes les autres classes, maintenant les Anciens dans l’ignorance de la destinée de leur création.
« Quand les Anciens s’éveilleront… »
L’incantation, transmise avec force par l’extraordinaire acoustique du temple, lui fit l’effet d’une gifle. Machinalement, il récita la suite avec les autres, en pensant :
« Oui, ils s’éveilleront, et plus tôt que vous ne le croyez ! »
La première incantation rituelle terminée, les prêtres s’assirent devant l’autel. De ce dernier, s’éleva une immense plaque-écran où des images se mirent à défiler, fantasmagories sans formes aux couleurs chatoyantes, légèrement hypnotiques. La première méditation commençait. Partout, autour de Jed, des flammes crépitaient. Les gens allumaient des cigarettes d’herbe édéniennes. Une odeur douceâtre se répandit. Jed plongea la main dans sa poche pour en sortir une cigarette bleue, qu’il coupa en deux, pour en jeter la moitié et en allumer l’autre. Il n’aimait pas trop se laisser aller à ces substances hypnotiques.

La première bouffée lui alla droit au cerveau, et il se sentit dépossédé de ses moyens, affalé sur son siège. Il contempla la plaque-écran qui le fit plonger dans une légère méditation. Devant


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lui, dans les loges rouges et bleues des classes supérieures, les gens mâchonnaient des feuilles d’aloème, aux propriétés beaucoup plus subtiles que les herbes, disait- on, et qu’un classe quatre ne pouvait se procurer que clandestinement à des prix prohibitifs.

Quand les images cessèrent et que la torpeur se dissipa, il ne semblait s’être écoulé que quelques secondes. Les prêtres se levèrent et récitèrent la deuxième incantation. Des voix, dépersonnalisées par les substances absorbées, leur répondirent à l’unisson. Puis un prêtre se mit à prodiguer un des enseignements des Anciens, tandis que des images conditionnantes défilaient sur la plaque-écran.

Jed n’écoutait pas. Il s’était mis à penser à Éden, cette planète desséchée, que les Anciens avaient réussi à rendre habitable par endroits. Il imaginait les serres colossales où les prêtres cultivaient leurs plantes, mais il n’imaginait pas la demeure des Anciens. C’était comme une crainte religieuse qui l’empêchait de la concevoir.

Curieux, se disait-il, ce sentiment mystique qui nous habite tous plus ou moins. C’est à l’opposé de toute notre rationalité supposée. Pourtant, la Logisphère le sait bien. Les Anciens ont voulu le culte, mais désiraient-ils la croyance ou la religion ? »

Quand les Anciens s’éveilleront… »
La clameur le tira de nouveau violemment de ses pensées. Il se leva brusquement avec les autres. L’incantation devenait de plus en plus forte, reprise en chœur par des centaines de voix. Le bruit s’enfla, tandis que les encensoirs augmentaient leur débit, répandant une atmosphère lourde et sirupeuse. Le bruit cessa soudainement, et les gens se rassirent. C’était le début de la seconde méditation. Jed avait mal à la tête. Il extirpa une cigarette de poche et l’alluma entière. À la première bouffée il se sentit mieux. Il ferma les yeux pour éviter de regarder la plaque-écran qui recommençait sa sarabande d’images infernales. Pour lui, les méditations n’étaient que des rêveries, sans rapport avec la parole des Anciens.

Depuis son plus jeune âge, Jed avait développé ainsi une sorte de résistance passive à l’enseignement des prêtres. Il avait toujours eu un certain plaisir à se retrouver dans cette ambiance équivoque, ritualisée, et à abandonner une espèce d’ivresse onirique. Il s’était ainsi inventé un monde imaginaire, reflet négatif de toutes ses


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frustrations et de ses frayeurs. En grandissant, le côté du rêve fut tué par cette logique qu’on érigeait sans cesse devant lui comme la vertu fondamentale. Ses pensées devinrent réflexion. Chaque jour de culte était pour lui l’occasion de réfléchir sur lui-même, de faire le point, d’observer, comparer, essayer de comprendre le monde qui l’entourait, une occasion qu’il n’avait jamais ailleurs.

C’est paradoxalement ainsi qu’il en était arrivé à remettre se questionner sur la compétence et l’autorité des prêtres. Il n’était pas le seul, et, petit à petit, il rencontra d’autres personnes qui avaient évolué dans ce sens. Les échanges se firent d’abord très modestes et discrets (les Brigades du Destin frappaient alors aveuglément). Puis les petits groupes se structurèrent pour donner naissance à l’organisation. Jed y assuma vite une responsabilité importante. Il s’était bâti une conviction et une résignation inébranlables. Il n’avait pas hésité une seconde à se porter volontaire pour la mission du Grand Jour.

Les gens bougèrent autour de lui. La seconde méditation se terminait. Il ouvrit les yeux et se leva avec les autres pour réciter la dernière incantation.
Tout en ânonnant machinalement les paroles, son regard fut attiré par une tache rouge au milieu de la couleur bleue des classe deux. Dans la foule uniforme rassemblée sous cette couleur, cela détonait bizarrement. Ce fut comme s’il recevait une décharge électrique. Sans l’ombre d’un doute, il reconnut Jiliane, aux côtés de Boursault qu’il connaissait par ailleurs. Il serra les poings. Il savait qu’elle devait le voir pour l’organisation, mais il n’aimait pas leurs rapports ambigus. Il ne comprenait pas cette fille, aussi belle qu’étrange. Il semblait qu’aucune passion, aucun enthousiasme ne l’habitait. Et pourtant, elle était toujours là pour l’action, intelligente et efficace, déclenchant même l’admiration de tous, tout en témoignant une indifférence apparente.

Jed jeta encore un regard noir à Jiliane et son voisin. En proie à des sentiments qu’il n’arrivait pas à contrôler, il sortit avant la fin de l’incantation, indifférent aux regards réprobateurs qui le suivaient.





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Chapitre 5




Quand Jiliane quitta Boursault à la sortie du culte, elle eut à peine un geste d’adieu pour lui. Elle ne l’aimait pas, et leurs rapports déjà anciens se dégradaient de plus sen plus. Chacun maintenait un semblant de sympathie, pour des raisons très différentes, mais ça ne pouvait pas durer encore bien longtemps.

En se dirigeant vers la cité I, elle réfléchit à la nouvelle situation. Après le revirement de Boursault et de sa confrérie, la tâche se compliquait singulièrement. Pourtant, il n’était plus question d’ajournement, et encore moins d’abandon. Même si Jiliane le proposait, l’organisation refuserait immédiatement. Ce serait, à terme, leur fin à tous, car la Logisphère ne tarderait plus à les découvrir.
L’aide de la confrérie des marchands était un point central dans la stratégie de l’organisation. Les marchands étaient bien implantés dans les cités, et le plus souvent en des endroits clés. Ils en connaissaient très bien la topographie, et ils avaient installé tout un réseau d’arrière-boutiques communicantes extrêmement pratiques. Une sorte de voie quasi-continue de déplacement dans les villes, parallèles aux voies de communication habituelles, mais avec l’immense avantage de la discrétion.

Les marchands jouissaient habituellement d’une certaine réputation qui leur assurait le respect des autres. Et la police des Unis ne pénétraient que rarement dans ce réseau des arrière-boutiques, qu’elle connaissait au demeurant fort mal.
Seules les Brigades du Destin, qui méprisaient toute légalité, y faisaient des incursions de plus en plus fréquentes, causant de

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nombreuses destructions, à tel point que beaucoup de marchands s’étaient secrètement armés. Si l’on en croyait Boursault, les Brigades devaient avoir maintenant une idée relativement précise du plan des arrière-boutiques et, en concluait-il, les Unis aussi.

Depuis peu, les marchands, soucieux de leurs privilèges et leur autonomie, instauraient un système variable de communications entre les diverses arrière-boutiques, qui déroutait tout non-initié. Maintenant, même parmi eux, seuls quelques guides étaient parfaitement au courant.
Ce système de communications parallèles avait été élaboré dans des temps anciens pour permettre le transport des marchandises précieuses, à l’abri des indiscrétions et des convoitises, mais aussi et surtout pour véhiculer rapidement des informations à toute la confrérie. Informations commerciales, au début, puis, petit à petit, de toutes sortes, si bien que les marchands avaient instauré une sorte de pouvoir parallèle et pouvaient contrôler, voire créer, un grand nombre d’événements. Tout cela entre eux, à l’abri des écoutes les plus sophistiquées des espions de toute sorte. C’était en partie ce qui leur conférait leur puissance.

Parfois, ils admettaient que ce réseau serve à des personnes n’appartenant pas à leur confrérie. Ils s’entouraient alors de multiples précautions, mais permettaient à certains d’y pénétrer. Ils l’avaient fait de nombreuses fois pour des personnes poursuivies par la police, ou par les Brigades du destin, pour véhiculer des marchandises dérobées dans les usines, ou des cargaisons d’aloème destinées clandestinement aux classes quatre. Depuis quelque temps, ils servaient régulièrement de liaison et transmission d’informations à l’organisation. Peu de gens en dehors de Boursault étaient au courant

– question de sécurité -, seules quelques personnes clés connaissaient l’organisation. Pour les autres, c’était une question de solidarité professionnelle.
Cette aide devait être primordiale dans la réalisation ultime du Grand Jour. Le volontaire qui avait à se rendre à l’astroport – Jed en l’occurrence – devait bénéficier du réseau des arrière-boutiques et de l’aide d’un guide. Car dans la confusion et le mouvement qui allait être déclenchés, il paraissait difficile de pouvoir se faufiler à


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l’extérieur sans danger.
Jiliane serra les dents. Il faudrait pourtant bien y aller ! Jed devra se faire accompagner, voire doubler en cas d’échec. Jiliane se porterait volontaire. Elle connaissait le plan tout aussi bien que Jed, et était à même de passer à travers les mailles du filet jusqu’à Éden. Après, de toute façon, c’était l’inconnu le plus complet. Seule leur foi les guiderait.
Elle était arrivée aux portes de la cité I. L’identificateur biologique la laissa entrer sans problème. Elle se dirigea vers le quartier des plaisirs près duquel elle habitait.
Un bruit confus et insistant lui parvint aux oreilles. Sur l’immense esplanade qui dominait tout le quartier, une foire s’était installée, avec son cortège de bruits et de lumières.
La foire était une attraction très populaire chez les classes quatre. Elle prodiguait sans compter rêve et évasion, sensations et amusements dans des stands de plus en plus sophistiqués au fil des ans.
Jiliane l’ignora et s’en détourna pour se rendre chez elle. - Hé, où cours-tu comme ça ?
Elle s’arrêta interloquée, et se retourna. Deux jeunes hommes, l’air goguenard, la regardaient. Elle haussa les épaules et reprit son chemin. Les deux autres la rattrapèrent.
Allons, on peut t’accompagner, ce sera plus sympathique ! Elle leur jeta un regard furibond.
Je n’ai besoin de personne, laissez-moi tranquille.
Écoute, on s’ennuie un peu. Viens avec nous à la foire.
Laissez-moi, vous dis-je !
Mais c’est un péché de laisser une aussi jolie fille.
Elle s’arrêta, excédée.
Mais qu’est-ce que vous voulez ? Vous ne voyez pas que vous m’ennuyez, que je n’ai aucune envie d’être avec vous ?
Les deux jeunes la serrèrent de plus près.
Mais on veut juste un peu de compagnie.
Vous êtes dans le quartier des plaisirs, vous en trouverez sûrement.
Oui, mais moyennant finances.


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Et moi, je ne suis ni à donner, ni à vendre. Laissez-moi passer. Jiliane commençait à trembler. Ce genre d’incident la mettait dans

un état de nervosité excessive. Elle voulut les bousculer pour continuer sa route. Les autres s’interposèrent. Sans réfléchir, elle réagit violemment et son genou atteignit l’un des deux au bas -ventre. Il eut un cri de douleur, en reculant d’un pas. Mais l’autre la saisit à bars le corps.
- Tu vas payer ça, petite garce !
Jiliane était paniquée. Déjà, l’autre récupérait et s’avançait. Mais ce fut pour dire :
- Laisse-la. Partons, on va s’attirer des ennuis.
Jiliane fut jetée à terre sans ménagement, et les deux hommes s’éloignèrent.
Elle se releva péniblement. Son souffle était court, son cœur battait à tout rompre. Elle était agitée de tremblements nerveux qu’elle avait du mal à contrôler. Elle marcha rapidement, comme pour se calmer. Arrivée devant chez elle, elle ouvrit fébrilement la porte et la referma derrière elle avec promptitude.

Le silence de son appartement la rassura. Elle se remettait déjà de l’incident. Elle verrouilla la porte, puis alla se servir un alcool. Le goût brûlant et sucré qui passa dans sa gorge lui fit du bien. Elle s’assit dans un fauteuil vibrant et programma sur sa platine de lecture un musi-relief d’Antodieff. Aussitôt, les sons sortirent de partout et l’entourèrent.
Elle se laissa aller à cette musique fantasque, dont elle ressentait chaque nuance, et chaque fois différemment. La brusque réaction physique qu’elle avait eue suite à cette désagréable mésaventure s’estompait petit à petit. Le calme revenait à travers les harmonies complexes, enchevêtrées comme un écheveau de laine, aux multiples ramifications.
Elle respira lentement, selon un rythme qu’on lui avait enseigné jadis, qui lui permettait de se relaxer. Elle ressentait maintenant physiquement la musique, avec une sensualité trouble. L’enregistrement se termina doucement, sans hâte, sans coupure. Jiliane était maintenant tout à fait bien. Elle resta quelques instants dans sa torpeur, puis s’éveilla lentement. Merveilleuse thérapie que la


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musique d’Antodieff : cet homme-là semblait avoir percé les secrets les plus intimes de l’âme humaine.
Jiliane s’étonna de son emphase pour Antodieff. Elle se lava et se servit une nouvelle rasade d’alcool. En remplissant son verre, son regard se posa sur la plante orgasmique qui reposait de l’autre côté de la pièce.
Un frisson de désir la parcourut aussitôt. Le végétal édénien reposait là, dans une lumière bleue conditionnante, invitant, fascinant. Ses fins tentacules reposaient, lascifs, sur la corolle, qui ressemblait à un lit chatoyant aux reflets moirés. Une légère ondulation, chaleureuse et caressante, parcourait cette fleur d’amour, comme pleine d’une tendresse vivante, accueillante. C’était une plante de toute beauté, véritable œuvre d’art, chef-d’œuvre de sensualité et d’érotisme.
Les prêtres avaient bien travaillé. Leur créature était merveilleuse, fascinante ; Jiliane l’aimait comme un compagnon. Assouvissement de sa solitude, exutoire de sa sensualité, cette plante lui était tout un univers qu’elle s’était personnalisé. On aurait dit maintenant qu’ils s’étaient faits l’un à l’autre, qu’ils se connaissaient profondément - bien que ce fut impossible, les plantes orgasmiques n’agissaient que par tropisme et étaient incapables de toute activité consciente -.

Elle s’approcha, caressa l’immense corolle soyeuse. Les tentacules réagirent immédiatement, et entourèrent sa main en un léger attouchement. Elle frissonna de désir. Obéissant à son impulsion, elle fit glisser sa combinaison et se déshabilla. Elle resta ainsi quelques instants, à contempler la plante. Elle s’agenouilla et la caressa de manière plus insistante. L’autre répondit à son appel, et commença à dégager une douce chaleur. Les ondulations moirées se firent plus rapides, tandis que les tentacules s’écartaient, découvrant un lit velouté en signe d’invitation.

Jiliane se leva et s’étendit sur cette couche tiède et douce. La chaleur la pénétra agréablement, elle sentit les tentacules soyeux se refermer lentement sur son corps et commencer les caresses. Elle s’abandonna totalement à ce plaisir physique. Les caresses se firent plus insistantes, plus précises, elle commença à haleter…

Un bruit violent et sec la tira brusquement de sa léthargie


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charnelle. Cette rupture soudaine lui fit l’effet d’un cauchemar. Elle eut à peine le temps de réaliser que la serrure de sa porte vola en éclats. En proie à des angoisses contradictoires, comme dans une brume mal dissimulée, elle se redressa, terrorisée, mue par un réflexe subit.
La porte fumante s’ouvrit violemment, et deux hommes apparurent. Elle reconnut les deux personnes qui l’avaient abordée tout à l’heure dans la rue.
Elle resta quelques instants pétrifiée, puis, instinctivement ramassa ses vêtements, qu’elle serra devant elle pour voiler sa nudité.

Les autres la regardaient en ricanant.
Voilà donc pourquoi elle ne voulait pas de nous, dit l’un d’entre eux. Décidément, ces prêtres font beaucoup de tort à la gent masculine avec leurs plantes !
Il s’approcha de Jiliane qui se mettait à trembler. Il lui arracha la combinaison qu’elle serrait contre elle. Jiliane recula d’un pas.

Pas mal, pas mal du tout. Quel dommage de laisser tout ça aux végétaux.
Il s’approcha encore.
Ça suffit, dit l’autre, on n’est pas là pour ça !
Un éclair traversa l’esprit de Jiliane, qui sortait de son brouillard.

Mais s’ils ne sont pas là pour ça, qui sont-ils ? Que veulent-ils ? »
- Allez, rhabille-toi.
L’autre avait ramassé ses vêtements et les lui tendait.
Jiliane se rhabilla machinalement. Son esprit fonctionnait maintenant à toute vitesse.
Les deux hommes prirent des chaises, et s’assirent en face d’elle. - Nous avons quelques questions à te poser.
Terrifiée, Jiliane comprit.
Les Brigades du Destin, ce sont eux. Ils ont remonté la filière jusqu’à moi ! »
Comme pour confirmer ses pensées, l’un d’entre eux lui dit : - Tu connais un certain Vidor ?
Jiliane se sentit défaillir. Bizarrement, sa panique du début était totalement envolée. Elle ne ressentait plus qu’une morne froideur,


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face à ces hommes qui allaient bientôt devenir ses tortionnaires.

- Allons, tu devrais répondre.
Elle les regarda comme s’ils étaient très loin, comme s’ils existaient dans une autre dimension.
- Tu sais très bien que de toute façon, tu nous diras tout.
Ils avaient peut-être raison, mais ce n’était pas sûr. Il arrivait parfois que les esprits deviennent totalement réfractaires à un interrogatoire de quelque sorte que ce soit. Une sorte de blocage réflexe qui se produisait quelquefois et qui empêchait toute réponse, quel que soit le stimulus.
Jiliane fit un vœu pour que ce soit son cas. Pour l’organisation surtout, car en ce qui concernait son sort personnel, elle n’avait pas vraiment de doute, les Brigades du Destin étaient tristement célèbres pour ça.
- Allons, allons, je ne vais pas le répéter cent fois !
Jiliane tenta vainement un mouvement de fuite, aussitôt contré par un de ses deux interrogateurs. Elle fut violemment plaquée contre le mur.
- Inutile d’insister, parle ou nous te ferons parler.
Même si elle l’avait voulu, Jiliane était incapable de prononcer un seul mot.
- Très bien, tu l’auras voulu !
L’un des deux hommes sortit d’un sac un petit appareil qui ressemblait à une paire d’écouteurs, relié à une sorte de poste émetteur.
Les hallucinateurs ! Pensa Jiliane hébétée, ils vont me soumettre aux hallucinateurs ! Je n’ai aucune chance ! »
Elle se mit à pousser des cris de panique, elle voulut se battre, mais un coup violent l’assomma à moitié.
Quand elle reprit ses esprits, elle gisait à terre et le petit casque était posé sur sa tête. Un petit bourdonnement vibrait dans sa tête. Elle s’aperçut qu’elle était tétanisée et qu’elle était incapable du moindre mouvement.
Les deux hommes s’affairaient, comme à une tâche routinière, sans passion aucune.
Il faut que je me concentre, que je construise un mur mental, que


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je fasse le vide… »
Mais quand le flot d’hallucinations cauchemardesques arriva à son cerveau, elle se mit à hurler…











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Chapitre 6




Jed arracha brusquement le casque de sa tête.
Les appareils à rêverie de la foire étaient décidément trop perfectionnés.
Il ressentait encore dans son corps ce frisson de plaisir qui l’avait parcouru, et qu’il avait pris soudain en horreur, au point de vouloir s’en extirper à tout prix. C’était une rêverie frelatée, qu’offraient ces hallucinateurs d’un type spécial, moyennant quelques pièces. Rêverie facile et tentante, par laquelle Jed s’était encore fait séduire en traversant la foire.
Il lui avait suffi de s’installer dans la cabine confortable, de glisser un peu de monnaie dans le distributeur, d’ajuster le casque sur sa tête, et le rêve était arrivé en flots doucereux, répondant à ses demandes, assouvissant ses fantasmes. Les impulsions psychiques de l’appareil suivaient la ligne de plus grande pente de ses désirs, et lui façonnait des songes sur-mesure. En général, l’utilisateur en ressortait heureux, délassé par cette magie libératrice.

Pour Jed, il s’était passé quelque chose de bizarre. Glissant dans des méandres sirupeux où tout s’accomplissait selon sa volonté, Jiliane lui était apparue, souriante et aimante. Et puis soudain, un déclic inexplicable s’était produit. Il avait eu la conscience de l’inanité de tout ça, et le désir très fort de sortir de cette futilité s’était emparé de lui. Il s’était alors réveillé comme d’un rêve, avait brusquement ôté le casque de sa tête et était sorti en toute hâte.

l’extérieur, le bruit de la foire l’envahit de nouveau. Il retrouva la réalité bien tangible et cela lui fit du bien.
Que s’était-il passé ? Jiliane, encore elle ! Pourtant, cela ne devait


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pas se produire avec ces machines. Il songea un moment à aller se plaindre, puis abandonna cette idée.
Il se mit à déambuler dans la foire. Les différents stands étaient littéralement pris d’assaut par une foule avide de sensations, aux rires francs et joyeux. Malgré tout ce qu’il pensait de ces artifices, il était heureux de voir tous ces gens s’amuser. Il acheta une friandise

tonique » à un distributeur. Son goût était si fort qu’il en eut les larmes aux yeux, mais en même temps, une sorte d’énergie nouvelle le secoua.
Très efficace » pensa-t-il.
Il s’installa dans une file pour un parcours en gravité zéro. Il aimait bien tous ces jeux stupides qui lui rappelaient son enfance, et dont il avait conservé une sorte d’émerveillement.
Quand il pénétra dans la chambre sans pesanteur, il fit bien sûr les gestes qu’il ne fallait pas faire, et se mit à tourbillonner dans tous les sens, pour aller ensuite s’aplatir au plafond. Avec un amusement contrôlé, il essaya de se rétablir par des manœuvres savantes qui eurent pour seul résultat de le faire repartir de manière anarchique. Il se cogna contre les autres personnes qui n’arrêtaient pas de rire et gesticuler, et ce n’est qu’au bout d’un temps assez long qu’il atteignit par hasard la sortie, et put s’extirper, exténué, de ce parcours.

Au-dehors, la nuit tombait. Jed repensa encore à son expérience ratée de tout à l’heure. Il fallait qu’il discute avec Jiliane, qu’il essaie de voir clair dans leur projet et leur relation. Jiliane n’habitait pas très loin, il décida d’aller la voir et il quitta la foire.

Quand il franchit le seuil de l’immeuble, il entendit aussitôt les hurlements de terreur que poussait Jiliane. Il bondit sans hésiter jusqu’à sa porte, mais s’arrêta net devant, à bout de souffle. Jiliane gémissait, visiblement en proie à ses tortionnaires. Jed fit l’effort de se calmer et réfléchit rapidement. Il fallait qu’il agisse vite.

Jiliane avait été dénoncée (peut-être par Vidor), et maintenant, on l’interrogeait. Jed ne reconnut que trop les méthodes tristement célèbres des Brigades du Destin. Il fallait donc faire quelque chose rapidement, car Jiliane ne résisterait plus longtemps.

Jed réfléchissait à toute vitesse. Il n’avait pas d’arme, contrairement sans doute aux hommes à l’intérieur (il en avait


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dénombré deux, d’après les voix). Il ne pouvait compter que sur la surprise, mais il fallait faire vite. Il regarda autour de lui ce qu’il pouvait utiliser. Il n’y avait rien. Peut-être dans la cave ? Il accepta de perdre quelques précieuses minutes et se rua au sous-sol. Là il trouva heureusement une barre métallique qui avait dû servir de soutien à un échafaudage. Il remonta à toute vitesse. Jiliane se remettait à hurler. Il prit une grande inspiration, serra fort la barre entre ses mains. Il entrouvrit doucement la porte, puis donna un violent coup de pied et le battant s’ouvrit brusquement.

En une fraction de seconde, il photographia la scène. Jiliane gisait

terre, se tordant de douleur. Tout près d’elle, un homme maniait l’hallucinateur, et quelques mètres à côté un autre se tenait debout.

L’effet de surprise joua. Les autres étaient restés interloqués quelques secondes, sans régir. Jed en profita et visa celui qui était debout. Sa barre siffla et avec une force qu’il n’aurait jamais crue possible, il lui asséna un coup terrible sur la tête. Il y eut un choc violent, un bruit mou accompagné d’un craquement. Jed sentit la barre lui sauter des mains, tandis que l’autre semblait rester immobile, le regardant fixement avec la même expression de surprise. Puis il s’écroula. Jed, qui était resté près de lui, fut déséquilibré dans son élan et chuta avec sa victime.

L’autre homme s’était déjà repris. Il se leva brusquement, et se rua sur une sacoche où sans doute se trouvait son arme. Heureusement, Jed avait vu en entrant que l’homme qu’il avait abattu portait un thermo-laser à son ceinturon. Dans un état second, et avec une fébrilité qu’il ne pouvait pas contrôler, il retourna le corps et lui arracha son arme. L’autre avait déjà atteint son sac et sortait son arme. Jed tira sans pouvoir viser. Un jet brûlant atteignit l’autre au genou. La jambe fut sectionnée net. Hurlant de douleur, l’adversaire riposta au jugé. Il atteignit le corps de son camarade, derrière lequel Jed s’abritait. Ce dernier sentit l’odeur de chair brûlée monter à ses narines.

Jed tira de nouveau, touchant l’homme au bras, puis à la poitrine. Il vit l’homme tourbillonner sur lui-même puis s’écrouler.

Un silence bizarre retomba dans la pièce. Jed se relava. Il tremblait de tous ses membres et essayait de reprendre sa respiration.


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L’odeur de brûlé lui donna un haut-le-cœur. Il dut s’appuyer contre le mur.
Jiliane gémissait, étendue sur le sol. Il s’approcha d’elle et lui enleva son casque de torture. Elle ouvrit les yeux et le regarda, hébétée. En le voyant, elle eut une expression de surprise, puis un sourire. Elle referma les yeux, comme pour un évanouissement passager.
Ça va, se dit Jed, il semble que je sois arrivé à temps, elle ne sembla pas avoir trop souffert »
Il la porta sur son lit, puis se dirigea vers le bar pour lui confectionner une boisson reconstituante. Il s’octroya d’abord une grande rasade d’alcool qui le secoua, puis revint près de Jiliane. Celle-ci commençait à reprendre ses esprits. Elle sirota lentement le breuvage que lui offrit Jed, puis s’assit sur le lit.

- Merci Jed. Sans toi, j’étais fichue, comme Vidor. - C’est une chance que je sois passée te voir.

Il y eut un silence. Jed eut un regard vers les deux cadavres. - J’ai eu de la chance aussi de m’en tirer comme ça.
- Ils sont venus ici. Ils ont remonté la filière de Vidor jusqu’à moi. C’est très mauvais pour nous !
- Oui. Ils sont plus avancés que nous le croyions. - Ça nous laisse peu de temps maintenant.
- Sinon plus du tout.
- C’est simple. De toi à moi, il y a peu de chemin. L’organisation joue maintenant quasiment à découvert.
- Cela signifie que nos chances rétrécissent d’heure en heure. - Peut-être même n’avons-nous plus aucune chance.

Il y eut encore un silence pesant. Jed chercha le regard de Jiliane. Dans ses yeux verts, il lut une sorte de détresse.
- Allons, calmons-nous, dit-elle, nous avons eu tellement peur que nous sommes prêts à tout laisser tomber.
- C’est vrai, mais on est passés bien prêts. - Qui sont ces hommes ?
- Les Brigades du Destin, ça ne fait aucun doute. - Alors, il nous reste un petit répit.
- Que veux-tu dire ?


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Les Brigades du Destin sont des organismes parallèles, indépendantes de la police des Unis, et de toute organisation officielle.
Oui, mais tu sais bien que se sont elles qui font le sale boulot et renseignent les Unis. Elles sont très efficaces quand la police officielle ne peut pas intervenir.
Elles n’ont pas de rapport direct, de personne à personne, je veux dire, avec le conseil des Unis qui est le seul à prendre des décisions, tout passe nécessairement par un ou plusieurs intermédiaires. Ça prend nécessairement du temps.
Oui, mais si peu. Il faudrait déclencher le Grand Jour le plus vite possible, pour garder toutes nos chances.
Est-ce vraiment impossible d’avancer la date ?
Tu le sais bien. Mais…
Oui ?
Écoute, la nuit est déjà tombée. L’expédition des Brigades du Destin qui est venue ici… On ne s’inquiétera au plus tôt demain matin. Et il n’est même pas sûr qu’on s’aperçoive de son échec dans la journée.
Jed se rua sur les cadavres, il les fouilla grossièrement, puis déversa leurs affaires sur le sol.
C’est ça, ils n’ont pas d’émetteur, rien qui les relie à un quelconque quartier général. Ils agissent en franc-tireur, en commando. Cela nous laisse au moins la journée de demain, comme s’il ne s’était rien passé. Bien sûr, il faudra faire disparaître les corps, et toutes les traces, pour qu’une inspection ne puisse rien révéler.

Demain, c’est la journée du spectacle d’Antodieff.
Justement, nous pourrons y contacter tout le monde. Tout est prêt, nous le savons, Le Grand Jour est proche, quelques jours de plus ou de moins n’y changeront rien. L’action que nous avons envisagée a été décidée par l’organisation toute entière. Les modalités et la date sont beaucoup plus secondaires et relèvent de notre compétence.
Demain, nous avions prévu une réunion des chefs de section justement pour décider du moment propice.
Eh bien, nous accélérerons un peu le processus. Il me paraît


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évident qu’ils se rallieront sans hésiter.
C’est sûr. Mais ça laisse deux jours de libre pour la Logisphère.

Tant pis. Comment veux-tu que les Unis organisent une réponse efficace ? Même s’ils se doutent qu’il va se passer quelque chose (et c’est de toute façon ce qui est en train de se passer), ils ne savent pas quoi exactement, et ne pourront déployer que des moyens de répression classiques (j’allais dire : logiques !). Et ça, nous l’avons prévu.
Il vaut même mieux qu’ils soient en alerte. Comme ça, quand nous déclencherons la panique générale, ils seront confortés par l’analyse logique de la Logisphère, et réagirons comme nous l’espérons.
Il y eut un moment de silence. Jiliane regardait devant elle, dans le vide. Elle secoua lentement la tête.
Tous ces gens sacrifiés…
Tu sais bien qu’il n’y a pas d’autres solutions.
Il faudra que je parte avec toi.
Jed eut un sursaut de surprise.
Mais pourquoi, ce n’est pas dans nos plans ?
Il faut les changer. J’ai vu Boursault. Lui et sa confrérie ont fait volte-face. Nous n’avons plus le soutien des marchands. Ils nous assurent seulement de leur neutralité, tu parles !
Jed se leva en serrant les poings.
Le scélérat ! Mais comment faire si je ne peux pas utiliser le réseau des arrière-boutiques pour arriver à l’astroport ?
Il faudra y aller par la voie normale. Ce qui est bien sûr plus dangereux. Voilà pourquoi il faut que je vienne avec toi.
Jed se rassit, et se prit la tête dans les mains.
Bon dieu ! J’ai du mal à rester calme. Ça m’a l’air mal parti, avec tout ça qui nous arrive d’un coup !
Tu devrais savoir que ça n’a rien d’étonnant ! Tu oublies la logique qu’on n’a pas arrêté de t’enseigner. Au moment clé, c’est l’intersection des données, les paramètres s’interconnectent et les changements deviennent plus rapides, avec une part croissante d’aléatoire. C’est ce que nous vivons maintenant. C’est peut-être difficile et désordonné, mais c’est logique.


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Jed se mordit les lèvres. Il s’en voulut de s’être laissé dominer encore une fois par un embryon de panique. Il ne répondit pas directement à Jiliane.
Remarque, dit-il, je n’ai jamais cru en Boursault. Peut-être même est-ce lui qui t’a dénoncée.
Je ne crois pas.
Et pourquoi ? Cria Jed, avec une force qui le surprit lui-même.

Parce que je pense qu’il est incapable de faire ça, aussi traître et veule qu’il est.
De toute façon, là n’est pas le problème. Son aide nous aurait été bien utile, mais s’il ne veut pas, on se passera de lui. Nous réglerons les comptes après, quand les Anciens…
Il n’acheva pas sa phrase. La lassitude commençait à le gagner.

Il nous reste pas mal de choses à faire. Il faut se débarrasser de ces gens-là, dit-il en désignant les corps.
L’incinérateur domestique fera l’affaire…
Il faut composer les micro-messages pour demain, en expliquant tout de manière claire et structurée. Il ne s’agit pas de faire de faux pas maintenant.
Je m’en occupe.
Ensuite, il faudra s’échapper d’ici. Il ne faut plus que tu sois ici, Jiliane.
Je vais aller chez toi. On nous a peu vus ensemble. Ce devrait être suffisant comme cachette jusqu’après-demain. Qu’en penses-tu ?
Jed ne répondit pas. Il s’empara d’un thermo-laser, qu’il régla à la puissance minimum, pour découper les cadavres. Les sections étaient nettes et propres, immédiatement cautérisées. Et bientôt, un amas de débris humains jonchait le sol de l’appartement. Jiliane assistait au macabre spectacle avec une horreur contenue. Son visage était pâle.

Va te reposer Jiliane, je vais terminer ça.
Je… Je vais composer les micro-messages.
Elle s’éloigna, tandis que Jed détruisait dans l’incinérateur toutes les traces du passage des agents des Brigades. Il répara la porte défoncée en espérant qu’aucun voisin n’avait entendu quoi que ce soit, ce qui était probable, car l’immeuble semblait vide lors des événements.


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Jiliane avait composé les messages et les avait dupliqués pour les distribuer le lendemain au spectacle. Ils se sentaient mieux maintenant.
Partons maintenant, dit Jed en glissant deux thermo-lasers dans sa tunique.
Jiliane sortit devant lui, et en la suivant, Jed remarqua pour la première fois la plante orgasmique qui trônait dans la pièce. Il ferma la porte sans rien dire.
Au-dehors, la nuit était fraîche. Jiliane se serra contre Jed et ils s’éloignèrent.


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Chapitre 7




Le spectacle d’Antodieff était un événement presque historique. Son œuvre était connue dans toutes les cités à travers toutes ses

publications en multi-relief, vidéo-relief et autres ambianceurs. Mais c’était comme le morcellement d’une entité. Il manquait un élément unificateur à cette œuvre qui semblait être un tout parfait dont on ne connaissait que quelques parcelles. D’après les quelques propos qu’Antodieff après parcimonieusement énoncés, ce spectacle devait être une fusion de tous les éléments disparates de son œuvre, un monument unique.
L’influence culturelle d’Antodieff dépassait largement la classe quatre pour laquelle il avait initialement composé. Hormis la classe deux, pour laquelle tout ce qui touchait à l’art n’était qu’un épiphénomène de peu d’intérêt, la classe trois était totalement conquise et les exégèses contradictoires et passionnées s’affrontaient en son sein, sans éteindre un tant soit peu l’intérêt porté à ce musicien. On disait aussi que nombre d’Unis étaient très sensibles aux œuvres d’Antodieff, et que les prêtres commençaient à s’inquiéter sérieusement de cet engouement irrationnel et général.

Antodieff serait-il dangereux politiquement ? » Pensa Jed en se présentant à l’entrée de l’audiforum.
Jed et Jiliane étaient arrivés très en avance, et ils avaient été surpris par le déploiement inhabituel des forces de police qui ceinturaient le lieu. Bien sûr, on attendait beaucoup de monde. C’était sans doute le rassemblement le plus grand jamais vu jusqu’ici. Mais cela justifiait-il une telle méfiance ? Les phénomènes culturels étaient prévus et contrôlés par la Logisphère du pouvoir.

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C’était même une des soupapes de sécurité qui asseyait encore plus le pouvoir des classes supérieures.
Il se passe quelque chose de bizarre » se dit Jed, « ils ne peuvent pas être au courant pour l’organisation. Toute cette police a été amenée indépendamment sur une déduction de la Logisphère que j’ai du mal à appréhender ici »
Il se pencha vers Jiliane.
- Il va falloir être très prudents, en plus de la police, il y a sûrement des indicateurs.
Jiliane acquiesça et ils se présentèrent au contrôle d’entrée qu’ils passèrent sans problème.
L’audiforum avait des proportions gigantesques. Il avait été installé sur un des lieux les plus étendus qui existent parmi les cités, et avait té aménagé entièrement en vue du concert. Sur des milliers de mètres carré, le sol se présentait comme une plaine miniature, avec des petites collines et des vallons artificiels, recouverts d’une sorte de mousse alvéolée où les spectateurs pouvaient s’asseoir, voire s’étendre, confortablement. Au centre trônait une scène aux dimensions colossales, couvert d’instruments complexes innombrables aux fonctions mystérieuses. Avec un manque de symétrie sans doute calculé, sur tout le terrain, des estrades secondaires étaient essaimées, elles aussi croulant sous un matériel sophistiqué et étonnant. À la périphérie du terrain se dressaient, par intervalles réguliers, divers écrans visuels et reproducteurs acoustiques.

La foule commençait à affluer. Quelques dizaines de milliers de spectateurs étaient déjà là. On en attendait près de deux millions.

L’idéal pour une émeute » songea Jed, « c’est sans doute de quoi les Unis ont peur, quoique ici la foule est bien vulnérable ».

Il s’adressa à Jiliane.
- Allons à la scène numéro cinq, c’est là que nous devons avoir nos contacts.
Ils se dirigèrent sans problème vers l’estrade correspondante. À peine arrivé, Jed reconnut une responsable de la cité II. Il eut une fausse expression de surprise, pas trop exagérée, et lui tendit la main en prononçant quelques paroles banales. Aussitôt, l’autre récupéra les


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centaines de micro-messages que Jed avait préparés dans sa paume. Dix minutes plus tard, il recommençait le même scénario avec le responsable de la cité III. Pour la cité IV, après avoir reconnu la personne, il se contenta de déposer les messages au pied de la scène, et l’autre les récupéra immédiatement avec discrétion.

Pendant ce temps, Jiliane, en tant que responsable de la cité I, distribuait des micro-messages à une dizaine d’émissaires qu’elle connaissait dans cette cité. La machine était maintenant en marche. Par ce système de ramifications, et comme tous étaient présents, à la fin de la journée, tout le monde serait prévenu.

L’organisation disposait de militants à des points névralgiques dans de nombreux quartiers. Demain, partout, à la même heure, dans les quatre cités, des organes vitaux allaient être détruits simultanément. Ce sabotage organisé, préparé minutieusement de longue date, allait causer une panique indescriptible. Même ne comptant sur la capacité formidable de d’adaptation et réparation de la Logisphère, le système global de contrôle serait paralysé pendant de nombreuses heures. Il était à prévoir que les classes quatre, soumis à des conditions inhabituelles, auraient des réactions imprévisibles, violentes. Des émeutes allaient éclater, faisant tache d’huile, aggravant encore les dégâts des sabotages, mais aussi entraînant la réponse immédiate guidée par la Logisphère. Et la violence répressive allait commencer…

Les Unis n’étaient par particulièrement tendres envers les contestataires. Les quelques tentatives de révolte qui avaient déjà eu lieu avaient été noyées dans le sang. Rien ne résistait à la tactique précise et meurtrière de la Logisphère, surtout pas des foules déchaînées, dans un état second et influencés par des phénomènes incontrôlables.
L’organisation le savait. Elle savait que la répression qui allait s’organiser immédiatement serait terrible et brutale. Mais l’événement avait quand même été programmé, même si elle était vouée à l’échec. Il s’agissait uniquement d’un leurre pour détourner de la véritable opération, celle d’amener un petit groupe à l’astroport des prêtres et envoyer un émissaire sur Éden auprès des Anciens.

Les réactions des Unis étaient, depuis des lustres, extrêmement


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dépendantes des réponses de la Logisphère. C’était leur moyen de décider, de gouverner. La Logisphère ne pouvait avoir qu’une approche rationnelle des phénomènes, tout aussi complexe que puisse être leur structure. Tout était analysé, disséqué, pesé, étudié dans une logique binaire implacable. Toutes les données recueillies étaient ingurgitées dans la mémoire colossale de la Logisphère, mémoire insatiable, nourrie par des générations de logiciens, et servaient d’éléments de comparaison qui dépassaient de très loin toutes les capacités humaines. Tout cela rendait son verdict irréfutable. Personne ne pouvait prendre de décision plus mûre et plus réfléchie. C’était cette philosophie que les Anciens avaient répandue, celle de la logique structurelle, organisant la pensée et le monde dans toute leur complexité. Désormais, le monde entier était imprégné de cet esprit.

Quelle que soit l’analyse de la situation, la réponse à l’explosion qui allait se produire était claire. La police et toutes les forces armées allaient quadriller les cités et maîtriser les troubles dans une violence rapide et efficace. À l’ampleur de la révolte répondrait immédiatement l’ampleur de la riposte. Bien sûr, la Logisphère prendrait en compte toutes les possibilités. Tous les circuits resteraient en alerte. Et chaque mouvement suspect serait immédiatement examiné et la réponse adéquate y serait apportée. Mais dans un désordre si important, que représentait le mouvement de quelques personnes ? Un danger minime, qui méritait un infime pourcentage du potentiel de répression déployé, potentiel que Jed et ses compagnons pensaient bien maîtriser. C’est ainsi qu’ils avaient décidé de déclencher le mouvement, afin de se rendre sur Éden pour contacter les Anciens. Le froid calcul du nombre de victimes sacrifiées permettait à juste titre de penser que les Unis et leur Intelligence Artificielle passerait à côté du vrai but de l’opération.

La stratégie des insurgés reposait sur deux éléments. Le premier était celui du « point de bascule », où les changements importants pouvaient être déclenchés par des modifications infimes, par un très petit nombre de personnes. Le second était le point faible de tout système totalitaire, à savoir l’impossibilité de concevoir que des êtres humains soient prêts à se sacrifier pour leur liberté.


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Une inconnue restait cependant dans l’analyse : dans quelle mesure les paramètres religieux rentraient-ils dans les calculs de la Logisphère ? A priori, la révolte qui était fomentée avait une coloration politique. Révolte des esclaves contre leur maître, des exploités contre leurs exploitants, du peuple contre les dominants. Depuis des temps immémoriaux, l’histoire semblait jalonnée de tels conflits, même dans les récits des Anciens. Quel pourcentage la Logisphère attribuerait-elle à cette interprétation ? L’organisation taxait sur un pourcentage important ?

Mais ce n’était qu’une supputation.
Les analyses d’ordre théologique étaient mal connues, car sûrement bien dissimulées par les prêtres. Le culte des Anciens était le ciment nécessaire de l’unité de la société, mais nul ne savait si la Logisphère intégrait ceci comme une donnée ou comme un instrument à but politique. La ferveur religieuse des classes quatre et des Unis n’étaient pas à mettre en doute. Par contre, dans les autres classes, on soupçonnait certaines franges opportunistes d’utiliser la religion à des fins plus ou moins avouables. Quant aux prêtres de la classe un, Jed et son organisation était persuadés qu’ils étaient entièrement corrompus, et que, pour conserver leur ascendance spirituelle, ils avaient détourné le message primitif et voilé le regard des Anciens sur le devenir de leur propre création.

C’est ce à quoi ils voulaient s’attaquer. Leur foi dans les Anciens était inébranlable. Ils savaient que ceux-ci, une fois la réalité de la situation rétablie à leurs yeux, refonderaient une société aux équilibres plus harmonieux.
Ce que pouvait comprendre la Logisphère sur le sujet était une grande inconnue. Pourra-t-elle analyser assez vite les motivations de Jed et ses compagnons pour y parer ? Saura-t-elle comprendre assez vite l’importance fondamentale de ces quelques personnes en route vers l’astroport ? C’était le grand risque qu’avait accepté de courir l’organisation. Dans une froide logique, dans une analyse rigoureusement politique et efficiente, les obstacles devraient être surmontés. Et le réveil des Anciens de la prophétie, désigné par les prêtres par le nom savant et ancestral de « parousie », ne pourra plus rester alors qu’une simple incantation pour maintenir la crédulité des


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peuples. Mais si les analyses religieuses de la Logisphère étaient sous-estimées, les obstacles pourraient devenir insurmontables et l’opération risquait un échec cuisant et coûteux.

Jed préféra ne pas y penser. Il récita une prière aux Anciens en guise d’exorcisme à cette pensée.
Depuis les événements de la veille, il était dans un état de tension nerveuse extrême. L’action de fourmi, menée depuis si longtemps par l’organisation, allait enfin aboutir et reposait en dernier ressort sur lui. Il se sentait investi d’une sorte de mission sacrée. Dans les paroles et les prières des prêtres sur la parousie, il était vaguement question d’une personne précédant le réveil des Anciens. D’une manière très floue, il semblait que le réveil des Anciens fût conditionné par une séquence d’actions inhabituelles, voire de bouleversements, causé par des humains. Jed s’identifiait quelque peu à cette notion, et d’une manière trouble, il pensait qu’il avait quelque chose à voir avec ces prophéties. Aussi était-il plein d’espoir et d’une ferveur quasi-mystique pour sa mission, même si la proximité de l’événement le paniquait un peu. Il pensa à Jiliane et tourna la tête vers elle. Elle n’avait jamais montré d’engouement, qu’il soit politique ou religieux. Mais jamais elle n’avait fait défaut, et Jed pensait que ses motivations étaient purement humanistes.

Comme si elle sentait le regard posé sur elle, elle se tourna vers Jed. Ses yeux brillaient d’un éclat inhabituel. Elle lui sourit.

- Ça va bientôt commencer, je pense, dit-elle
Jed, perdu dans ses pensées, avait presque oublié Antodieff, ce monstre sacré des classes quatre. Il regarda autour de lui. L’audiforum était plein. Des centaines de milliers de personnes s’étaient rassemblées là, comme pour une immense célébration. Assis ou étendus sur la mousse alvéolée, les gens attendaient en fumant des cigarettes d’herbe édénienne, ou en mâchant des feuilles d’aloème. Une impression de paix et calme émanait de la foule, comme si une communication muette s’était établie entre les gens.

Jed prit la cigarette que lui tendait Jiliane et l’alluma. Il se détendit et ferma les yeux un moment. Il commençait à se sentit bien. Un murmure parcourut l’assemblée, quand les éclairages s’estompèrent et que la nuit se fit graduellement dans l’audiforum. Jed s’étendit sur


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le sol, légèrement en pente.
La scène centrale s’éclaira et Antodieff apparut. Silhouette fantomatique, c’était un être incroyablement grand et maigre, aspect rehaussé par la longue cape noire qu’il portait. Son visage, dupliqué à l’infini sur les divers écrans relais, comme taillé à coups de hache, avait une beauté fascinante et diabolique. Il regardait le public avec une expression où se mélangeait la noblesse te l’amour. Une ovation folle et grandiose l’accueillit. Il sourit, salua en levant les bras. Les capteurs optiques reproduisaient sa silhouette sur tous les écrans, et cette ubiquité lui assurait comme une toute- puissance sur la foule qui se sentit un peu subjugué par cette présence multiple.

La lumière décrut sur la scène centrale tandis que simultanément les scènes auxiliaires s’éclairaient graduellement. Antodieff se retourna et se dirigea vers son pupitre de commande, grand comme celui d’un archaïque vaisseau interstellaire.

Quelle esbroufe ! » Pensa Jed, pourtant médusé par cette imposante démonstration.
Les écrans s’illuminèrent et des images conditionnantes commencèrent à défiler. Jed ne reconnut pas les images auxquelles il était habitué. Celles-ci avaient un pouvoir beaucoup plus grand, il s’en dégageait une force persuasive intense, quasi-hallucinante. Il ferma les yeux comme pour échapper à cette impression, et il s’aperçut que la musique avait déjà commencé ! Il n’en avait pas senti le début.
La musique venait de partout et de nulle part à la fois, très ténue, mais présente, fortement présente, comme s’il s’agissait d’une musique intérieure, propre à lui-même. Il rouvrit les yeux, les images sur les écrans avaient changé, mais sans qu’il puisse dire en quoi. Des différentes scènes s’élevèrent des particules lumineuses qui s’agglomérèrent et se mirent à voyager aléatoirement au-dessus du public, tels des courants de lumière solide, créant une fascination féerique presque enfantine. La musique était maintenant plus distincte, plus obsédante, et pourtant sans rythme ni ligne mélodique. Les vibrations agissaient physiquement, dans le corps même des auditeurs. Les particules lumineuses éclatèrent une à une, silencieuses, diffusant discrètement des rayonnements multicolores


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de toute beauté.
Une impression de bien-être envahit Jed, qui se laissa aller au gré de ce spectacle hypnotique. Chaque atome de son corps semblait vibrer à l’unisson de la musique. Son cerveau fonctionnait avec une clarté fabuleuse, et toutes les sensations lui parvenaient avec une acuité totalement inhabituelle. Tout en libérant ainsi son esprit, il pouvait penser parallèlement à tout ce qu’il désirait. Il analysait avec clairvoyance ses sensations, comme si sa pensée était détachée de son corps. Il ressentait à la tâche qui l’attendait bientôt, et il ne ressentait plus aucune angoisse, plus aucune peur. Il se sentait pleinement confiant en lui- même, en ceux qui l’entouraient. Une sorte de fusion inspirée dans une unité.

Il restait pourtant lucide. La musique vibrait en lui, les images et les jeux de lumière le fascinaient, mais il semblait rester maître de lui-même. Tout cela lui rappelait fortement les cérémonies du culte, avec ses déploiements d’artifices et de spectacles, mais il se sentait bien.
Il huma dans l’air le parfum qu’il reconnut comme un mélange de plantes édéniennes, légèrement hallucinogènes. Il respira fortement et s’apaisa. Une sorte d’assoupissement conscient le prit. Il n’écoutait plus la musique, il était la musique ! Il ne voyait plus les lumières, il était les lumières ! Communion mystique créée par le génie d’Antodieff, que tout le monde partageait à cet instant. Une parcelle d’éternité donnée à tous, un moment de vie à l’état brut. Jed perdit toute notion du temps pour se fondre dans l’œuvre qui continuait de marteler sa musique et faire défiler ses images.

Quand graduellement tout se tut, il lui sembla que ça n’avait duré que quelques minutes. La foule resta longtemps comme prostrée dans un état extatique. La lumière se fit petit à petit. Antodieff avait disparu de la scène centrale. Il n’attendait sans doute aucun applaudissement ou ovation. Il n’y en eut pas. Le long silence qui suivit la fin du concert était sans doute le meilleur remerciement. Les gens sortaient comme engourdis d’un rêve. Jed s’étira comme s’il avait dormi très longtemps, la tête remplie de choses indescriptibles, d’images incohérentes mais sublimes. La réalité fondit sur lui à toute vitesse, et il retrouva la matérialité de son quotidien en un seul bloc.


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Cependant, il ne se sentait plus pareil. Il n’avait pas perdu ses angoisses, ses indécisions. Mais celles-ci ne lui faisaient plus peur. Il se dit que cette impression allait bientôt cesser, quand s’estomperaient les effets de ce spectacle hypnotique.
Il se leva lentement. Déjà, la foule gagnait en silence les sorties. À ses côtés, Jiliane se leva aussi. Il la regardait. Elle semblait transformée. Ses yeux pétillaient, son visage avait pris une énergie nouvelle. Elle s’étira aussi langoureusement. Ils échangèrent un long regard. Jed eut l’impression que pour la première fois, il se passait quelque chose. Ils restèrent silencieux.

Au-dehors, une réalité plus brutale les attendait, avec les forces de police qui canalisaient les sorties. Mais les policiers regardaient, quelque peu hébétés, les gens ressortir comme s’ils étaient différents de ceux qui étaient entrés. Ils n’avaient pas l’air de comprendre ce qui s’était passé, et semblaient même avoir un peu peur de cette expression sereine de force qu’ils voyaient devant eux.

Jed et Jiliane se retrouvèrent peu à peu seuls à déambuler dans les rues. Ils n’avaient toujours pas dit un mot, mais n’en ressentaient pas le besoin. Au bout d’un temps indéfini, ce fut Jed qui rompit le silence.
- Je n’ai pas compris ce qui s’est passé, mais je me suis…
Il s’arrêta de nouveau. Ils se regardèrent un instant puis éclatèrent de rire. Puis Jiliane prit la parole.
- Tu vois, Jed, c’est pour ça que je me bats.
C’est comme si elle répondait à une question que Jed avait voulue mille fois poser sans jamais le pouvoir.
Jed aspira une grande bouffée d’air frais. Il se sentait bien. Il ne voyait pas bien quel était le sens exact de la phrase de Jiliane, mais au fond de lui-même, il avait compris.












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Chapitre 8




Quand Prad pénétra dans la salle du conseil, il fut agacé de voir que Desmone l’avait précédé. Elle contemplait le lac devant elle avec une sorte de recueillement religieux et ne l’avait pas entendu rentrer. Quelque peu gêné, il toussota bruyamment. Elle se retourna et lui sourit.
Oh bonjour Prad. Vous voyez, je vous ai volé votre instant de solitude habituel dans ce lieu. Mais moi aussi j’en vais besoin, surtout aujourd’hui.
Prad se sentit encore plus agacé de savoir qu’elle avait compris son désir irrationnel de s’isoler avant chaque séance du conseil. Il feignit d’ignorer le début de sa phrase, et appuya, comme en compensation, sur les derniers mots quelque peu sibyllins.

Surtout aujourd’hui ?… Questionna-t-il
Desmone ne répondit pas. Elle laissa un long silence, tout en regardant le lac, irisé par la lumière du jour. Elle sembla sauter du coq à l’âne :
Avez-vous entendu parler du spectacle d’Antodieff hier ? Prad eut un geste d’énervement.
Mais qu’est-ce que vous avez tous ? Ça fait je ne sais combien de fois que l’on m’en parle aujourd’hui !
J’y étais, vous savez !
Prad en eut le souffle coupé.
Quoi ! Vous, une Uni, au spectacle des classes quatre !
Rassurez-vous, j’y étais déguisée, incognito.
Mais vous vous rendez compte du risque que vous avez pris ! C’est tout à fait inconvenant !

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Ça s’est très bien passé, et je ne regrette pas le moins du monde.

Vous êtes irresponsable Desmone ! Soit vous abusez de l’aloème, soit vous êtes dans une mauvaise période. Il vous faudrait un consultant-psy. Vous vous perdez dans des schémas irrationnels et vous oubliez votre condition d’Uni. Vous êtes sur une mauvaise pente, méfiez-vous. C’est en toute amitié que je vous donne ce conseil.
Vous ne m’impressionnez pas. Il s’est réellement passé quelque chose hier. Je le sens. C’est plus fort que moi. C’est au-delà de ce que je peux expliquer.
Prad sentit l’énervement monter en lui.
Ah oui ? Il s’est passé quelque chose ? Eh bien, vous ne croyez pas si bien dire. Mais c’est sûrement autre chose que toutes vos billevesées. Attendez un peu mon rapport dans quelques minutes. Ce n’est pas pour rien que j’ai convoqué ce conseil extraordinaire. Vous avez peut-être eu des émotions hier, vous allez en avoir aujourd’hui. Et ce ne sont pas des sensations éthérées et artistiques du style de votre Antodieff ! C’est quand même incroyable. Qu’on endorme les classes quatre, passe encore, mais que ça arrive aux Unis !

Desmone avait blêmi. Ses lèvres tremblaient, et elle n’arrivait pas

articuler une seule parole. La colère de Prad l’avait paralysée. Voyant cela, Prad se calma.
Excusez-moi, je n’aurais pas dû me laisser emporter comme ça. Nous ne sommes que des humains, et depuis hier, je suis sous tension. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, et il a l’air de se passer des choses graves.
On dirait, en effet !
Dans quelques minutes, vous aurez l’explication.
Il alla directement s’asseoir à son siège, sans un regard au magnifique paysage dévoilé par la baie vitrée. Déjà, la salle commençait à se remplir. Une effervescence inhabituelle agitait l’assemblée pour cette réunion extraordinaire. Quand tout le monde fut à sa place, Prad prit la parole.
Je vous ai convoqués ici exceptionnellement, car des choses importantes sont sur le point de se produire. Il semblerait qu’une insurrection organisée soit prête à éclater parmi les classes quatre.


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Un murmure parcourut la salle. Chacun se mit à parler avec ses voisins, voire à s’invectiver. Prad leva les bras pour les clamer. Un des Unis intervint.
Qu’est-ce qui a donc changé fondamentalement depuis notre réunion ?
Le dire exactement est du ressort de la Logisphère ; je vous joins ici son analyse. Cependant, on peut la deviner. Tout part d’une arrestation du dénommé Vidor dont nous avons parlé la dernière fois. En l’état des faits à ce moment-là, l’analyse situait le phénomène comme un incident isolé, peu susceptible d’être intégré dans un ensemble cohérent organisé. Or, depuis il s’est produit quelques événements qui ont étayé la thèse contraire.

Il fit une pause. L’audience attendait avec impatience.
Cette nuit, la police, grâce à nos espions, a arrêté le porteur d’un micro-message, ce qui laisse déjà deviner une forme d’organisation structurée.
Que disait ce message ?
L’homme l’a détruit dès son arrestation et il a mis aussitôt fin à ses jours. Nous n’avons pu en savoir plus.
Et alors, comment avez-vous pu faire le lien avec l’arrestation de Vidor ?
Ce n’est pas moi, c’est la Logisphère.
Vous devez pourtant savoir d’où vient sa déduction ?
Prad reconnut celui qui avait posé la question. C’était le jeune Uni qui l’avait déjà apostrophé plusieurs fois. Cette fois-ci, il avait encore visé juste. Mais Prad ne fut pas gêné pour lui répondre.

Écoutez, nous pouvons maintenant parler franchement. L’événement est de taille et il est inutile de nous voiler la face. Vidor avait lâché quelques noms, très vaguement, sans cohérence. Une action officielle n’était pas possible. Les Brigades du Destin s’en sont chargées.
Un souffle silencieux passa dans la salle. Effectivement, personne n’ignorait les liens que la police entretenait avec les Brigades. Il était seulement malséant, voire interdit, d’en parler officiellement. Le fait que le Président évoquait lui-même ce fait conférait donc une grande importance à l’événement.


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Il s’est passé deux choses cette nuit, continua Prad. D’abord, l’homme arrêté était aussi sur la liste des Brigades fournie par Vidor, et de plus, une autre équipe des Brigades a disparu alors qu’elle était supposée interroger une des personnes de la liste. Je pense que tout cela a conduit la Logisphère à la conclusion suivante : forte probabilité d’une organisation structurée et active importante des classes quatre.

Vous avez parlé d’insurrection, s’enquit un des membres du conseil.
Exact. C’est là la première conclusion de la Logisphère, sur l’organisation des classes quatre. L’autre parle d’insurrection imminente. La démarche logique peut, ici aussi, se comprendre. D’abord, il y a le micro-message. Il a été distribué au concert d’Antodieff. Il y en sûrement d’autres, car toutes les cités étaient réunies, c’était un moment idéal. On peut aisément deviner que si les contacts ont eu lieu à une si large échelle, c’est qu’il se trame quelque chose d’envergure. D’autres données ont été sûrement été retenues aussi par la Logisphère.

Dans la salle, un des logiciens de service se pencha vers un Uni et discuta longuement avec lui. Ce dernier intervint ensuite.

Il y a aussi quelque chose qui peut nous aider à comprendre. Rappelons-nous cette loi qui veut qu’à un nœud « historique », dirons-nous, les paramètres interfèrent et se mêlent avec de plus en plus de rapidité, ce qui aboutit à des changements brusques. Ceci expliquerait le revirement d’analyse de la Logisphère.

Prad s’en voulut de n’avoir pas pensé à cela. Il balaya l’intervention d’un geste.
C’est juste. Quoi qu’il en soit, la conclusion est tombée ce matin. Elle justifie un état d’alerte, c’est pour cela que vous êtes là maintenant.
Ce fut Desmone qui prit la parole à la suite.
Mais que signifie une insurrection des classes quatre ? C’est de la folie de leur part. Toute tentative est vouée à l’échec, et ils doivent le savoir.
Historiquement, vous avez raison. Mais il y a des sursauts régulièrement. La dernière révolte est très loin, peut-être oubliée des


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classes quatre. De plus, ils peuvent penser qu’avec une organisation suffisante, ils peuvent réussir.
C’est mal connaître la puissance de réponse de la Logisphère.

Je suis bien d’accord avec vous.
Le jeune Uni intervint encore une fois.
Mais quel est leur but en se faisant massacrer comme ça ?

J’ai bien mon idée là-dessus. Mais interrogeons donc la Logisphère.
Sur le champ, le terminal de la salle fut entouré des logiciens, qui obtinrent rapidement une réponse. L’un deux la présenta au conseil.

La Logisphère propose plusieurs interprétations, et pour une fois, ne se prononce pas en faveur de l’une ou l’autre, en donnant à peu près une probabilité égale.
La première est une solution dirais-je « politico-révolutionnaire ». Les classes quatre sont suffisamment ignorants des mécanismes du pouvoir pour vouloir s’en emparer. Bien sûr, il ne s’agit pas pour eux de remplacer les Universels, d’après la Logisphère. Ils attribuent aux Unis, dans tous les cas, une compétence certaine et irremplaçable. Il s’agirait pour eux de renverser l’appareil policier militaire ou répressif, et de donner une démonstration suffisante de puissance pour que le conseil soit obligé de gouverner dans leur sens. Ils ont à leur avantage, dans cette solution, leur nombre, bien sûr, et la fait, qu’en cas de réussite, même partielle, une majorité des classes deux et trois leur serait favorable.

Prad haussa les épaules.
Cela sous-entendrait aussi une victoire « militaire » de leur part. Et ceci est évidemment hors de question. Ils n’ont aucun moyen de contrecarrer nos dispositifs de riposte.
Cela, ils ne le savent sans doute pas ou peu, du moins pas encore.
Prad ne releva pas le cynisme de la réponse.
Continuons, dit-il.
La seconde interprétation est de type « réformiste ». Par une démonstration de force suffisante, fut-ce au prix de grands sacrifices, les classes quatre chercheraient à attirer l’attention sur eux et leur rôle important. Ils pourraient ainsi espérer avoir un poids politique


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plus avantageux, et une amélioration de leur condition. Là encore, ils peuvent compter sur l’appui des classes deux et trois, ainsi que sur le fait qu’ils sont capables de désorganiser l’appareil productif de notre système, du moins pour quelque temps.

C’est effectivement plausible, admit Prad ? Ce pourrait être un moyen de résoudre la crise, en négociant ça avec eux. Mais on ne sait encore pas quelle tournure les événements vont prendre.

Puis il ajouta, comme s’il avait oublié quelque chose.
Sitôt après le conseil, chacun rejoindra sa zone de contrôle qui sera mise en état d’alerte. Toute tentative devra être immédiatement étouffée. Il faut limiter les bavures au maximum, éviter le plus possible la destruction de l’appareil productif. Vous avez carte blanche.
Il s’arrêta brusquement, et se tourna vers le logicien pour le prier de continuer. Celui-ci reprit.
La dernière interprétation est d’ordre théologique. Les classes quatre sont très imprégnés du culte des Anciens, et attendent leur retour comme une délivrance, ce que les prêtres eux-mêmes appellent la « parousie ». Cette attente crée chez eux un sentiment de frustration et il en résulte une certaine agressivité envers la classe des prêtres. Ils pourraient lors d’une révolte contester le pouvoir des prêtres et s’en prendre à eux.

« Voilà quelque chose qui me satisfait plus » pense Prad en son for intérieur. « Voir les prêtres contestés ne me déplairait pas trop, et nous pourrions nous servir de cet événement pour réduire leur influence ».
Il ne dit bien sûr pas un mot sur ces pensées, que d’autres Unis partageaient d’ailleurs certainement. Il se contenta d’ordonner.

Il faut renforcer les dispositifs de sécurité autour des institutions du culte et autour des prêtres.
La Logisphère y a déjà pensé.
La réponse avait une connotation méprisante. Prad voulut rabrouer le logicien, quand la lumière rouge du standard se mit à clignoter. Il appuya sur la touche correspondante, un informateur apparut sur l’écran de sa table, qui se mit aussitôt à parler.

- Monsieur le Président, la police m’a chargé de vous


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communiquer ceci, car cela pourrait se révéler urgent : « En remontant la filière des Brigades du Destin, la police vient d’arrêter le chef de la confrérie des marchands, nommé Boursault. Il semblerait avoir à faire avec l’organisation des classes quatre, à travers une classe quatre même, du nom de Jiliane. Cette dernière a disparu. Elle devait être interrogée par les Brigades…

Ça va, je connais la suite. Où est Boursault ?
Il est actuellement en garde à vue. La police ne l’a pas encore interrogé.
Passez-le-nous sur le grand écran, nous allons lui poser quelques questions.
Il mit brièvement l’assemblée au courant. Puis la salle s’assombrit et l’immense baie vitrée s’opacifia pour se transformer en écran géant fluorescent. Quelques secondes après, le visage de Boursault apparut, démesurément agrandi en un gros plan à la limite du grotesque. Beaucoup d’Unis connaissaient Boursault, ses fonctions, et aussi ses actions plus ou moins licites, sur lesquelles tout le monde fermait les yeux. Il n’était pas très aimé dans le conseil.

Bonjour, Boursault.
La voix de Prad résonna lugubrement dans la salle où se trouvait l’interpellé. Ce dernier regarda autour de lui, avec une expression de surprise apeurée.
Inutile de nous chercher, tu ne peux pas nous voir, mais nous, nous t’entendons et te voyons. Tu es actuellement en présence du conseil des Unis, et nous avons quelques questions à te poser.

Une expression de panique passa sur le visage de Boursault. Il essaya de se maîtriser, mais pas un mouvement, pas une expression ne pouvait échapper aux spectateurs de l’immense grossissement de son portrait.
Nous irons droit au but. Tu connais bien une certaine Jiliane ? Boursault avala péniblement sa salive. Il essaya d’affermir sa

voix.
Oui, nous nous connaissons depuis très longtemps. Nous nous voyons d’ailleurs souvent. Pas plus tard qu’avant-hier, elle…

Nous la soupçonnons de faire partie d’une organisation subversive.


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Boursault, qui récupérait à une vitesse phénoménale, feignit une expression de surprise. Mais l’image transmise révéla immédiatement la supercherie.
Ne nous dis pas que tu n’en savais rien. Boursault s’adapta très vite.
C’est-à-dire que nos rapports étaient… sont plutôt du genre affectif. C’est une fille passionnée. Elle m’a parfois parlé d’une organisation dont elle faisait partie dans les classes quatre.

Quels rapports as-tu avec cette organisation ?
Moi ? Aucun ! Son idéologie ne m’intéresse pas.
On le sentait visiblement mal à l’aise, de petites gouttes de sueur commençaient à perler sur son front.
Ne nous mens pas. La Logisphère parle d’une alliance entre la confrérie et cette organisation.
Mais c’est faux ! Tout au plus…
Il lui fallait jouer serré. Le conseil des Unis savait certaines choses, il ne fallait pas essayer d’obvier là-dessus. Cependant, il fallait montrer qu’il ne s’était impliqué que par faiblesse, d’une manière infime, sans conséquence. Il ne fallait rien dévoiler d’important. Sur ce point, il avait eu raison de se tenir à l’écart des projets, et de refuser d’en savoir trop. Encore une fois, son flair allait peut-être le tirer d’un mauvais pas. Il reprit.

D’après ce que m’a dit Jiliane, j’ai compris qu’il s’agissait d’une secte religieuse, voulant purifier le culte des Anciens.
Pourquoi n’en as-tu jamais fait mention à la police ?
Pour moi, il ne s’agit que d’une bande d’illuminés. Je leur ai juste prêté mon concours ponctuellement. Je ne savais pas…

Comment, tu ne savais pas ? Tu es l’homme le plus informé de toutes les classes réunies !
Vous me surestimez. C’est parfois vrai. Dans le cas de Jiliane, ce n’est pas le cas.
Cela tournait à la joute oratoire. Boursault semblait déjà plus à l’aise. Prad coupa court à ce jeu.
Comment les as-tu aidés ?
J’ai mis parfois mis les structures de la confrérie à leur disposition pour passer des messages, je leur ai donné quelques


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informations.
- De quels types ?
On arrivait sur le terrain dangereux.
Ce n’est pas très précis. C’était au cours de nos conversations. Jiliane me posait des questions. C’était surtout sur la disposition des cités, des usines.
Que sais-tu de leurs intentions ?
Pas grand-chose. Leur but me semblait vaguement politico-religieux. Jiliane parlait des Anciens, de leur création détournée. Ils veulent remettre les choses dans le droit chemin. Tout ça dans un pathos qui me semblait des élucubrations de classes quatre parfaitement inoffensives.
Prad regardait le visage agrandi sur l’écran. Boursault était un homme remarquable, mais il n’arrivait pas très bien à dissimuler sa gêne. Il cachait certaines choses qu’il allait être difficile de lui faire dire. Il s’apprêtait à la questionner encore, quand un voyant clignota avec insistance sur son écran. Il brancha d’office la communication sur le système audio de la salle. Une voix précipitée se fit entendre.

Monsieur le Président, des nouvelles arrivent de partout. Une véritable insurrection est en train d’éclater de toutes parts. Dans toutes les cités, des points névralgiques sont touchés. Il semblerait qu’un sabotage des points critiques ait été programmé partout à la même heure. Il va y avoir des réactions, il faut…

Prad coupa net. Puis essayant de garder son calme, il s’adressa à Boursault, qui, ayant tout entendu affichait une expression d’incrédulité, cette fois-ci non feinte.
Alors Boursault, tu disais inoffensif !


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Chapitre 9




Jed plaça la charge explosive juste en dessous du système d’air conditionné de l’atelier. Il amorça la bombe. Il n’avait plus maintenant que deux minutes avant l’explosion.
Il se rua à perdre haleine dans les couloirs. Les quelques personnes qu’il croisa le regardaient ahuris. Un garde essaya de s’interposer, mais Jed le bouscula violemment, sans interrompre sa course.
L’explosion lui sembla gigantesque. Pourtant, le bruit fut très étouffé et le souffle ne le renversa même pas. Dans quelques minutes, l’air serait irrespirable dans l’usine, et les gens commenceraient à s’affoler. Il regagna son poste, qu’il avait délaissé à peine quelques instants.
Déjà, l’effervescence régnait. La maîtrise tenait des conciliabules sous le regard interloqué des classes quatre. Puis la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, la climatisation avait sauté, et il fallait évacuer immédiatement.
Un mouvement de panique commença à se créer. La maîtrise essaya en vain de clamer les classes quatre qui s’énervaient. Il y eut des bousculades, des invectives et même quelques coups. Les gardes voulurent intervenir, mais le mouvement était lancé et ils furent à leur tour bousculé, débordés par le nombre. Ils ne voulurent pas faire usage de leur arme, et tirèrent en l’air pour toute sommation. Ils furent à leur tour débordés par le nombre. L’affolement devint endémique. Jed essaya d’organiser ce mouvement spontané avec peu de succès. La chaleur commença à être étouffante, la panique était à son comble. Les gens commencèrent à se révolter violemment.

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Sous la supervision de la Logisphère, la riposte s’enclencha sans tarder. Des cloisons indestructibles commencèrent à s’abaisser en divers endroits, isolant tous les groupes de révoltés, les enfermant dans l’attente des renforts. Les mutins, se voyant ainsi prisonniers, réduits à l’impuissance, furent pris d’une rage folle. Dans un instinct destructeur incontrôlé, ils se mirent à tout saccager, mettant en pièce tout ce qui leur tombait sous la main.

Jed avait suivi l’avant-garde des révoltés, et avait ainsi évité l’isolement. Ils arrivaient maintenant à la sortie de l’usine. Ses compagnons hésitèrent, ne sachant que faire après leur première colère.
- Allons à la cité, leur cria Jed, d’autres nous y attendent.
Un tir laser passa juste au-dessus de sa tête. Il se jeta au sol et répliqua au jugé avec le thermo-laser dont il s’était occupé, visant la sortie. Puis il jugea prudent de se mettre à l’abri, il avait encore un long chemin à parcourir. Il rampa vers une encoignure proche de la sortie. Au poste d’entrée, un homme essaya de fermer le sas, mais il fut aussitôt neutralisé par les insurgés. La résistance était maintenant quasiment nulle, et le petit groupe se rua au-dehors, rejetant les derniers opposants dans l’herbe édénienne qui bordait la piste. Les luttes sporadiques avaient déjà réduit leur groupe. Ils se mirent à courir sur la piste. Plusieurs fois, à des intersections, ils rencontrèrent d’autres fuyards, et durent aussi livrer quelques combats contre des gardes désemparés, qui s’enfuyaient souvent plutôt que de les affronter. Le plan d’insurrection semblait avoir bien fonctionné. Maintenant, l’alerte générale avait été déclenchée, et les renforts n’allaient pas tarder à arriver.

Jed se mit à hurler.
Vite, allons à la cité avant l’arrivée de l’armée, nous y serons plus en sécurité que sur ces pistes !
Ils coururent tous comme des dératés. Arrivés aux portes de la cité, des soldats les accueillirent par quelques rafales menaçantes, qui les obligèrent à se détourner et à chercher une autre entrée. Mais l’armée s’était très peu déployée aux alentours de la cité, et beaucoup de portes n’étaient pas gardées. Comme l’avait prévu Jed, le système de riposte concocté par la Logisphère s’était mis en route, et avait


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désactivé les identificateurs biologiques pour permettre le passage rapide des troupes des Unis. Ce furent les classes quatre qui en profitèrent. Arrivé à l’intérieur, Jed leur cria :
Dispersons-nous, nous serons moins vulnérables ! Puis il pensa :
« Adieu camarades, et merci. Je ne sais plus maintenant ce que

vous allez faire, mais moi, j’ai une tâche à accomplir. »
Un tir meurtrier le frôla. Il eut la présence d’esprit de se plaquer contre un mur. Les renforts arrivaient en nombre, avec un équipement et des armes sophistiquées. Les mutins n’avaient guère de chances contre eux, mais Jed pouvait utiliser le chaos ainsi créé. Pour la Logisphère, il n’était qu’un fuyard comme les autres, une armée entière ne se mobiliserait pas contre lui seul pour l’instant.

Il s’engouffra dans une petite ruelle, en priant les Anciens que les soldats ne le poursuivent pas. Il parcourut tout un dédale de rues dans les quartiers qu’il connaissait bien, évitant les grandes artères où il entendait une effervescence qui sentait la mort. Il était seul. Les gens s’étaient barricadés chez eux.

C’était un mauvais signe pour Jed. L’armée allait utiliser ses détecteurs et détruirait tout ce qui était vivant dans les rues. Il se fit plus prudent. Bien lui en prit, car, au détour d’une rue, il aperçut une patrouille. Il s’engonça immédiatement dans un pas de porte assez profond pour se dissimuler. La patrouille ne semblait pas être pourvue de détecteurs, et passa sans l’apercevoir. Jed reprit sa route, il avait un rendez-vous précis avec Jiliane qui devait l’accompagner vers l’astroport. Il lui fallait faire vite.

Il avançait pourtant avec une précaution infinie. Il entendait de partout jaillir des ordres et des vociférations de soldats ou policiers, et parfois des bruits de combats sporadiques, et il avait fort à faire pour trouver des rues désertes.
une intersection, il aperçut un homme seul poursuivi par deux policiers. Jed le reconnut, c’était un des responsables de l’organisation pour la cité. Il semblait en mauvaise posture et n’avait pas d’arme. Un des policiers le mit en joue, mais Jed agit immédiatement, et l’abattit sur le champ avec son thermo-laser. L’autre policier prit peur, craignant d’affronter tout un groupe


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d’insurgés, et il battit en retraite. Les deux compagnons se rejoignirent en se congratulant dans un grand éclat de rire, qui ressemblait plutôt à un jet de vapeur s’échappant d’une soupape sous pression.
Jed ! Par les Anciens, quelle chance. J’ai bien cru que j’allais y rester !
Heureux de te voir. Je me sentais bien seul. Nous allons pouvoir faire un tour ensemble. Quelles sont les nouvelles dans ton secteur ?
Une véritable insurrection ! On dirait que la vanne s’est ouverte tout d’un coup. Tout a explosé d’une manière incontrôlée.

Chez nous aussi, mais la répression s’est vite mise en place.

Les gens commencent à rentrer chez eux. La plupart vont y échapper.
Je ne sais pas, nous verrons. Je dois repartir tout de suite. Il faut que je rencontre quelqu’un, il me reste peu de temps.
Je viens avec toi.
Alors, dépêchons-nous.
Ils repartirent dans le dédale des rues. Le point de rendez-vous avec Jiliane n’était maintenant plus très loin. Pourtant, ils mirent longtemps à y arriver. L’effervescence était à son comble. La police et l’armée étaient omniprésentes. Chaque ruelle, chaque intersection était autant de guet-apens qu’il fallait éviter. Et ce fut assez difficilement qu’ils arrivèrent sans accrochage.

Jiliane était là, elle les attendait patiemment, comme si les bruits et la fureur autour d’elle n’existaient pas. Elle eut un petit sourire en apercevant ses compagnons.
Bonjour, ça s’est bien passé pour vous ?
Tout juste ! Mais on s’en est tiré. Ça devient de plus en plus difficile de circuler. Les classes supérieures contrôlent presque entièrement la situation.
Ça ne présage rien de bon pour la suite.
La suite ? Interrogea leur nouveau compagnon.
Jed le regarda. Bien sûr, peu de personnes étaient au courant.

Oui, nous allons à l’astroport.
L’astroport !
Jed apostropha son camarade, qui les regardait bouche-bée.


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Oui, à l’astroport. Nous en avons assez de prier et de rêver au réveil des Anciens. Tu sais bien que les prêtres forment un écran entre nous et nos fondateurs. Nous allons crever cet écran, il est temps maintenant.
L’autre avala péniblement sa salive.
mais l’astroport est loin, ça va être difficile.
C’est bien ce qui nous préoccupe.
Je viens avec vous.
Non merci, mon ami. Tu as déjà beaucoup fait. Va te mettre à l’abri. Essaie de sauver ta peau. On aura encore besoin de toi, quoi qu’il arrive.
Dépêchons-nous, dit Jiliane, chaque minute compte.
Ils saluèrent leur camarade et se mirent en route.
Aussitôt, les difficultés commencèrent. Il fallait ressortir de la ville, qui était quadrillée par les forces de l’ordre. Quelques batailles de rue faisaient encore rage, mais on sentait la fin du soulèvement.

Jed et Jiliane couraient dans les ruelles, se faufilaient dans les passages, s’enfonçaient dans des caves pour échapper aux patrouilles. Le temps jouait contre eux, la confusion s’estompait.

Arrivés à la hauteur de la sortie qu’ils visaient, ils eurent une amère déception. Si les identificateurs biologiques avaient été certainement désactivés, une dizaine de soldats étaient là en faction, vigilants, interdisant tout mouvement de ce côté.
On ne pourra pas passer, soupira Jiliane.
On ne peut pas abandonner maintenant, il faut se débarrasser d’eux.
Tien voilà pour toi.
D’une petite sacoche, Jiliane sortit deux grenades à rayonnement.

Avec ça, on a une chance si on les prend des deux côtés à la fois. Je vais à gauche.
Jed prit les grenades des mains de Jiliane, qu’il garda un instant dans les siennes. Ils échangèrent un regard. Ils tremblaient de peur tous les deux.
On y va !
Ils se séparèrent. Jed s’approcha le plus possible avant de se trouver à découvert. Les autres étaient à peine à quelques dizaines de


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mètres, ne se doutant de rien. L’effet de surprise allait jouer. Jed prit une grenade d’une main et son thermo-laser de l’autre. Il aspira une grande bouffée d’air, et se rua vers la sortie pour se trouver à portée des soldats.
Un soldat l’aperçut, et il tira d’un geste réflexe. Mais son tir était mal ajusté, et n’atteignit pas Jed qui riposta aussitôt. L’autre s’écroula avant d’avoir pu tirer de nouveau. Déjà, les autres tiraient au jugé. Jed lança sa grenade. Une formidable explosion retentit, et il sentit une brûlure lui labourer l’épaule, qui le plaqua au sol.

Presqu’au même moment, une autre explosion retentit plus en aval, tout aussi meurtrière. Jiliane passait à l’action. À travers la fumée qui retombait, Jed se mit à tirer comme un forcené sur les soldats rescapés qui arrosaient les alentours d’un tir nourri, mais au hasard, cherchant à masquer leur panique. Ce faisant, il se rapprocha de la sortie. Il lança sa seconde grenade, avant que les autres se mettent à couvert. En face Jiliane arrivait avec la même rage. Leurs tirs croisés prenaient leurs adversaires au dépourvu. L’avantage était de leur côté.

Puis soudain, tout bascula. Une grenade explosa près de Jiliane, assez loin pour ne pas l’atteindre, mais elle fut projetée conte un mur et resta à demi-assommée, incapable du moindre mouvement. Des soldats arrivèrent de l’extérieur, alertés par la bataille. Ils tiraient à l’aveuglette, croyant avoir à faire à un groupe organisé. Leur feu n’atteignit ni Jed ni Jiliane, mais pour eux, maintenant, toute progression était impossible. Jed vit Jiliane s’écrouler, et se précipita vers elle. Un tir faillit le cueillir au vol. Il s’étala de tout son long et roula sur lui-même, en tirant sans discontinuer pour se couvrir. Son arme lui brûlait les mains. Il rejoignit Jiliane, près du mur, où ils étaient un peu à l’abri. La jeune femme, à demi-hébétée, avait du mal à reprendre ses esprits. Il l’empoigna sans ménagement.

- Replions-nous, c’est foutu !
Quelques secondes après, le lieu où ils étaient était chauffé à blanc par les thermo-lasers ennemis. Jed courait en tirant Jiliane qui haletait derrière lui. Les tirs se précisaient, et toujours pas d’abri en vue. Jiliane hurla, une déchirure apparut en haut de sa cuisse. La blessure, cautérisée immédiatement, ne saigna pas. Elle trébucha, Jed


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la prit par la taille.
- Vite, tirons d’ici, vite relève-toi !
Il aperçut un porche à dix mètres. Ils s’y engouffrèrent tous les deux momentanément à l’abri. Le cerveau de Jed fonctionnait à une rapidité incroyable. Il avisa une ruelle proche. Jiliane avait encore une grenade. Il s’en saisit, l’assura dans sa main. En une fraction de seconde, il plongea et la lança vers les soldats qui accouraient. Sas même attendre l’explosion, il se rua vers la ruelle entrevue, suivi péniblement par Jiliane. Le souffle faillit les renverser alors qu’ils obliquaient à l’intersection. Ils se mirent à courir pour mettre le plus de distance possible entre eux et leurs poursuivants. Dès qu’ils seraient éloignés, ils arriveraient à les semer dans ce labyrinthe qu’ils connaissaient comme leur poche.

Puis soudain, d’autres soldats apparurent en face d’eux. On aurait dit qu’il en arrivait de partout. Ils eurent tôt fait de reconnaître les fuyards et de déclencher un tir nourri vers eux. Jed et Jiliane eurent juste le temps de s’écraser contre un pas de porte pour éviter les premières rafales. Mais déjà de l’autre côté, il en arrivait encore.

C’est foutu ! » Pensa Jed, en échangeant un regard désespéré ave Jiliane. Il ne restait plus qu’à vendre chèrement leur peau !

Tout à coup, l’énorme porte contre laquelle ils se collaient bascula. Ils faillirent trébucher. Deux paires de bras les tirèrent à l’intérieur, puis la porte se referma, laissant retomber une obscurité totale. Ils entendirent une voix leur dire :
- Venez avec nous, laissez vous guider.
Les bras les emmenèrent fermement le long d’un couloir tortueux qui leur parut interminable. Au loin, on entendait le bruit des poursuivants qui s’acharnaient à défoncer la porte. Une porte s’ouvrit sur le plein jour, qui leur fit cligner des yeux. Ils se retrouvèrent dans une ruelle déserte. Ils n’eurent même pas le temps de regarder leurs guides qu’on les engouffra de nouveau dans un couloir très sombre. Puis une nouvelle ruelle, et un autre couloir, légèrement éclairé, celui-là. Il y eut encore de nombreuses portes, qui débouchaient sur des escaliers, qui débouchaient sur d’autres couloirs. Au bout d’un temps indéfini, ils s’arrêtèrent enfin.

- Voilà, on peut souffler un peu maintenant, on est hors de danger


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maintenant.
Jed et Jiliane regardèrent leurs sauveurs, deux hommes replets et barbus qui les regardaient d’un air jovial.
Vous l’avez échappé belle, dit l’un d’entre eux.
Qui êtes-vous ? Demanda Jiliane
Vous ne savez pas qui nous sommes, mais nous savons qui vous êtes, Jiliane !
Comment savez-vous…
Rassurez-vous. Je vous ai vue l’autre jour au côté de Boursault au culte des Anciens. Lui-même nous a parlé de vous.

Vous êtes des marchands ?
Exactement.
Mais Boursault…
Boursault n’est qu’un arriviste. Il a su entraîner la confrérie derrière lui, mais pas tous les marchands. Son pouvoir lui est monté à la tête, il devenait trop dangereux, et déjà des factions dissidentes complotaient contre lui. Il vous a sous-estimés, méprisés. Son revirement de position à votre égard a déplu à certains. Maintenant, ses jours sont comptés. Il a été arrêté par la police des Unis, il ne pourra plus jamais revenir à notre tête. Nous sommes quelques-uns qui avons décidé de vous proposer notre aide. Advienne que pourra…
Jiliane sourit légèrement, elle voulut murmurer un remerciement, mais elle faillit s’évanouir. Jed voulut la soutenir, mais à son tour, il poussa un cri de douleur. Il s’aperçut que son épaule gauche saignait et lui faisait horriblement mal.

Venez, dit l’un des deux marchands, nous allons vous soigner. Après quelques dizaines de mètres de couloirs, ils pénétrèrent

dans une petite pièce avec une table et des chaises. Un des guides sortit une petite mallette et en extirpa tout le matériel nécessaire pour les soigner. Il arrêta immédiatement le saignement de Jed, dû à un éclat de métal qui lui avait déchiré l’épaule, sans gravité. La blessure de Jiliane était plus profonde, mais sans danger. Il lui appliqua un pansement régénérateur et leur fit à tous les deux une piqûre tonifiante.
Jed se redressa.


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Quelles sont les nouvelles ?
Eh bien, votre insurrection est joliment réussie, mais la répression aussi. Les forces des classes supérieures se déploient sur toutes les cités. La riposte est violente. Dans une demi-journée, il ne restera plus un seul foyer de rébellion.
Alors, il faut faire vite, il nous faut aller à l’astroport.
C’est bien ce que vous comptiez faire, n’est-ce pas ? En surface, vous n’aviez aucune chance, vous êtes bien courageux d’avoir quand même essayé. Venez, nous allons vous guider. Nous passerons par les arrière-boutiques.
Nous ne risquons rien ?
Très peu de soldats s’y aventurent. Nous avons rencontré quelques membres des Brigades qui rôdent. L’insurrection les rend fous, mais ils ne sont pas difficiles à réduire. Vous vous êtes tirés de bien plus mauvais pas. Partons !
Harassés, se remettant à peine de leur peur, Jed et Jiliane se laissèrent entraîner, plus qu’ils ne les suivirent, par leurs deux guides.
Ce fut une longue marche incompréhensible à travers des couloirs, souvent encombrés de marchandises, des arrière-salles obscures, des ruelles traversées. Un véritable dédale sans indication aucune, qui aurait égaré un non-initié à très brève échéance. La progression se déroulait sans problème. Parfois, ils rencontraient quelques personnes armées qui veillaient là, pour la protection des marchandises durant l’insurrection. Mais les deux guides étaient partout reconnus et passaient sans anicroche.

Il leur fallut moins de deux heures pour arriver au bout de leur voyage. Le long d’un dernier couloir, un des marchands ouvrit une porte et Jed et Jiliane purent voir l’imposante entrée de l’astroport devant eux, à quelques centaines de mètres.
Voilà, dit leur aide, nous voici arrivés. Ils ont installé des cordons de sécurité autour de l’astroport, mais nous les avons contournés. De toute façon, il ne se passe pas grand-chose dans ce secteur, et la Logisphère l’a plutôt dégarni militairement. Devant vous, il y a le dernier poste de garde. Après, c’est le domaine exclusivement réservé aux prêtres. Je ne sais pas comment vous allez vous débrouiller, mais maintenant notre rôle est termine. Alors au


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revoir, et bonne chance.
Ils leur remirent des armes neuves, et échangèrent des poignées de mains chaleureuses. Jed et Jiliane sortirent et la porte se referma sur eux.
- Il faut neutraliser ce poste de garde.
Ce fut la seule phrase qu’ils échangèrent. Ils se séparèrent et progressèrent vers l’entrée. Quelques bâtiments la bordaient, et ils purent s’y dissimuler. Il restait une centaine de mètres à découvert, sur une allée bordée d’herbe édénienne mortelle. Dans le poste de garde, deux personnes vaquaient, relativement insouciante.

Jed et Jiliane se firent un petit signe et se ruèrent vers la porte comme des diables, dans un sprint effréné.
L’effet de surprise joua à plein. Les gardes furent éliminés dans la salle de contrôle sans avoir eu le temps de réagir.
Que faire maintenant ? Ils ont laissé les détecteurs biologiques branchés. On ne peut rentrer sans être détruits. Et nous n’avons pas de code pour les désactiver.
Ils n’eurent pas le temps d’y réfléchir. Un prêtre s’approchait de l’autre côté du porche. Jed et Jiliane s’accroupirent pour ne pas être vus de la cabine. Tout près de leurs oreilles, une sonnerie retentit. Le prêtre devait appeler les gardes. Après quelques essais infructueux, le prêtre décida de passer seul. Il voulut se rendre compte de ce qui se passait dans le poste de garde, mais ce fut pour se retrouver nez à nez avec le thermo-laser de Jed.

Son visage se déforma en une expression de totale panique. Il resta cloué sur place.
Ne me tuez pas ! Arriva-t-il à balbutier, en jetant un regard de terreur aux deux cadavres sur le sol.
Nous n’en avons pas l’intention, dit Jed, si tu nous fais rentrer.

Co… Comment, mais c’est impossible !
Visiblement, le spectacle de la mort le terrifiait, et plus encore la menace qui pesait sur lui.
Comment ça, impossible ? Tu connais le code de désactivation, sinon tu ne pourrais pas rentrer toi-même.
Mais je…
Il s’étouffa. Des larmes lui montaient aux yeux. Jed le méprisa


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pour sa couardise. Il lui plaça le canon de son arme sur la tempe.

Ça suffit maintenant. Tu vas nous faire rentrer, sinon dans une seconde, je te brûle la cervelle.
L’autre n’hésita pas. Il fit quelques manipulations, inscrivit un code.
Voilà, vous pouvez passer, dit-il.
Tu viens avec nous.
Jed le tira devant le porche d’entrée.
Je passe devant, si tu t’es trompé, ma compagne s’occupera de

toi.
Mais le prêtre semblait avoir bien trop peur pour avoir tenté une feinte. Ils passèrent la porte tous les trois sans encombre. Pourtant, ils eurent à peine le temps de faire quelques mètres qu’une sirène se déclencha. En proie à un brusque accès de colère, Jed et Jiliane se tournèrent vers le prêtre. Celui-ci les regarda avec un regard paniqué. Il essaya d’articuler.
Non, ce… Ce n’est pas moi, je vous jure, je n’y suis pour…
Il n’eut pas plus loin, deux jets fulgurants le transpercèrent. Jed et Jiliane prirent leurs jambes à leur cou et se dirigèrent vers le grand bâtiment en face d’eux, qu’ils supposaient être l’endroit d’envol.

Envol était une appellation impropre, mais qui était restée dans le langage. Les voyages sur Éden se faisaient par dématérialisation, un ancien système qu’on n’avait pas eu à améliorer, vu l’utilisation restreinte qui en était faite.
Selon les renseignements que possédait l’organisation, le voyage était d’une simplicité enfantine puisqu’il se faisait toujours entre les deux mêmes points. À peine plus compliqué que dans un ascenseur ! Jed n’attendait aucune difficulté de ce côté.

La sirène d’alarme sonnait de son cri strident quand ils pénétrèrent dans le bâtiment. Ils se retrouvèrent sur un balcon qui entourait un immense hall circulaire. Au-dessous d’eux, les capsules destinées aux voyages semblèrent ridiculement petites. On y accédait par un escalier qui était tout près d’eux. Ils l’empruntèrent, et se retrouvèrent rapidement devant une capsule. Ils virent un prêtre s’approcher d’eux en gesticulant, visiblement désorienté par cette visite inattendue. La menace des armes le fit battre en retraite


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promptement.
Jed et Jiliane se regardèrent longuement. Ce fut Jiliane qui ouvrit la porte de la capsule.
- Voilà, en route pour le voyage, dit-elle.
L’intérieur était juste occupé par deux sièges et un tableau de commande réduit au minimum.
Ils s’installèrent sur les sièges. Jiliane posa la main sur la manette de départ.
- À tout à l’heure, sur Éden !
Elle abaissa le levier, et ils attendirent l’évanouissement inévitable qui allait se produire pendant la dématérialisation.
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Chapitre 10




Le jour finissant baignait la salle du conseil d’une lumière douce. Un calme résolu, bizarre, régnait parmi les Unis. Ils siégeaient depuis le début de la journée, suivant, minute après minute, rapport après rapport, l’évolution de la révolte. Les traits tirés, soumis à une pression nerveuse intense, ils attendaient.

La Logisphère avait bien fait son travail. Irrémédiablement, tous les foyers de rébellion s’éteignaient. La riposte était froide, calculée et terriblement efficace. Chaque instant apportait la preuve de l’effroyable pouvoir des machines léguées par les Anciens. Rien n’était laissé au hasard, et toute action s’harmonisait à un plan d’ensemble implacable parfaitement conçu.

En cette fin de journée, tout semblait terminé.
C’est fini, dit Prad après avoir lu le dernier rapport, l’explosion de violence est terminée.
Peut-on évaluer les conséquences ?
Au niveau matériel, ce sont des dégâts assez importants, si j’en crois la liste que j’ai sous les yeux. Mais rien d’irrémédiable. Quelques mois de travail pour les réparations, mais il n’y paraîtra plus rien dans un futur proche.
Et au niveau humain ?
Il y eut un silence.
Le plan de riposte de la Logisphère a été efficace et implacable. L’émeute a été matée rapidement, mais avec un coup très fort pour les mutins. Il y a eu beaucoup d’insurgés éliminés.

Au moins, l’organisation qui a fomenté ce complot doit être décimée. Beaucoup de ses membres ont dû périr.

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Un silence lourd s’installa de nouveau. La mort, sous tous ses aspects inspirait une crainte fondamentale. Elle se faisait pour ainsi dire « rare » dans la société. Maladies, accidents, avaient disparus. Les personnes en fin de vie s’isolaient avant de partir. Le spectacle de la mort était inhabituel. Il ne restait presque plus que la mort qu’on donnait volontairement, par condamnation ou exécution.

l’échelle de ce qui venait de se produire, personne n’avait déjà connu ça. Les précédents remontaient trop loin pour avoir laissé une trace rémanente. Ce jour avait été à la fois un colossal malaise et un immense malentendu. Les Unis avaient donné des ordres suivant les directives concoctées par la Logisphère, sans vraiment y réfléchir, sans penser nécessairement que sur le terrain, c’était la mort de centaines de personnes qu’ils décidaient. Ils commençaient seulement à comprendre à quelle débauche macabre ils s’étaient adonnés. Leur destin d’Unis maintenant leur pesait lourdement. L’un d’entre eux essaya de briser la torpeur.

- On pourrait essayer maintenant de comprendre. - Comprendre quoi ?
- Le pourquoi de la révolte.
- Vous avez bien entendu l’analyse de la Logisphère.
- Maintenant que c’est fini, elle doit analyser plus finement.
Prad poussa un soupir, et il fit un geste en direction des logiciens. Le même geste qu’il avait fait toute la journée et qui désormais se passait de toute parole. Les logiciens, exténués, qui avaient travaillé d’arrache-pied sans discontinuer jusque-là, se remirent à la tâche.

Après le vrombissement et les palabres habituels, les logiciens se retrouvèrent tout à coup dans un grand silence. L’un d’entre eux s’avança, il semblait mal à l’aise.
- C’est assez incroyable, commença-t-il en balbutiant presque, la Logisphère fournit une réponse assez bizarre. Son analyse est très différente des précédentes. On dirait qu’elle a fait…

Il s’arrêta, au comble de la gêne. Prad intervint. - Mais allez-y donc, qu’y a-t-il ?
- On dirait qu’elle a fait… Qu’elle a fait… Une sorte d’erreur ! Un tollé s’éleva aussitôt de la salle. Stupéfaction et colère
éclatèrent. C’était bien la chose la plus insensée – et quelque peu


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blasphématoire – qu’on ait entendue depuis longtemps. L’autre chercha à apaiser son auditoire.
Ce n’est pas vraiment ce que j’ai voulu dire. C’est un mot malencontreux, mais qui m’est venu pour essayer d’expliquer le revirement d’analyse de la Logisphère.
Eh bien, expliquez-vous, que diable ! Plutôt que d’employer des circonlocutions stupides !
Voilà. Il s’est produit un épiphénomène lors de ce soulèvement qui maintenant prend une importance capitale pour la Logisphère. Deux classes quatre ont réussi à pénétrer dans l’astroport et à se rendre sur Éden.
Un murmure parcourut l’assemblée.
Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi farfelu, prononça un des Unis.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Interrogea le Président.
D’abord, selon la Logisphère, cela signifie que l’hypothèse théologique était la bonne. Le soulèvement des classes quatre était d’inspiration religieuse, ou du moins en grande partie. Le réveil des Anciens en est la base. C’est leur mot d’ordre et leur motivation. Ces deux personnes parties sur Éden en sont la preuve.

Mais ce n’est qu’une action isolée. Sans doute des fanatiques qui ont profité de la pagaille pour aller chercher là-bas je ne sais quoi ?
Eh bien il semble que non ! Et c’est là le plus étonnant. Toujours d’après la Logisphère, cette révolte n’aurait été fomentée que dans un seul but : faire parvenir ces gens sur Éden !

Un silence de mort accueillit ces paroles. Tout le monde se regarda, consterné.
Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Demanda Desmone d’une voix blanche.
La Logisphère ne répond pas vraiment là-dessus. Ce dont elle est maintenant certaine, c’est que l’organisation qui a déclenché l’opération n’avait qu’un seul but : envoyer des émissaires sur Éden. La démesure de la révolte par rapport à ce point pouvait permettre la réussite de ce plan. La Logisphère a envisagé une riposte proportionnée à chaque mouvement, ce qui est, je dirais, « logique ». Tous ces gens ont été délibérément sacrifiés. La Logisphère ne


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pouvait concentrer tous ses efforts sur ces escarmouches à l’astroport. Il ne lui était pas possible de le prévoir, personne n’aurait pu le faire. Elle ne s’en est rendu compte qu’a posteriori. Elle l’a fait d’ailleurs remarquablement et rapidement.

Personne ne releva le ridicule de cette dernière remarque.
Ils se sont donc joué de nous. J’avoue que c’est fort de leur part, murmura Prad.
L’assistance s’anima.
Mais la question reste entière : que cherchent-ils ?
Pour moi, ce sont des fanatiques religieux. Cette action est celle de gens qui n’ont pas toute leur raison. Faire massacrer ses frères pour parvenir sur Éden, quelle ineptie !
Mais que veulent-ils faire sur Éden ?
Eh bien, on parle toujours du réveil des Anciens. Ils sont partis voir si ceux-ci dorment encore pour longtemps !
Un murmure réprobateur accompagna cette remarque. La plaisanterie était plutôt mal placée.
Ils veulent parler aux Anciens, c’est pour cela qu’ils sont partis.

Mais pourquoi aux Anciens ? Pourquoi pas à nous ?
Pensez-vous que nous les aurions écoutés, que nous les aurions même reçus ?
Qu’espèrent-ils des Anciens ? Peuvent-ils seulement les contacter là-bas ?
Vous voyez, ils sont comme nous. Ils n’en savent rien. Personne, hormis les prêtres, ne sait ce qui se passe sur Éden. Eux, ils ont décidé d’y aller.
Voilà qui ne va pas faire plaisir aux prêtres !
C’était Prad qui avait lancé cette dernière phrase avec un brin d’ironie dans la voix. Désormais, les dés étaient jetés. Les classes quatre étaient sur Éden et personne ne savait ce qu’ils allaient pouvoir faire là-bas.
Jusqu’ici, les prêtres étaient les seuls intermédiaires entre les Anciens et les humains d’ici. Prad s’amusait à voir leur rôle d’interlocuteurs privilégiés bafoués. Il avait un sentiment étrange quant à cette aventure. En fait, que les classes inférieures puissent s’introduire sur Éden et puissent contacter les Anciens ne lui


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paraissaient pas dangereux. Sa ferveur religieuse le convainquait que les Anciens seraient assez sages, et que, quelle que soit leur forme actuelle d’existence, ils ne bouleverseraient pas fondamentalement l’ordre des choses. Mais cela, il n’y avait aucun moyen de le vérifier. De toute façon, la vérité des Anciens était souveraine. Ce qui lui semblait bizarre aussi, c’était que les Anciens devenaient, tout d’un coup, étrangement présents. Le culte, la religion, en avaient fait des êtres qui parlaient à l’imaginaire, des êtres loin du réel. Toutes les prières, tous les discours alambiqués sur leur existence, sur leur retour, n’avaient en fait qu’un résultat : celui de les renvoyer dans les limbes, dans un monde éthéré, à mi-chemin entre rêve et réalité. Et il fallait que des classes quatre se décident à aller à leur rencontre pour que l’on s’aperçoive qu’ils sont en fait réellement là, tout proche, et qu’ils régissent – du moins le pensait-on – d’une manière concrète l’existence du monde.

C’était ce sentiment qui créait un malaise dans l’assemblée. Personne, au plus profond de sa croyance religieuse, n’avait réalisé que les Anciens étaient des êtres réels, leurs ancêtres, et qu’ils pouvaient être possible de rentrer en contact avec eux. Leur déification en avait fait des êtres impondérables, et il avait fallu le fanatisme d’une poignée de classes quatre pour rappeler cette réalité.

Prad chercha immédiatement à contacter le grand-prêtre ordonnateur, l’interlocuteur des Unis, qui supervisait toutes les affaires religieuses. Il le trouva dans son lieu de culte, et projeta aussitôt son image sur l’écran de la salle de conseil.
Grand-prêtre, nous vous saluons, et désirons vous entretenir d’un sujet épineux.
L’autre s’installa dans un fauteuil, et dit d’un air condescendant :

Je vous écoute.
Vous n’ignorez pas les graves troubles qui viennent de se produire.
Hélas, un hiatus terrible que les Anciens n’ont pu prévoir ni éviter. Mais je crois savoir que maintenant, tout est rentré dans l’ordre.
Effectivement, la révolte est matée. Cependant, il s’est passé quelque chose de bizarre durant cette période.


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Et quoi donc ?
Deux classes quatre se sont introduits dans l’astroport, et sont partis sur Éden.
Le visage du grand-prêtre se décomposa à vue d’œil. L’image agrandie montra qu’un désarroi incontrôlé s’emparait de lui, bien au-delà de tout ce que les autres avaient pu ressentir à l’annonce de cette nouvelle.
Comment, vous ne saviez pas ?
Non, balbutia l’autre, vous me l’apprenez !
Avec un sentiment qui ressemblait à de la jubilation, Prad enfonça le clou.
Ce qui est d’autant plus bizarre, c’est que d’après la Logisphère, les troubles que nous venons de vivre avaient pour unique but de détourner notre attention pour permettre la réussite de cette entreprise.
Le grand-prêtre était maintenant blanc comme un linge. Il essaya de se reprendre.
Mais… C’est absurde.
Attention, vous insultez la Logisphère !
Excusez-moi, ça m’a échappé. Je voulais dire que c’est une opération démentielle !
Mais qu’en pensez-vous ? Comment l’interprétez-vous ?
Le grand-prêtre sembla comme plongé dans une méditation soudaine profonde. Il murmura :
La parousie…
Que dites-vous ?
La parousie, ils veulent précipiter la parousie…
Expliquez-vous.
Le réveil des Anciens. S’ils sont partis sur Éden, c’est pour essayer de faire revenir les Anciens, conformément à la prophétie. Mais ils veulent être acteurs dans ce retour !
Ils veulent précipiter le retour des Anciens ?
Je ne vois pas d’autres explications.
Mais pourquoi ?
C’est leur idéologie, sans doute. Ils doivent estimer que la création des Anciens tels que ceux-ci l’avaient envisagée a été


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détournée et n’est plus conforme à leur dessein initial. Ils veulent qu’ils reviennent pour remettre de l’ordre. C’est assez classique dans la pensée religieuse, mais jamais je n’aurais pensé que cela puisse amener à ce type d’action !
Pourtant, les questions religieuses sont votre domaine. C’est vous qui entretenez les croyances religieuses des classes quatre… Et des autres aussi !
- Mais jamais nous n’avons fait quoi que ce soit qui puisse pousser à de tels sacrilèges.
Prad lui lança un commentaire acerbe. - Vous en êtes sûr ?
- Ah, ne blasphémez pas ! Les Anciens sont nos créateurs. Nous leur devons des remerciements infinis et un respect sans faille. Nous n’avons jamais cessé de prêcher pour cela. La profanation à laquelle nous assistons ne peut être que l’œuvre de fanatiques qui n’ont plus leur raison.
Le grand-prêtre retrouvait maintenant tous ses esprits. Et sa détresse du début laissait maintenant place à la colère. Prad questionna de nouveau.
- Pensez-vous que les conséquences de cet acte puissent être importantes ?
Le grand-prêtre se mit à vociférer.
- Importantes… Mais vous ne vous rendez pas compte ! Des profanateurs dans les plus hauts lieux sacrés, c’est le plus grand scandale qui soit ! C’est tout notre culte insulté, tous nos prêtres bafoués.
Prad se sentit agacé, il reprit sèchement. - Ce n’est pas ce que je vous demande…
L’autre s’arrêta, interloqué. Il sembla prendre la mouche.
- Vous croyez que ce n’est rien ! Nous sommes les dépositaires du culte des Anciens. Nous sommes reconnus comme tels par le peuple tout entier. Négliger nos prérogatives, c’est bafouer une des lois fondamentales de notre société. Rien que cela devrait vous faire mesurer l’ampleur de la faute de ces misérables.

Prad éclata.
- Écoutez, jamais nous n’avons mis en doute votre fonction. Il est


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vrai que votre rôle est fondamental, nous ne le nions pas. Nous n’avons jamais transgressé vos enseignements, nous avons été fidèles au culte que vous nous enseignez, sans vous demander aucun compte. Mais maintenant, nous nous apercevons que nous ne savons pas comment vous communiquez avec les Anciens, nous ne savons pas ce qui se passe sur Éden, nous ne savons pas ce que peuvent faire des intrus sur cette planète. Alors, s’il vous plait, répondez-nous !

Le ton montait entre les deux hommes. Le grand-prêtre commençait à tiquer sous l’influence de la colère, et son portrait agrandi sur l’écran avait quelque chose de grotesque. Il ouvrit la bouche pour répliquer.
Vous vous mettez inutilement en colère. Cette journée vous a sans doute épuisé. Nous sommes les relais entre les Anciens et cette terre. Nous appliquons leur volonté avec un dévouement sans bornes, depuis des générations et des générations. Nous sommes aptes à les comprendre et compétents pour leur parler. Nous en rendons compte constamment à la société. D’autres intermédiaires non préparés ou avec des motivations idéologiques ne pourraient avoir que des conséquences néfastes.

Lesquelles, par exemple ?
Le fait de contacter les Anciens peut les auréoler d’un prestige incontrôlable. Ils peuvent dénaturer, voire dénigrer, la parole qui leur est donnée. Ils peuvent devenir de faux prophètes, avec tout ce que cela a de nuisible.
Mais nous pouvons les arrêter à leur retour et les mettre hors d’état de nuire, et ils doivent bien le savoir.
Il faudra absolument le faire, il ne faut pas qu’ils puissent tromper le monde et détruire tout notre enseignement.
« Nous y voilà », pensa Prad, et il attaqua de nouveau.
Avez-vous peur de leur blasphème éventuel ?
Peur ! Nous sommes les héritiers de la parole des Anciens. Notre légitimité repose sur notre foi, notre fidélité et celle que nous témoigne notre peuple tout entier. Qui peut nous mettre en doute ? Nous n’avons pas à avoir peur. Mais la calomnie peut jouer un rôle néfaste sur les esprits faibles, et c’est à nous d’y parer.

« Bien joué, constata Prad, je ne peux plus rien dire maintenant ».


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Il changea de terrain.
Sur Éden, les mutins pourront-ils contacter les Anciens ?
Si c’est la volonté des Anciens, ils le pourront.
Que pourront-ils leur dire ?
Je l’ignore, mais j’ai confiance. Nos maîtres sauront faire au mieux.
Prad crut dénoter une nuance d’indécision, de gêne, dans les paroles du prêtre. Lui-même ressentait une impression bizarre, indéfinissable. Il lui posa la question qui lui brûlait les lèvres.

Et le réveil des Anciens, la parousie, comme vous dites ?
Quand les Anciens s’éveilleront, ce sera leur propre décision. Aucune intervention d’ici-bas n’y peut quelque chose.

Cette réponse dilatoire de le satisfit pas. Prad voulut répliquer vertement. Mais la lumière rouge se mit à clignoter sur son bureau. Il brancha machinalement la communication sur le système audio de la salle du conseil. Une voix quelque peu circonspecte se fit entendre.

Monsieur le Président, nous avons reçu un appel curieux vous concernant, nous avons pensé qu’il était important de vous faire savoir…
Il y eut une petite hésitation.
Eh bien parlez !
Voilà : il y a un homme qui sait que le conseil des Unis est réuni et qui demande audience.
Et alors ? Vous savez bien que ce n’est pas possible. Est-ce que c’est un Uni qui était absent jusqu’ici ?
Non, il s’agit d’un classe quatre et…
Il n’acheva pas sa phrase. Un tollé d’indignation s’éleva de toutes parts. Prad eut un instant de panique. La folie ambiante arriverait-elle jusqu’ici ? S’agissait-il d’un coup monté ?
Qu’est-ce que c’est que cette farce ? Que signifie votre intervention ?
Excusez-moi, mais il fallait que nous transmettions le message. Je crois que vous connaissez tous la personne.
Ah oui ?
Il s’agit d’Antodieff.




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Chapitre 11




Ce fut Jed qui émergea le premier de son inconscience.
Il se sentait cotonneux, comme au sortir d’un sommeil artificiel sous anesthésie. Il se tourna vers sa compagne, elle semblait dormir comme un enfant et commençait à bouger en s’éveillant. Il leur semblait avoir dormi quelques heures, mais en fait la capsule dématérialisée avait rejoint instantanément la planète Éden. Leur corps avait été suspendu biologiquement avant la dématérialisation.

Jed regarda Jiliane s’étirer langoureusement après son éveil. Cela lui rappela les félines des temps anciens qu’il avait vues maintes fois sur des documents filmés. Il lui adressa la parole.

Nous y sommes maintenant. Tu vas bien ?
En pleine forme, je me sens très reposée. Pourtant, il n’y pas eu de temps réel pour notre voyage.
Jiliane appuya sur la commande d’ouverture de la porte. Celle-ci s’ouvrit sans bruit, révélant un hall identique à celui qu’ils avaient quitté.
Pas très surprenant ce premier contact !
Regarde, quelqu’un vient vers nous.
Devant eux, un vieil homme, visiblement un prêtre, s’avançait calmement, sans se presser. Quand il fut près, Jed et Jiliane, méfiants, levèrent leurs armes.
L’autre, sans se défaire de son calme, leva les bras et les interpella.

Allons, allons. Vous ne risquez rien, n’ayez pas peur. Vous voyez bien que je ne suis pas armé.
L’attitude singulière de ce vieux monsieur déconcerta les deux classes quatre. Le prêtre reprit.

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Je vous attendais. Vous vous doutez bien qu’on m’a envoyé un message instantané pour me prévenir. J’ai eu juste le temps d’arriver.
On ne vous a pas donné d’instructions nous concernant ?
Ah, je comprends ! Vous savez, cela fait très longtemps que je vis ici sur Éden, la planète mère est loin pour moi, autant en distance que dans mon cœur. Les quelques classes un qui vivent ici en permanence n’ont plus vraiment de contact avec tout ce qui se passe là-bas. Nous avons maintenant autant de libre-arbitre que nous voulons par rapport à la planète mère, dans notre vie comme dans notre pensée.
Jiliane secoua la tête. Elle ne comprenait pas très bien. Son interlocuteur ajouta :
Ils l’ont très bien compris là-bas. Nous ne recevons de leur part aucun ordre d’action, juste des informations. Et nous sommes libres d’agir à notre guise.
Mais vous savez que nous sommes des classes quatre.
Bien sûr, si vous êtes là ! Nous savons aussi que c’est un sacrilège.
Jed s’énerva.
Allons, dans quel piège nous entraînes-tu, vieil homme ?
Ne vous mettez pas en colère. Sur la planète mère, vous avez commis un certain nombre de choses qui sont reconnues comme des crimes. Ici, il y a si peu de gens – et surtout des gens si différents – que la notion de crime n’existe pas. Notre code moral est réduit au minimum, nous n’en avons pas besoin. Notre vie est entièrement dévouée au culte des Anciens, et à l’accueil des émissaires qui viennent de la planète mère. Pour nous, vous êtes des émissaires.

Vous savez très bien comment nous sommes arrivés ici. Nous n’avons rien de commun avec les prêtres.
Sur la planète mère, il y avait des tas de raisons pour vous empêcher de venir sur Éden. Il y a eu aussi beaucoup d’obstacles. Vous êtes venus quand même, vous êtes là. Pour nous, c’est la seule chose qui compte. C’est la volonté des Anciens. Vous êtes des émissaires de la planète mère, nous vous accueillons comme tels. Quand vous retournerez, vous vous expliquerez avec vos congénères, cela ne nous regardera plus.


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Jed et Jiliane échangèrent un regard dubitatif. Ils se demandaient quand même si tout cela ne cachait pas un stratagème.

Nous voulons parler aux Anciens, dit Jiliane, un peu à court de réplique.
Je m’en doute, je m’en doute. Mais avant, venez donc reprendre quelques forces, vous êtes nos invités.
Le vieil homme les convia, d’un geste cordial, à les suivre. Les deux autres, éberlués, lui emboîtèrent le pas. Ils n’allèrent pas bien loin. Une fois sortis du hall, ils se dirigèrent vers une petite pièce où un repas les attendait. Ils s’assirent tous les trois. Les voyageurs, épuisés et affamés, se ruèrent sur la nourriture, accompagnés par leur hôte, qui toucha à peine aux plats, et sans doute encore par pure politesse.
Sans doute, dit-il, vous ne vous attendiez pas à être reçus ainsi ?

C’est le moins qu’on puisse dire !
Laissez-moi essayer de vous expliquer. Nous vivons depuis longtemps loin de la planète mère, et, en quelque sorte, loin du pouvoir temporel. Les choses ici, pour nous, ne nous apparaissent pas comme à vous. Les Anciens l’ont bien compris, qui se sont retirés ici. Tant que cet isolement persistera – et nous le désirons -, nous saurons éviter toute passion, tout emportement. Bien sûr, nous gardons constamment le contact avec les prêtres de la planète mère, qui viennent puiser ici régulièrement un renouvellement de leurs enseignements. C’est la volonté des Anciens. Nous travaillons en liaison avec votre monde, les échanges sont très étroits et influent des deux côtés. Mais nous sommes le réceptacle du savoir de nos ancêtres, ici, c’est la demeure des Anciens, la base et la justification de notre existence. Et en toute chose, il y a un recul nécessaire pour faire les choses sereinement.

Mais vous ne connaissez même pas notre but.
Peu importe. Il ne m’appartient pas de juger ou de condamner. Les conflits se nouent sur la planète mère. Ici, ne se déroule que la volonté pure des Anciens.
Pourquoi alors tant d’acharnement contre nous là-bas ? Les Anciens ne régissent-ils pas ce qui se passe là-bas ?
Ce n’est pas à moi à vous répondre.


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Mais qui alors ?
Vous vouliez parler aux Anciens, n’est-ce pas ?
Jed et Jiliane étaient en pleine confusion. La paix qui régnait ici leur paraissait trop artificielle, après toute la fureur qu’ils avaient rencontrée. Tout paraissait maintenant si simple, si facile. Ils se trouvaient à côté des Anciens, prêts à les voir, à leur parler. Un destin mythique qu’ils avaient osé espérer et dont l’aboutissement était proche.
Venez dit le vieil homme, je vais vous montrer où aller. Nous allons monter en haut de l’astroport.
Le spectacle qui s’offrit aux yeux des voyageurs, leur coupa le souffle. Devant eux s’étendait le paysage édénien dans toute sa splendeur sauvage. La lumière était diffuse, les rayons du soleil avaient de la peine à traverser une épaisse couche de nuages irisés, presque compacts, créant des ombres rougeoyantes, d’un sombre profond. Éden se montrait comme planète désertique, faite de sables et de roches aux formes bizarres, taillées par un vent qui soufflait sans cesse. Une féerie de jaune orangé, constellée des tâches noires des massifs caillouteux. La station construite par les humains s’étendait jusqu’à l’horizon, comme une monstrueuse toile d’araignée, avec une myriade de voies de communication, comme autant de tunnels, qui reliaient des points en forme de dômes de tailles différentes, abritées habilement derrière chaque masse rocheuse disponible.

Voici une de nos stations édéniennes, commenta le prêtre, la plus importante de la planète. Nous sommes une dizaine à y vivre en permanence, et malgré sa taille, la maintenance ne nous pose pas de problèmes. Quand les Anciens l’ont établie, leur technologie était suffisamment avancée pour que la plupart des contrôles soient automatiques, y compris l’autoréparation. Voyez, ici à droite, ce sont nos habitations. Là, ces immenses dômes transparents sont les serres où sont cultivés tous les végétaux édéniens que vous devez connaître. Elles ont été construites sur l’injonction des classes un, bien après l’installation des Anciens.

« Je m’en serais douté », pensa Jed. Pour éviter une polémique inutile, il posa une question banale.


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Est-il possible de sortir à l’extérieur, sur le sol édénien ?
Oui, bien sûr, mais cela n’est ni utile, ni agréable. La chaleur est terrible, l’atmosphère irrespirable, il faut des équipements spéciaux. De plus, c’est assez dangereux, il y a beaucoup de vents, et les sables bougent très vite.
Où est la demeure des Anciens ?
Là-bas, voyez, pas très loin d’ici, le bâtiment un peu différent des autres, qui ressemble plus à un palais qu’à un dôme, avec des reflets verts. Il vous suffira d’y aller par la voie d’accès que vous voyez d’ici et qui part juste sous nos pieds.
Co… Comment vont-ils nous recevoir ? Comment sont-ils ?

Je n’en sais rien, ce n’est pas à moi de vous répondre. Mais vous avez la foi, vous n’avez pas à avoir peur. Vous saurez communiquer avec eux. Venez, il nous faut partir maintenant.

Le vieil homme les mena devant un sas d’entrée qu’il ouvrit pour eux.
Allez-y, ils vous attendent !
Il leur fit un petit signe, puis s’éloigna. Jed et Jiliane se regardèrent longuement. Ils avaient la gorge serrée. Puis d’un geste commun, ils s’engouffrèrent dans le couloir.
travers les cloisons translucides, ils pouvaient voir encore le désert édénien, plus proche d’eux. Des tourbillons de sable rougeoyant venaient lécher les parois, emportés par un vent d’une force incroyable. Les masses noires des rochers surplombaient les dunes et écrasaient le paysage, rendu encore plus inhumain par la mer de nuages denses qui obscurcissait le ciel. Fascinés, les deux compagnons marchaient sans dire un mot. Ils arrivèrent devant une porte qui coulissa sans bruit devant eux. Sans hésiter, ils s’avancèrent. C’était encore un couloir, opaque celui-ci, avec une opalescence verte, aux reflets étranges. Il y eut une autre porte coulissante, qui s’ouvrit sur une immense salle circulaire, entièrement vide, baignée de la même fluorescence verte, mais bien plus sombre, cette fois-ci. Jed et Jiliane restèrent cloués à quelques mètres de l’entrée.

- Avancez donc, nous vous attendions.
La voix venait de partout et nulle part à la fois. Elle semblait


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résonner dans toute la pièce, mais elle n’était pas forte, plutôt douce et réconfortante. Les deux compagnons s’avancèrent jusqu’au milieu de la salle. La luminescence s’assombrit un peu.

N’ayez pas peur, reprit la voix, nous sommes les Anciens.
Un frisson parcourut l’échine de Jiliane, mais elle put articuler :

Mais où êtes-vous ?
Nous sommes là, avec vous.
Nous ne vous voyons pas !
Vous ne pouvez pas nous voir, c’est vrai. Mais nous sommes réellement là, présents à vos côtés. Quand nous sommes venus ici, nous étions des êtres humains, comme vous. Mais pour survivre et devenir - comment pourrions-nous dire ? -, pour devenir ce que vous appelleriez « immortels », il nous a fallu nous dépouiller de notre enveloppe charnelle et exister dans une forme de vie supérieure que vous auriez du mal à imaginer. Nous sommes ici partout et nulle part

la fois, mais nous pouvons communiquer avec vous et vous faire sentir notre présence.
Jed et Jiliane comprenaient. Ils se sentaient entourés d’une aura sensible. Ils étaient bien, en confiance. Toute appréhension avait disparu et ils avaient la possibilité d’un échange entier, en toute plénitude, avec l’entité qu’ils côtoyaient. Jed posa une question.

Vous êtes donc immortels ?
Nous sommes là depuis le début de la civilisation que vous connaissez, et que nous avons fondée, et nous en avons suivi toutes les étapes, seconde après seconde, année après année.

Ce n’était pas une réponse directe. Jed continua.
Combien êtes-vous ?
Cette question n’a pas de sens. Nous sommes myriade et nous sommes un. Après notre stade incarné, la notion d’individualité a disparu. Nous sommes une entité, une conscience collective.

Comment les prêtres de la planète mère vous parlent-ils ?
Ils nous parlent comme vous nous parlez maintenant. Ils viennent se ressourcer régulièrement à nos enseignements.
Vous parlent-ils de la planète mère, de ce que s’y passe ?
Bien sûr, mais leurs discours sont vains. Ils ne les prononcent que pour se rassurer eux-mêmes. Nous sommes constamment en


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contact avec ce que nous avons créé. Pas une seconde, nous n’abandonnons les peuples de la planète mère. Nous savons et nous voyons tout sans besoin d’intermédiaire. C’est assez difficile de vous expliquer. C’est comme si vous n’étiez chacun, en tant qu’individu, qu’une partie de nous-mêmes, sans en avoir conscience, ou si peu.

Donc, vous savez tout ce qui se passe ?
Nous savons tout ce qui s’est passé, ce qui se passe, et ce qui se passera. Mais pas dans le temps avec lequel vous avez l’habitude de raisonner. Le temps n’est qu’une illusion. Nous voyons dans un tout global, où le temps, et ce que vous appelez l’Histoire, n’est qu’un paramètre de peu d’importance. Notre compréhension est intégrale. Elle dépasse une conscience humaine, même celle d’une humanité.

Alors vous savez pourquoi nous sommes venus ?
Nous le savons. Votre quête n’est pas vaine, mais elle est sans but, dans le sens où elle ne peut pas nous impliquer.
Comment ça ?
Nous ne pouvons percevoir les choses comme vous. Nous ne pouvons pas analyser l’Histoire en termes de personnes, d’événements ou de conflits. Ces mots pour nous n’ont pas de sens. Il n’y a qu’un grand système qui suit une évolution uniquement interne, comme un organisme vivant isolé. Il n’y a pas de partie plus ou moins nécessaire, plus ou moins utile.

Mais la souffrance de notre peuple ?
L’Histoire n’est ni prédestinée, ni immanente. Ce que vous ressentez comme souffrance en tant qu’individus, nous le vivons comme une réaction interne. C’est un peu, pour prendre une comparaison imparfaite, comme si vous le viviez avec le recul du temps.
Mais alors, que pouvez-vous comprendre de nous ?
Au-delà de votre propre compréhension. Nous sommes vous, et bien d’autres choses encore. C’est la base que nous avons jetée, et que nous avons continuée jusqu’ici.
Vous ne pouvez donc agir ?
Notre action, c’est notre existence même. Il faut que vous compreniez ça avant de repartir. Nous sommes un peu comme des contemplatifs, mais nous contemplons notre propre développement


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qui ne peut se faire que parce que nous existons. Vous faites partie intégrante, chacun de vous, de cette existence. Mais vous n’en avez que très partiellement conscience.
Que signifie alors, dans ce contexte, le réveil des Anciens ?

Pour essayer de vous faire comprendre, ce serait, en quelque sorte, une fusion de chaque individualité qui se reconnaîtrait dans l’entité. Nous, les Anciens, qui avons initialisé ce processus, nous retrouverions alors notre entité première, juste après notre désincarnation, mais considérablement enrichie… Mais tout ceci n’est qu’une explication approximative.

Et ce jour est-il arrivé ? Est-il proche ?
C’est une question qui n’a pas de sens, mais il vous est difficile de l’admettre.
Que devient le gouvernement des Unis, la Logisphère, ce mode de pensée qu’on croyait enseignée par vous-mêmes ? Tout cela est contradictoire !
Non, pas du tout. L’esprit humain progresse par étapes nécessaires. Vous ne voyez qu’une marche, nous, nous connaissons l’escalier tout entier. Cela ne vous empêchera pas de le gravir.
Je ne comprends rien de tout ça ! J’ai l’impression que notre mission est un échec, qu’elle ne mène à rien !
Là encore, ça n’a pas de sens. Mais les paroles sont trompeuses. Nous avons parlé, et les idées passent mal par les mots. Nous avons d’autres moyens pour communiquer. Et quand vous sortirez d’ici, vous saurez que vous avez fait un pas décisif dans la compréhension de l’Histoire. Vous êtes à la veille de monter une nouvelle marche.

Que devons-nous faire maintenant ?
D’abord, l’un de vous doit rester ici.
Jed et Jiliane échangèrent immédiatement un regard étonné, voire effrayé. La voix reprit.
L’un de vous deviendra un Ancien dans votre sens. Nous avons besoin à chaque étape d’un élément nouveau dans notre conscience collective, jusqu’à l’étape finale – ce réveil des Anciens – où nous ne serons plus qu’une seule mémoire. Nous avons que l’un d’entre vous restera.
Et l’autre ?


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Il retournera sur la planète mère. De grands bouleversements l’attendent. Un jour nouveau se lève. Lui et d’autres, qu’il rencontrera et qui œuvrent dans le même sens que lui, ont un immense travail à accomplir.
Il y eut un silence qui sembla durer une éternité.
Et maintenant, Allez !
La lumière verte s’intensifia. Jed et Jiliane sentirent une présence disparaître, et se retrouvèrent comme au sortir d’un rêve. Ils échangèrent un regard. Ils n’avaient pas besoin de parler. Comme leur avaient dit les Anciens, ils avaient compris. Leur destinée, leur but, la raison de leur existence, de leur lutte, tout ça avait maintenant une cohésion, un sens global. Ce court épisode les avait fait accéder à un stade supérieur de conscience. Plus que l’échange verbal, il s’était effectivement établi une communication différente, une sorte de connaissance instantanée, de révélation, réalisée dans l’égrégore que leur avait fait partager l’entité que formaient les Anciens.

Ils rebroussèrent chemin, toujours en silence. Éden, au-dehors, leur paraissait moins inhospitalier que tout à l’heure. À l’extrémité du couloir, un prêtre les accueillit, qui n’était pas celui qui les avait accueillis. Il ne leur posa pas de question et se contenta uniquement de dire :
Nous vous avons réservé des appartements. Vous pourrez y vivre le temps qu’il vous plaira avant de repartir. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous y mener.
Comment saviez-vous que nous aimerions rester encore quelque temps ici ?
C’est l’usage, vous savez. La méditation est fondamentale après le contact avec les Anciens. Elle n’est bien sûr, pas obligatoire, mais tout le monde en ressent le besoin profond. Nous ne faisons qu’accéder à ce désir.
C’est juste, et nous vous en remercions.
Ils le suivirent jusqu’à un magnifique appartement. Une seule et immense pièce, avec une mezzanine, un lit en bas et un lit en haut, quelques meubles de goût et surtout une gigantesque baie vitrée qui s’ouvrait sur la paysage torturé d’Éden et ses furies chatoyantes.

Jed et Jiliane ne virent même pas le prêtre s’éloigner, tant ils


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étaient absorbés par la contemplation du désert sauvage qui était devant leurs yeux. Il sembla qu’une heure au moins fût écoulée quand ils détournèrent la tête l’un vers l’autre. Jed plongea son regard dans les yeux verts de Jiliane.
Alors, tu vas rester ici, dit-il
Tu le sais bien, répondit-elle dans un sourire.








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Chapitre 12




En émergeant de la dématérialisation, Jed retrouva cette sensation de réveil qu’il avait éprouvée à l’aller. Il mit quelques secondes à recouvrer ses esprits, et prit conscience qu’il se trouvait de nouveau dans l’astroport des prêtres sur la planète mère. Avec Jiliane, ils avaient quelque peu prolongé leur séjour sur Éden, pour mieux s’acclimater à leur nouvel état et à mieux se préparer à leurs tâches futures. Et puis il avait fallu se dire adieu, ce qui ne fut pas le plus facile !
Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis leur départ. Jed se sentait à la fois calme et surexcité. Une connaissance nouvelle, infuse, l’habitait. Il savait qu’il était précurseur de changements profonds, mais il ne savait pas encore dans quelle mesure le processus était enclenché. Il choisit de se référer à ce qu’il avait connu avant son départ, c’était la décision la plus raisonnable. Les puissances dirigeantes devaient le tenir pour un renégat, et chercheraient sans soute à l’éliminer, ou du moins à le réduire au silence pour éviter qu’il ne propage les résultats de ses agissements sacrilèges.
La porte de la capsule coulissa lentement. Jed serra son arme contre lui, prêt à toute éventualité. À sa grande surprise, il n’y avait aucun soldat, aucun policier pour l’attendre. Pourtant, on devait bien être au courant de son retour ! Il vit seulement un prêtre qui avançait avec diligence vers lui. Il leva son arme, menaçant. L’autre le regarda sans s’arrêter, puis quand il fut à sa hauteur, il éclata de rire.

Ha, mon pauvre ami, mais baissez donc votre arme, vous voyez bien que moi-même, je n’en ai pas. Je ne vous veux aucun mal.

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Jed ne savait quoi dire.
Mais… Que faites-vous ici ?
Ce que je fais ici ! Mais je vous attendais, voyons. Votre retour est attendu depuis longtemps.
Vous êtes seul ?
Et alors ! Vous attendiez-vous à une escorte, à une réception en votre honneur ?
Eh bien…
Allons, allons, sortez d’ici. Je vous emmène.
Je pensais qu’on allait m’arrêter.
L’autre repartit d’un rire franc et jovial.
Ah mon ami, vous ne pouvez pas savoir ce que les choses ont changé depuis un mois ! Les structures ne sont plus aussi rigides, elles ont pris du mou. Je suis responsable de cet astroport, je ne permettrais pas qu’on vienne y semer la zizanie.

Mais les Unis, la prêtrise…
Et alors, s’ils veulent vous arrêter, ils le feront en dehors d’ici, ça ne me regarde pas.
Jed comprenait de moins en moins.
Expliquez-moi, que se passe-t-il ?
Oh, laissez-moi tranquille, vous aurez tout le temps de comprendre. Tout ce que je vous demande, c’est de sortir d’ici. Venez !
Jed le suivit, éberlué. Ils sortirent du hall où se trouvaient les capsules de dématérialisation et pénétrèrent dans un large couloir. Une musique déroutante résonnait dans cet immense corridor. Jed reconnut le style d’Antodieff dans la composition, mais jamais il n’avait entendu une musique si nerveuse, si hachée. Il semblait se trouver dans un monde différent de celui qu’il avait connu il y a si peu de temps.
C’est une musique d’Antodieff ?
Bien sûr, merveilleux, n’est-ce pas ?
Son style a évolué très vite.
C’est vrai, mais maintenant, nous comprenons mieux ce qu’il essaie de nous dire.
La phrase parut quelque peu étrange à Jed, mais il ne posa pas de


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question. Ils arrivaient à une sortie. Ce n’était pas celle que Jiliane et lui avaient utilisée à l’aller. Le prêtre ouvrit la porte.
Vous pouvez partir par là. Faites attention tout de même.
Mais enfin, voulez-vous m’expliquer ce qui a changé depuis mon départ ?
Allons, ne vous fâchez pas. Je ne peux pas vous expliquer. Si je vous dis que le monde est devenu fou, ça ne serait pas la vérité. Mais les choses ont changé, c’est vrai. D’autres idées passent dans les têtes maintenant, et elles passent vite, croyez-moi. Le doute est né chez certains, et s’est propagé comme un courant électrique.

Le doute ? Pour qui, pour quoi… Les Anciens ?
Oh non, surtout pas !
Les Unis, la Logisphère, alors ?
Non, non, pas vraiment. Rien de très précis comme ça. Mais vous savez, c’est difficile de rationaliser ce sentiment.
Jed le regarda, abasourdi.
Et c’est vous, un prêtre, qui dites ça !
Son interlocuteur se mit à rire à gorge déployée. Il eut du mal à s’interrompre.
Vous voyez, vous commencez à comprendre ! Et il referma la porte.
Jed se retrouva dehors avec l’impression d’être dans un monde

étranger. Que s’était-il passé pendant leur absence ? Les Anciens avaient parlé de bouleversement, mais dans quel sens ?

Jed regarda autour de lui. Il se trouvait dans un quartier de la cité qu’il ne connaissait pas, mais, encore une fois, aucun soldat, aucun policier ne l’attendait. Il trouvait ça bizarre. Peut-être le prêtre l’avait-il fait sortir par un endroit qu’il savait sûr. Un prêtre en dissidence, pourquoi pas ? Il haussa les épaules et emprunta la première rue en face de lui. Tout semblait normal, peut-être régnait-il une effervescence inhabituelle, mais cela tenait peut-être au quartier. Il hésitait sur la direction à prendre.

- Vous êtes perdu ? Puis-je vous aider ?
Il se retourna. Un marchand de la classe deux s’adressait à lui de son échoppe. Jed le regarda avec une expression de surprise. C’était la première fois qu’il voyait un classe deux s’adresser sans


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préambule à un classe quatre. Sous le coup de l’étonnement, il essaya d’improviser une réponse.
Je… Je cherche le quartier des plaisirs.
Oh, ce n’est pas difficile. Vous suivez la première grande avenue que vous trouverez sur votre gauche, et c’est à environ un kilomètre.
Je vous remercie, mais… Dites-moi…
Oui, monsieur ?
Comment avez-vous su que j’étais perdu ?
Il m’a suffi de vous observer quelques instants, monsieur. Votre attitude n’était pas trompeuse, quelques recoupements ont suffi. N’oubliez pas que nous sommes très forts dans les déductions logiques, nous avons tous été élevés là-dedans.
Je vous remercie. Au revoir.
Jed repartit dans la direction indiquée. Un malaise prenait forme en lui. Un changement était en train de s’opérer chez les gens. Un changement rapide, mais il n’arrivait pas à comprendre pourquoi ni comment. À part l’épisode ahurissant du prêtre, tout semblait fonctionner comme il avait toujours connu. Mais sa nouvelle sensibilité lui révélait quelque chose d’indéfinissable. Un sentiment nouveau qui flottait dans l’air, qu’il ressentait en regardant les visages des gens dans la rue, en analysant leur comportement. Les Anciens l’avaient prévenu.

Il avait marché machinalement et se trouvait maintenant dans le quartier des plaisirs. Les bruits et les lumières commençaient à l’assaillir de partout. La foule se fit plus dense, il vit même un attroupement sur une place. Il s’y dirigea par curiosité. Sur une estrade de fortune, un homme haranguait les spectateurs. Il s’agissait visiblement d’un classe trois.

« Tiens, les classes trois sortent de leur tanière ! » Songea Jed.

Il est vrai que l’on voyait rarement des classes trois rechercher directement le contact avec la classe inférieure, ou même supérieure. Eux, dont la principale fonction était d’élaborer la pensée contemporaine, consignaient leurs réflexions dans les enregistrements qu’on pouvait stocker ou diffuser par la suite, sous les formes les plus diverses. Mais ils se risquaient rarement à venir s’expliquer en public, surtout devant les autres classes, à l’exception


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des artistes dont le langage était purement symbolique, qu’il soit musical, littéraire, graphique, plastique, etc. Jed se souvenait de quelques interventions de classes trois qu’il avait entendues quand il était enfant et auxquelles il n’avait rien compris ! La foule s’amassait autour de l’orateur, Jed perçut quelques bribes de phrases.

La vie ne peut être que notre seul guide… Il est des choses malaisées à comprendre… Il n’y a pas de force régnant sur l’univers qui puisse nous prédestiner… »
Tout cela semblait fort décousu pour Jed, qui, intrigué, s’avança pour mieux écouter.
- Vous pouvez le comprendre, car vous pouvez le ressentir, continuait l’autre. Dans votre vie quotidienne, savez-vous toujours ce que vous faites ? Pensez-vous qu’il y a d’autres personnes qui le savent ? Demandez-vous si les choses sont vraiment ce qu’elles paraissent être. Si une pierre tombe lorsque vous la lâchez, est-ce uniquement à cause de l’attraction terrestre ? Il faut savoir réfléchir, et ça, vous le savez, nous le savons tous, et nous l’avons compris. C’est l’enseignement des Anciens. Mais les Anciens ne nous parlent pas dans le raisonnement. Nous n’avons appris le raisonnement que par le raisonnement. Il y a des choses impossibles. Le feu peut-il se brûler lui-même ?

Jed ne comprenait rien à tout ce pathos analogique. Il avait tendance à s’en désintéresser, par ennui. Il regarda autour de lui. Les gens écoutaient avec une attention soutenue, les yeux rivés sur l’orateur, quelque peu fascinés. La foule se faisait de plus en plus compacte autour du classe trois qui se mit à parler plus fort, à gesticuler, à la limite du ridicule. Jed s’éloigna un peu, pour ne pas se faire prendre dans la presse. Il interpella son voisin.

- Mais que dit-il ? Qui est ce personnage ?
- Il est déjà venu hier, mais il n’a pas pu finir. - Ce sont les gens qui l’ont chassé ?

- La police des Unis est intervenue.
- Tiens, c’est bizarre. D’habitude, ils laissent faire. Ce type doit débloquer, ils n’ont pas su de quel côté prendre la chose.
Son interlocuteur le regarda, légèrement surpris. - Vous trouvez que ce classe trois délire ?


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Je ne comprends rien à ce qu’il raconte. Et vous ?
C’est vrai, mais on dirait qu’il y a un certain fond de vérité.
Mais quoi ? Ça n’a aucun sens !
Au fond, peut-être pas. Ne pensez-vous pas ?
Euh… Oui, vous avez peut-être raison !
Jed était plutôt décontenancé. Mais son voisin avait très bien répondu à son interrogation. Ce qui semblait passionner les auditeurs,

travers cette logorrhée, c’était une sorte de fil conducteur caché, apparaissant seulement en filigrane à travers les mots. Une manière bien bizarre de dire ce que l’on avait à dire, en tout cas, aux yeux de Jed, d’une inefficacité flagrante.
La foule commença à s’agiter autour de lui. Il se retourna et vit une escouade de la police des Unis qui arrivait. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Il ne fallait pas qu’il soit pris dans la rafle ! Il essaya d’abord de s’enfuir par l’arrière, mais les gens s’agitaient de plus en plus, empêchant toute progression à contre-courant, et les policiers s’approchaient vite. Il ne pourrait bientôt plus s’échapper devant eux sans être repéré. Il fit demi-tour et plongea dans la masse humaine devant lui. Mais celle-ci commençait à s’énerver et les gens se pressaient les uns contre les autres, en chuchotant d’abord, puis en criant.

L’orateur s’enfuit devant ces difficultés, ce qui fut le point de départ de la panique. Chacun se heurtait à son voisin en voulant partir dans une direction différente, et la centaine de personnes qui se trouvait là eut toutes les peines du monde à se disperser. La police chargea et se mit à frapper avec une violence et un illogisme inhabituels.
Jed ne comprenait pas cette sauvagerie devant des gens inoffensifs. Mais quand il reçut le premier coup, il se mit à courir avec les autres. Des policiers arrivèrent de partout, les encerclant presque. Jed avisa une petite auberge, il s’y engouffra. Les quelques badauds qui assistaient à l’échauffourée le laissèrent passer sans difficulté. Un des clients lui indiqua même une autre porte.

Vous pouvez ressortir par là, si vous voulez. De l’autre côté, il n’y pas personne.
Jed ne se le fit pas dire deux fois. Effectivement, dans l’autre rue,


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il ne se passait rien. Les passants semblaient calmes. Il se décontracta, et reprit un air nonchalant. Soudain, un homme derrière lui se mit à crier.
- C’est lui, attrapez-le !
Il se retourna et vit un homme qui pointait un doigt accusateur vers lui. Il était accompagné de plusieurs policiers. Jed eut à peine le temps de réaliser qu’il se mit à courir comme un dératé, bousculant les gens et les étalages sur son passage. Les autres se mirent aussitôt à sa poursuite.
Il s’engagea dans la grande avenue, grouillante de monde. Dans sa course, il heurtait les passants, sa progression était difficile. Mais elle l’était aussi pour ses poursuivants. Ces derniers s’étaient mis à hurler, mais ça ne ressemblait pas à des sommations ou des ordres. On aurait dit des bêtes sauvages.

Quelque chose siffla à quelques centimètres de la joue de Jed. Il reconnut la chaleur d’un thermo-laser.
Mais ils sont devenus fous, pensa-t-il avec effroi. Tirer au thermo-laser dans la foule, c’est de la démence. Jamais les Unis ne laisseront passer ça !
Pourtant, les tirs se multiplièrent. La foule paniqua, se jeta à terre ou s’enfuit en hurlant. Jed s’abrita derrière une petite baraque. Il sortit son arme qu’il avait dissimulée jusque là.
Puis que c’est ainsi, dit-il.
Il jaillit de sa cachette comme un éclair. Ses poursuivants eurent à peine le temps de l’apercevoir que déjà d’eux d’entre gisaient à terre. Jed s’enfuit ventre à terre, et, avant que les autres aient répliqué, il obliqua sur la droite. La rue était longue, et les autres arrivèrent avant qu’il ait pu trouver une autre échappée. Les thermo-lasers recommencèrent, mais leurs tirs étaient éloignés et mal ajustés. Un passant fut touché sans que cela ralentisse le feu nourri qui arrosait la rue. Jed entrevit des escaliers sur sa droite, il s’y rua, grimpant les marches quatre à quatre. Il arriva sur une petite hauteur, qui surplombait les toits. Il se lança sur un des toits, se rattrapa de justesse, et refit le chemin à contre-courant. Les policiers ne l’avaient pas vu, et couraient dans la rue, juste en dessous de lui. Il les laissa passer et voulut regagner les escaliers, mais une fenêtre s’ouvrit


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brusquement. Il brandit son arme, prêt à toute éventualité. Une jeune femme apparut, elle semblait un peu effrayée.
- Venez, par ici ! Dit-elle.
Méfiant, Jed s’approcha. Derrière elle, la pièce semblait vide. Il sauta. Effectivement, il n’y avait personne d’autre. Il détailla plus avant celle qui lui portait secours. Elle avait sans douté été prise au dépourvu, car elle était très légèrement vêtue. Elle avait visiblement peur. Mais c’est sur un ton coléreux qu’elle montra la porte à Jed.

Allez-vous en, sortez par ici, vous n’avez plus rien à craindre.

Pourquoi faites-vous ça ? demanda Jed
Je n’en sais rien, je n’ai pas réfléchi. Mais je vous en prie, partez. J’ai été folle de faire ça. Si jamais ça se sait !
Bon, eh bien merci quand même !
Il sortit. Au-dehors, la foule s’était massée et commentait l’événement avec véhémence. Jed s’y glissa, en essayant de se dissimuler. Mais personne ne semblait l’avoir reconnu. Il passa incognito dans la rue, et se dirigea sans trop savoir pourquoi vers le quartier des plaisirs, encore une fois. Quelle violence inutile ! Quelle mouche les avait donc piqués pour qu’ils s’acharnent sur lui ainsi ? Les ordres et les méthodes avaient-ils changés depuis la dernière révolte, ou bien les hommes s’étaient-ils laissé emporter à commettre ces bavures ? Il échafauda un plan dans sa tête.

Il devait essayer de contacter les membres restants de l’organisation, et faire le point de la situation. La révolte du mois dernier, si elle avait été un échec de fait, comme attendu, avait dû perturber les esprits, autant des classes quatre que des dirigeants. On pouvait sans doute élaborer une nouvelle stratégie à partir de là, et amener ainsi les grands changements dont avaient parlé les Anciens. Maintenant Jed savait, au plus profond de son être, que ces changements allient avoir lieu. Il avait pleinement intériorisé cette idée.
Tout s’expliquait maintenant. Depuis la révolte, les esprits avaient fait leur chemin. Le vent de la fronde soufflait. On avait enfin compris à quelle absurdité la logique de prêtres et des Unis avaient mené. Les Anciens n’avaient pas décidé, ils étaient au-dessus de tout ça. Ils étaient les spectateurs des conflits, pas les initiateurs. Les


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prêtres s’étaient arrogé un pouvoir fictif en interprétant les discours des Anciens. Ils étaient tombés dans l’hypocrisie la plus complète.

Il fallait rénover la pensée encroûtée des gens.
- Eh bien Jed, on a fini par vous retrouver !
Jed se retourna brusquement. Quatre policiers étaient derrière lui. L’un d’eux pointa vers lui un tube rayonnant. Il eut juste le temps de reconnaître un haut dignitaire des prêtres qui le regardait en ricanant. Le rayon anesthésiant le frappa de plein fouet, et il sombra dans l’inconscience.



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Chapitre 13




La première chose qui frappa Jed à son réveil fut une impression écrasante d’uniformité. La salle où il se trouvait était entièrement recouverte d’un mauve sombre, baignée dans un éclairage indirect qui gommait toutes les aspérités. Il se trouvait assis au centre d’un demi-cercle formé par une table où siégeaient une dizaine de personnes, revêtues d’une longue soutane d’étoffe mauve.

Cette mise en scène surannée n’eut pas l’air de l’impressionner. Il se savait prisonnier des prêtres, et s’apprêtait à les affronter sans faiblir. Il essaya de marquer le premier point en prenant la parole dès son réveil.
Comment m’avez-vous retrouvé ?
C’est nous qui posons les questions maintenant !
Cela commençait mal. Sur sa chaise, Jed n’était pas entravé, mais sur la table, il avait déjà remarqué plusieurs tubes rayonnants. Il savait bien que les prêtres ici présents n’hésiteraient pas une seconde

s’en servir au moindre geste suspect.
Que voulez-vous de moi ?
Nous sommes ici pour vous juger. Vous avez commis les pires crimes contre notre monde. Vous avez été l’instigateur d’une révolte destructrice. Vous avez défié le pouvoir des Unis. Vous avez bafoué les privilèges des prêtres. Vous avez commis le plus grand des sacrilèges !
Sacrilège ?… Interrogea ironiquement Jed, ce qui eut pour effet de décupler la rage de son interlocuteur.
Oui, un sacrilège ! Vous vous êtes rendu sur Éden en volant une de nos capsules de dématérialisation. Vous vous êtes arrogé le droit

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de visite aux Anciens. Vous avez ouvertement violé nos lois. Vous vous êtes placés en dehors de nos règles. Vous voulez détruire notre société, et c’est pour cela que nous vous jugerons !

Jed haussa les épaules. Ce n’était évidemment pas pour ça qu’il était ici. Les classes supérieures n’avaient pas besoin de procès pour le condamner ou se débarrasser de lui.
Un procès ? Persifla-t-il, je ne vois ici que des prêtres. Où sont les Unis, où sont les autres classes ? Êtes-vous à rendre la justice ici ?
L’autre s’empourpra, mais un de ses compagnons le calma, et, soucieux de ne pas se laisser emporter sur un terrain glissant, il répliqua.
Nous instruisons en ce moment. Ce n’est pas à vous de nous faire la morale. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir perdre un peu de votre morgue, car sinon la suite va devenir très pénible pour nous, et surtout pour vous !
Jed sentit l’obstacle. Cela commençait à tourner à son désavantage.
Je n’ai rien à vous dire, lança-t-il.
Oh que si ! Il y a beaucoup de choses que nous aimerions vous entendre dire.
Quoi par exemple ?
-Eh bien, par exemple, comment avez-vous su pour vous rendre sur Éden ?
La question était bien innocente. Ce n’était sans doute qu’un appât.
Votre question est stupide, un enfant de six ans saurait faire fonctionner les capsules de dématérialisation.
Alors, posons notre question autrement. Que représentait Éden pour vous ?
Les choses se précisaient. Jed hésita.
Allons répondez. Nous vous demandons de vous expliquer. Nous désirons connaître vos motivations.
« Ça m’étonnerait, pensa Jed, ils connaissent nos buts depuis longtemps. Ils les ont toujours combattus. »
Vous savez très bien pourquoi nous combattons.
Nous aimerions vous l’entendre dire en tout cas. Vous


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comprendriez mieux ainsi combien vaine a été votre mission.
Elle n’a pas été vaine !
Ah bon ? Mais alors, faites-nous le comprendre.
Il s’était fait piéger. Les joutes oratoires n’étaient pas son fort, il réagissait trop vite. Que fallait-il dire maintenant ? Il décida que, de toute façon, il n’avait rien à perdre.
Vos jours sont comptés. Votre règne tire à sa fin.
Voilà des paroles qui sont bien intéressantes dans la bouche d’un révolté exalté. Mais continuez donc, ça nous intéresse.

Le ton obséquieux de ses adversaires l’énervait. Il se mit à parler très vite.
Vous n’avez pas le rôle que vous prétendez avoir ici. Vous n’êtes qu’un incident dans l’histoire. Une nécessité malheureuse. Vous ne guidez pas notre peuple. Vous n’êtes que l’expression d’un courant qui va disparaître. Vous incarnez un passé révolu, dont la fixité est sa propre condamnation. Vous êtes incapables de comprendre ce qui se passe maintenant, et la vagua va vous dépasser, vous noyer.

Ce sont les Anciens qui vous ont dit ça ?
Non, mais ils…
Il s’interrompit aussitôt. Il s’était trop avancé, les prêtres l’avaient amené là où ils le désiraient. La question fut posée à nouveau.

Ce sont les Anciens qui vous ont dit ça ?
Les Anciens savent, c’est tout.
Que vous ont-ils dit ?
Le cerveau de Jed fonctionnait à toute vitesse. Les Anciens ne lui avaient pas dit tout ça, bien évidemment, mais il sentait, qu’au fond de lui-même qu’il commençait à comprendre de plus en plus de choses. Les prêtres, par contre, semblaient un peu désemparés. Il essaya de pousser cette constatation à son avantage.

Nous sommes à la fois des acteurs et des spectateurs de notre évolution. Nous sommes à la fois passifs et actifs. Si bien que nous ne comprenons que partiellement. Et nos actions, nos buts, sont entachés de cette ambiguïté essentielle.

Cela ne veut rien dire, on ne peut pas vous avoir dit ça.
Bien sûr, c’est évident. Mais vous savez très bien comment les Anciens communiquent leur…


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Il s’arrêta net. Une pensée fulgurante traversa son esprit. Il commençait à comprendre. D’un air une peu sardonique, il questionna.
- Quand avez-vous parlé aux anciens pour la dernière fois ?
Le coup avait porté. Il sentit un flottement dans l’assistance. O, lui fit une réponse dilatoire.
Nous avons déjà dit que c’est nous qui posons les questions !

Je découvre des choses. Je comprends ! Murmura Jed, plus pour lui que pour ses interlocuteurs.
Vous n’avez rien à comprendre. Vous vous êtes adressé aux Anciens sans notre consentement, dans des formes qui ne sont pas rituelles, au mépris de tout l’enseignement que nous avons reçu depuis des temps immémoriaux. Vous avez reçu des informations pour lesquelles vous n’étiez pas préparé, que vous vous proposez de répandre sans les avoir comprises. Les Anciens…

Les Anciens ! Les Anciens !… Se mit à hurler Jed. Vous ne les connaissez plus, vous ne les comprenez plus vous-mêmes. Pour vous, ils n’ont qu’un rôle obscurantiste. Allez, dites-le moi donc, depuis combien de temps ils ne sont plus rentrés en contact avec vous ? Vous vous gardez bien de le dire. Eh bien moi, je vais vous expliquer. Il y a des choses qui vous dépassent. Vous ne comprenez pas qu’un vulgaire classe quatre puisse se rendre sur Éden, et surtout que les Anciens lui parlent, alors qu’ils ne vous parlent plus depuis longtemps. Vous ne comprenez pas les changements qui s’opèrent depuis des années, et qui vont en s’accélérant chaque jour. Vous ne comprenez pas que votre rôle est terminé, et que vous accrochez à votre pouvoir décadent. Vous ne comprenez pas que ce soit un classe quatre que les Anciens ont choisi pour…

Il sentit qu’il était allé trop loin. Sa colère l’emportait, et le poussait à révéler des faits que, de toute façon, les prêtres étaient incapables d’assimiler – il le savait maintenant.
Que voulez-vous dire par là ?
Rien, cet interrogatoire que vous me faites subir est un aveu. Vous n’êtes dépositaire d’aucune volonté, surtout pas celle des Anciens.
Arrêter de blasphémer ! Vous vous croyez émissaire des Anciens,


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vous vous trompez cruellement.
Non, je ne suis pas leur émissaire. Ceci prouve que vous n’avez rien compris. Nuls autres que nous-mêmes ne dirigent notre destin. Les Anciens sont nos pères, ils ne sont pas notre conscience.
Vous divaguez et vous voulez nous entraîner sur de fausses pistes. Répondez à cette question : pourquoi votre compagne n’est pas revenue avec vous ?
C’est inutile de vous expliquer, cela ne servirait à rien.
Nous pouvons vous faire parler, vous le savez. Nous en avons les moyens.
Vous pouvez aussi me faire disparaître, cela ne change rien.

Votre attitude est inconstante.
Mais vous ne comprendrez donc jamais rien. Tout va devenir inconstant. Même la Logisphère n’y pourra plus rien.
Arrêtez vos insanités, et répondez à notre question : pourquoi votre compagne n’est-elle pas revenue avec vous ?
Jed se calma. Il dévisagea ses interlocuteurs un par un. Ils ne semblaient pas paniqués du tout, mais au contraire, beaucoup plus calmes que lui. Aucun vent de folie ne les avait touchés. Et ils gardant leur froide détermination, conscients de leur bon droit et de leur pouvoir. Pourtant, Jed savait que tout cela allait s’écrouler bientôt.
Vous n’obtiendrez rien de plus de moi, dit-il d’un ton ferme.
Oh que si ! Détrompez-vous.
Sur un geste des inquisiteurs, une porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent. Ils portaient un appareillage que Jed reconnut immédiatement. Les hallucinateurs ! Ils allaient utiliser les hallucinateurs ! Jed se mit à vociférer.
Mais vous êtes fous. Ça ne sert à rien. Même avec vos machines, vous ne tirerez de moi que des renseignements que vous serez obligés d’ignorer.
Dites-nous ce que vous ont appris les Anciens.
je vais vous le dire encore une fois. Les Anciens nous regardent, ils ne nous dirigent pas. Nous n’agissons pas selon leur volonté. Nous avons notre libre-arbitre. Nous…
Ça suffit, vous l’aurez voulu. Mettez-lui les hallucinateurs.


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Jed se débattit comme un lion. Il renversa les hommes qui s’approchaient de lui. Un des prêtres fut obligé d’employer un rayon anesthésiant pour en venir à bout. Pendant son inconscience, on l’attacha sur sa chaise, et on lui mit le casque sur les oreilles. Quand il revint à lui, il était à la merci des prêtres.

La première décharge lui sembla terrifiante. La salle devant lui se transforma en véritable enfer, empli d’un feu dévorant dont il sentait les flammes lui brûler la peau. Les tortionnaires se transformaient en des monstres hurlants, aux faciès grimaçants, aux mains griffues et aux dents acérées qui cherchaient à lui dévorer les entrailles. Il sentait leurs ongles lacérer ses chairs, et chaque blessure était comme un jet brûlant qui lui déchirait le corps et le faisait hurler de douleur.

La vision s’arrêta net, le laissant inondé de sueur, pantelant. Il lui sembla entendre dans le lointain une voix caverneuse qui lui parlait.

- Ce n’est qu’un début, mais vous l’aurez voulu !
Il se retrouva dans le noir le plus complet. Il avait l’impression de naviguer dans un néant sans fin, comme s’il tombait, tombait sans cesse dans un puits sans fond. Puis la terreur afflua de nouveau comme un ouragan dans sa tête. Toutes ses terreurs, depuis sa plus tendre enfance jusqu’à maintenant arrivaient d’un seul bloc, décuplées. Des monstres horribles, côtoyant des impressions atroces, informelles, s’entrechoquaient dans son cerveau. L’épouvante à l’état pur, pire que la mort, l’habitait. Il aurait voulu mille fois mourir, mais c’était impossible. On l’obligeait à regarder l’irrecevable, à écouter l’inaudible comme une torture sans fin. Contre ce déchaînement des forces obscures, on ne pouvait rien faire d’autre que hurler et hurler encore, jusqu’à ce que le sang afflue dans la bouche.

Il s’était évanoui. Quand il revint à lui, ses tortionnaires n’avaient pas bougé et le regardaient, impassibles. Jed avait un goût de sang dans la bouche. La transpiration avait trempé ses vêtements. Il grelottait de froid et de peur. Il était dans un état d’hébétude profond. Un des prêtres s’adressa à lui.
Maintenant, vous allez tout nous raconter, du début jusqu’à la

fin.
Jed essaya de se redresser sur son siège. Il balbutia.
Je vais… Les Anciens… Vous ne savez pas… Vous ne pouvez


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plus… Il faut arrêter.
- Je crois qu’il faut reprendre un peu le traitement !
Les yeux écarquillés de terreur, Jed vit un des hommes s’apprêter

remettre les hallucinateurs en marche. Quand il eut le casque sur les oreilles, son corps se tendit à craquer dans l’attente des images qui n’allaient pas tarder à le rendre fou.
C’est alors qu’il commença à entendre un sifflement suraigu. Il crut d’abord que l’hallucinateur commençait son travail, mais il ne ressentit pas cette impression de descente aux enfers comme auparavant. Il se dit que ses tortionnaires le faisaient attendre avec un plaisir sadique.
Le sifflement augmenta graduellement. Jed ouvrit les yeux. Autour de lui, les prêtres semblaient perplexes. Ils tournaient la tête dans tous les sens, interloqués. Visiblement, ce bruit leur était inconnu, et ils cherchaient à en déterminer l’origine. L’un d’entre eux vérifia même les hallucinateurs pour voir si une interférence ou un disfonctionnement quelconque n’engendrait pas cette fréquence suraiguë. Le bruit s’amplifia très rapidement. Et quand les prêtres comprirent, il était trop tard. Ils se levèrent, les mains collées aux oreilles, se ruant vers la porte. Mais le bruit était devenu trop puissant. Leurs tympans éclatèrent, leurs cerveaux vibrèrent à se rompre. Jed ressentait un mal de tête intolérable, il crut que sa boite crânienne allait éclater. Il aurait voulu crier de douleur, mais le bruit l’enveloppait, et il s’évanouit avant de comprendre ce qui se passait.

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Chapitre 14




En reprenant conscience, Jed vit d’abord les corps des prêtres, gisant pêle-mêle dans la salle. Ils montraient des visages grimaçant de douleur et de terreur, un filet de sang coulait de leur nez et de leur bouche. Jed essaya de bouger la tête. Une douleur fulgurante lui traversa le crâne. Il eut un rictus de souffrance. Il sentait qu’on lui enlevait le casque des hallucinateurs. Il entendit une voix lui souffler :
- Restez tranquille, on s’occupe de vous.
Puis la même voix reprit, en s’adressant à quelqu’un d’autre. - Le casque l’a bien protégé, mais il est quand même sonné !

Jed vit une main qui tendait une pilule devant ses lèvres. Sans réfléchir, il l’avala. Aussitôt, il se sentit beaucoup mieux. La douleur n’irradiait que faiblement dans sa tête. Il regarda celui qui l’avait aidé. L’homme sourit doucement.
Ça va mieux ?
Qui êtes-vous ?
Tout à l’heure, tout à l’heure. Pour l’instant, il faut vous remettre un peu.
Une femme s’approcha, et ajouta :
Oui, mais il vaut peut-être mieux ne pas traîner ici. D’autres vont sans doute arriver.
Jed se leva. La tête lui tourna un peu, mais il put se mettre sur ses pieds. Il esquissa quelques mouvements pour se remettre en train.
Ça va, dit-il, je peux partir.
Bon, dans ce cas, allons-y. Suivez-nous Jed. Et tenez, ça peut servir, on ne sait jamais.

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Jed prit le thermo-laser qu’on lui tendait et suivit ses deux compagnons. Sur le pas de la porte, deux gardes étaient étendus, touchés mortellement par les thermo-lasers.
Ils n’eurent qu’un long couloir désert à traverser pour se retrouver devant une porte qui, visiblement, donnait sur l’extérieur. Au-dehors, un troisième homme attendait. Jed regarda ses deux acolytes, la femme lui fit un signe du menton.

Vous pouvez sortir sans crainte. Comme vous pouvez le constater, les prêtres n’avaient pas vraiment prévu de transformer leur repaire en prison ou en salle de tortures.
Pourquoi les combattez-vous ?
Nous n’aimons pas beaucoup ces gens-là !
La réponse était plutôt édulcorée, mais Jed n’eut pas le temps d’approfondir, car le troisième homme le tira par le bras.
Venez, il ne faut pas rester trop longtemps à découvert. Maintenant, des gens de toute sorte rôdent partout, et vous êtes plutôt repéré.
Ils longèrent quelques petites ruelles obscures et désertes. Puis ils rentrèrent dans une boutique où, visiblement, on les attendait.

Vous êtes des marchands ! S’exclama Jed
Décidément, vous êtes bien curieux. Qu’est-ce qui vous étonne ?

Boursault s’était refusé à toute participation.
Boursault a été assassiné. Les diverses factions de l’union ont éclaté. Plus rien n’est comme avant. Mais venez donc dans l’arrière-salle.
Il les suivit. La pièce était accueillante. De lourdes tentures étaient accrochées aux murs et donnaient une impression d’intimité feutrée. De larges fauteuils bas entouraient une petite table sur laquelle se trouvaient une bouteille et quelques verres.

Asseyez-vous donc un instant.
Il s’installa dans un des fauteuils. Deux hommes s’assirent avec lui. Ils n’étaient pas de ceux qui l’avaient accompagné jusqu’ici. L’un d’eux déboucha la bouteille, et emplit trois verres. Il en tendit un à Jed. Celui-ci but une gorgée, les larmes lui vinrent aux yeux. L’alcool était fort, mais réconfortant. Il se détendit.

- Nous allons ressortir, dit un de ses interlocuteurs, nous allons


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vous mener en lieu sûr. Mais ça ne sera pas facile. Le voyage risque de ne pas être de tout repos. Même le réseau des arrière-boutiques n’est plus très sûr. Les prêtres semblent avoir misé sur vous. Et ils vont mettre tout en œuvre pour vous retrouver. A priori, ils ne connaissent rien au réseau. Mais les Brigades du Destin y rôdent de plus en plus, et elles semblent être leur allié maintenant.

Comment ! Ne put s’empêcher de s’exclamer Jed.
Eh oui ! Il se passe des choses de plus en plus bizarres. Tout évolue très vite, maintenant. On ne comprend plus grand-chose. On tente seulement de rester informé. De toute façon, le rôle des Brigades du destin a toujours été trouble. Ce sont des éléments incontrôlables. Leurs buts, leurs alliances peuvent se renverser d’un jour à l’autre. En fait, ça ne me plairait pas de m’acoquiner avec eux maintenant.
Vous êtes organisés ?
Pas vraiment. Mais on prête un coup de main quand on nous le demande. Nous sommes des marchands. On a rencontré beaucoup de gens, et participé à de nombreuses entreprises, plus ou moins régulières. J’ai même travaillé avec des personnes de votre organisation.
Qu’est-elle devenue, cette organisation ?
Ça alors, mon ami ! Quand on a déclenché un feu d’artifice comme vous en avez déclenché il y a un mois, il ne faut pas s’attendre à en ressortir frais et dispos.
Mais qui vous a demandé de me sortir de là ?
Vous allez bientôt le savoir. Mais assez parlé maintenant, il faut y aller.
Il souleva une tenture, dévoilant une porte.
Le réseau des arrière-boutiques. Je crois que vous connaissez

déjà.
Je vois que les informations circulent bien !
Votre coup d’éclat a fait beaucoup de bruit. Ça ne m’étonnerait pas que dans quelques années vous deveniez comme qui dirait, une légende vivante. Mais qu’est-ce vous êtes allé faire sur Éden ?

Cette fois-ci, c’est vous qui semblez bien curieux.
Bah, tant pis. De toute façon, nous autres marchands, tous ces


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problèmes théologiques nous intéressent peu. Mais ils ressemblent à quoi les Anciens ? Vous les avez vus ?
Je croyais que ça ne vous intéressait pas ?
Bon, j’ai compris ! Allez, on y va.
Il s’engagea, suivit de son compagnon, puis de Jed. Le dédale commença. Couloirs obscurs, entrepôts encombrés de marchandise, ruelles désertes se succédèrent, égarant Jed très rapidement. Il avait l’impression de tourner en rond, mais ses guides allaient d’un pas ferme et décidé. Il leur emboîtait le pas avec confiance. Cependant, il était un peu mal à l’aise. Tous ces événements l’avaient bouleversé, et il ne savait plus trop où il en était.

Ils débouchèrent dans un vaste entrepôt encombré de caisses métalliques. L’homme de tête s’arrêta et s’adressa à son compagnon.

Ils devraient être là. Il n’y a personne !
Allons voir à l’atelier.
L’un d’eux se dirigea vers une petite cabane, adossée à un des murs. Il ouvrit la porte. Deux cadavres étaient à terre, recroquevillés par le feu des thermo-lasers. Il referma la porte et se mit à crier.

- Attention, c’est un piège…
Il n’eut pas le temps de terminer, un rayon brûlant le cueillit au vol, et il s’écroula.
D’un seul et même mouvement, Jed et son compagnon s’étaient jetés à terre et avaient roulé vers une gerbe de caisses. Un feu nourri se déclencha, ils sentirent le souffle brûlant passer près d’eux, puis les rayons s’attaquèrent aux caisses qui leur servaient d’abri.

- Les Brigades ! Hurla l’autre. Elles nous ont trouvés !
L’air fut vite surchauffé, l’odeur de métal en fusion devenait insupportable.
Il faut faire quelque chose, dans quelques secondes, on va être grillés.
Reculons !
Ils se ruèrent vers un autre amas de caisse derrière eux, disposée en quinconce. Ils évitèrent de justesse une salve de feu. Leur situation était toujours précaire. Ils ripostaient au jugé, forçant les hommes des Brigades à s’abriter, les empêchant d’avancer. Mais les autres étaient visiblement nombreux et se déployaient. Dans un délai


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très court, ils allaient les déborder.
Il faut rebrousser chemin. Dans les couloirs, on pourra peut-être les semer.
Mais on ne peut pas bouger. Ils sont trop nombreux, on va être pris sous leurs feux.
Tant pis, il faut tenter le coup.
Jed renversa d’un coup d’épaule la pile de caisses derrière laquelle ils s’étaient abrités. Elles étaient très lourdes, mais elles s’éparpillèrent devant eux. Interloqués, les autres arrêtèrent leurs tirs un bref instant. C’était plus qu’il n’en fallait aux deux hommes qui s’élancèrent vers l’arrière.
Ils évitèrent in extremis un tir meurtrier, renversèrent une autre pile et repartirent, quelque peu abrités par l’obstacle mis ainsi en place. Ils parcoururent tout l’entrepôt de cette façon, comme des boules dans un jeu de quilles, renversant toutes les gerbes qu’ils rencontraient. Cela coupait tous les tirs qui leur étaient destinés et ralentissait la progression de leurs poursuivants.

Ils arrivèrent bientôt dans le couloir qui les avait amenés ici, avec une avance suffisante. Ils s’y engouffrèrent comme des diables et se mirent à courir de toutes leurs forces. Les autres se mirent à les poursuivre en hurlant comme des forcenés. Jed suivait son compagnon qui virait brusquement à droite, puis à gauche, puis encore à droite. Ils commençaient à semer leurs attaquants. À bout de souffle, l’autre s’arrêta devant une porte métallique à code. Visiblement, il connaissait la procédure d’ouverture qu’il se hâta de composer. La porte s’ouvrit, alors qu’au loin, on entendait les poursuivants à leur recherche. Quand la porte se ferma sur eux, un silence bienfaisant s’établit. L’obscurité était totale.

Ouf, on s’en est sorti. Ils ne nous trouveront pas ici.
Où sommes-nous ?
Dans un conduit qui mène aux égouts.
Aux égouts ?
Oui, un ancien système d’évacuation des déchets. Une sorte de réseau souterrain qui sillonne la ville. Il n’est plus utilisé que par les grosses industries pour qui les incinérateurs sont insuffisants. Ce n’est ni très sain ni très agréable, mais on devrait pouvoir passer par


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là.
Et comment va-t-on s’en sortir ?
On verra bien. Il n’est pas question de ressortir. Les Brigades vont infester les arrière-boutiques dans toute cette partie. Ils ne seraient pas longs à nous retrouver.
Que s’est-il passé ?
Je n’en sais rien. Les deux amis qui devaient prendre notre relais ont été abattus. On nous a tendu une embuscade. Ces gens sont diablement efficaces. Ils doivent avoir des informateurs partout. Ils doivent être plus nombreux qu’on ne le croit.

Vous connaissez un moyen de vous diriger dans les égouts ?

Pas vraiment, mais on va essayer. J’ai convoyé une fois des armes par cette voie. C’était la seule solution à ce moment, des dissidences dans l’union des marchands nous interdisaient de les transporter par le réseau habituel, et on m’avait offert une très grosse somme pour ce travail. Il n’y a plus qu’à tenter de nouveau le coup. De toute façon, je devais vous amener dans un repaire souterrain, on finira bien par trouver la jonction.

On n’y voit rien du tout. Il n’y a pas moyen de faire de la lumière ?
Ça ne va pas durer. Il y a une sorte de puits près de nos pieds, il conduit au réseau des égouts, et ceux-ci sont éclairés de manière permanente par une matière fluorescente incorporée aux parois. Les égoutiers ont besoin de ça pour travailler. Attention, ne bougez pas, je vais essayer de localiser la bouche d’entrée du puits.

Jed l’entendit s’agenouiller et chercher à tâtons.
Ça y est, je l’ai. Avancez tout doucement en vous guidant sur ma voix. Mettez-vous à genoux, il ne faut pas tomber dans le trou !

Jed obtempéra. Il sentit bientôt sous ses mains le rebord d’un trou.

Il y a des échelons encastrés dans le mur, suivez-moi.
Il s’engouffra dans la bouche d’entrée. Jed accrocha les barreaux avec ses mains et commença prudemment la descente. Celle-ci ne dura pas bien longtemps. Ils arrivèrent sur une plate-forme. Il y avait un autre puits, horizontal celui-là, très court et dont on pouvait voir la sortie, éclairée par une leur diaphane. Les deux hommes s’y engagèrent et débouchèrent dans le réseau même des égouts. L’odeur


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était insupportable, et la fluorescence des parois baignait les conduits dans une lumière terne et lugubre.
C’est sinistre, prononça Jed avec un haut-le-corps.
On n’a pas le choix.
Ils sautèrent de la hauteur où ils se trouvaient. Ils arrivèrent dans une sorte de mélasse répugnante et visqueuse.
De mieux en mieux, grommela Jed.
Il vaut mieux s’y habituer, car on risque d’errer un bon bout de temps avant que je puisse me repérer.
Ils commencèrent à marcher. La puanteur était atroce, et le liquide dans lequel ils marchaient si gluant qu’ils glissèrent chacun plusieurs fois dans ce bouillon peu ragoûtant. Cette boue qui leur collait dessus et la lumière glauque leur donnait l’aspect de zombies. Ils en arrivèrent même à en rire.
Ils arrivèrent à un conduit plus vaste, où coulait un fluide plus liquide, mais tout aussi ignoble, qui charriait de nombreuses immondices. Les parois étaient lisses, sans promontoire ou rampe pour les longer. Ils durent marcher dans l’eau. Ils en avaient jusqu’aux genoux.
Quand j’ai fait les égouts, nous avions une petite embarcation spéciale qu’utilisent les égoutiers. C’était autrement plus confortable et plus rapide.
Et pour l’odeur ?
Alors là, pas moyen d’y échapper. À moins d’utiliser des masques très gênants. En fait, on utilise ces derniers que lorsqu’on est dans une zone à émanations nocives.
Eh bien, espérons que nous n’en rencontrerons pas.
Ni de déversoirs chimiques, sinon, nous allons attraper des boutons, ou nous dissoudre dans un bain d’acide !
C’est gai tout ça ! Et si nous…
Jed s’interrompit brusquement et poussa un cri de douleur.
J’ai dû marcher sur quelque chose qui m’a fait mal. Il se remit à crier.
Non, on dirait qu’une bestiole m’a mordu ! Aussitôt, son compagnon se mit à tirer dans l’eau.
C’est un charognard. Des sortes de serpents à pattes qui se


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nourrissent des ordures. Ils sont très utiles pour nettoyer les égouts. Pour les éloigner, il suffit de tirer dans l’eau, celle-ci s’échauffe et ça les tient à l’écart.
J’espère qu’on ne va pas tomber sur un troupeau !
D’après ce que je sais, ils sont peu nombreux mais très voraces. Leur présence est un bon signe en fait, ça prouve que nous sommes loin d’une zone nocive.
On ne pourrait pas remonter et tenter notre chance à l’extérieur ?

je crois qu’il vaut mieux rester ici. Ça n’est peut-être pas agréable, mais nous sommes plus en sécurité. De plus, il faut que je trouve une jonction avec les égouts pour vous mener là où je dois conduire, dans le réseau souterrain.
Comment comptez-vous vous y prendre ?
Le réseau est très simple, c’est une sorte de quadrillage et il est numéroté en coordonnées cartésiennes. Donc, en lisant les indications qui sont gravées à chaque intersection, on peut savoir exactement où on est. Je sais à peu près où se trouve le lieu que nous cherchons. Avec un peu de tâtonnements, on finira par trouver.

Qu’est-ce que ce réseau souterrain ?
C’est une très vieille histoire. Quand il y avait des gens importants à protéger, en cas de désastre politique ou naturel, et que la Logisphère n’avait pas les capacités de réponse qu’on lui connaît aujourd’hui, on a construit une sorte d’abri souterrain aménagé, qui a été oublié par la suite. Très peu de gens, actuellement, connaissent son existence. C’est un lieu bien pratique.

Mais qui y va maintenant ?
L’autre ne sembla pas avoir entendu. Il observait une inscription à une intersection, et décida de tourner. Le canal était encore plus grand que le précédent, l’eau qui y coulait était moins profonde, mais le courant était très fort et les deux hommes avaient du mal à grader leur équilibre. Une sorte de tronc à armature métallique, charrié par le courant, entrava les jambes de Jed qui bascula. Il fut emporté sur une centaine de mètres avant de pouvoir s’arrêter. L’eau avait pénétré dans sa gorge et il avait un goût de pourri dans la bouche. Il se retint de vomir, et fut pris d’une violente quinte de toux. Il se mit à pester, mais le sourire goguenard de son compère le rasséréna. Ils avaient


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traversé, il est vrai, des épreuves bien plus graves.
Au bout d’un temps qui parut interminable, ils arrivèrent devant une bouche d’entrée.
- Ce doit être par là, essayons donc.
Ils grimpèrent le long du puits, identique à celui qu’ils avaient emprunté pour descendre.
- Restez là. Je vais essayer d’ouvrir la porte.
Jed s’appuya contre la paroi en s’accrochant aux barreaux. Il entendit l’autre s’escrimer sur la commande de la porte puis se mettre

grogner. Il revint.
Rien à faire, je ne connais pas le code de cette porte. Pourtant, nous ne sommes pas loin. Mais peut-être n’aurons-nous pas besoin de remonter en surface. Redescendons.
Ils se retrouvèrent à leur point de départ, et se remirent à marcher. Ils changèrent de direction à la première intersection et avisèrent aussitôt une autre bouche d’entrée.
Bizarre ! C’est rare qu’elles soient aussi rapprochées.
Ils s’approchèrent et s’y hissèrent. Ils sentirent un petit courant d’air frais.
- Il doit y avoir quelque chose par là.
Ils empruntèrent le couloir horizontal. Juste en dessous du puits, il y avait une ouverture qui ressemblait à une bouche d’aération.

Un refouloir, dit l’autre, je crois que nous y sommes. Nous allons passer par là.
Il s’affaira, dans la faible lumière, à desceller la grille qui obstruait la bouche. Puis, avec beaucoup de précautions, il dévissa puis retira un petit appareil. Il tira d’un coup sec, et le fil d’alimentation se sectionna dans une gerbe d’étincelles. Un courant d’air frais afflua.

Ça va puer un peu de l’autre côté, mais tant pis ! Venez.
Ils s’allongèrent dans l’étroit tuyau et ce fut en rampant qu’ils avancèrent. Bientôt, comme des animaux sortant du ventre de leur mère, ils s’éjectèrent dans un couloir, fluorescent lui aussi, mais dont le sol était recouvert d’une grille métallique à quelques centimètres du sol.
- Nous y sommes. C’est bien là. Allez, on continue.
Jed regarda ce couloir cylindrique. Une main courante était scellée


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tout au long, et d’énormes câbles d’énergie étaient fixés au plafond. La lumière diffusée n’était guère plus forte que dans les égouts et provenait également des matériaux des parois. Ils se remirent en route. Le bruit de leurs pas résonnait sur la grille métallique.

Au bout de quelques centaines de mètres, la lumière devint plus intense et bientôt un éclairage au sodium prit le relais de la fluorescence. Le couloir s’agrandit, et devint presqu’aussi grand qu’un hall.
- On arrive, indiqua simplement l’homme.
Sur les bords du corridor, il y avait d’étranges machines, qui devenaient de plus en plus nombreuses. Jed les regarda avec étonnement.
Qu’est-ce que c’est ?
Des instruments de travail.
Incrédule, Jed contempla des enchevêtrements de fils qui reliaient ces machines, d’une électronique sophistiquée, ces terminaux multiples, ces cadrans multiples, ces claviers de commande. À quoi tout cela pouvait-il bien servir ? Qui avait besoin de tout ça ?

- Voilà. C’est cette porte.
Jed était tellement fasciné par ces richesses technologiques qu’il en avait oublié un moment le but de son voyage. Puis, avant que la porte ne s’ouvre, un éclair lui traversa l’esprit. Mais bien sûr ! Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Ces machines, ce son totalement maîtrisé qui lui avait sauvé la vie et tué les prêtres tortionnaires, comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Il ne pouvait s’agir que de…



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Chapitre 15




Antodieff était assis sur un immense fauteuil et regardait Jed avec une expression quelque peu moqueuse. Il déploya son immense silhouette en se levant. Débout, il paraissait géant, son maigre corps dominant Jed de deux bonnes têtes.
Bonjour, dit-il, bienvenue dans mon antre.
Antodieff ! C’était donc vous. J’aurais dû m’en douter. Qui aurait pu se servir du son comme arme ? C’est vous, bien sûr, l’orfèvre en la matière.
Vous ne croyez pas si bien dire. Je crois que nous devons avoir une longue conversation. Mais, si vous le permettez, je vous dirais que vous n’êtes pas très « présentable ». Vous avez traversé des endroits peu agréables, et ils ont laissé sur vous des traces, comment dirais-je, nauséabondes !
Excusez mon aspect, nous n’avons pas eu le choix.
Je m’en doute. Je suis impatient de vous parler, mais je pense qu’il vaut mieux attendre quelques instants. Je vais vous conduire à une salle de bains, dans un moment, vous vous sentirez plus à l’aise !
Affectivement, la salle de bains à rayonnement eut tôt fait de le débarrasser des toutes ses odeurs et impuretés, et de nettoyer ses vêtements. Il se représenta très vite devant Antodieff, qui lui offrit une boisson réconfortante.
C’est un cocktail de ma création. Vous voyez, je ne fais pas que de la musique.
J’aime beaucoup ce que vous faites, ça me touche énormément. Je suppose qu’on vous le dit souvent.
Peu importe. Vous savez, j’ai peu de contact avec les gens qui


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m’écoutent.
Que faites-vous ici ?
C’est mon lieu de travail. J’ai obtenu cet endroit grâce à une autorisation spéciale des Unis. J’y ai monté mon laboratoire. C’est ici, depuis plusieurs années, que je compose mes œuvres. C’est un endroit retiré, connu de très peu de gens. J’y suis au calme et à l’abri. C’est d’autant plus appréciable par les temps qui courent.

Que se passe-t-il donc ? Depuis mon retour d’Éden, tout a été très vite, mais j’ai ressenti de grands bouleversements. Comme si un vent de panique soufflait sur l’humanité. Je n’y comprends rien.

Vous avez en fait déclenché une réaction en chaîne qui grandit d’heure en heure. Je m’y attendais depuis longtemps. J’ignorais seulement où et comment ça se ferait. Le monde traverse à toute vitesse un changement radical et soudain.
Mais la Logisphère ne le contrôle-t-elle pas ?
La Logisphère est dépassée. Vous avez été un des premiers à trouver la faille.
Comment est-ce possible ?
Nous sommes en train de passer à une autre ère de notre évolution. Le règne de la Logisphère et de ses sujets est terminé.

Mais vous êtes fou ! C’est impossible !
Justement non. Ou alors, c’est la fin du monde.
Allons, allons ! Vous dites ça, mais ce n’est qu’un réflexe conditionné. Je suis sûr que vous ne croyez pas vos paroles.
Mais est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Vous êtes en train de m’expliquer que toute la civilisation que nous connaissons de puis des siècles est en train de s’écrouler en quelques semaines. C’est impensable !
Bien sûr, si vous avez cette vision apocalyptique. Mais en réalité, ce n’est pas aussi brutal que ça. Seuls quelques blocages psychologiques innés vous font réagir ainsi. Votre inconscient ; lui, a agi bien au-delà depuis déjà bien longtemps !

Que voulez-vous dire ?
D’après vous, que représente – ou que représentait – votre organisation ?
Mais ça n’a rien à voir !


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Bien sûr que si ! On ne conteste pas impunément le pouvoir des Unis et de la Logisphère. On ne bat pas en brèche innocemment la logique déterministe qui vous est inculquée depuis des siècles. Votre action a eu, et a toujours, une action déterminante dans le processus, et elle a une signification profonde. Le manque de recul vous empêche peut-être de l’appréhender, mais elle est bien là, que vous le vouliez ou non.

Nous voulions seulement restaurer la vérité des Anciens, combattre le contre-pouvoir obscurantiste des prêtres.
Ce sont vos raisons apparentes. Mais le contre-pouvoir dont vous parlez n’existe pas, ou plutôt, s’il existe, ce n’est pas le vrai problème. C’est une composante qui s’inscrit naturellement dans l’ordre des choses. N’est-ce pas ce que vous ont dit les Anciens ?

Jed se tut un moment. Un sentiment confus l’habitait.
C’est vrai que les Anciens ne m’ont pas fait comprendre que ma démarche était fondamentale. Cependant, j’ai eu l’impression que ma venue était nécessaire. Mais alors…
Il s’interrompit. Il commençait à comprendre. Il s’adressa de nouveau à Antodieff.
Vous savez que les prêtres ne parlent plus aux Anciens depuis longtemps ?
Ah non ! Ce sont les Anciens qui vous l’ont dit ?
Non. Mais je l’ai bien compris pendant mon arrestation. C’est pour cela que les prêtres voulaient me capturer et m’interroger.

Je ne savais pas ça, mais ça ne m’étonne pas outre-mesure. Les prêtres ont juste un peu dépassé leur rôle historique. Ils sont complètement perdus maintenant.
Ça serait donc ça l’évolution dont vous parlez ?
En partie. Mais c’est beaucoup plus global que ça.
Je persiste à mal comprendre !
En fait, vous comprenez très bien. C’est au niveau du langage que ça ne passe pas. Vous savez, rien n’est définitif. Le système déterministe, la logique binaire, nous ont été montrés comme des panacées, comme une référence universelle. Rien ne peut se faire en dehors, rien ne peut aller contre. Une sorte de vérité absolue, en quelque sorte. Mais en fait, l’absolu n’existe pas. Ce n’est pas une


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notion humaine, et encore moins divine. L’homme est tout à fait capable de renier les principes qu’il a idolâtrés la veille. Ce n’est pas de l’inconstance, ce n’est pas de la faiblesse, c’est une évolution naturelle.
Ce qui veut dire que nous sommes en train de renier nos principes les plus fondamentaux, comme l’infaillibilité de la Logisphère, la logique déterministe, etc.
C’est ce qui se passe en effet actuellement.
Alors, ça ne m’étonne pas que ça aille si vite. Vous rendez-vous compte ? C’est l’écroulement à court terme, le retour à je ne sais quelle barbarie !
Non, pas du tout. C’est le retour à une autre forme de pensée, une autre société.
Jed se leva brusquement, énervé. Il ressentait confusément qu’Antodieff avait raison, mais ça le mettait en colère. Il arpenta la pièce en gesticulant et en parlant fort.
Mais tout va s’effondrer. On ne croira plus à rien, c’est la porte ouverte à toutes les inepties, à toutes les folies. Le monde va sombrer dans le chaos !
Il le pourrait, mais ça ne se passera pas comme ça. Il y a un certain nombre de moteurs de cette transformation qui sauront éviter le chaos. Vous êtes un de ces moteurs, j’en suis persuadé.

Vous êtes fou, vous dites n’importe quoi ! Ce n’était pas du tout mon but. Et d’abord, qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Quel rôle jouez-vous dans cette histoire ? C’est la première question que j’aurais dû vous poser.
C’est exact. La réponse est simple : je suis aussi un de ces moteurs dont je vous parle.
Jed se pétrifia sur place. Il regarda Antodieff fixement. L’autre soutint son regard, avec un petit sourire narquois qui éclairait son visage en lame de couteau.
Eh oui ! Voyez-vous, je ne suis pas qu’un simple artiste. Mais rasseyez-vous et reprenez un verre.
Jed obtempéra. Il y eut un petit moment de silence tandis qu’il sirotait sa boisson. Bien sûr ! D’une manière évidente, Antodieff n’était pas neutre dans le cours des événements. Maintenant qu’ils


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étaient réunis, les choses allaient se clarifier. Antodieff reprit.
Voyez-vous, l’esprit humain ne supporte pas qu’on lui impose des modèles tout faits. Il trouve toujours le moyen de le détourner, de contrer ce à quoi on l’oblige. Prenez votre propre exemple. Vous vous êtes engouffré dans une faille importante, mais dont la Logisphère avait bien compris la nécessité. Le sentiment religieux a un grand nombre de ramifications irrationnelles, qui font appel à un grand nombre de schémas qui ne peuvent se réduire à une logique déterministe. Irrémédiablement, il contient les germes de contestation du système, et cela devait arriver tôt ou tard. Vous en avez été le catalyseur.

Et votre rôle à vous, quel est-il ?
Moi, j’ai exploité une autre faille également, un mal nécessaire que la Logisphère ne pouvait pas étouffer. L’apport artistique est tout sauf une somme de raisonnements. L’art, et notamment la musique, s’insère dans des structures extrêmement complexes, et crée des connexions neuronales chez l’être humain qui n’ont rien à voir avec celles des ordinateurs. Analogie, action-réaction, spontanéité, etc., en sont les ingrédients, qui sont totalement irrationnels. Là encore, il contient en lui-même des défenses et des réactions indestructibles contre toute tentative de rationalisation absolue. Je n’ai fait que jouer sur ce facteur. Je n’en étais pas vraiment conscient, jusqu’à il y a peu de temps, mais je l’ai fait. En fait, chacune de mes œuvres insérait chez les gens des schémas directeurs différents de leur éducation. Leur inconscient se marquait à chaque fois d’une tâche indélébile qui allait fatalement les amener à se remettre en question. C’est une pierre que j’ai apportée à l’édifice, qui en comporte bien sûr beaucoup d’autres. Mais, sans faire preuve de beaucoup d’orgueil, je me sens en partie responsable des résultats qui apparaissent maintenant.

Vous avez hypnotisé les gens avec votre musique.
Le terme n’est pas vraiment exact. Dites aussi alors que leur ai bourré le crâne, que je leur ai imposé malgré eux des pensées dont ils n’avaient cure. Je crois, et c’est ce que j’ai voulu, que j’ai révélé aux gens un de leur côté ignoré. Tout comme vous d’ailleurs.

Je commence à comprendre. Ce sentiment indéfini mais très fort


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qui nous habite en vous écoutant… Il fallait tout votre talent pour arriver à ça !
Je n’ai fait que traduire ce que je ressentais, peut-être avec plus de sensibilité que d’autres, c’est tout. Ce n’est qu’après que j’ai eu conscience du rôle que je jouais, et ma musique a évolué dans ce sens. J’ai alors beaucoup réfléchi à notre devenir, en essayant de m’affranchir du style de réflexion de la Logisphère. J’ai pu ainsi comprendre le sens commun de notre démarche, et je vous ai fait venir.
Qu’attendez-vous de moi ?
Vous avez parlé de chaos. Je crois que nous pouvons l’éviter. Nous sommes bien placés pour avoir une responsabilité dans la suite des événements. Ma musique devient un symbole, vous devenez une légende. Les gens vous connaissent, ils savent ce que vous avez tenté, et cela éveille en eux des sentiments enfouis. Vous pouvez encore intervenir, les gens vous suivront.

Jed se tut. Les choses étaient maintenant claires. Il comprenait parfaitement le sens des paroles des Anciens, quel était son rôle, et ce qu’il devait faire.
Vous savez ce que m’ont dit les Anciens ?
Non, bien sûr. Mais moi aussi, c’est la première question que j’aurais dû vous poser.
Je vois mieux maintenant. Je crois que les Anciens ont compris depuis longtemps ce que vous dites. Et ils ont laissé les événements évoluer dans ce sens, sans intervenir. Ils ont la mémoire des siècles, ce ne sont pas des dieux. Ils ne sont pas une référence mythique, comme nous l’avons tous cru. Ils sont simplement un repère fixe dans le temps, qu’il ne nous faut pas oublier, sous peine justement de sombrer dans le chaos. C’est sans doute pour cela qu’ils m’ont parlé. Ils ont reconnu que nous annoncions le virage définitif. Ils sont, ils seront les seuls à assumer la continuité parfaite.

Il y eut un petit temps de pause. Puis Jed s’adressa à Antodieff.

Qu’allez-vous faire maintenant ?
Nous représentons chacun un courant. Il faut nous unir. Je pense que nous avons maintenant un rôle politique à jouer. Il nous faut expliquer et expliquer encore vers quoi nous allons, pour que naisse


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une nouvelle conscience.
Mais alors, vous voulez vous emparer du pouvoir ?
Le pouvoir en tant que tel ne m’intéresse pas. C’est la potentialité qu’il représente qui m’intéresse.
Mais il faudra lutter contre les Unis.
Pas nécessairement. Je suis déjà allé les voir.
Comment ! Mais c’est de la folie ! Ils vous ont laissé parler ?

J’ai pu expliquer un certain nombre de choses, mais je n’ai réussi qu’à les diviser. Un grand nombre d’Unis ne veut pas savoir.

Et les autres ?…
Je m’en suis fait des alliés, parmi les plus jeunes. Ceux-ci ont compris que leur règne touchait à sa fin, ils ne veulent pas être entraînés dans la chute.
Qu’allons-nous faire ?
Votre arrivée intéresse les Unis. Mes alliés ont obtenu qu’ils vous reçoivent.
Comment, aller chez ces tyrans ! Je n’ai rien à leur dire.
C’est le seul moyen de pénétrer chez eux.
Et après ?
Après, eh bien, je tenterai de nouveau l’expérience sonore que vous connaissez bien maintenant.
Vous êtes fou. Ça ne marchera jamais.
On fait le pari ?…
Jed haussa les épaules.
Après tout…
Prenez donc ces billes pour protéger vos tympans. Elles annuleront les effets de ce vibrateur.
Il exhiba de sa poche une petite boite.
Voilà ce qui va bientôt nous délivrer d’un joug immémorial ! Allons, venez, on y va.
Déjà ?
Oui, le conseil des Unis nous attend.
Et comme il voyait que Jed hésitait, il ajouta.
Allez, venez. Avant d’arriver, vous aurez le temps de vous faire à cette idée.



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Chapitre 16




Jed était fasciné par la beauté de la salle du conseil. Il n’arrivait pas à détacher son regard du spectacle qui s’offrait à lui. Aussi loin qu’il puisait dans sa mémoire, il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Un sentiment d’admiration très fort naquit en lui pour les humains qui avaient créé cela.
Il détourna les yeux vers le conseil des Unis. Il sentait sur lui des regards hostiles. Les traits des conseillers étaient tirés, ils avaient visiblement été éprouvés par une longue fatigue. Jed avait reconnu les alliés d’Antodieff par les quelques signes discrets de connivences qu’ils avaient échangés. C’étaient en effet les plus jeunes, ceux avec lesquels il allait falloir négocier bientôt.

- Ainsi vous voilà, Jed.
L’homme qui l’avait interpellé était un vieillard à la stature altière qui le regardait avec un soupçon de dédain.
Pour la première fois dans la longue histoire de notre humanité, un homme a pu prendre de court la Logisphère, et c’est vous.

Je n’étais pas le seul. Nombreux sont ceux qui m’ont aidé, et qui ont payé parfois de leur vie.
C’est vrai. Mais ne parlons plus de cela. Vous nous avez révélé une grande faiblesse et désormais plus rien ne peut être comme avant.
Il baissa le ton, et en hochant la tête, il murmura.
D’ailleurs, rien n’est plus comme avant.
Que voulez-vous dire ? S’enquit Antodieff.
Peu de temps avant votre venue, nous nous sommes réunis et nous avons essayé d’y voir clair. Nous nous sommes concertés avec

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nos vieux schémas de réflexion, mais rien ne collait plus. Nous avons interrogé la Logisphère et…
Il s’interrompit, comme s’il avait du mal à parler.
Et cela n’a servi à rien.
Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Prad regarda Jed droit dans les yeux.
Ça veut dire que la Logisphère devient comme folle ! Son analyse n’a plus rien de cohérent. Elle comprend toujours aussi bien les événements élémentaires, mais elle n’arrive plus à les synchroniser. Quant à déterminer des lignes d’action, même quantifiées en termes de probabilités, un enfant verrait qu’elle ne profère plus que des absurdités ! L’humanité a changé, elle n’est plus

la portée de la Logisphère. Le sens de l’histoire a pris une autre direction !
Disons qu’il s’est inversé !
Ne ricanez pas, Antodieff. Nous sommes tous dans la même épreuve, et il faut en sortir tous ensemble.
Prad se tourna vers Jed.
Qu’avez-vous dit aux Anciens pour que les choses tournent ainsi. Jed éclata de rire.
Mais je n’ai rien dit. Vous ne comprenez pas. Ceci n’est pas l’apocalypse, mais vote apocalypse. Les Anciens n’y sont pour rien, pour eux, ce n’est qu’une ère de transition. C’est à nous de l’assumer seul. Les Anciens ne s’éveilleront pas pour ça ! Ils ne reviendront pas ici. La prophétie ne s’accomplira pas cette fois-ci.

Je vous trouve bien insolent. N’oubliez pas que vous parlez à des Unis et que vous n’êtes qu’un classe quatre.
Le ton s’envenimait. Jed lança un regard à Antodieff et celui-ci plongea la main dans sa poche. La douleur saisit Jed qui eut juste le temps d’ajuster les billes protectrices dans ses oreilles. Il vit quelques Unis et Antodieff faire le même geste prompt. Les autres Unis les regardèrent une fraction de seconde, puis la douleur les saisit, atroce et soudaine. Ils se prirent la tête à deux mains, essayant de s’enfuir, mais ils furent terrassés en quelques secondes. Une minute après, des dizaines de cadavres aux têtes sanguinolentes jonchaient la grande salle.


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Les survivants retirèrent alors leurs billes protectrices. Antodieff murmura.
- Une page est tournée maintenant.
Un sifflement strident retentit, tandis qu’une lumière rouge clignotait sur le bureau du Président. Un des Unis se précipita et appuya sur un bouton. Un petit écran s’alluma devant lui, révélant le visage d’un officier, visiblement paniqué. Ce dernier se mit à parler d’un ton précipité.
- Monsieur le Président, que se passe-t-il ?…
Il s’interrompit en voyant que son interlocuteur n’était pas Prad.

Son interlocuteur l’interpella.
Ici Garel. Il n’y a plus de Président. Le conseil des Unis est dissous, et j’assure les fonctions de direction jusqu’à nouvel ordre.

L’autre devint livide.
Mais…
Il n’y a pas de mais. Considérez-vous désormais comme sous mes ordres.
Ce n’est pas ce que… Enfin, je ne sais pas. Je ne comprends pas. Je voulais dire qu’il se passe des choses terribles et je voulais en avertir le conseil.
Vous pouvez tout nous dire.
Eh bien…
Parlez que diable !
les prêtres… Ils se sont emparés de l’astroport. Ils ont tué tous les gardes avec l’aide des Brigades du Destin. Maintenant, ils sont retranchés dans l’astroport.
Le sursaut du condamné, murmura Antodieff.
Que veulent-ils ?
Nous n’en savons rien, ils ne veulent parler qu’à vous.
Branchez-les immédiatement sur mon circuit.
L’écran crépita. Des interférences voilèrent l’image quelques secondes qui parurent interminables. Puis le portrait du grand-prêtre apparut. Il n’était visiblement pas dans son état normal. Le visage rougi, déformé d’un rictus, il haletait. Quand il vit Garel sur son écran, il eut un sursaut de surprise.
- Où est le Président ?


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- Désormais, c’est moi qui représente les Universels.
Au mot « universels », le grand-prêtre trembla et se lança dans une diatribe effrénée.
Messieurs et mesdames les universels, vous avez trahi. Vous êtes les grands responsables du désordre qui augmente maintenant chaque jour. Vous n’avez pas pu contrôler la situation. Votre laxisme a été catastrophique et nous a menés au bord du gouffre. Vous avez dilapidé l’héritage que nous ont laissé les Anciens, vous avez méprisé leur enseignement. Vous les avez tout bonnement ignorés, et c’est cela la cause vraie du mal. Nous avons décidé de reprendre les choses en main avant qu’il ne soit trop tard.

Ce fut Antodieff qui prit la parole :
Vous ne voulez rien reprendre en main. Votre pouvoir vous échappe, et vous vous raccrochez désespérément. Vous êtes finis, et vous n’avez plus rien à espérer. Vous avez trop exploité la prophétie des Anciens pour votre compte personnel, pour votre petit pouvoir séculier. Vous avez trompé le peuple, maintenant, c’est fini. Quoique vous fassiez, vous êtes perdus !

En voyant Antodieff, le grand-prêtre manqua de défaillir. Il explosa.
Vous vous acoquinez avec des… avec des voyous, des incroyants ! Vous êtes en dessous de tout. Les Anciens vous jugeront, et sauront vous condamner.
Vous n’avez pas le droit de parler au nom des Anciens, répliqua Garel, vous n’en êtes plus les dépositaires. Vous ne pourrez plus désormais nous narguer ainsi.
Arrêtez de blasphémer. Je vais vous dire ce que vous allez faire. Vous allez abdiquer, vous et votre conseil. Vous avez vingt-quatre heures. Vous n’êtes plus légitimes et plus capables de diriger. Il faut vous soumettre. Nous formerons un conseil provisoire qui vous remplacera et remettra notre peuple dans le droit chemin.

_- Vous êtes complètement fou, vous avez perdu la raison.
Certainement pas ! Il faut vous rendre à l’évidence, vous allez nous remettre le commandement de l’armée et de la police. Vous allez obtempérer ou sinon…
Sinon ?…


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Nous couperons définitivement toute communication avec les Anciens, que vous ne reconnaissez plus. Nous vous empêcherons de leur nuire plus avant, nous nous devons de les protéger. Nous ferons sauter l’astroport et toutes ses installations après notre départ sur Éden. Il n’y aura plus jamais de retour des Anciens, la prophétie ne s’accomplira pas ici, la parousie n’adviendra jamais dans ce monde et vous en serez responsable. Nous ferons en sorte que la prophétie s’accomplisse autrement, nous réformerons le culte des Anciens et, en conformité avec eux, nous-mêmes, nous désintéresserons du sort de cette planète. Dépêchez-vous, ne tergiversez plus, vous avez vingt-quatre heures !

L’écran s’éteignit, plongeant l’assemblée et les trois hommes dans la sidération. Il y eut un intense moment de silence, où, abasourdis, ils n’osaient parler. Garel réagit le premier, il rappela l’officier de police.
Quelle est la situation à l’astroport ?
Ils se sont barricadés avec beaucoup d’armes et de munitions. Nous avons placé un très grand nombre d’hommes autour de l’astroport, mais nous ne pouvons donner l’assaut. C’est trop dangereux pour les installations.
Sont-ils vraiment nombreux ?
En fait, assez peu, d’après ce qu’on peut savoir. Durant les escarmouches, nos tireurs d’élite on pu en abattre un certain nombre. Mais maintenant, ils ne se montrent plus. Ils sont peut-être une cinquantaine, mais avec ce qu’ils détiennent en otage, ils sont plus dangereux qu’un bataillon. Ils peuvent tout détruire !

Merci. Tenez-vous prêts à toute éventualité.
Il coupa le contact, et se tourna vers Jed et Antodieff.
C’est la catastrophe. Ils sont fanatisés, et tout à fait capables de mettre leur menace à exécution. Et cela nous ne pouvons pas laisser faire. Nous ne pouvons pas risquer de nous couper des Anciens.
Le moment est trop important. Si jamais ils font ça, c’est la porte ouverte à l’anarchie la plus complète, et tous les beaux discours que nous venons de tenir ne serviront à rien.
Mais si j’obéis, c’est le désastre également. D’ailleurs, c’est complètement impensable ; On ne peut pas laisser le pouvoir à une


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poignée de fous fanatisés. Ils sont en train de se suicider, et veulent nous entraîner dans leur chute. Il faut en sortir.
Donner l’assaut est impossible. Ils feront tout sauter avant que le premier soldat soit arrivé.
Il faudrait consulter la Logisphère.
C’est inutile !
Jed avait prononcé ces paroles d’un ton tranchant, voire méprisant, qui avait coupé net le dialogue. Il continua.
La Logisphère, tout comme vous, ne saura pas prendre d’initiative. Il faut faire un pari, et ça, elle ne sait pas faire.
Mais alors…
Je vais y aller moi-même.
Mais qu’allez-vous faire ?
Je vais pénétrer seul dans l’astroport, et les réduire au silence. Une armée n’a aucune efficacité dans ce cas, et personne, parmi vos hommes, n’a de compétence pour une action isolée sur une situation comme celle-ci. Il a longtemps que votre Logisphère a éliminé ce genre de possibilité, et il lui faudrait bien du temps pour que ceci fasse partie à nouveau de ses paramètres de calcul. J’irai donc moi-même. J’ai déjà pénétré dans l’astroport, dans des conditions pas très faciles, j’y arriverai bien une seconde fois !





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Chapitre 17




Jed examina la porte. C’était bien celle par laquelle il était ressorti en revenant d’Éden. Peu de gens semblaient connaître son existence. On en avait retrouvé la trace dans les mémoires de la Logisphère, qui s’étaient révélées bien utiles pour l’occasion. Malheureusement, il n’y avait pas de moyens de l’ouvrir de l’extérieur.

Jed jeta un coup d’œil aux soldats qui formaient une véritable muraille humaine à quelques dizaines de mètres de lui. Il eut un petit haussement d’épaules. Il plaça les charges d’explosifs, régulièrement espacées le long de la porte. Il recula de quelques dizaines de pas et actionna la télécommande de mise à feu. Il n’y eut pas d’explosion, juste une formidable gerbe d’étincelles. Sous l’effet des charges électrostatiques, la porte fondit littéralement. Jed adressa un petit salut ironique aux soldats et s’engouffra dans l’ouverture fumante. Les vapeurs le prirent à la gorge, et il s’étouffa. Des larmes lui vinrent aux yeux, et un malaise le saisit au cœur. Il se retrouva sur les genoux. Heureusement, il n’y avait personne au-delà de la porte. Où étaient donc ces damnés prêtres ?

Serrant son arme, il se releva et s’avança. Le couloir où il se trouvait était désert et silencieux.
Invraisemblable ! », pensa-t-il, « Tout le monde est devenu fou, personne n’est plus capable d’agir logiquement. Les Unis paralysés par une action terroriste bénigne, les prêtres incapables d’organiser correctement leur riposte… »
Il arriva près des postes de contrôle de la sortie, et là, le spectacle qui s’offrit à lui le laissa pantois. Une dizaine d’hommes, armés jusqu’aux dents, faisaient le guet, les yeux fixés d’une manière

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étrange sur l’extérieur. Pas très loin d’eux, une autre vingtaine d’hommes, des prêtres, mélangés à des éléments des Brigades, priaient autour de vases où on brûlait un encens aux odeurs entêtantes. Les incantations régulières, scandées d’une voix profonde, semblaient comme une psalmodie diabolique qui conférait

la scène un côté démentiel. Jed s’enfonça encore plus dans son recoin.
« Des fous, voilà ce que nous avons fabriqués ! »
Il réfréna l’absurde envie qu’il avait de les abattre tous un par un. Il ne voyait pas le grand-prêtre. Tout le monde n’était visiblement pas ici à veiller sur l’entrée. Les autres devaient se trouver près des capsules, prêts à toute éventualité. Jed était certain qu’ils n’hésiteraient pas à tout faire sauter, à détruire cet unique lien qu’ils avaient avec Éden et les Anciens, et que personne ne serait capable de reconstruire.
Il lui était impossible de rejoindre le hall des capsules de dématérialisation sans passer devant les fanatiques qui se gorgeaient de prières devant lui. S’en débarrasser physiquement, en les attaquant directement, était impossible. Malgré leur hébétude religieuse, ils pouvaient réagir promptement, et alerter les autres, qui pourraient mettre leur menace de destruction à exécution. Il sortit son microémetteur, et chuchota à ceux de l’extérieur.

Je suis dans la place, près de l’entrée. Il y a une trentaine de personnes, considérablement armées, qui veillent près de la sortie. Dix autres sont aux aguets, les autres récitent des prières. Le grand-prêtre n’est pas là. Impossible d’aller dans la salle des capsules sans se faire repérer. Il faut pourtant que j’y aille. Interrogez la Logisphère, étudiez les plans qu’elle vous donnera. Il me faut un moyen pour passer, et vite !
Il coupa la communication avec une impatience qui le surprit. Les prières lancinantes des insurgés lui montaient à la tête, en même temps que les odeurs lourdes d’encens. Cela l’agaçait au plus haut point. Son microémetteur se mit à grésiller presqu’aussitôt. Il écouta le message.
D’après les plans de la Logisphère, il y aurait un passage entre la porte que vous avez empruntée et le point où vous vous trouvez. Il


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s’agit d’un ancien monte-charge désaffecté qui descend directement vers la salle des machines. La porte n’a pas été condamnée a priori. Vous devez l’apercevoir de l’endroit où vous êtes. Voyez-vous quelque chose ?
Jed écarquilla les yeux, essayant de pénétrer la demi-obscurité ambiante. Il eut pourtant du mal à apercevoir le découpage d’une immense porte qui se dissimulait dans le mur métallique non loin de lui. Il eut un petit sourire.
La Logisphère au soutien de notre mémoire défaillante. Elle pourra encore nous servir longtemps ! »
Il envoya sa réponse.
- J’ai localisé l’endroit. Je vais essayer de l’utiliser. Je vous recontacte ultérieurement.
Il coupa le contact et s’approcha de la porte. Le système d’ouverture avait été déconnecté, impossible de faire glisser la porte. Jed connaissait ce système, un peu archaïque. C’était une simple clenche qui s’emboîtait dans une serrure métallique. Habituellement, une simple clé à tube spéciale permettait de débloquer le système. Il n’en avait pas, bien sûr, il fallait agir autrement. Il sortit son thermo-laser et régla le faisceau au minimum. Utilisant le laser comme un système de découpe, il visa la porte juste au niveau de la clenche, priant pour que ni le bruit, ni la lumière n’attire l’attention des autres. L’action fut brève. Le métal fondit avec une rapidité surprenante, sans bruit. Seule une odeur âcre et forte laissait une trace repérable. La clenche avait fondu aussi, libérant la serrure. Jed fit glisser la porte lentement, et pénétra dans le monte-charge. Il referma soigneusement, et se retrouve dans une petite pièce de quelques mètres carrés, plongée dans l’obscurité. Il alluma une petite lampe, et examina les lieux. Bien sûr, il était impossible d’actionner l’appareil, les commandes étaient déconnectées depuis bien longtemps. Une trappe de sécurité était visible au plafond. Il décida d’emprunter ce chemin. Coinçant sa lampe entre ses dents, il se hissa u plafond en s’appuyant sur la rampe d’appui qui courait sur tout le périmètre. Ouvrir la trappe ne fut pas facile, car son mécanisme était enrayé par des lustres d’inactivité. Il y parvint après de nombreux essais, et c’est couvert de sueur qu’il se retrouva sur le toit du monte-charge, près


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des câbles de traction.
Sans hésiter, Jed se laissa lentement glisser le long des câbles. La descente ne fut pas longue, il atteignit le sol en quelques minutes. À la lueur de sa petite lampe, il examina la porte qui se trouvait devant lui. C’était le même modèle que celle d’au-dessus. Mais cette fois-ci, il pouvait atteindre aisément le système de fermeture. D’un coup, il débloqua la serrure et fit lentement glisser la porte. Une lumière violente le fit cligner des yeux. Il jeta un coup d’œil par la fente qu’il avait ouverte. Il était visiblement dans un coin reculé du hangar. Son horizon était limité par une rangée de caisses. Il ouvrit la porte complètement et sortit.

Il reconnut aussitôt l’immense hall qui abritait les capsules de dématérialisation. Un bruit étouffé de voix lui parvint d’un endroit qui lui semblait lointain. S’abritant derrière les caisses, il risqua un regard.
une centaine de mètres de lui, il y avait des prêtres, mêlés à quelques membres des Brigades du Destin, visiblement haut-placés (Jed les reconnut aux attributs ostensibles et ridicules dont ils aimaient s’affubler). Ils étaient disposés en rond autour du grand-prêtre qui, dans un calme étonnant, leur dispensait la bonne parole. Jed tendit l’oreille.
- … Le temps est maintenant venu. Nous sommes les seuls survivants du grand désastre. La barbarie va s’installer dans notre monde, qui bientôt ne sera plus notre monde. Nous sommes les détenteurs de la sagesse, et nous ne saurons nous laisser souiller. Notre rôle ici est maintenant terminé, nous ne pouvons plus rien faire pour cette humanité décadente. Il faut partir avec notre savoir, nos descendants reviendront dans des temps lointains, éventuellement, pour répandre la vérité. Maintenant, l’orage doit passer, et ne doit pas nous atteindre. Nous allons partir sans laisser à quiconque la possibilité de nous nuire. Notre départ sera sans retour avant longtemps…

Le sang de Jed ne fit qu’un tour. Ainsi, ils avaient déjà prévu de rejoindre Éden et de détruire la base ! Il arrivait juste à temps. Il évalua la situation. Ils étaient une dizaine autour du grand-prêtre, des femmes et des hommes armés des Brigades, et d’autres prêtres armés


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aussi, mais sans doute moins expérimentés. Il chuchota dans son microémetteur.
J’y suis. Il y a une dizaine de personnes prêtes à rejoindre Éden, et faire sauter la base ensuite. C’est une véritable émigration, et je suppose qu’une première vague est déjà là-bas. Je suppose aussi que les gens du dessus ne sont pas prévenus, et qu’ils vont être sacrifiés. Je m’occupe de ceux-ci, et vous attaquez en force les autres. Il ne faut pas qu’un seul en réchappe. Allons-y et souhaitez-moi bonne chance !
Il se débarrassa de tout ce qui pouvait l’encombrer et prit quelque temps pour jauger la situation, puis il passa à l’action. Il se précipita sur le groupe en tirant comme un forcené. Grâce à l’effet de surprise, il abattit ceux qu’ils avaient repérés prioritairement. Mais les réactions des prêtres furent plus promptes qu’il ne l’avait escompté. Il fut assailli de tirs croisés et désordonnés en retour, par les autres qui se mettaient à l’abri en débandade. Jed ajusta ses tirs, et faucha quelques cibles. Il s’approcha, s’abritant derrière un atelier, tandis qu’un tir nourri le visait avec de plus en plus de précision. Il eut quelques secondes pour amorcer une grenade et la lancer dans le hall. L’explosion lui parut formidable, et il vit des corps s’effondrer. Puis le silence retomba, dans un nuage de fumée noircie. Jed était aux aguets. Il se déplaça lentement. Bien lui en prit, car un tir atteignit l’endroit qu’il venait juste de quitter. Il s’abattit à terre d’un geste réflexe. Jed ressentit soudain une douleur aigüe au bras gauche. Une immense brûlure le fit hurler. Il bascula, roula sur lui-même en tirant au jugé pour se couvrir. Dans une brume opaque, comme dans un rêve, il vit une silhouette mauve traverser le hall à toute vitesse. Sa réaction fut trop lente, et il n’arriva pas à l’atteindre. Il se releva en serrant les dents. Il entendit un sifflement suraigu.

Le grand-prêtre, il s’est enfui dans une capsule !
ce moment, un bruit furieux de bataille lui parvint. L’assaut avait été donné à l’extérieur, qui allait nettoyer l’astroport de tout ce qui pourrait le mettre en danger.
Jed réfléchit quelques secondes. Sa blessure n’était pas très profonde. Apparemment, il avait réussi à neutraliser tous les insurgés ici, mis à part le fuyard. La suite était évidente pour lui. Il traversa à


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son tour le hall et rentra dans une capsule intacte. Quand il appuya sur le bouton de départ, il accueillit l’évanouissement presque comme un soulagement.












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Chapitre 18




Quand il s’éveilla, Jed était déjà en alerte, comme s’il n’avait cessé de l’être durant toute son inconscience. Son bras gauche lui faisait mal, mais la douleur était supportable et ne l’handicapait pas outre mesure. Lentement, il fit coulisser la porte de la capsule.

Sous ses yeux effarés, un spectacle horrible se découvrit. Sur le sol, jonchaient des femmes, des enfants, des hommes, déchiquetés, comme fauchés soudainement par une mort inattendue, les visages crispés dans une ultime expression mélangeant la surprise et l’horreur.
Jed fit un pas en avant, comme s’il avait l’enfer à ses pieds. Une odeur de sang et de chairs calcinées le prit à la gorge. Le massacre venait juste d’avoir lieu. Les brumes d’une explosion, la chaleur de tirs thermo-lasers s’estompaient à peine.

Les migrants, » pensa Jed, « ceux que les prêtres avaient amenés sur Éden. Mais pourquoi cette boucherie atroce ? »
Il eut un haut-le-cœur et resta quelques minutes prostré, s’appuyant sur la capsule qu’il venait de quitter, la tête baissée, les yeux fermés, comme s’il avait voulu rayer de sa conscience la vision odieuse qu’il avait devant lui. Il restait choqué par cette violence inouïe, gratuite, ces corps mutilés offerts en sacrifice à un improbable démon sanguinaire. Qui avait pu faire ça ? Et pourquoi ?

Il se redressa, et osa regarder à nouveau les cadavres entassés devant lui. Parmi les hommes, il n’y avait que des prêtres en habit d’apparat et des membres des Brigades. Ces derniers étaient fortement armés, certains avaient les mains crispées sur leurs armes, mais n’avaient visiblement pas eux le temps de les utiliser. Certains

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portaient des traces de tirs mortels, mais beaucoup avaient été déchiquetés par l’explosion d’une bombe très puissante qui avait aussi endommagé tous les appareils environnants. Cela avait dû se faire d’une manière très rapide.
Jed, enjambant les corps, se fraya un chemin. Après quelques pas, il vit une victime qui bougeait légèrement, émettant un râle à peine audible. Jed s’approcha et se pencha. L’homme portait une vilaine estafilade qui partait de l’oreille pour aboutir sur le milieu de la poitrine. Malgré la cautérisation, le sang coulait de l’énorme blessure. La victime était exsangue, son souffle s’affaiblissait à un rythme accéléré. Jed lui souleva lentement la tête. L’autre lui lança un regard où brillait une faible lueur.

Que s’est-il passé ? Demanda Jed
C’est le grand-prêtre ! Il est devenu complètement dément. Il est arrivé précipitamment. Nous étions tous heureux de le revoir. Il nous a rassemblés ici, et à commencer à nous parler. Son discours était grand et fort. Et puis soudain, sans nous avertir, il s’est mis à tirer sur nous sans discontinuer. Il riait, riait comme un diable et pour parachever son massacre, il a lancé une bombe sur les survivants avant de s’enfuir. Tout s’est passé très vite, nous avons été pris de court.
Ces quelques phrases avaient pris toute l’énergie qui restait au blessé. Son souffle était de plus en plus court, ses yeux s’exorbitaient. Il murmura encore, suppliant.
Est-ce qu’il y en a qui s’en sont sortis ?
Je ne sais pas. Attendez, restez tranquille, je vais vous amener à un bloc chirurgical automatique.
Ce n’est plus la peine. Rattrapez-le, détruisez-le, écrasez-le comme une vermine.
Taisez-vous, reposez-vous. J’en ai pour quelques minutes.
Jed se dirigea au jugé dans le hangar. D’habitude, chaque local de cette sorte avait un petit poste d’urgence. Il était reconnaissable par sa porte colorée, encastrée dans un mur. Jed n’eut pas de mal à le localiser. Il ouvrit la porte. C’était un petit placard qui contenait tout le matériel de secours d’urgence. Il y prit une petite civière à coussin d’air, ainsi qu’un plan lui indiquant les blocs opératoires


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automatiques les plus proches. Puis il retourna vers le blessé. Celui-ci était d’une pâleur extrême. Il balbutiait des mots incohérents.

Jed plaça la civière à plat tout prêt de lui, et fit glisser l’homme dessus. Elle se gonfla en épousant les formes du corps qui reposait, et se souleva lentement sur ses coussins d’air. Jed n’eut plus qu’à la pousser devant lui pour la faire avancer sans difficulté. En quelques minutes, il fut près d’un bloc automatique.

Les blocs automatiques étaient des caissons stériles où une myriade de robots-médecins, scanners et autres sondeurs-lasers pouvaient donner un diagnostic rapidement avec une justesse optimum, et pratiquer à la suite des interventions chirurgicales, parfois d’une grande complexité. Leur disponibilité permanente, le fait qu’ils étaient nombreux et dispersés, avaient sauvé un très grand nombre de vies.
Jed manipula le système d’ouverture. Le bloc était un caisson encastré dans le mur. Une grande porte latérale, tenant toute la longueur du caisson s’ouvrit.
On dirait un cercueil ! » Pensa Jed, en ahanant pour engouffrer le blessé à l’intérieur.
La porte se referma automatiquement et le dispositif complexe du caisson se mit en branle. Mais au bout d’une dizaine de minutes, un panneau rouge se mit à clignoter, affichant avec une froideur impersonnelle :
Sujet décédé, intervention impossible ».
Jed poussa un cri de dépit et d’impuissance. De rage, il se mit à donner des coups de poing sur le caisson, jusqu’à ce que sa blessure se ravive et le fasse hurler. Il glissa à terre et se mit la tête entre les genoux, essayant d’étouffer la fureur qui montait en lui. Sa respiration était saccadée, son visage moite de sueur. Il crispa les poings. Il fallait faire quelque chose, retrouver ce prêtre diabolique, l’empêcher de nuire. Il se releva d’un bond et retourna à son point de départ. Il essaya de ne pas voir les morts qui semblaient lui demander quelque chose. Il ramassa son arme, récupéra quelques grenades sur les corps. Sa chasse à l’homme commençait…

Il n’avait pas de traces à suivre, et il n’avait pas non plus envie d’errer dans les immenses ramifications de la cité édénienne.


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Qu’allait faire l’autre ? Savait-il seulement s’il était poursuivi ? Dans ce cas, chacun était chasseur et chacun était gibier !
Un léger bruit attira l’attention de Jed. Il était à découvert et n’avait aucun abri à proximité. Il fut pris de panique quelques secondes. Il était sûr que quelqu’un était là. Peut-être l’épiait-on depuis longtemps. Le grand-prêtre ? Qu’attendait-il alors ?
Il se laissa glisser à terre, se faisant un rempart bien précaire d’un des cadavres. Pendant une fraction de seconde, il aperçut une silhouette qui passait entre deux capsules. C’était plus qu’il ne lui fallait, avec ses réflexes prompts et aiguisés, il tira. Il entendit un hurlement. Il avait visé juste. Il se releva, seul un gémissement perçait le silence. Précautionneusement, il se dirigea vers sa victime, l’arme pointée, aux aguets.

Quand il vit sa méprise, il se mordit les lèvres jusqu’au sang pour ne pas hurler. Il avait tiré sur un vieillard ! Un vieillard qu’il connaissait, car c’était l’homme qui l’avait accueilli lors de son premier voyage. Il maudit son manque de sang-froid. De rage, il lança avec force son arme à terre, et se précipita vers le vieil homme, qui agonisait. Il se pencha vers lui, presque comme pour s’excuser.

Pourquoi vous ? Pourquoi ? Je cherchais le grand-prêtre. Pourquoi ?
L’autre le regarda d’un air plein de surprise et d’incompréhension. Il leva faiblement son bras, semblant pointer une direction. Il articula difficilement :
Là-bas… La salle de contrôle…
Je vais vous soigner.
Laissez-moi, allez-y, de toutes façons, c’est fini pour moi ! C’était presqu’un ordre, même dans un murmure. Jed hocha la

tête, et tout d’un coup une vague de dégoût s’empara de lui. Combien faudrait-il encore de morts absurdes avant que tout cela finisse ? Quelle était la justification ? Les Anciens lui avaient dit, mais…

Il restait prostré, essayant de faire le vide dans sa tête. Le vieil homme le regardait, attendant qu’il agisse. Il se remémora ce qu’il lui avait dit.
Une salle de contrôle ? Peut-être m’observe-t-il. Il faut que j’y aille ! »


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Il récupéra son arme et se redressa. Il se dirigea précautionneusement dans la direction indiquée. Devant lui, un escalier montait vers une sorte de pièce en demi-sphère dont la façade s’ornait d’un immense panneau vitré. Il avança, et monta les marches prudemment. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur. Il n’y avait personne. La salle était occupée par un immense dispositif de pupitres, d’écrans, de claviers. Jed entra et s’installa sur le fauteuil central. Il examina quelques instants les commandes à sa portée. Il identifia aisément la mise sous tension qu’il actionna. Les écrans s’allumèrent, mais demeurèrent vides d’image. Il trouva une commande « Recherches » qu’il utilisa. Un schéma s’afficha, d’un vert phosphorescent sur un fond noir. Jed reconnut le plan de la cité édénienne. Il put aisément le faire défiler devant ses yeux et en étudier la conformation. La cité s’étalait en toile d’araignée, avec quelques points centraux importants : l’astroport, le temple, demeure des Anciens, les serres. D’autres nœuds étaient reliés par d’innombrables couloirs et avaient de nombreuses fonctions. Jed pointa sur un point du plan et activa le pointeur. Un des écrans montra aussitôt un grand couloir vide.

On doit pouvoir visualiser toutes les parties de la cité. Ça va être long, avec tous ces couloirs et tous ces bâtiments. Il me faudra un peu de chance. »
Par curiosité, il commença par la demeure des Anciens, un immense temple aux dimensions et à l’aspect impressionnants. Mais il n’en vit que la porte, aucun système de vision ne semblait pénétrer
l’intérieur. Puis il scruta les serres. Elles étaient gigantesques. Les cultures s’étendaient à perte de vue, impression encore accentuée par les caméras de petite focale. Mais toutes les allées semblaient vides. Il décida d’explorer tout systématiquement, même si cela devait prendre du temps. C’était la seule manière de procéder.

Le premier être vivant qu’il vit fut un prêtre qui priait dans un temple annexe. Sans doute une des personnes qui assurait la maintenance de la cité. Pendant quelques instants, Jed se mit à imaginer la vie de celui qu’il voyait. Seul sur Éden, se dévouant corps et âme aux Anciens, coupé de la planète mère. Quel renoncement ! Il balaya ses pensées d’un trait et poursuivit son


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exploration. Les couloirs et les salles défilèrent longuement, parfois habités de prêtres affairés ou en prière.
Il localisa enfin le grand-prêtre. Il se trouvait relativement proche de lui, dans une petite salle à la dénomination sibylline de « Salle de mémoire ». Jed ne ressentit ni jubilation ni haine quand la caméra se posa sur le grand-prêtre. Ce dernier avait d’ailleurs l’air curieusement détendu. Il était assis devant un terminal relié à un immense écran au fond de la salle. Jed se mit à l’épier.

L’autre manipulait le clavier avec dextérité. Il savait visiblement ce qu’il cherchait. L’écran dans la salle se colora, et après avoir passé par toutes les couleurs du spectre, un texte curieux s’inscrivit, fait de signes incompréhensibles. Une sorte d’écriture à laquelle Jed ne comprenait rien, mais qui, visiblement, intéressait le prêtre au plus haut point. Plusieurs écrans s’affichèrent ainsi, que le prêtre lisait attentivement. Puis une carte apparut, avec de nombreux curseurs qui se déplaçaient dans tous les sens. Jed reconnut le plan des cités, les curseurs indiquaient divers parcours, pointaient sur un certain nombre de points. Quel était donc ce manège ?

sa grande surprise, Jed vit apparaître une série de portraits, accompagnée d’un grand texte. Il reconnut l’holophotographie de Prad, Antodieff, Boursault, Jiliane, lui-même et bien d’autres personnes dont certaines lui étaient connues. Par recoupement, il en déduisit que le grand-prêtre consultait une sorte d’historique de la dernière révolte. Mais pourquoi ? Pendant quelques minutes, Jed resta perplexe sur l’attitude à adopter. Il savait qu’il fallait se débarrasser de lui. Il chercha un moyen de le piéger, et une idée lui traversa l’esprit. Il rechercha quelques instants, par l’intermédiaire d’un des écrans, les consignes de sécurité. C’est bien ce qu’il pensait : il était possible par une commande directe de la salle de contrôle, de condamner n’importe quelle salle définitivement. Il apprit aussi qu’il pouvait communiquer avec son adversaire via un micro incorporé au système de vision.

Avec une joie sardonique, il actionna la sécurité de la Salle de mémoire. Aussitôt, les portes de cette dernière se refermèrent hermétiquement, tandis qu’une sirène se mit à retentir dans la salle de contrôle.


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Le prêtre fut un instant désorienté. Il regarda à droite, à gauche, se rua sur la porte comme s’il voulait l’ouvrir à mains nues. Il actionna en vain le dispositif d’ouverture. L’énervement le gagnait. Il se précipita de nouveau sur son terminal et pianota sur le clavier. Mais l’écran restait maintenant désespérément vide. Il se mit à courir aux quatre coins de la salle, en proie à un début de panique, essaya encore vainement d’actionner l’ouverture des portes. Décontenancé, il eut un moment de prostration. Une dernière tentative sur le terminal acheva de le décourager. C’est là que Jed décida d’intervenir. Il brancha l’intercom et dit :

C’est fini pour vous. Vous n’avez plus aucune possibilité de sortir. C’est là que se terminent vos exactions.
Une expression apeurée se dessina sur le visage du prêtre. Il essaya de localiser la voix.
Qui êtes-vous ?
Jed brancha la caméra intérieure et fit quelques manipulations.

Son image apparut sur l’écran de l’autre salle, devant le prêtre ébahi.

Vous ici ! Un classe quatre…
Eh oui, moi, un classe quatre ! Mais fier de l’être après avoir vu ce qu’un prêtre de la classe un est capable de faire !
Taisez-vous. Vous n’avez pas le droit… Ouvrez-moi, je vous l’ordonne.
Ordre reçu ! Malheureusement, ce n’est plus vous qui commandez.
L’autre essayait de reprendre ses esprits.
Je vous somme de m’ouvrir. Vous allez au-devant de graves ennuis si vous ne m’écoutez pas.
C’est sans doute ce que vous avez dit à ceux que vous avez massacrés ?
Le grand-prêtre pâlit.
Non, vous ne pouvez pas comprendre. Il fallait que je le fasse, aux yeux des Anciens. C’est la seule manière d’arrêter le processus de destruction que vous avez amorcé.
Voilà qui est intéressant ! Les Anciens, vous êtes venu les voir ici sans doute ? Pour voir s’ils existaient encore. Ça fait si longtemps !



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Les dernières paroles de Jed eurent le don de le mettre en fureur. Il se mit à arpenter la pièce, rouge de colère, en gesticulant comme un diable. Son calme antérieur avait brusquement disparu.

- Vous n’avez rien compris, hurla-t-il, mais de quoi vous mêlez-vous ? Pourquoi faut-il que des ignares se mettent en travers de notre route ?
Jed se mit à crier à son tour.
Ce sont vous les ignorants ! Les Anciens vous méprisent, et vous ne connaissez plus rien d’eux. Votre règne est terminé, et ce ne sont pas vos sursauts de moribond qui y changeront quelque chose.
Ridicule ! Vous êtes ridicule ! Vous ne savez rien, et vous vous permettez de juger. Mais vous aussi vous n’êtes qu’un pion sur l’échiquier, qu’un ridicule petit pion. Vous êtes manipulé, et vous ne vous en rendez pas compte. Pas la moindre parcelle d’intelligence, et vous voulez donner des leçons !

Il éclata d’un rire diabolique qui résonna bizarrement aux oreilles de Jed. Maintenant, Jed prit peur de la folie de cet homme.

Taisez-vous, dit-il. Taisez-vous ou sinon…
Sinon quoi ? Vous allez me tuer ? Mais ça ne changera rien. Vous finirez par vous apercevoir de vos bévues. Moi, je sais.

Et il pointa un doigt rageur mais déterminé vers le terminal qu’il avait utilisé. Il répéta en criant :
Moi, je sais !
Et il repartit de son rire infernal. Il continua à arpenter la salle, toujours en riant, et son rire résonnait dans le micro, comme si l’enfer se déchaînait tout à coup à travers lui.
Jed ne put plus le supporter, il coupa net le son et l’image. Le silence lui parut bizarre après cette intrusion tonitruante. Il ressentait comme un malaise. Le grand-prêtre l’avait troublé. Qu’avait voulu-t-il dire dans son délire ? Et surtout, que lui avaient révélé les archives qu’il venait de consulter ? Il chassa ces pensées d’un trait. Il ne voulait plus y réfléchir, il en avait assez de toutes ces épreuves. Il avait hâte d’en finir. Que faire du prêtre ? Le laisser mourir à petit feu dans cette prison improvisée ? Aller le chercher et l’exécuter ? Cette tâche d’exécuteur des hautes œuvres ne lui plaisait pas outre-mesure. Qui plus est, il n’avait pas envie d’y penser. La gêne qui


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s’était emparé de lui n’arrivait pas à se dissiper.
Un déclic attira son attention. L’image sur les écrans multiples venait de changer sans qu’il ait touché une seule commande. Ils affichaient tous une image unique, celle des serres. Interloqué, Jed trouva ça extrêmement bizarre. Puis une certitude se fit en lui : il s’agissait d’un appel. Cette certitude lui était venue soudainement, sans aucune réflexion préalable. Le phénomène était étrange, mais il n’arrivait pas à se défaire de cette idée. Une pulsion incontrôlée le poussait à aller là- bas. Il se leva d’un bond et se décida à y aller. Il repéra rapidement son chemin et se dirigea immédiatement vers les serres, comme si une force occulte le poussait. Il marcha sans même jeter un regard à travers les parois translucides sur le désert édénien, balayé par les vents de sable, dans un décor grandiose.

Dès que la porte des serres se referma sur lui, il se mit à suer à grosses gouttes. L’atmosphère était étouffante et lourde. Il eut du mal

adapter sa respiration. Il resta quelques instants sans bouger, suffoqué. Après quelques minutes, ça allait déjà mieux, son organisme s’adaptait très vite. Il se mit à déambuler dans les allées de cette plantation gigantesque. La curiosité le prit, et il examina les plantes qui s’étaient intégrées dans son quotidien sans qu’il se pose de questions sur leur origine. Il reconnut le gazon empoisonné qui s’étendait sur un immense tapis vert, fascinant et mortel. Par dérision, il se pencha et fit mine de le caresser, mais sa main resta prudemment à quelques centimètres de distance. Un peu plus loin, il reconnut l’herbe qu’il fumait de temps en temps, comme tous les classes quatre. C’étaient en fait de petites plantes aux feuilles et aux tiges très fines. Leur culture s’étendait sur une surface démesurée, à perte de vue. Jed n’en croyait pas ses yeux. Il marcha quelque temps, droit dans cette direction, sans en voir la fin, avant de décider d’obliquer. Il remarqua ce qu’il identifia comme les plantes d’aloème, sorte de grands arbustes dont les feuilles avaient des pouvoirs raffinés, réservés aux classes supérieures. En les approchant, Jed s’imprégnait de leur odeur forte et entêtante, il se sentit vaciller, légèrement cotonneux. La serre lui sembla soudain irréelle, comme s’il la regardait dans une holovision. Il décida de rebrousser chemin, mais l’impression ne se dissipa pas. L’air lui


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sembla encore plus étouffant. Il essaya de se presser, pour échapper à il ne savait quelle emprise. Il croisa, à un carrefour, une plantation de plantes orgasmiques, champ aux reflets moirés de velours, lascif et attirant. Il stoppa net. Son cœur se serra, et irrémédiablement, il se mit à penser à Jiliane.

- J’attendais que tu penses à moi.
Jed se retourna d’un bond. Il reconnut aussitôt la silhouette familière de Jiliane. Comment était-ce possible ? Il voulut s’approcher.
Non, n’avance pas ! Il s’arrêta, désarçonné.
Je ne suis pas Jiliane, tu vois. Ce que tu aperçois n’est qu’une représentation de moi. C’est pour mieux te parler. Mais je n’existe plus comme tu m’as connue avant.
Jiliane, toi ici. Pourquoi ?
Si tu me vois ainsi aujourd’hui, c’est parce que mon intégration à l’entité des Anciens n’est pas entièrement achevée. Bientôt, toute dissociation en sera impossible. Je suis venue te parler, je savais que tu viendrais et je t’ai amené ici.

Que veux-tu me dire ?
Te dire ? Plutôt te faire comprendre.
Me faire comprendre quoi ?
Jed, les choses ne sont pas comme tu crois, du moins pas tout à

fait.
Jed fut estomaqué.
Qu’est-ce que tu entends par là ? Nous serions-nous trompés ?

Pas vraiment. La cause pour laquelle nous avons combattu est juste et surtout nécessaire. Il nous fallait le faire mais…

Elle s’interrompit un instant.
Les Anciens ne nous ont pas tout dit.
Quoi !… Ils nous auraient menti ?
Mentir n’est pas le mot exact, ni même cacher la vérité. Tu sais, c’est difficile d’exprimer ce que je sais avec des mots. Pour moi maintenant, tout est tellement différent. Je voudrais t’expliquer en trahissant au minimum l’essence même des Anciens.

Je t’écoute.


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Bien avant la génération des Anciens, et bien avant encore des générations, les hommes croyaient que leur destinée était réglée par des dieux, qui jouaient entre eux comme une immense partie d’échecs dont l’échiquier était l’humanité elle-même. Il y avait des règles, et un respect absolu de l’être humain. Mais à part ça, le jeu – si jeu il y avait - était libre. Les dieux s’affrontaient à travers les humains, et c’est ce qui en créait la destinée.

Tu veux dire que les Anciens…
Les Anciens ne sont pas neutres, comme ils l’ont dit. Mais ils ne sont pas non plus les maîtres du jeu. Ils ne dirigent pas vraiment. C’est effectivement une sorte de jeu auquel ils s’adonnent, comme ces dieux jadis. Dans une osmose complète, chacun a ses pions, ses stratégies, à travers des règles implicites que tout le monde connaît, mais que personne n’exprime. Le tout qu’ils forment, et que je rejoins peu à peu, empêche tout hiatus et toute tricherie.

Un jeu ! Nous ne serions que les pions d’un jeu immense que joueraient les Anciens !
Ce n’est pas comme ça qu’il faut le dire. Imagine un joueur qui jouerait contre lui-même, mais avec deux stratégies qui s’ignoreraient mutuellement. C’est cette force qui nous fait avancer, et que j’ai peut-être comparée à tort à un jeu.
Pourquoi les Anciens ne nous ont-ils pas dit ça ?
Ils ne peuvent pas. C’est comme si ça faisait partie des règles.

Mais toi, tu m’en parles maintenant.
Je ne fais pas encore tout à fait partie du Tout.
Jed se prit la tête entre les mains. Il n’avait donc rien compris. Il s’était fait tromper sur toute la ligne. Il n’était qu’un simple pion dans un dispositif conçu depuis toujours par les Anciens !

Le grand-prêtre avait donc raison. Il avait raison !
Ne te laisse pas emporter, Jed. La colère est inutile. Il fallait que tu saches.
Mais pourquoi ?
C’est moi qui l’ai voulu. Les Anciens m’ont laissé faire.
Jed secoua la tête, comme pour sortir d’un mauvais rêve.
Nous sommes tous manipulés. Moi, Antodieff, tous… Nos belles théories sur la révolte, le réveil des Anciens, tout ça, c’est factice !


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Arrête, tu ne comprends pas.
Si, je comprends. Je comprends même trop bien. Elle est là, la décadence. Tout s’éclaire maintenant. Si les pistes se brouillent, ce n’est pas de notre fait. C’est parce que les Anciens sont fatigués, voilà tout.
C’est faux. Il n’y a pas de prédestination. Même malgré ce que j’ai dit, tout le monde garde son libre-arbitre.
Oui, mais sous l’œil bienveillant des Anciens. Et si ça ne leur convient pas, ils donnent un petit coup de pouce !
Jiliane, ou du moins son image, ne répondit pas.
Et moi, là-dedans, qu’est-ce que je viens faire ?
Tu as suivi ton chemin suivant ton destin, rien de plus.
Et les Anciens ? Ai-je répondu à leurs attentes ?
Il faut que je te dise, Jed – et c’est pour ça qu’ils m’ont permis de m’adresser à toi. Tu as été – nous avons été – un moteur important dans le processus qui s’est développé dernièrement. Mais tu as commis quelques erreurs…
Des erreurs ?
Si on veut. Les Anciens considèrent les humains un peu comme leur création, plus que leurs descendants spirituels. Tout ce qui s’est passé dernièrement a été - comment dire ? – une rude épreuve pour eux. Ils ne tirent pas les ficelles, et les massacres qui ont eu lieu les a, en quelque sorte, profondément chagrinés, ils savent que tu en es la cause.
Mais c’était le seul moyen !
Ils le savent. Mais comme je te l’ai dit, il y a des règles, une Loi Universelle.
Que j’ai enfreint ?
Tu as, d’après eux, employé les moyens nécessaires. Mais, contradictoirement, ils ne sont pas acceptables.
Que va-t-il se passer alors ?
Je ne sais pas Jed. Tout ce que je sais, c’est qu’ils m’ont permis de te dire tout ça avant mon intégration.
Si je comprends bien, je me suis trompé dans mes croyances : l’injustice du monde, la prophétie des Anciens, leur réveil… ?

Il ne faut pas dire ça. Pour nous, ça n’a pas de sens. Les choses


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ne sont pas telles que nous l’avons cru, tout simplement. Les Anciens ne sont pas acteurs, mais spectateurs de leur création.

Et que vais-je faire maintenant ?
Je ne sais pas, Jed. C’est à toi à continuer ton chemin.
Ne sois pas cynique, Jiliane. S’ils t’ont permis de me révéler tout ça, c’est qu’ils savent que je n’aurai pas la possibilité de retourner contrecarrer le culte que leur rendent les humains en attendant leur retour, qui n’est en fait qu’une prophétie fondatrice. La parousie est ce qui maintient l’humanité en cohésion, mais cette croyance ne vaut que parce que c’est une croyance.

Le retour des Anciens est une prophétie qu’ils ont faite, car ça fait partie de la Loi Universelle. La Loi Universelle est à l’origine de toutes les croyances. La croyance ne compte pas, elle est accessoire. Ce qui compte, c’est la Loi. Les prophéties ne sont là que pour rappeler son existence, elles sont multiples et s’adressent à des peuples très différents. La prophétie marque le début d’un chemin. Elle est opportuniste, et non universelle…

Sa phrase fut interrompue par le bruit d’une explosion, lointaine mais puissante.
Que se passe-t-il ? Demanda Jed
Attends un peu.
L’image de Jiliane parut se dissoudre dans l’air. Elle réapparut presqu’aussitôt.
C’est le grand-prêtre que tu avais enfermé dans la Salle de mémoire. Il avait des explosifs et s’en est servi pour faire sauter la porte et s’enfuir. Il se dirige vers le temple des Anciens.

Jed serra les poings.
Maintenant, je sais ce que j’ai à faire.
L’image de Jiliane se mit à briller fortement. Elle lui adressa un petit signe de la main, avec un sourire ineffable.
- Adieu Jed !
Elle disparut, et Jed se retrouva définitivement seul.








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Chapitre 19




Jed était assommé par ce qu’il venait d’entendre. La suffocation due aux serres le reprit, comme s’il en avait été protégé quelques instants. Tout était brouillé dans son esprit. Mais une idée s’imposa à lui de manière évidente : retrouver le prêtre. Il se rua en dehors des serres. L’air frais conditionné lui fit du bien. Il remplit ses poumons, ce qui le revigora. Il avait en tête le plan de cette partie de la cité, il savait où se diriger. Avec une précipitation quelque peu douteuse, il se hâta vers la demeure des Anciens. Il ne voulait plus y penser. Son rôle dans ce processus ne lui importait plus. Avait-il été maître de son destin ou avait-il été un simple pion ? Cela ne l’intéressait plus. Toute son énergie se cristallisait sur sa dernière épreuve, retrouver le grand-prêtre et lui faire payer pour tout : les massacres, les Anciens, Jiliane…

Une douleur aigüe l’atteignit au flanc gauche. Dans sa rage, il avait oublié de s’assurer une sécurité minimum. Cet oubli faillit lui coûter la vie. Mais ses réflexes n’étaient pas usés pour autant. À peine le tir de thermo-laser l’avait-il atteint qu’il effectua un roulé-boulé rapide pour se mettre à l’abri, ce qui lui valut d’éviter les autres tirs qui le visaient. Dans le même mouvement, il sortit son arme qui ne l’avait jamais quitté et se mit à tirer au jugé. La seule efficacité fut de confiner son adversaire dans un recoin. Décidément, l’affrontement commençait rapidement. On était relativement loin de la demeure des Anciens. Jed comprit que le grand-prêtre recherchait la même chose que lui. Comme si toute la haine, tout le ressentiment de chacun d’eux s’incarnait dans ce duel qui, de toute façon, serait final. Une sortie en panache pour célébrer on ne savait quel fiasco de

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l’un ou l’autre.
Des tirs rageurs s’écrasèrent sans discontinuer contre l’angle du mur qui dissimulait Jed. Le prêtre déployait une sorte de folie destructrice complètement inutile. C’était un point à l’avantage de Jed, qui conservait encore son sang-froid. Il ne répliqua pas et essaya d’évaluer la situation. Avancer dans le couloir était impossible, l’autre était posté à l’angle voisin et le tirerait comme un lapin. Il y avait possibilité de se replier et d’engager, dans l’immense toile d’araignée des corridors, une chasse où chacun essaierait de prendre l’autre à revers. Le jeu était dangereux, mais équitable. Jed sourit malgré lui. Penser à tout ça comme à un jeu ! Pourtant, il semblait bien que c’était le seul aspect qui restait, le jeu de la mort, conclusion définitive de tout acte. Cédant à son tour à la rage, il lança une salve de tirs continus qui n’eurent aucun effet, sinon de le calmer un peu. La situation allait-elle s’éterniser ainsi ?

Il entendit des bruits de course. Son adversaire s’enfuyait, le jeu du chat et de la souris débutait. Jed s’élança de toutes ses forces. Il aperçut la silhouette du prêtre. Impossible de tirer dans sa course. Il continua à courir à perdre haleine, essayant de ne pas se faire semer dans le dédale des couloirs. L’autre semblait savoir où aller. Jed ne comprenait pas très bien, il ne voyait que cet alignement de corridors qui passait à toute vitesse devant lui, tandis, qu’au-dehors, à travers les parois translucides, le paysage édénien défilait, grandiose et grotesque à la fois, tourmenté par les vents incessants qui faisaient virevolter les sables en spirales infinies. Jed fatiguait, son corps se ressentait de ses blessures. Les douleurs lancinantes n’arrêtaient pas. Sa haine était plus forte que sa douleur, mais il devait redoubler ses efforts. À une intersection, il vit le prêtre arrêté qui le visait, juste avant qu’il ne tire. Cette fraction de seconde le sauva. Les tirs se croisèrent, inutiles. Mais quel jeu jouait-il ?

Jed ne tarda pas à le savoir. Il eut à peine le temps de voir le prêtre disparaître dans une porte-sas qu’une bombe éclata dans le couloir. Jed fut secoué, le souffle le renversa, mais l’explosion avait eu lieu trop loin de lui pour l’atteindre. Il comprit alors. La grenade avait déchiré la paroi translucide, une brèche béante s’ouvrait directement sur Éden. Aussitôt, l’atmosphère commença à s’échapper, la chaleur


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édénienne à rentrer. Les dispositifs de sécurité se mirent aussitôt en route. Jed vit deux panneaux commencer à coulisser devant et derrière lui, pour isoler la partie détériorée. Dans quelques secondes, Jed serait pris dans la nasse du compartiment étanche, et périrait dans l’atmosphère surchauffée d’Éden. En une fraction de seconde, tandis que la brèche s’agrandissait sous les assauts furieux du vent édénien, et que le sable commençait à tourbillonner à l’intérieur du corridor, Jed avisa d’un coup d’œil le système de commande du panneau coulissant. Il lui envoya un tir fatal. Le panneau s’arrêta net, tandis qu’un autre commença immédiatement à se refermer cinquante mètres plus loin. Suffocant à cause du vent de sable brûlant qui s’engouffrait, il essaya de se diriger vers la porte où avait disparu le prêtre. C’était un sas qu’il n’eut pas de mal à ouvrir. Cette portion de couloir était maintenant définitivement isolée. Il n’y avait plus que cette sortie possible.

La porte ouvrait sur une sorte de garage où étaient stationnées de petites voitures à chenille destinées à l’exploration directe sur Éden. Pour Jed, c’était encore un piège. Le prêtre était monté dans un véhicule et avait actionné le mécanisme d’ouverture du sas extérieur. Jed n’avait pas le choix et se décida sans hésiter. Il grimpa à son tour dans un véhicule et referma le cockpit étanche. Il brancha la mise en condition de la cabine. L’air arriva, conditionné et filtré. Il l’avait échappé belle. Il était pour l’instant à l’abri. Mais la poursuite allait se faire maintenant sur le sol édénien même.

Déjà, le grand-prêtre avait compris ça, et il s’enfuyait vers l’extérieur. Jed se mit en marche à sa suite. L’image d’Éden lui sauta au visage. Paysage écartelé, aux jaunes et rouges flamboyants. Des vents incessants, d’une force peu commune, faisaient rage, comme s’ils voulaient matérialiser la hargne et l’impuissance à la fois des deux hommes qui s’affrontaient. À travers les nuages de sable, Jed avait du mal à distinguer le véhicule de son adversaire qui s’éloignait de plus en plus.
La progression n’était pas facile, bien que les véhicules fussent étudiés spécialement pour ça. Les chenilles multiprises avaient du mal à accrocher sur les sables plus ou moins mouvants, et le seul moyen de prendre un peu de vitesse était de donner des petits coups à


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droite et à gauche, ce qui donnait l’impression ridicule d’une marche désordonnée en zigzag. Il était de plus en plus difficile de s’orienter, car la visibilité était réduite du fait de la tempête.
Jed essaya de ne pas perdre de vue son adversaire. Mais il ne voyait pas comment il pourrait le rattraper, les finesses de conduite étaient très réduites dans ce cas, et l’optimum était vite trouvé sans qu’on puisse l’améliorer sensiblement.
Une poursuite ridicule » pensa-t-il « même pas moyen de tirer, il n’y a pas d’arme dans le véhicule. Tout ça en ferait rire plus d’un ! »
Il laissa échapper un éclat de rire nerveux. Maintenant, ils escaladaient une dune. Au sommet, les vents redoublaient. La cité édénienne apparaissait encore, comme une masse sombre, indistincte. Soudain, il sembla à Jed que son véhicule accrochait mieux au sol et prenait de la vitesse. De la roche ! Ils étaient sur de la roche ! La dune s’était créée en contrefort de ce rocher, et la pierre affleurait au sommet. Jed eut l’impression de mieux maîtriser la situation, mais il s’aperçut que l’autre avait disparu de son champ de vision. Il avança tout droit. Le paysage avait changé. Des amas de roche étaient éparpillés çà et là, découpés comme de la dentelle par les vents de sable. Ils atteignaient des hauteurs impressionnantes. Le prêtre avait dû se dissimuler derrière l’un d’eux.

Jed avança prudemment, scrutant chaque recoin. Son ennemi avait disparu. Tout à coup, il ressentit un choc violent à l’arrière. L’autre l’avait pris à revers ! Les véhicules étaient très solides, et le choc n’endommagea pratiquement pas celui de Jed. Mais après la collision, Jed se sentit poussé par l’autre véhicule, il dérapa et perdit le contrôle de sa direction. Le prêtre le traînait comme un vulgaire tas de ferraille dans la direction qu’il voulait.

Jed jeta un coup d’œil en avant et son sang se glaça dans ses veines. Á quelques dizaines de mètres, un immense précipice s’ouvrait devant lui, gigantesque bouche béante qui s’apprêtait à l’engloutir. Et l’autre le poussait vers le ravin. Il réagit immédiatement. Il poussa le moteur à fond en obliquant vers la gauche. Les chenilles dérapèrent, son véhicule fit une embardée et se mit en travers. Mais avant qu’il ait pu bouger, l’autre le percuta de nouveau sur le flanc, en continuant à le pousser. Jed put voir à travers


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l’habitacle le visage congestionné du prêtre, marqué par une expression de haine farouche. Il semblait hurler en poussant Jed vers sa mort.
quelques mètres du précipice, Jed parvint à se dégager. Il entendit un craquement sinistre en effectuant un tête-à-queue qui lui fit tourner le dos au ravin. Un essieu avait dû s’arracher dans la manœuvre, mais la chenillette roulait encore. Un curieux ballet en rond s’effectua aux abords du gouffre, chaque véhicule essayant d’accrocher l’autre pour l’y précipiter. Tout à coup, la chenillette de Jed refusa de répondre à ses commandes, et se mit à effectuer des tours sur elle-même. Une chenille venait de lâcher. Jed n’avait plus le contrôle.

Voyant cela, le prêtre s’approcha de très près et se mettant côte à côte avec lui, l’accrocha latéralement par sa chenille. Il y eut un bruit horrible de métal déchiré, de fers qui s’entrecroisaient. Les deux véhicules s’arrêtèrent net. Pendant une seconde, il ne se passa plus rien. Jed regarda le prêtre, juste à côté de lui dans l’habitacle translucide. Ce dernier souriait d’un rictus diabolique, ses yeux brillaient. Il n’avait visiblement plus sa raison. Puis soudain, il éclata de rire. Un rire que Jed n’entendait pas, mais qu’il devinait, et qui semblait résonner dans sa tête.

Puis, avec une froide détermination, le prêtre poussa son moteur. Les deux véhicules, collés l’un à l’autre, dérapèrent lentement vers le précipice.
« Il est fou ! Il va nous tuer tous les deux, c’est ça qu’il veut ! » Jed tenta désespérément de contrôler la manœuvre, mais il était

accroché à son ennemi, et il ne pouvait s’en dépêtrer. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres du gouffre.
Avec l’énergie du désespoir, Jed donna de violents coups de direction, à droite, à gauche, tandis qu’ils glissaient doucement vers la mort. Il actionna la marche arrière et crut entendre le moteur rugir

se rompre. À la dernière seconde, son véhicule se détacha et stoppa net. Jed eut juste le temps de voir le prêtre rire à gorge déployée avec une expression démente sur le visage, avant qu’il ne sombre dans le précipice.
Jed s’affaissa sur le siège de son véhicule. Il tremblait de tous ses


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membres. Des larmes arrivèrent convulsivement, sans lui apporter le réconfort voulu. Comme désespéré, il se mit à maudire les Anciens, les êtres humains et tout l’univers. L’inanité de tout ce qu’il avait fait semblait lui éclater au visage. Il n’était rien qu’un rouage sans importance dans un mécanisme complexe et global qui lui échappait. Comment avait-il pu croire modifier le sens de l’histoire ? Il s’étouffa de rage et de chagrin. Après avoir frôlé la mort dans une lutte sans merci, il se retrouvait les mains vides, face à un destin qu’il savait désormais ne plus contrôler.

Il essaya de redémarrer son véhicule, mais celui-ci refusa d’avancer. Les chenilles avaient éclaté. Tout allait-il s’arrêter ici ? La cité n’était pas loin, mais il était impossible de sortir de l’habitacle sans se faire brûler et étouffer par le climat édénien. Il repensa aux dernières paroles de Jiliane.
Les Anciens savaient. Ils savaient que j’aller leur demander de réaliser leur prophétie et de revenir mettre de l’ordre dans leur création. Ils savaient aussi que cette demande ne pouvait être acceptée. Que la prophétie allait au-delà, qu’elle n’était pas encore à la portée des humains, et qu’elle ne pouvait pas s’accomplir dans la vision que ces derniers en avaient. Elle se situait dans une autre logique, celle de la Loi Universelle, qui dépasse l’entendement humain. La parousie est une réalisation autre que le simple réveil des Anciens ! »

Jed se sentait maintenant rasséréné. Son combat n’avait pas été vain, seulement décalé. Il comprenait maintenant qu’il était devenu inutile, qu’on n’avait plus besoin de lui. Là-bas, sur la planète mère, le changement était en route et la prophétie serait réinterprétée bientôt, un nouveau culte apparaîtrait pour permettre aux humains de réfléchir et de conduire leur destinée. Il faisait désormais partie de l’ancien monde, celui des prophètes oubliés, des épopées héroïques du passé. L’amertume l’envahit. Il lutta contre la torpeur qui s’emparait peu à peu de lui.

Messieurs les Anciens, je n’ai pas dit mon dernier mot ! »
Il regarda autour de lui dans l’habitacle. Il repéra une combinaison de survie.
« Tout n’est pas encore fini ! »


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Malgré l’exiguïté du lieu, il enfila prestement la combinaison. Elle était munie d’un filtre d’atmosphère, d’un revêtement anti-rayonnement, et d’un système de réfrigération. Son autonomie était inconnue de Jed.
Il souleva le cockpit et sortit du véhicule. Le vent faillit le renverser, et malgré l’air frais interne, une bouffée de chaleur l’envahit. Il commença à marcher, et comprit que la tâche ne serait pas aisée. Les vents tourbillonnaient sans cesse, et il était presque renversé à chaque pas. S’aidant des abris occasionnels formés par les rochers, il parvint jusqu’à la limite de la dune.

Éden était maintenant à ses pieds, en proie à une perpétuelle tempête. La cité lui paraissait étrangement loin et il comprit pourquoi dès qu’il se mit à avancer. Les sables étaient meubles et il s’enfonçait jusqu’aux cuisses, parfois jusqu’à la taille dès qu’il marchait dedans. Il essaya de les contourner en marchant le plus possible sur la roche, mais il se rendit bien compte qu’il lui faudrait traverser toute cette immensité de sable pour atteindre la cité.

C’était de l’ordre de l’impossible. Il se mit à hurler à l’intérieur de son casque. Tout ça pour en arriver là, bloqué par la mer de sable édénienne ! C’était ridicule !
Il sauta, plus qu’il n’avança, dans le sable. Au premier pas, il se retrouva enfoncé jusqu’à la taille. Il s’extirpa péniblement et essaya de rouler sur lui-même. Mais il n’y avait rien à faire, le sable semblait vouloir l’engloutir définitivement. Il comprit qu’il n’y arriverait pas, et que tout s’achevait maintenant ici.
Des larmes se remirent à couler sur son visage. Des larmes de dégoût. Il pleurait sur la folie, sa folie. Celle qui l’avait poussé à croire qu’il pouvait comprendre le destin des choses, qu’il pouvait le maîtriser. Il se sentait trompé dans ses croyances et sa pensée. Mais cela n’avait plus d’importance. Il n’y avait plus qu’un jeu, rien qu’un jeu. Peut-être même les Anciens en étaient-ils les proies, mais ça, personne ne pourrait le savoir, même eux. Oui, les Anciens s’éveilleront un jour, mais ceux qui assisteront à leur réveil auront sans doute d’énormes surprises ! Et ce ne sera pas le réveil auquel il avait pensé !

Il pensa que ni Antodieff, ni Garel ou un quelconque Uni, ni


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personne, ne pourront avoir une compréhension pertinente de la prophétie des Anciens…
Ce fut sa dernière pensée cohérente avant que le sable ne le recouvre complètement.










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FIN











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La prophétie des Anciens






Jean-Louis Ermine

Œuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0

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Chapitre 1




La cité I apparaissait comme une énorme boursouflure jaunie au milieu des immenses plaines vertes qui l’entouraient. Le halo de l’éclairage au sodium accentuait encore cette impression, ses rampes couraient en un réseau interminable, balisant inlassablement les pistes qui menaient à la cité.
Jed y retournait, comme tous les jours, après le travail. Comme toujours : la cité, la chaîne productive, la cité, immuablement. Son rêve de classe quatre s’arrêtait sur ces pistes jaunâtres. À peine se sentait-il parfois attiré par le gazon empoisonné, cette mort verte importée de la planète Éden, qu’on avait planté au-delà des rampes pour empêcher toute évasion.

Sporadiquement, le désir le prenait de sauter par-dessus les pistes, sur cette herbe rase, uniforme, dont le contact, même le plus léger, donnait la mort instantanée - et douce, disait-on -…

Le gazon avait une couleur de friandise. Jed était fasciné…
Il eut un sursaut et chassa ses pensées morbides. Sa marche machinale l’avait amené devant l’immense porche d’entrée de la cité I. La foule attendait devant l’identificateur, et il prit son tour dans la file d’attente. Un homme passa devant lui et pénétra sans se préoccuper de ceux qui étaient là. Sans doute un de ces rares privilégiés qui avaient un laissez-passer spécial, et que se souciaient des identificateurs biométriques et des classes quatre comme d’une guigne.
Jed passa le contrôle et pénétra dans la cité. Il se dirigea sans tarder vers les quartiers des plaisirs. La nuit tombait et les rues commençaient à s’illuminer. Dans le quartier des plaisirs, des

3
enseignes numériques, innombrables et multicolores, clignotaient de toutes parts. Ce quartier artificiel représentait un lieu relativement sûr, peu fréquenté par la police des Universels, ou les Brigades du Destin.
Jed repéra un cabaret aux abords discrets. Il entra.
L’intérieur était calme et feutré, un peu étouffant par rapport au tapage de la rue. Les tables et les banquettes moelleuses encastrées dans les recoins renforçaient l’atmosphère d’intimité. Un orchestre hétéroclite jouait en sourdine une musique insipide. Il jeta un coup d’œil circulaire. Il eut un petit pincement de cœur quand il reconnut l’abondante chevelure rousse de Jiliane. Il s’approcha d’elle. Cette dernière ne l’aperçut pas tout de suite. Elle lui tournait le dos, fixant, songeuse, son cocktail d’une belle couleur mandarine. Jed toussota. Jiliane tressauta en sortant de sa rêverie. Elle tourna la tête, le fixa de ses yeux verts, puis lui sourit. Jed se sentit un peu gêné.

Bonjour, dit-il, mal à l’aise
Bonjour. Assieds-toi. Tu prends quelque chose ? La même chose que toi.
Il appuya sur le bouton correspondant en glissant une pièce dans le distributeur incorporé à la table. Presque aussitôt, un verre amplement rempli du breuvage commandé sortit du mur. Jed commença à siroter sans dire un mot. Il glissa un regard vers Jiliane. Celle-ci semblait s’extirper avec difficulté de ses pensées. Avec agacement, Jed se demanda si elle s’était encore livrée à ses plantes orgasmiques aujourd’hui. Mais il coupa court à ces pensées.

Alors, ce contact avec la cité II ? Jiliane secoua sa toison rousse.

J’ai de mauvaises nouvelles
Elle fit une pause, comme pour accentuer un instant dramatique

Ils ont arrêté Vidor Jed accusa le coup.

Par les Anciens !…
Parle moins fort et ne jure pas comme ça ! Mais… que s’est-il passé ?
Je n’en sais rien, mais toujours est-il qu’il est entre leurs mains.


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Les Brigades du Destin ?
Ça m’étonnerait. Tu sais très bien que si c’était le cas, on l’aurait retrouvé mort au coin d’une rue.
Mais alors, si c’est la police des Unis, ils se doutent de quelque chose sur l’organisation.
Ce n’est pas sûr. Ils frappent souvent au hasard. Vidor n’a pas toujours été un modèle de discrétion et il a eu parfois quelques manifestations tapageuses. C’est peut-être ce qui a motivé son arrestation.
Et que sais-tu de plus ?
Rien. Ils l’ont emmené en dehors des cités. Mais des gens l’ont vu un peu avant. Il avait l’air hébété.
Ils l’avaient passé aux hallucinateurs…
Sans doute, et ils vont continuer dans les prisons.
Le pauvre vieux, ils vont nous le rendre bientôt, mais complètement fou, à moins qu’ils ne le jettent dans l’herbe empoisonnée. Et il y a toutes les chances qu’il lâche des noms et des renseignements.
Disons de grandes chances. Ca dépend si la police soupçonne une organisation derrière lui, ou bien si elle le prend pour un

contestataire isolé…
Jed marqua une pause.
Tu as donné des directives à la cité II ?
Je n’en ai pas eu besoin. Ils ont fait ça immédiatement. L’organisation de la cité II s’est restructurée suivant le plan prévu dans ce cas. Il y aura peut-être quelques vides, mais pas assez pour retarder le Grand Jour.
Et pour les autres cités, pas d’alertes ?
Pas que je sache, je t’ai dit qu’ils se préparaient lors des derniers contacts que j’ai eu avec eux il y a quelques jours. S’il y avait eu quelque chose de grave, ils nous auraient joints par les circuits d’urgence. Je pense qu’il s’agit d’un incident isolé, et non pas d’un début de démantèlement de l’organisation.
Mais les Unis vont vite se douter de quelque chose.
Peut-être, mais nous les gagnerons de vitesse. N’oublie pas


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que nous sommes presque prêts.
Jed admira son sang-froid, et s’en voulut de s’être laissé aller à la peur. Les événements se précipitaient, c’était la logique des choses à l’approche de Grand Jour. Logique plutôt bizarre, d’ailleurs. Le gouvernement des Universels agissait en fonction des réponses de la Logisphère, cette immense Intelligence Artificielle, qui ne pouvait appréhender qu’un côté de la réalité. Elle ne pouvait comprendre qu’un état de fait. L’organisation représentait autre chose : une potentialité, un événement mutant qui ne pouvait être intégré à la logique des Unis. Et c’était par cette faille que la lutte était possible : l’imprévisible, les situations qui ne pouvaient se déduire d’une suite de calculs, de déductions, de probabilités. Cette stratégie, ils le savaient tous, contenait les germes de sa propre destruction, car les possibilités que la Logisphère ne pouvait digérer étaient éphémères. Il arrivait nécessairement un temps où ces variables devenaient tangibles, se matérialisaient dans les faits. Elles rentraient alors dans les paramètres de la Logisphère, entraînant une réponse immédiate.

C’était sans doute ce qui se passait. L’arrestation de Vidor était un signe avant-coureur. C’était le moment d’agir, de prendre de vitesse les logiciens du gouvernement. Sinon, ils étaient condamnés. Jed sentit un abattement soudain l’envahir. Jiliane dut s’en apercevoir.

Ca ne va pas ?
Ce n’est rien. On y a tous tellement cru, tellement travaillé ! Savoir que c’est si proche…
Tu as peur ?
Il se redressa brusquement
Il ne manquerait plus que ça ! Tu sais très bien que c’est moi qui dois…
Oui, je sais, coupa Jiliane, évitons d’en parler ici, même si on est en sécurité.
Jed eut un petit sourire et lança en bravade :
Ca ira mieux quand les Anciens s’éveilleront.
Une expression glacée passa dans les yeux verts de Jiliane.

Arrête, ne blasphème pas. Parlons d’autre chose.
Il y eut un silence gêné. Jed n’était pas très à l’aise en présence de cette femme, trop belle et trop mystérieuse, qu’il comparait sans mal


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ces anges maléfiques des légendes d’avant les Anciens. Ce fut Jiliane qui rompit le silence.
Tu passeras me chercher pour le spectacle d’Antodieff ?
Oui, je crois que ça vaut mieux. Il va y avoir du monde, avec les quatre cités qui y participent. C’est d’ailleurs une bonne occasion de se réunir tous ensemble, pour une fois. Pas de police, la foule immense, c’est l’idéal pour une assemblée.

Tu l’as déjà vu, cet Antodieff ?
Non, mais d’après le succès qu’il a, ça doit être assez extraordinaire. On dit qu’il soulève littéralement les foules.

Et les Unis laissent faire ?
À mon avis, ils sont un peu pris de court. Au début, ça n’était qu’un artiste comme les autres. Ils le tolèrent parce que les classes quatre en demandent. De toute façon, c’est bien difficile à dire. Antodieff n’a pas l’air d’avoir un but très clair, son discours est ambigu. Personne ne comprend vraiment ce qu’il fait, mais tout le monde va l’applaudir. Les gens se prennent peut-être pour des classes trois !

Mais lui, c’est un classe quatre ?
Ca m’étonnerait. En tout cas, s’il l’a été, il a dû avoir l’autorisation de passer en classe trois. Ca ne serait que justice.
Il serait un prêtre des Anciens que ça ne me surprendrait pas ! Écoute, ne plaisante pas avec la religion, je n’aime pas ça.
Ne te fâche pas, désolé. Mais je suis un peu sur les nerfs. Nous le sommes tous. Partons maintenant.

Ils se levèrent. Jiliane sortit la première. Elle s’éloigna lentement, puis se retourna et fit un geste d’adieu à Jed. Ce dernier lui rendit son salut. Puis sans savoir pourquoi, il se mit à maudire les plantes orgasmiques, les Anciens, les prêtres et tous ceux qui avaient amené les végétaux édéniens sur cette planète.









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Chapitre 2




Prad regardait le lac. L’immensité qui s’étendait au pied de la salle du conseil reflétait la lumière pleine du jour, en projetant ses nuances bleutées sur l’impressionnante baie vitrée qui occupait tout un pan de mur.
Une belle réalisation, ce palais des Unis, dans un des plus beaux endroits du pays ! »
Il contempla la verdure sauvage qui bordait le lac.
Un naturel créé de toutes pièces par nos spécialistes, mais c’est tellement réussi ! »
Et il ne songeait même pas à l’étendue de gazon édénien qu’il savait de l’autre côté, ni aux barrières électrostatiques soigneusement cachées à la vue, mais qui protégeaient efficacement les Universels quand ils se réunissaient.
Il longea sans hâte la longue baie vitrée, se pénétrant de la beauté du jour et du décor. Puis il alla s’asseoir à son fauteuil de Président, centré sur une longue table en U, et légèrement surélevée. Il contempla les autres fauteuils vides. Il était arrivé en avance, et il trouvait cela bien. Il pouvait ainsi se pénétrer de l’ambiance de la salle, capter les vibrations, voire se les approprier avant quiconque. C’était un avantage que lui seul savait apprécier, et qu’il n’osait pas avouer aux autres membres du conseil, sous peine de se voir accusé d’irrationalisme ! Il communiqua quelques instants avec le silence, puis eut presque envie de brancher l’écoute extérieure, pour profiter des bruits de ce paysage qu’il contemplait avec contentement. Il se ravisa, cela ne répondait à aucune demande logique. Pour augmenter sa concentration, il se mit à réciter une prière aux Anciens.

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Desmone rentra au moment précis où il entamait la litanie finale. Elle ne le vit pas immédiatement ; comme lui, elle fut aussitôt fascinée par l’étrange beauté qui émanait de l’extérieur. Elle marcha lentement, son regard tourné vers le lac. Prad vit à ses yeux brillants et sa démarche très légèrement hésitante qu’elle avait pris des feuilles d’aloème, ce végétal édénien hallucinogène.

Les prêtres font bien leur travail, pensa-t-il, de vrais jardiniers de l’âme humaine. Ils savent distribuer les enseignements autant que les plantes édéniennes, à chacun selon sa classe. Est-ce bien vraiment la volonté des Anciens ? Sans doute, me ferais-je traiter de blasphémateur si je soulevais ce problème. Et puis, peut-être ai-je tort ? Comment savoir, sans consulter la Logisphère ? »

À quoi pensez-vous, Prad ?
La question le tira brusquement de ses pensées. Il évita l’écueil.

Mais à la même chose que vous, Desmone, à cette beauté naturelle que vous contemplez.
Naturelle ! J’y verrais plutôt une œuvre d’art. N’est-ce pas la même chose ?
Un brouhaha l’empêcha d’entendre la réponse. Contrairement à Prad et à Desmone, les autres conseillers arrivaient par petits groupes, affublés d’une cohorte de logiciens et de spécialistes de tout poil, qu’ils consultaient constamment.

Prad les regarda s’installer sans broncher.
Les conseillers Unis, le système nerveux du pays, les hommes clés du pouvoir ! Et lui à leur tête. Responsable de la Logisphère, cet immense cerveau auxiliaire numérique, qui était nécessaire à chacun d’eux, mais qui dépendait aussi de tous, sans amputation possible. Gigantesque monument d’une logique élaborée pendant des siècles, évolutif et immuable à la fois, base du progrès constant du pays. Depuis son instauration par les Anciens, chacun pouvait voir l’évolution et l’avancée presque sans faille du système, mettant fin à des millénaires de trouble et de doute.

Une bouffée d’orgueil quelque peu joyeux monta en Prad, qui termina la litanie aux Anciens qu’il avait laissée inachevée. Puis il annonça :
Mes amis, la réunion que nous allons avoir aujourd’hui va


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sortir un peu de la routine. Je voudrais aborder quelques problèmes légèrement spéculatifs, et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous laisserons pour aujourd’hui les choix déterministes.
La requête était un peu inhabituelle, mais ne surprit pas outre mesure. L’assemblée acquiesça.
Voilà…, - Prad marqua une petite pause - tout part d’un fait qui n’est pas très original. Nos services ont arrêté hier un classe quatre nommé Vidor. C’est un contestataire qui s’est fait remarquer déjà plusieurs fois par des actes qui, pour le moins, n’étaient pas très discrets, ni très malins. Quelques rebuffades par ci, quelques discours par là. Voilà pourquoi nous le connaissions. Puis, selon les rapports, son attitude a changé graduellement. Il s’est calmé, il devenait plus réfléchi. Puis on l’a surpris en train de distribuer des tracts à la sauvette. C’est là qu’on l’a arrêté.

Que contenaient ces tracts ? S’enquit un Uni à la longue chevelure blanche.
Oh, finalement rien de très grave. Du pathos subversif, qui ne changeait pas de celui qu’on connaissait avant. Les classes supérieures qui oppriment les autres. Il a même cité la lutte des classes des temps anciens ! Les Unis qui détournent le culte des Anciens, et la croyance mythique que l’éveil des Anciens sera libérateur.
Des thèmes connus, en quelque sorte, soupira un Uni
Trop connus, même. Et c’est cela qui est bizarre. D’après la Logisphère, ces thèmes sont des aboutissements logiques dans la pensée des classes quatre. Leurs conditions de vie, leur manière de rendre le culte et tous les paramètres multiples aboutissent à la création de ces mythes.

Et qu’est-ce qui vous choque donc, Prad ?
Eh bien, lors des dernières arrestations, ces thèmes revenaient souvent, parfois nettement, parfois en filigrane. Et d’après les rapports d’ordre général, l’opinion des classes quatre est imprégnée profondément de ces idées.

Rien que de très logique, c’est d’ailleurs la réponse de la


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Logisphère, dit un conseiller logicien, assez hardi pour prendre la parole devant les Unis.
Prad lui jeta un regard froid et méprisant. Il reprit, sans s’adresser

lui.
Cela me chiffonne cependant. Vidor semble avoir été plus loin que ne pouvait le guider sa nature. Ses changements d’humeur me troublent. Ce n’est pas habituel. On dirait qu’il a été guidé.
L’a-t-on passé aux hallucinateurs ?
Oui, bien sûr. Au début, il a lâché quelques informations,
quelques noms, mais rien de cohérent. Nous ne pouvons pas nous servir officiellement de ces renseignements.

Au bout de la table, un jeune Uni intervint avec un brin d’insolence.
Ca veut dire quoi « officiellement »
Il y eut un silence gêné dans toute la salle. Il y avait certaines questions qu’il valait mieux éviter. Prad reprit.
Mais malheureusement, notre police a trop abusé des hallucinateurs. Nous ne pouvons plus rien tirer de ce Vidor.

Vous croyez donc qu’il n’agissait pas comme une personne tout à fait isolée ?
Je n’en sais rien, je me pose la question. La réponse de la Logisphère ne me paraît pas complète. Il manque peut-être quelques paramètres.
Des classes quatre s’organiseraient donc ? Ça peut-être une éventualité.

Prad prenait de nombreuses précautions de langage. La spéculation n’était bien sûr pas proscrite, même au plus haut niveau. Mais cette démarche inspirait toujours la méfiance, voire un certain mépris, et il fallait l’utiliser avec circonspection.
Le jeune Uni qui était intervenu tout à l’heure reprit la parole, sans aucune morgue, cette fois.
Voyons donc. Une organisation, ou parlons plutôt d’un embryon d’organisation (n’oublions pas que ce sont des classes quatre) chez eux ne pourrait survivre qu’avec l’appui


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d’au moins une partie des classes supérieures, trois ou deux. La classe un des prêtres, et les Universels étant bien sûr à l’écart.
Cette fois, Prad releva sa présence d’esprit.
C’est tout à fait probable. La Logisphère vous répondrait de même. Les classes quatre seuls auraient des difficultés insurmontables pour communiquer à une échelle importante, de même, toute élaboration d’un projet quelconque d’ensemble n’est pas à leur portée, ni intellectuellement, ni matériellement.
Et quelles sont les possibilités d’alliance ?
Le mieux est, je crois, d’interroger la Logisphère.
A peine eut-il prononcé ces mots que les logiciens présents se mirent à bourdonner comme une ruche d’abeille. Ils se rassemblèrent autour d’un écran et traduisirent immédiatement la question dans une forme logique standardisée, avec une dextérité et une célérité étonnante, héritées de lointaines générations éduquées dans le déterminisme. Puis l’un d’entre eux vint décrypter la réponse.

Bien évidemment, la réponse ne peut pas être précise, vu le type de question. Voici à peu près ce qu’il en ressort. Selon la Logisphère, la probabilité d’alliance avec la classe deux est minime. Disons que cela aurait pu sembler possible. Il existe en effet des tensions dans deux confréries, celle des marchands et celle des administrateurs. Au prix d’une scission dans l’union syndicale des classes deux, une faction dissidente aurait pu soutenir une organisation en classe quatre. Des liens économiques lient fortement ces classes et créent de nombreux contacts. De plus, il existe deux sortes de courant de pensée, marginaux, il faut bien le dire, dans cette classe. Le premier engendré par leur situation de « demi-

pouvoir », ou plutôt d’intermédiaires du pouvoir politique et économique, cette ambigüité peut amener certains à avoir des réactions négatives. Le second est, disons, plus

romantique » ; bien qu’en général ceux-ci sont peu perméables aux influences des intellectuels de la classe trois, il existe à l’état larvé, chez certains classes deux, des


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sentiments d’auto-désagrégation, faits de pseudo- altruisme, d’héroïsme, de fascination révolutionnaire. Donc, dans des circonstances favorables, en réunissant ces données et en poussant leur conséquence (c’est ce qu’a fait la Logisphère) cela peut aboutir à une scission dans l’union syndicale et, qui plus est, à une alliance avec la classe quatre. Cependant, ces dernières données, et notamment l’arrestation de Vidor, créent des conditions contradictoires à cet état de choses. Elles font jouer l’instinct grégaire ancestral de cette classe et rendent quasiment impossible toute ouverture sur une autre classe.

Un Uni lui coupa la parole vivement.
Ainsi, Prad, vous aviez des soupçons fondés. L’arrestation de

Vidor semble être prise en considération par la Logisphère plus qu’un fait banal.
Prad acquiesça.
Oui, mais il semble y avoir aussi d’autres faits qui aboutissent à ces conclusions.
Il s’adressa au logicien.
Peut-on avoir des détails sur ce point ?
Oui, mais il faudrait interroger la Logisphère de nouveau. Ca ne fait rien, continuez.
Pour ce qui est de la classe trois, la probabilité reste assez faible, de l’ordre de quinze pour-cent. Mais ici, le cas est différent, cette probabilité est relativement constante. Elle obéit à une loi quelque peu curieuse qu’on pourrait schématiser ainsi : les possibilités d’action d’un classe trois sont inversement proportionnelles à l’intérêt qu’il porte au sujet dont il s’occupe. Leur vocation, qu’elle soit artistique, intellectuelle, philosophique ou technocratique, les inhibe en général dans le passage à l’acte. Peut-être pas d’ailleurs individuellement, mais, pris dans le mouvement de leur classe, les volontés s’annihilent les unes les autres. Selon la Logisphère, il y a donc peu de danger de ce côté-là.

Il reste des possibilités individuelles, intervint un Uni.
Le logicien marqua une pause. Quand il reprit la parole, il avait de la peine à masquer une nuance de mépris dans sa voix.


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La Logisphère ne prend pas en compte les possibilités isolées

de ce type. Elle raisonne globalement. Les influences possibles sont de l’ordre de quelques centièmes de pour-cent, donc négligeables dans une logique déterministe.

Prad prit la parole.
Nous savons tout ça, mais nous sommes des humains et nous ne pensons pas toujours de manière rigoureuse.

Il ajouta immédiatement :
Heureusement, la Logisphère est là pour rattraper nos erreurs et remettre nos idées dans le contexte général et logique

qu’elle seule a la possibilité d’appréhender.
Il était en fait très admiratif de la pertinence des conclusions qui lui avaient été faites. Des analyses sûres en un temps record, qui n’oubliaient aucun paramètre, aucune donnée. Des résultats en termes de probabilité qui ne négligeaient donc rien, mais permettaient tout de même des décisions. Le système avait sans doute des faiblesses, on les connaissait. Mais au fil du temps, on avait réussi à les minimiser et la Logisphère devenait maintenant une référence quasi-mystique. Son influence était prépondérante, mais le conseil des Unis gardait le pouvoir exécutif, et il le gardait bien. Prad soupira.

Bon, eh bien, mes amis, les craintes de voir une organisation dissidente s’opposer à la volonté des Anciens semblent se dissiper. Je vous demande seulement de rester vigilants et de rapporter immédiatement toute information utile dans cette analyse.

Une organisation, peut-être, mais des mouvements spontanés sont toujours possibles, ne serait-il pas intéressant d’interroger la Logisphère sur ce sujet ?
C’était de nouveau le jeune Uni qui intervenait. Prad était agacé.

Interrogeons-la donc !
Le bourdonnement reprit autour du terminal. Quelques instants après, les prévisions tombèrent. Ce fut le même logicien qui parla.

Effectivement, des actions spontanées sont très probables, sous l’incitation de gens comme Vidor. Mais même à grande échelle, nous avons les moyens de tout contrôler.


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Il avait employé le « nous » comme s’il s’identifiait aux Unis. Il y eut un souffle d’énervement qui parcourut l’assemblée. Il ne sembla pas s’en apercevoir.
La Logisphère parle aussi d’un certain Antodieff et des rassemblements qu’il suscite.
Nous connaissons cela !
L’intervention venait d’un des grands responsables de la police des Unis.
Nous le surveillons de près. Antodieff est un cas très spécial. Beaucoup d’entre nous le connaissent. C’est un artiste issu de la classe quatre. Il n’est pas dans nos habitudes de leur mettre des entraves. Il a acquis beaucoup de notoriété dans sa classe, je trouve d’ailleurs, mais c’est une opinion personnelle, qu’il le mérite. Maintenant ses spectacles réunissent parfois des centaines de milliers de personnes. C’est donc un phénomène qu’il nous faut surveiller. Prochainement, il doit donner un spectacle devant la population des quatre cités du pays du centre. Dans un tel rassemblement, on peut craindre des troubles. Mais nous disposerons nos agents qui sauront les éviter.

C’est tout de même bizarre ce phénomène Antodieff, remarqua un des membres de l’assemblée.
Pas tellement. Il parle aux gens avec une sensibilité qu’ils comprennent, et il a beaucoup de talent ; c’est peut-être exceptionnel, mais pas bizarre. Le fait artistique est difficilement compréhensible, mais c’est un fait. Il nous

intéresse peu en tant que tel, la seule chose que nous faisons, c’est maîtriser les effets annexes.
Prad trouvait que la discussion s’enlisait. Il décida d’y mettre fin.

Bien, je crois que nous pouvons arrêter là. Les affaires courantes seront expédiées à notre prochaine réunion. Je vous prie donc d’être plus vigilants qu’à l’accoutumée, il se peut

que nous traversions une période un peu trouble.
Le jeune Uni se leva à l’autre bout de la salle. Prad lui lança un regard noir, mais ne put l’empêcher de parler.
Que va-t-on faire du dénommé Vidor ?


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Il est bien mal en point maintenant. Nous allons le laisser rentrer chez lui. Probablement, on le retrouvera un jour dans l’herbe édénienne. Les Brigades du Destin sont des charognards friands des victimes de notre police.

Ce sera du moins la version « officielle », répartit l’autre Prad serra les poings jusqu’à ce que ses ongles lui entrent dans la

chair, mais il évita de répliquer. Il décida de clore la séance. Les participants se levèrent tous, et après une rapide prière aux Anciens, se séparèrent. Prad attendit que tout le monde soit parti. Desmone traîna un peu, visiblement pour se retrouver de nouveau seule avec lui. Ils se promenèrent lentement devant la longue baie vitrée de la salle du conseil. Ce fut Desmone qui rompit le silence.

Plutôt insolent, ce jeune homme, n’est-ce pas ?
Oui, mais ce qui me met le plus en rage, c’est qu’il touche des points sensibles.
Allons, tout le monde sait bien que nous nous servons des Brigades du Destin.
Mais elles ne sont pas notre émanation.
Cependant, leur rôle de charognard, comme vous dites, nous sert grandement, quand « officiellement » on ne peut rien faire.
Bien sûr, mais leur existence est choquante. Ce jeune Uni a raison. Et de plus, je n’aime pas ces mouvements parallèles. Ils peuvent nous échapper d’un moment à l’autre, et éventuellement se retourner contre nous.
Que prévoit la Logisphère ?
Pour l’instant, ils servent nos intérêts, mais dans un temps relativement proche, il faudra s’en débarrasser.
Et il ajouta entre ses dents :
Et ce n’est pas trop tôt !
Allons, mon cher Prad, vous vous laissez emporter par votre côté sentimental irrationnel !
Il eut un sourire désabusé, et le silence retomba.
Ils s’étaient arrêtés maintenant, et contemplaient le lac, dont les reflets changeaient constamment sous les lueurs du jour déclinant. Desmone sortit quelques feuilles d’aloème. Elle en proposa à Prad.


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Celui-ci eut le réflexe de refuser, puis en prit une et se mit à la mâchonner. Ce fut comme une bouffée de douceur qui coula dans ses veines. Il se détendit.
Vous avez déjà assisté à une œuvre d’Antodieff ? Demanda-t-il à brûle-pourpoint
J’en ai déjà vu, dans un enregistrement en total. Alors ?…
C’est grandiose !… Je ne comprends pas. Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?
L’œuvre elle-même. J’ai l’impression que c’est fondamental, profond, que sais-je encore. Mais je ne vois pas d’où ça vient.
Pour une Uni, les spectacles de classe quatre vous impressionnent beaucoup !
Pour moi, c’est inclassable, au sens littéral du terme. J’ironisais. J’ai le même avis.
Qu’en concluez-vous ?
Je n’en sais rien, et ce n’est pas la Logisphère qui nous répondra. Antodieff est peut-être un de ces mutants – ou génies, comme vous voudrez – dont le monde artistique nous fait parfois cadeau. En tout cas, il dépasse largement tous les artistes pour la classe quatre que nous avons connus jusqu’ici. Je pense qu’il va devenir un artiste « universel », si je peux me permettre ce mauvais jeu de mots.

Ce n’est pas dangereux ? Dangereux, pourquoi ?
Eh bien, je ne sais pas. Pour les classes, l’esprit rationaliste… N’oubliez pas que ce n’est qu’un artiste. Il fait partie de ce contrepoids à l’inhumanité de la Logisphère. C’est nécessaire, même la Logisphère l’admet. Si son talent est immense, ce

n’est qu’une donnée minime dans le jeu.
Il mériterait quand même d’être placé aux plus hauts rangs de la classe trois.
Il a refusé.
Quoi ! Que me dites-vous là ?
L’exacte vérité. On lui a proposé dernièrement de changer de classe. Il a refusé. C’est bizarre, il semble vivre dans un


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monde à part.
C’est bien la première fois que j’entends parler d’une chose comme ça.
Moi aussi, Desmone.
Et il ajouta, avec une nuance de malice dans la voix :
- Mais moi, je n’ai pas la mémoire de la Logisphère !








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Chapitre 3




Boursault n’avait pas refusé de devenir classe deux. Il avait même bataillé longtemps et durement pour ça. Maintenant, il était satisfait de lui.
Vautré dans son fauteuil vibrant et relaxant, tout en contemplant les images conditionnantes émanant des murs de sa villa dernier cri, il repensait, comme cela lui arrivait souvent, à son long cheminement de la classe quatre à la présidence de la confrérie des marchands, un des plus hauts postes de la classe deux. Il ne devait rien à personne, sinon aux Anciens, qui avaient, dès l’origine, créé des filières de passage entre les classes, filières étroitement contrôlées sous la supervision de la Logisphère, qui décidait toujours de la logique des choses.

Ces passages étaient possibles, mais rares. Il fallait donner des preuves très convaincantes d’intégration au système, et avoir une combativité exceptionnelle pendant très longtemps. Pour Boursault, ce dernier point n’avait pas été un gros problème. Il était né avec l’ambition au ventre, et n’avait jamais ménagé ses efforts. Il ne comptait d’ailleurs les compromissions dans lesquelles il avait délibérément trempé. Il avait commencé par être un « marchand de plaisirs », selon l’expression consacrée, dans le quartier spécialisé de la cité I, quartier qu’il avait fini, peu à peu, à contrôler dans sa totalité. Ce fut sa période relativement honnête. Puis les prêtres l’avaient contacté – officieusement. Ils voulaient qu’il devienne leur distributeur. Il avait fourni alors toute la cité en végétaux édéniens, dispensateurs d’évasion, en plantes orgasmiques, jusqu’aux feuilles d’aloème, officiellement réservées aux classes supérieures.

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Ce fut le début de son immense richesse… Et aussi le moment où il commença à avoir du sang sur les mains. Mais puisqu’il semblait avoir la bénédiction des prêtres et des Unis ! Son influence s’étendit sur les autres cités, et il devint si important que les Unis ne purent que lui proposer son passage en classe deux, passage qui d’ailleurs s’intégrait au plan de la Logisphère. Bien sûr, Boursault accepta l’offre avec délectation, mais il ne s’arrêta pas là, son ambition n’avait pas encore trouvé sa limite.

Il avait une position clé. Directement lié au pouvoir central par sa fonction, il s’était rendu nécessaire, et on le ménageait. Par ailleurs, le commerce des végétaux édéniens était une affaire commerciale sans précédent. À l’intérieur de la confrérie des marchands, il s’imposa rapidement. Éliminant tous les gêneurs, il se haussa rapidement à la présidence. Maintenant, il traitait directement avec les représentants des Unis et des prêtres. Dans sa propre classe, il n’avait pour interlocuteurs que les plus hauts responsables de l’union syndicale. Il pouvait difficilement monter plus haut, et cela semblait le gêner. C’était peut-être, pensait-il, la raison de ces frictions qu’il avait eu dernièrement avec la confrérie des administrateurs.

Il chassa ces pensées de son esprit et s’adressa un satisfecit provisoire. Pour se changer les idées, il s’absorba dans la contemplation des images conditionnantes qui le plongèrent dans une rêverie neutre.
Une vibration le tira de sa léthargie. Quelqu’un s’annonçait à la porte. Avec un mouvement de mauvaise humeur, il se leva et s’approcha du vidéocran. Sa présence alluma l’image. Il eut un petit choc de surprise en reconnaissant Jiliane qui attendait devant la porte.
Il connaissait Jiliane depuis très longtemps, depuis ses débuts dans le quartier des plaisirs de la cité I. Jiliane ne semblait pas du tout s’être attachée à lui, ce qui n’était pas son cas. Cependant, devant sa passivité, il avait vite renoncé. Pourtant, une relation ambigüe bizarre s’était installée entre eux, et ils étaient restés constamment en relation. Lui, absorbé par sa volonté de gravir les échelons, aimait s’attacher cette fille mystérieuse et belle, comme si elle représentait un fétiche à ses yeux. Il l’avait littéralement achetée – pensait-il - en


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lui procurant force cadeaux et privilèges, parmi lesquels le laissez-passer spécial pour venir lui rendre visite en classe deux. De son côté, Jiliane, malgré une indifférence teintée de mépris clairement exprimée, n’avait jamais rompu sa relation avec lui.

Bien sûr, leurs rencontres étaient intéressées. Elle venait le voir pour sa fonction de Président de la confrérie des marchands, afin d’obtenir des avantages ou des informations pour des personnes de son réseau, qui était visiblement important. Boursault sentait bien qu’elle maintenait, sans doute malgré elle, une ambiance trouble dans leur rapport. Cela n’était d’ailleurs pas pour lui déplaire. C’était pour lui un contact précieux avec les classes quatre. Jiliane lui avait parlé un peu de son réseau, « son organisation » disait-elle. Il avait accepté de les aider, mais ne partageait pas du tout les points de vue qu’elle défendait. Le mythe du réveil des Anciens le laissait complètement indifférent : il ne se sentait pas impliqué du tout dans cette lutte à la fois idéologique et théologique.

Selon lui, les classes quatre réagissaient comme prévu. Il ne tenait pas trop à se désolidariser. Non pas que sa conscience d’ancien classe quatre soit encore vivace chez lui, mais par pure opportunité. On ne sait jamais ! Par ailleurs, les informations qu’il pouvait glaner sur certaines affaires clandestines lui donnait du pouvoir, et éventuellement un moyen de pression ou d’action que bien d’autres lui envieraient.

Jiliane s’impatientait sur le pas de la porte. Il lui ouvrit. En entrant, elle posa sur lui un regard terne.
Bonjour, Boursault.
Bonjour Jiliane, c’est gentil de venir me voir.
J’ai un certain nombre de choses à te dire.
Assieds-toi, prends ton temps. Je vais te servir à boire.
Jiliane s’assit dans un fauteuil vibrant. Elle ne prononça pas une parole. Boursault la regardait du coin de l’œil. Il la trouvait vraiment très belle. Il lui tendit un verre.
Comment vas-tu ? Ça fait longtemps…
Un peu fatiguée…
Les plantes orgasmiques ?
Elle ne releva même pas la douteuse plaisanterie machiste et


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trempa ses lèvres dans le liquide rafraichissant.
- Il faut que je te parle sérieusement.
Boursault s’assit à côté d’elle. Il avait repris son air sérieux, contacté.
- Moi aussi Jiliane.
Elle le regarda avec une expression de surprise. Elle voyait qu’il ne plaisantait plus.
J’ai appris l’arrestation de Vidor. Elle sursauta.
Mais comment l’as-tu su ?
Dans ma position, il vaut mieux tout savoir.
Alors ?…
Alors, je suis bien embêté. Les Unis se doutent de quelque chose, c’est sûr. Ça sent le roussi. Vous n’avez pas été prudents.

Ça n’a rien à voir. Ce sont des choses inévitables. Nous allons passer bientôt à l’action, et les choses deviennent plus dangereuses, nous sommes plus exposés. C’est logique, et donc ça a des conséquences. Nous essayons de réduire ces conséquences au minimum.
Vous êtes irresponsables, vous n’êtes pas prêts.
C’est faux. Et de plus, nous ne pouvons plus attendre, sinon nous allons rentrer dans leurs paramètres d’évaluation, et ils nous détruiront.
Jiliane, tu sais que mon estime pour votre organisation est tout à fait relative. Je vous ai fourni des contacts et des informations sans grande illusion, je ne vous l’ai jamais caché. Je pouvais le faire sans grand dommage pour mes intérêts.
On avait bien compris que tu faisais ça sans trop te mouiller. Ça te profite aussi.
Pas tellement. Ne crois pas ça.
Pour l’instant peut-être. Mais quand les Anciens s’éveilleront, tu seras au premier poste.
Boursault eut un mouvement d’humeur.
Je n’y crois pas. Ce sont des fadaises de classe quatre. Vous êtes manipulés, et vous marchez à fond.
Jiliane se leva en colère. Boursault était presque content de la voir


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éprouver un sentiment.
Alors, selon toi, les Anciens n’existent pas ?
Je n’ai pas dit ça, tu blasphèmes. Je ne crois pas en la Prophétie, leur réveil est mythique. Ils ont créé notre société il y a bien longtemps. Ils nous ont laissé les moyens de leur rendre un culte. Mais maintenant notre monde suit sa juste destinée, ou du moins une évolution régulière. Nous n’y pouvons rien, les Anciens sont partis, leur rôle n’est plus d’intervenir.

C’est toi qui blasphèmes. Les Anciens n’ont pas voulu ce que nous vivons actuellement. Il faut qu’ils s’éveillent et qu’ils y mettent bon ordre.
Ce que tu dis tient du registre de la foi religieuse. Ça ne sauvera jamais rien ni personne.
On dirait que tu as oublié ta condition de classe quatre. Si tu en es sorti, les autres, eux, y restent et y souffrent. Et ils y mourront encore pendant des générations si on ne fait rien.
Oui, oui, je sais. Et vous vous comptez y faire quelque chose ! Jiliane se calma tout à coup. Elle se rassit.
Et même très bientôt…
C’est impossible, vous courez au suicide.
Penses ce que tu veux, la décision est prise.
Alors, ne comptez pas sur moi. Je ne marche pas dans un projet perdu d’avance.
Nous avons besoin de toi pour avoir le soutien des marchands.

Il n’en est pas question.
La réponse était tombée, nette et tranchante. Boursault avait élevé la voix, sans colère, mais avec une grande fermeté. Jiliane se taisait, trop calme, comme si elle n’avait pas compris. Elle le regarda longuement, et finit par articuler d’une voix blanche :

Mais tu es fou !
Non, je ne suis pas fou. Je suis responsable.
Mais comment peux-tu nous laisser tomber. Tu sais très bien que nous avons besoin du circuit des marchands pour arriver à l’astroport des prêtres. Sans ça nous sommes coincés.

Boursault sauta de son siège et leva les bras au ciel.
Par les Anciens ! Quel projet dément. Vous êtes complètement


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fous.
Les rôles étaient inversés. C’est maintenant Boursault qui se mettait en colère. Jiliane, effondrée sur son fauteuil, avait du mal à réagir.
Mais tu nous avais promis…
C’est vrai, mais nous nous sommes réunis dans la confrérie. Je n’ai bien sûr pas dévoilé vos intentions, mais mes compagnons faisaient de très fortes réserves sur toute tentative d’action dans l’état actuel des choses. Nous vous demandons donc de différer vos projets

une date plus propice.
Jiliane se redressa.
C’est impossible, il est trop tard.
Dans ce cas, ce sera sans nous. Nous observerons tout de même une neutralité complète à votre égard et ne nous ne vous entraverons pas, quelles que soient vos actions.
C’est très aimable de votre part.
Jiliane avait repris sa morgue. Elle se leva brusquement.
Maintenant, nous n’avons plus rien à nous ire. Je m’en vais.

Il ne faut pas le prendre comme ça. Nous sommes impliqués dans des destins divergents qui nous dépassent. Ce n’est pas un problème personnel. Nous nous connaissons depuis longtemps. Ne gâchons pas tout.
Jiliane recommençait à trembler de colère.
Laisse-moi partir, je te dis.
Pour toute réponse, Boursault sortit quelques feuilles d’aloème d’une boîte finement dorée et ciselée et lui en proposa. Elle s’en détourna. Il haussa les épaules et commença à en mâcher une. Jiliane se mit à tourner en rond dans la salle. Avec rage, elle s’approcha de la boîte dorée et prit une feuille qu’elle se mit à mâcher. Elle se décontracta presque aussitôt.

Tu vois, sourit Boursault, tu peux bien attendre quelques instants

ici.
Tu es une ordure !
Tu sais bien que ces mots n’ont pas de prise sur moi. Finis donc ton verre.
Jiliane ne fit pas un mouvement. Boursault haussa les épaules une


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nouvelle fois et se rassit dans son fauteuil vibrant.
Dans quelques instants, il faudra aller au culte. N’oublie pas que c’est le jour. Si tu veux, je t’emmène avec moi.
Jiliane ne desserra pas les lèvres. Mais Boursault savait bien qu’elle accepterait. C’était en général un privilège, même s’il n’était pas si rare que ça, pour une classe quatre d’assister au culte des Anciens dans les loges des classes supérieures. Sans doute, Jiliane n’était pas sensible à ça (« qui sait », se dit-il), mais elle accepterait par indifférence et parce que, de toute façon, elle se devait d’être présente à la cérémonie. Les absences étaient très mal vues.

Elle s’assit comme un automate. Sa brusque colère, et la décompression soudaine due aux feuilles d’aloème l’avait quelque peu assommée. Elle ne prononça pas une parole pendant de longues minutes, regardant fixement le mur, comme hypnotisée par les images conditionnantes qui s’y affichaient.

Boursault se sentit un peu gêné. Il essaya de rompre la tension.

Que comptiez-vous faire sur l’astroport ?
Jiliane tourna la tête vers lui et lui lança un regard glacé.
Pourquoi parles-tu au passé. Avec ou sans toi, avec ou sans les marchands, nous nous rendrons à l’astroport. Nous irons sur Éden, où les Anciens nous attendent.
Et la Logisphère ? Il lui faudra quelques millisecondes pour comprendre vos plans et vous massacrer.
Tu as raison. Tu raisonnes très logiquement.
Elle détourna le regard. Elle avait visiblement fini de parler.
Boursault n’insista pas. Il se leva.
Je vais au culte. Tu viens avec moi ? Comme il avait prévu, elle se leva et le suivit.
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Chapitre 4




Quand Jed pénétra dans le temple, il fut pris par l’odeur lourde des parfums que déversaient sans compter les encensoirs. Il était arrivé largement en avance et s’installa au premier rang des classes quatre. Bientôt, un flot ininterrompu de personnes pénétra par les nombreuses entrées du bâtiment, occupant méthodiquement toutes les places. Le temple était immense, de dimension surhumaine, mais pas un siège ne restait inoccupé. C’était ainsi tous les jours de culte et dans tous les temples de la cité.

Jed contempla avec un mélange de mépris et d’admiration ce gigantesque amphithéâtre, dédié au culte des Anciens. Le temple était conçu à la fois pour faciliter le recueillement personnel, avec son architecture douce, ses couleurs discrètes – une pour chaque classe -, ses odeurs enivrantes. Pour donner un sentiment d’unité dans la foule disparate, les gradins, les loges convergeaient vers l’autel des célébrations où, tous ensembles, les fidèles rendaient un seul et même culte à ceux qui étaient à l’origine de leur destinée.

L’existence des Anciens n’était pas mythique. Il s’agissait de femme et d’hommes qui avaient réellement existé, même si leur naissance se perdait dans la nuit des temps. Ils étaient originaires, disait-on, d’une planète originelle mystérieuse, qu’on dénommait par le nom simple de « Terre ». Ils étaient le point de départ, les fondateurs de la civilisation. Ils avaient mis fin à une très longue période de décadence et d’obscurantisme de la race humaine, qui se déchirait alors, disait-on, dans des conflits internes incessants et destructeurs, et se référait à des puissances spirituelles extérieures imaginaires. Les Anciens avaient conçu une autre voie. Ils avaient

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élaboré la Logisphère, un monde virtuel qui allait devenir le nouvel ADN de leur peuple. Un cerveau global et numérique, universel, capable d’intégrer en temps réel toutes les données captées dans le monde et d’en déduire les meilleures configurations capables de résoudre les problèmes et d’éviter les conflits. C’était une intelligence intégrale, en constante évolution, comme en avaient souvent rêvé les anciennes civilisations, au service du monde, consultée en continu par tous les dirigeants et les acteurs importants.

La Logisphère avait permis de d’organiser et pacifier la planète, de répartir les rôles et les fonctions de chacun pour le bien commun. Bizarrement, loin d’aboutir à une complexification croissante de la société, cette dernière avait évolué vers un schéma simplificateur, résultant des analyses incontestables de la Logisphère, mises en œuvre par la classe dirigeante des Unis. Le système politique simplissime des classes avait été mis en place progressivement, comme se met en place un mode de vie que personne ne pense remettre en question, comme si c’était un comportement naturel, nécessaire et bénéfique. Il semblait optimiser le fonctionnement de la société, et ne pas avoir d’alternative, sinon celle de son évolution pour améliorer encore son fonctionnement.

Dans cette destinée continue, les Anciens jouaient cependant un rôle particulier. Ils avaient élaboré les prémisses de cette civilisation, et veillaient sur sa transformation continue. Après avoir initialisé leur œuvre, élaboré les valeurs et les principes, dispensé leur enseignement à une caste d’initiés, qui étaient devenus maintenant la classe des prêtres, ils s’étaient transformés, métamorphosés (« en esprit », disait-on), pour ainsi dire « dématérialisés », et s’étaient retirés sur la planète Éden dans une méditation profonde et continuelle, observant l’évolution du monde. Le nom même de la planète, selon la tradition, avait été donné pas les Anciens en référence à un mythe de la création datant de temps immémoriaux, qui s’était effacé depuis. La Prophétie stipule qu’ils s’éveilleront et reviendront à nouveau pour y continuer leur œuvre. C’était ce moment qu’attendait le peuple, depuis des générations. Le culte était là pour rappeler que, sur Éden, ils étaient là, et qu’un jour, ils reviendraient.


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Les lumières du temple déclinèrent, tandis que l’autel s’illuminait. La cérémonie allait bientôt commencer. Une rangée de personnes, vêtues de longues capes brodées, au col montant et rigide, s’avança, d’un pas quelque peu solennel. C’étaient des Unis en costume d’apparat. Il y en avait toujours le même nombre dans chaque temple, à chaque cérémonie. Ils s’assirent en cercle autour de l’autel, sur une scène circulaire. Cette estrade s’illumina des quatre couleurs symboliques et les prêtres firent leur apparition, suivis d’une cohorte de servants qualifiés, tous de la classe un, comme le montrait leur tenue verte.

Jed serra les poings de colère et dépit. Pour lui, ces êtres corrompus s’étaient indûment approprié un pouvoir séculaire auquel ils n’avaient pas droit. Leur rôle de réceptacle de la parole des Anciens leur conférait un statut qu’ils avaient détourné pour en faire un pouvoir matériel, qui laissait les autres classes sous leur coupe, avec la bénédiction des Unis, et même de toutes les autres classes, maintenant les Anciens dans l’ignorance de la destinée de leur création.
« Quand les Anciens s’éveilleront… »
L’incantation, transmise avec force par l’extraordinaire acoustique du temple, lui fit l’effet d’une gifle. Machinalement, il récita la suite avec les autres, en pensant :
« Oui, ils s’éveilleront, et plus tôt que vous ne le croyez ! »
La première incantation rituelle terminée, les prêtres s’assirent devant l’autel. De ce dernier, s’éleva une immense plaque-écran où des images se mirent à défiler, fantasmagories sans formes aux couleurs chatoyantes, légèrement hypnotiques. La première méditation commençait. Partout, autour de Jed, des flammes crépitaient. Les gens allumaient des cigarettes d’herbe édéniennes. Une odeur douceâtre se répandit. Jed plongea la main dans sa poche pour en sortir une cigarette bleue, qu’il coupa en deux, pour en jeter la moitié et en allumer l’autre. Il n’aimait pas trop se laisser aller à ces substances hypnotiques.

La première bouffée lui alla droit au cerveau, et il se sentit dépossédé de ses moyens, affalé sur son siège. Il contempla la plaque-écran qui le fit plonger dans une légère méditation. Devant


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lui, dans les loges rouges et bleues des classes supérieures, les gens mâchonnaient des feuilles d’aloème, aux propriétés beaucoup plus subtiles que les herbes, disait- on, et qu’un classe quatre ne pouvait se procurer que clandestinement à des prix prohibitifs.

Quand les images cessèrent et que la torpeur se dissipa, il ne semblait s’être écoulé que quelques secondes. Les prêtres se levèrent et récitèrent la deuxième incantation. Des voix, dépersonnalisées par les substances absorbées, leur répondirent à l’unisson. Puis un prêtre se mit à prodiguer un des enseignements des Anciens, tandis que des images conditionnantes défilaient sur la plaque-écran.

Jed n’écoutait pas. Il s’était mis à penser à Éden, cette planète desséchée, que les Anciens avaient réussi à rendre habitable par endroits. Il imaginait les serres colossales où les prêtres cultivaient leurs plantes, mais il n’imaginait pas la demeure des Anciens. C’était comme une crainte religieuse qui l’empêchait de la concevoir.

Curieux, se disait-il, ce sentiment mystique qui nous habite tous plus ou moins. C’est à l’opposé de toute notre rationalité supposée. Pourtant, la Logisphère le sait bien. Les Anciens ont voulu le culte, mais désiraient-ils la croyance ou la religion ? »

Quand les Anciens s’éveilleront… »
La clameur le tira de nouveau violemment de ses pensées. Il se leva brusquement avec les autres. L’incantation devenait de plus en plus forte, reprise en chœur par des centaines de voix. Le bruit s’enfla, tandis que les encensoirs augmentaient leur débit, répandant une atmosphère lourde et sirupeuse. Le bruit cessa soudainement, et les gens se rassirent. C’était le début de la seconde méditation. Jed avait mal à la tête. Il extirpa une cigarette de poche et l’alluma entière. À la première bouffée il se sentit mieux. Il ferma les yeux pour éviter de regarder la plaque-écran qui recommençait sa sarabande d’images infernales. Pour lui, les méditations n’étaient que des rêveries, sans rapport avec la parole des Anciens.

Depuis son plus jeune âge, Jed avait développé ainsi une sorte de résistance passive à l’enseignement des prêtres. Il avait toujours eu un certain plaisir à se retrouver dans cette ambiance équivoque, ritualisée, et à abandonner une espèce d’ivresse onirique. Il s’était ainsi inventé un monde imaginaire, reflet négatif de toutes ses


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frustrations et de ses frayeurs. En grandissant, le côté du rêve fut tué par cette logique qu’on érigeait sans cesse devant lui comme la vertu fondamentale. Ses pensées devinrent réflexion. Chaque jour de culte était pour lui l’occasion de réfléchir sur lui-même, de faire le point, d’observer, comparer, essayer de comprendre le monde qui l’entourait, une occasion qu’il n’avait jamais ailleurs.

C’est paradoxalement ainsi qu’il en était arrivé à remettre se questionner sur la compétence et l’autorité des prêtres. Il n’était pas le seul, et, petit à petit, il rencontra d’autres personnes qui avaient évolué dans ce sens. Les échanges se firent d’abord très modestes et discrets (les Brigades du Destin frappaient alors aveuglément). Puis les petits groupes se structurèrent pour donner naissance à l’organisation. Jed y assuma vite une responsabilité importante. Il s’était bâti une conviction et une résignation inébranlables. Il n’avait pas hésité une seconde à se porter volontaire pour la mission du Grand Jour.

Les gens bougèrent autour de lui. La seconde méditation se terminait. Il ouvrit les yeux et se leva avec les autres pour réciter la dernière incantation.
Tout en ânonnant machinalement les paroles, son regard fut attiré par une tache rouge au milieu de la couleur bleue des classe deux. Dans la foule uniforme rassemblée sous cette couleur, cela détonait bizarrement. Ce fut comme s’il recevait une décharge électrique. Sans l’ombre d’un doute, il reconnut Jiliane, aux côtés de Boursault qu’il connaissait par ailleurs. Il serra les poings. Il savait qu’elle devait le voir pour l’organisation, mais il n’aimait pas leurs rapports ambigus. Il ne comprenait pas cette fille, aussi belle qu’étrange. Il semblait qu’aucune passion, aucun enthousiasme ne l’habitait. Et pourtant, elle était toujours là pour l’action, intelligente et efficace, déclenchant même l’admiration de tous, tout en témoignant une indifférence apparente.

Jed jeta encore un regard noir à Jiliane et son voisin. En proie à des sentiments qu’il n’arrivait pas à contrôler, il sortit avant la fin de l’incantation, indifférent aux regards réprobateurs qui le suivaient.





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Chapitre 5




Quand Jiliane quitta Boursault à la sortie du culte, elle eut à peine un geste d’adieu pour lui. Elle ne l’aimait pas, et leurs rapports déjà anciens se dégradaient de plus sen plus. Chacun maintenait un semblant de sympathie, pour des raisons très différentes, mais ça ne pouvait pas durer encore bien longtemps.

En se dirigeant vers la cité I, elle réfléchit à la nouvelle situation. Après le revirement de Boursault et de sa confrérie, la tâche se compliquait singulièrement. Pourtant, il n’était plus question d’ajournement, et encore moins d’abandon. Même si Jiliane le proposait, l’organisation refuserait immédiatement. Ce serait, à terme, leur fin à tous, car la Logisphère ne tarderait plus à les découvrir.
L’aide de la confrérie des marchands était un point central dans la stratégie de l’organisation. Les marchands étaient bien implantés dans les cités, et le plus souvent en des endroits clés. Ils en connaissaient très bien la topographie, et ils avaient installé tout un réseau d’arrière-boutiques communicantes extrêmement pratiques. Une sorte de voie quasi-continue de déplacement dans les villes, parallèles aux voies de communication habituelles, mais avec l’immense avantage de la discrétion.

Les marchands jouissaient habituellement d’une certaine réputation qui leur assurait le respect des autres. Et la police des Unis ne pénétraient que rarement dans ce réseau des arrière-boutiques, qu’elle connaissait au demeurant fort mal.
Seules les Brigades du Destin, qui méprisaient toute légalité, y faisaient des incursions de plus en plus fréquentes, causant de

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nombreuses destructions, à tel point que beaucoup de marchands s’étaient secrètement armés. Si l’on en croyait Boursault, les Brigades devaient avoir maintenant une idée relativement précise du plan des arrière-boutiques et, en concluait-il, les Unis aussi.

Depuis peu, les marchands, soucieux de leurs privilèges et leur autonomie, instauraient un système variable de communications entre les diverses arrière-boutiques, qui déroutait tout non-initié. Maintenant, même parmi eux, seuls quelques guides étaient parfaitement au courant.
Ce système de communications parallèles avait été élaboré dans des temps anciens pour permettre le transport des marchandises précieuses, à l’abri des indiscrétions et des convoitises, mais aussi et surtout pour véhiculer rapidement des informations à toute la confrérie. Informations commerciales, au début, puis, petit à petit, de toutes sortes, si bien que les marchands avaient instauré une sorte de pouvoir parallèle et pouvaient contrôler, voire créer, un grand nombre d’événements. Tout cela entre eux, à l’abri des écoutes les plus sophistiquées des espions de toute sorte. C’était en partie ce qui leur conférait leur puissance.

Parfois, ils admettaient que ce réseau serve à des personnes n’appartenant pas à leur confrérie. Ils s’entouraient alors de multiples précautions, mais permettaient à certains d’y pénétrer. Ils l’avaient fait de nombreuses fois pour des personnes poursuivies par la police, ou par les Brigades du destin, pour véhiculer des marchandises dérobées dans les usines, ou des cargaisons d’aloème destinées clandestinement aux classes quatre. Depuis quelque temps, ils servaient régulièrement de liaison et transmission d’informations à l’organisation. Peu de gens en dehors de Boursault étaient au courant

– question de sécurité -, seules quelques personnes clés connaissaient l’organisation. Pour les autres, c’était une question de solidarité professionnelle.
Cette aide devait être primordiale dans la réalisation ultime du Grand Jour. Le volontaire qui avait à se rendre à l’astroport – Jed en l’occurrence – devait bénéficier du réseau des arrière-boutiques et de l’aide d’un guide. Car dans la confusion et le mouvement qui allait être déclenchés, il paraissait difficile de pouvoir se faufiler à


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l’extérieur sans danger.
Jiliane serra les dents. Il faudrait pourtant bien y aller ! Jed devra se faire accompagner, voire doubler en cas d’échec. Jiliane se porterait volontaire. Elle connaissait le plan tout aussi bien que Jed, et était à même de passer à travers les mailles du filet jusqu’à Éden. Après, de toute façon, c’était l’inconnu le plus complet. Seule leur foi les guiderait.
Elle était arrivée aux portes de la cité I. L’identificateur biologique la laissa entrer sans problème. Elle se dirigea vers le quartier des plaisirs près duquel elle habitait.
Un bruit confus et insistant lui parvint aux oreilles. Sur l’immense esplanade qui dominait tout le quartier, une foire s’était installée, avec son cortège de bruits et de lumières.
La foire était une attraction très populaire chez les classes quatre. Elle prodiguait sans compter rêve et évasion, sensations et amusements dans des stands de plus en plus sophistiqués au fil des ans.
Jiliane l’ignora et s’en détourna pour se rendre chez elle. - Hé, où cours-tu comme ça ?
Elle s’arrêta interloquée, et se retourna. Deux jeunes hommes, l’air goguenard, la regardaient. Elle haussa les épaules et reprit son chemin. Les deux autres la rattrapèrent.
Allons, on peut t’accompagner, ce sera plus sympathique ! Elle leur jeta un regard furibond.
Je n’ai besoin de personne, laissez-moi tranquille.
Écoute, on s’ennuie un peu. Viens avec nous à la foire.
Laissez-moi, vous dis-je !
Mais c’est un péché de laisser une aussi jolie fille.
Elle s’arrêta, excédée.
Mais qu’est-ce que vous voulez ? Vous ne voyez pas que vous m’ennuyez, que je n’ai aucune envie d’être avec vous ?
Les deux jeunes la serrèrent de plus près.
Mais on veut juste un peu de compagnie.
Vous êtes dans le quartier des plaisirs, vous en trouverez sûrement.
Oui, mais moyennant finances.


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Et moi, je ne suis ni à donner, ni à vendre. Laissez-moi passer. Jiliane commençait à trembler. Ce genre d’incident la mettait dans

un état de nervosité excessive. Elle voulut les bousculer pour continuer sa route. Les autres s’interposèrent. Sans réfléchir, elle réagit violemment et son genou atteignit l’un des deux au bas -ventre. Il eut un cri de douleur, en reculant d’un pas. Mais l’autre la saisit à bars le corps.
- Tu vas payer ça, petite garce !
Jiliane était paniquée. Déjà, l’autre récupérait et s’avançait. Mais ce fut pour dire :
- Laisse-la. Partons, on va s’attirer des ennuis.
Jiliane fut jetée à terre sans ménagement, et les deux hommes s’éloignèrent.
Elle se releva péniblement. Son souffle était court, son cœur battait à tout rompre. Elle était agitée de tremblements nerveux qu’elle avait du mal à contrôler. Elle marcha rapidement, comme pour se calmer. Arrivée devant chez elle, elle ouvrit fébrilement la porte et la referma derrière elle avec promptitude.

Le silence de son appartement la rassura. Elle se remettait déjà de l’incident. Elle verrouilla la porte, puis alla se servir un alcool. Le goût brûlant et sucré qui passa dans sa gorge lui fit du bien. Elle s’assit dans un fauteuil vibrant et programma sur sa platine de lecture un musi-relief d’Antodieff. Aussitôt, les sons sortirent de partout et l’entourèrent.
Elle se laissa aller à cette musique fantasque, dont elle ressentait chaque nuance, et chaque fois différemment. La brusque réaction physique qu’elle avait eue suite à cette désagréable mésaventure s’estompait petit à petit. Le calme revenait à travers les harmonies complexes, enchevêtrées comme un écheveau de laine, aux multiples ramifications.
Elle respira lentement, selon un rythme qu’on lui avait enseigné jadis, qui lui permettait de se relaxer. Elle ressentait maintenant physiquement la musique, avec une sensualité trouble. L’enregistrement se termina doucement, sans hâte, sans coupure. Jiliane était maintenant tout à fait bien. Elle resta quelques instants dans sa torpeur, puis s’éveilla lentement. Merveilleuse thérapie que la


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musique d’Antodieff : cet homme-là semblait avoir percé les secrets les plus intimes de l’âme humaine.
Jiliane s’étonna de son emphase pour Antodieff. Elle se lava et se servit une nouvelle rasade d’alcool. En remplissant son verre, son regard se posa sur la plante orgasmique qui reposait de l’autre côté de la pièce.
Un frisson de désir la parcourut aussitôt. Le végétal édénien reposait là, dans une lumière bleue conditionnante, invitant, fascinant. Ses fins tentacules reposaient, lascifs, sur la corolle, qui ressemblait à un lit chatoyant aux reflets moirés. Une légère ondulation, chaleureuse et caressante, parcourait cette fleur d’amour, comme pleine d’une tendresse vivante, accueillante. C’était une plante de toute beauté, véritable œuvre d’art, chef-d’œuvre de sensualité et d’érotisme.
Les prêtres avaient bien travaillé. Leur créature était merveilleuse, fascinante ; Jiliane l’aimait comme un compagnon. Assouvissement de sa solitude, exutoire de sa sensualité, cette plante lui était tout un univers qu’elle s’était personnalisé. On aurait dit maintenant qu’ils s’étaient faits l’un à l’autre, qu’ils se connaissaient profondément - bien que ce fut impossible, les plantes orgasmiques n’agissaient que par tropisme et étaient incapables de toute activité consciente -.

Elle s’approcha, caressa l’immense corolle soyeuse. Les tentacules réagirent immédiatement, et entourèrent sa main en un léger attouchement. Elle frissonna de désir. Obéissant à son impulsion, elle fit glisser sa combinaison et se déshabilla. Elle resta ainsi quelques instants, à contempler la plante. Elle s’agenouilla et la caressa de manière plus insistante. L’autre répondit à son appel, et commença à dégager une douce chaleur. Les ondulations moirées se firent plus rapides, tandis que les tentacules s’écartaient, découvrant un lit velouté en signe d’invitation.

Jiliane se leva et s’étendit sur cette couche tiède et douce. La chaleur la pénétra agréablement, elle sentit les tentacules soyeux se refermer lentement sur son corps et commencer les caresses. Elle s’abandonna totalement à ce plaisir physique. Les caresses se firent plus insistantes, plus précises, elle commença à haleter…

Un bruit violent et sec la tira brusquement de sa léthargie


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charnelle. Cette rupture soudaine lui fit l’effet d’un cauchemar. Elle eut à peine le temps de réaliser que la serrure de sa porte vola en éclats. En proie à des angoisses contradictoires, comme dans une brume mal dissimulée, elle se redressa, terrorisée, mue par un réflexe subit.
La porte fumante s’ouvrit violemment, et deux hommes apparurent. Elle reconnut les deux personnes qui l’avaient abordée tout à l’heure dans la rue.
Elle resta quelques instants pétrifiée, puis, instinctivement ramassa ses vêtements, qu’elle serra devant elle pour voiler sa nudité.

Les autres la regardaient en ricanant.
Voilà donc pourquoi elle ne voulait pas de nous, dit l’un d’entre eux. Décidément, ces prêtres font beaucoup de tort à la gent masculine avec leurs plantes !
Il s’approcha de Jiliane qui se mettait à trembler. Il lui arracha la combinaison qu’elle serrait contre elle. Jiliane recula d’un pas.

Pas mal, pas mal du tout. Quel dommage de laisser tout ça aux végétaux.
Il s’approcha encore.
Ça suffit, dit l’autre, on n’est pas là pour ça !
Un éclair traversa l’esprit de Jiliane, qui sortait de son brouillard.

Mais s’ils ne sont pas là pour ça, qui sont-ils ? Que veulent-ils ? »
- Allez, rhabille-toi.
L’autre avait ramassé ses vêtements et les lui tendait.
Jiliane se rhabilla machinalement. Son esprit fonctionnait maintenant à toute vitesse.
Les deux hommes prirent des chaises, et s’assirent en face d’elle. - Nous avons quelques questions à te poser.
Terrifiée, Jiliane comprit.
Les Brigades du Destin, ce sont eux. Ils ont remonté la filière jusqu’à moi ! »
Comme pour confirmer ses pensées, l’un d’entre eux lui dit : - Tu connais un certain Vidor ?
Jiliane se sentit défaillir. Bizarrement, sa panique du début était totalement envolée. Elle ne ressentait plus qu’une morne froideur,


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face à ces hommes qui allaient bientôt devenir ses tortionnaires.

- Allons, tu devrais répondre.
Elle les regarda comme s’ils étaient très loin, comme s’ils existaient dans une autre dimension.
- Tu sais très bien que de toute façon, tu nous diras tout.
Ils avaient peut-être raison, mais ce n’était pas sûr. Il arrivait parfois que les esprits deviennent totalement réfractaires à un interrogatoire de quelque sorte que ce soit. Une sorte de blocage réflexe qui se produisait quelquefois et qui empêchait toute réponse, quel que soit le stimulus.
Jiliane fit un vœu pour que ce soit son cas. Pour l’organisation surtout, car en ce qui concernait son sort personnel, elle n’avait pas vraiment de doute, les Brigades du Destin étaient tristement célèbres pour ça.
- Allons, allons, je ne vais pas le répéter cent fois !
Jiliane tenta vainement un mouvement de fuite, aussitôt contré par un de ses deux interrogateurs. Elle fut violemment plaquée contre le mur.
- Inutile d’insister, parle ou nous te ferons parler.
Même si elle l’avait voulu, Jiliane était incapable de prononcer un seul mot.
- Très bien, tu l’auras voulu !
L’un des deux hommes sortit d’un sac un petit appareil qui ressemblait à une paire d’écouteurs, relié à une sorte de poste émetteur.
Les hallucinateurs ! Pensa Jiliane hébétée, ils vont me soumettre aux hallucinateurs ! Je n’ai aucune chance ! »
Elle se mit à pousser des cris de panique, elle voulut se battre, mais un coup violent l’assomma à moitié.
Quand elle reprit ses esprits, elle gisait à terre et le petit casque était posé sur sa tête. Un petit bourdonnement vibrait dans sa tête. Elle s’aperçut qu’elle était tétanisée et qu’elle était incapable du moindre mouvement.
Les deux hommes s’affairaient, comme à une tâche routinière, sans passion aucune.
Il faut que je me concentre, que je construise un mur mental, que


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je fasse le vide… »
Mais quand le flot d’hallucinations cauchemardesques arriva à son cerveau, elle se mit à hurler…











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Chapitre 6




Jed arracha brusquement le casque de sa tête.
Les appareils à rêverie de la foire étaient décidément trop perfectionnés.
Il ressentait encore dans son corps ce frisson de plaisir qui l’avait parcouru, et qu’il avait pris soudain en horreur, au point de vouloir s’en extirper à tout prix. C’était une rêverie frelatée, qu’offraient ces hallucinateurs d’un type spécial, moyennant quelques pièces. Rêverie facile et tentante, par laquelle Jed s’était encore fait séduire en traversant la foire.
Il lui avait suffi de s’installer dans la cabine confortable, de glisser un peu de monnaie dans le distributeur, d’ajuster le casque sur sa tête, et le rêve était arrivé en flots doucereux, répondant à ses demandes, assouvissant ses fantasmes. Les impulsions psychiques de l’appareil suivaient la ligne de plus grande pente de ses désirs, et lui façonnait des songes sur-mesure. En général, l’utilisateur en ressortait heureux, délassé par cette magie libératrice.

Pour Jed, il s’était passé quelque chose de bizarre. Glissant dans des méandres sirupeux où tout s’accomplissait selon sa volonté, Jiliane lui était apparue, souriante et aimante. Et puis soudain, un déclic inexplicable s’était produit. Il avait eu la conscience de l’inanité de tout ça, et le désir très fort de sortir de cette futilité s’était emparé de lui. Il s’était alors réveillé comme d’un rêve, avait brusquement ôté le casque de sa tête et était sorti en toute hâte.

l’extérieur, le bruit de la foire l’envahit de nouveau. Il retrouva la réalité bien tangible et cela lui fit du bien.
Que s’était-il passé ? Jiliane, encore elle ! Pourtant, cela ne devait


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pas se produire avec ces machines. Il songea un moment à aller se plaindre, puis abandonna cette idée.
Il se mit à déambuler dans la foire. Les différents stands étaient littéralement pris d’assaut par une foule avide de sensations, aux rires francs et joyeux. Malgré tout ce qu’il pensait de ces artifices, il était heureux de voir tous ces gens s’amuser. Il acheta une friandise

tonique » à un distributeur. Son goût était si fort qu’il en eut les larmes aux yeux, mais en même temps, une sorte d’énergie nouvelle le secoua.
Très efficace » pensa-t-il.
Il s’installa dans une file pour un parcours en gravité zéro. Il aimait bien tous ces jeux stupides qui lui rappelaient son enfance, et dont il avait conservé une sorte d’émerveillement.
Quand il pénétra dans la chambre sans pesanteur, il fit bien sûr les gestes qu’il ne fallait pas faire, et se mit à tourbillonner dans tous les sens, pour aller ensuite s’aplatir au plafond. Avec un amusement contrôlé, il essaya de se rétablir par des manœuvres savantes qui eurent pour seul résultat de le faire repartir de manière anarchique. Il se cogna contre les autres personnes qui n’arrêtaient pas de rire et gesticuler, et ce n’est qu’au bout d’un temps assez long qu’il atteignit par hasard la sortie, et put s’extirper, exténué, de ce parcours.

Au-dehors, la nuit tombait. Jed repensa encore à son expérience ratée de tout à l’heure. Il fallait qu’il discute avec Jiliane, qu’il essaie de voir clair dans leur projet et leur relation. Jiliane n’habitait pas très loin, il décida d’aller la voir et il quitta la foire.

Quand il franchit le seuil de l’immeuble, il entendit aussitôt les hurlements de terreur que poussait Jiliane. Il bondit sans hésiter jusqu’à sa porte, mais s’arrêta net devant, à bout de souffle. Jiliane gémissait, visiblement en proie à ses tortionnaires. Jed fit l’effort de se calmer et réfléchit rapidement. Il fallait qu’il agisse vite.

Jiliane avait été dénoncée (peut-être par Vidor), et maintenant, on l’interrogeait. Jed ne reconnut que trop les méthodes tristement célèbres des Brigades du Destin. Il fallait donc faire quelque chose rapidement, car Jiliane ne résisterait plus longtemps.

Jed réfléchissait à toute vitesse. Il n’avait pas d’arme, contrairement sans doute aux hommes à l’intérieur (il en avait


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dénombré deux, d’après les voix). Il ne pouvait compter que sur la surprise, mais il fallait faire vite. Il regarda autour de lui ce qu’il pouvait utiliser. Il n’y avait rien. Peut-être dans la cave ? Il accepta de perdre quelques précieuses minutes et se rua au sous-sol. Là il trouva heureusement une barre métallique qui avait dû servir de soutien à un échafaudage. Il remonta à toute vitesse. Jiliane se remettait à hurler. Il prit une grande inspiration, serra fort la barre entre ses mains. Il entrouvrit doucement la porte, puis donna un violent coup de pied et le battant s’ouvrit brusquement.

En une fraction de seconde, il photographia la scène. Jiliane gisait

terre, se tordant de douleur. Tout près d’elle, un homme maniait l’hallucinateur, et quelques mètres à côté un autre se tenait debout.

L’effet de surprise joua. Les autres étaient restés interloqués quelques secondes, sans régir. Jed en profita et visa celui qui était debout. Sa barre siffla et avec une force qu’il n’aurait jamais crue possible, il lui asséna un coup terrible sur la tête. Il y eut un choc violent, un bruit mou accompagné d’un craquement. Jed sentit la barre lui sauter des mains, tandis que l’autre semblait rester immobile, le regardant fixement avec la même expression de surprise. Puis il s’écroula. Jed, qui était resté près de lui, fut déséquilibré dans son élan et chuta avec sa victime.

L’autre homme s’était déjà repris. Il se leva brusquement, et se rua sur une sacoche où sans doute se trouvait son arme. Heureusement, Jed avait vu en entrant que l’homme qu’il avait abattu portait un thermo-laser à son ceinturon. Dans un état second, et avec une fébrilité qu’il ne pouvait pas contrôler, il retourna le corps et lui arracha son arme. L’autre avait déjà atteint son sac et sortait son arme. Jed tira sans pouvoir viser. Un jet brûlant atteignit l’autre au genou. La jambe fut sectionnée net. Hurlant de douleur, l’adversaire riposta au jugé. Il atteignit le corps de son camarade, derrière lequel Jed s’abritait. Ce dernier sentit l’odeur de chair brûlée monter à ses narines.

Jed tira de nouveau, touchant l’homme au bras, puis à la poitrine. Il vit l’homme tourbillonner sur lui-même puis s’écrouler.

Un silence bizarre retomba dans la pièce. Jed se relava. Il tremblait de tous ses membres et essayait de reprendre sa respiration.


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L’odeur de brûlé lui donna un haut-le-cœur. Il dut s’appuyer contre le mur.
Jiliane gémissait, étendue sur le sol. Il s’approcha d’elle et lui enleva son casque de torture. Elle ouvrit les yeux et le regarda, hébétée. En le voyant, elle eut une expression de surprise, puis un sourire. Elle referma les yeux, comme pour un évanouissement passager.
Ça va, se dit Jed, il semble que je sois arrivé à temps, elle ne sembla pas avoir trop souffert »
Il la porta sur son lit, puis se dirigea vers le bar pour lui confectionner une boisson reconstituante. Il s’octroya d’abord une grande rasade d’alcool qui le secoua, puis revint près de Jiliane. Celle-ci commençait à reprendre ses esprits. Elle sirota lentement le breuvage que lui offrit Jed, puis s’assit sur le lit.

- Merci Jed. Sans toi, j’étais fichue, comme Vidor. - C’est une chance que je sois passée te voir.

Il y eut un silence. Jed eut un regard vers les deux cadavres. - J’ai eu de la chance aussi de m’en tirer comme ça.
- Ils sont venus ici. Ils ont remonté la filière de Vidor jusqu’à moi. C’est très mauvais pour nous !
- Oui. Ils sont plus avancés que nous le croyions. - Ça nous laisse peu de temps maintenant.
- Sinon plus du tout.
- C’est simple. De toi à moi, il y a peu de chemin. L’organisation joue maintenant quasiment à découvert.
- Cela signifie que nos chances rétrécissent d’heure en heure. - Peut-être même n’avons-nous plus aucune chance.

Il y eut encore un silence pesant. Jed chercha le regard de Jiliane. Dans ses yeux verts, il lut une sorte de détresse.
- Allons, calmons-nous, dit-elle, nous avons eu tellement peur que nous sommes prêts à tout laisser tomber.
- C’est vrai, mais on est passés bien prêts. - Qui sont ces hommes ?
- Les Brigades du Destin, ça ne fait aucun doute. - Alors, il nous reste un petit répit.
- Que veux-tu dire ?


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Les Brigades du Destin sont des organismes parallèles, indépendantes de la police des Unis, et de toute organisation officielle.
Oui, mais tu sais bien que se sont elles qui font le sale boulot et renseignent les Unis. Elles sont très efficaces quand la police officielle ne peut pas intervenir.
Elles n’ont pas de rapport direct, de personne à personne, je veux dire, avec le conseil des Unis qui est le seul à prendre des décisions, tout passe nécessairement par un ou plusieurs intermédiaires. Ça prend nécessairement du temps.
Oui, mais si peu. Il faudrait déclencher le Grand Jour le plus vite possible, pour garder toutes nos chances.
Est-ce vraiment impossible d’avancer la date ?
Tu le sais bien. Mais…
Oui ?
Écoute, la nuit est déjà tombée. L’expédition des Brigades du Destin qui est venue ici… On ne s’inquiétera au plus tôt demain matin. Et il n’est même pas sûr qu’on s’aperçoive de son échec dans la journée.
Jed se rua sur les cadavres, il les fouilla grossièrement, puis déversa leurs affaires sur le sol.
C’est ça, ils n’ont pas d’émetteur, rien qui les relie à un quelconque quartier général. Ils agissent en franc-tireur, en commando. Cela nous laisse au moins la journée de demain, comme s’il ne s’était rien passé. Bien sûr, il faudra faire disparaître les corps, et toutes les traces, pour qu’une inspection ne puisse rien révéler.

Demain, c’est la journée du spectacle d’Antodieff.
Justement, nous pourrons y contacter tout le monde. Tout est prêt, nous le savons, Le Grand Jour est proche, quelques jours de plus ou de moins n’y changeront rien. L’action que nous avons envisagée a été décidée par l’organisation toute entière. Les modalités et la date sont beaucoup plus secondaires et relèvent de notre compétence.
Demain, nous avions prévu une réunion des chefs de section justement pour décider du moment propice.
Eh bien, nous accélérerons un peu le processus. Il me paraît


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évident qu’ils se rallieront sans hésiter.
C’est sûr. Mais ça laisse deux jours de libre pour la Logisphère.

Tant pis. Comment veux-tu que les Unis organisent une réponse efficace ? Même s’ils se doutent qu’il va se passer quelque chose (et c’est de toute façon ce qui est en train de se passer), ils ne savent pas quoi exactement, et ne pourront déployer que des moyens de répression classiques (j’allais dire : logiques !). Et ça, nous l’avons prévu.
Il vaut même mieux qu’ils soient en alerte. Comme ça, quand nous déclencherons la panique générale, ils seront confortés par l’analyse logique de la Logisphère, et réagirons comme nous l’espérons.
Il y eut un moment de silence. Jiliane regardait devant elle, dans le vide. Elle secoua lentement la tête.
Tous ces gens sacrifiés…
Tu sais bien qu’il n’y a pas d’autres solutions.
Il faudra que je parte avec toi.
Jed eut un sursaut de surprise.
Mais pourquoi, ce n’est pas dans nos plans ?
Il faut les changer. J’ai vu Boursault. Lui et sa confrérie ont fait volte-face. Nous n’avons plus le soutien des marchands. Ils nous assurent seulement de leur neutralité, tu parles !
Jed se leva en serrant les poings.
Le scélérat ! Mais comment faire si je ne peux pas utiliser le réseau des arrière-boutiques pour arriver à l’astroport ?
Il faudra y aller par la voie normale. Ce qui est bien sûr plus dangereux. Voilà pourquoi il faut que je vienne avec toi.
Jed se rassit, et se prit la tête dans les mains.
Bon dieu ! J’ai du mal à rester calme. Ça m’a l’air mal parti, avec tout ça qui nous arrive d’un coup !
Tu devrais savoir que ça n’a rien d’étonnant ! Tu oublies la logique qu’on n’a pas arrêté de t’enseigner. Au moment clé, c’est l’intersection des données, les paramètres s’interconnectent et les changements deviennent plus rapides, avec une part croissante d’aléatoire. C’est ce que nous vivons maintenant. C’est peut-être difficile et désordonné, mais c’est logique.


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Jed se mordit les lèvres. Il s’en voulut de s’être laissé dominer encore une fois par un embryon de panique. Il ne répondit pas directement à Jiliane.
Remarque, dit-il, je n’ai jamais cru en Boursault. Peut-être même est-ce lui qui t’a dénoncée.
Je ne crois pas.
Et pourquoi ? Cria Jed, avec une force qui le surprit lui-même.

Parce que je pense qu’il est incapable de faire ça, aussi traître et veule qu’il est.
De toute façon, là n’est pas le problème. Son aide nous aurait été bien utile, mais s’il ne veut pas, on se passera de lui. Nous réglerons les comptes après, quand les Anciens…
Il n’acheva pas sa phrase. La lassitude commençait à le gagner.

Il nous reste pas mal de choses à faire. Il faut se débarrasser de ces gens-là, dit-il en désignant les corps.
L’incinérateur domestique fera l’affaire…
Il faut composer les micro-messages pour demain, en expliquant tout de manière claire et structurée. Il ne s’agit pas de faire de faux pas maintenant.
Je m’en occupe.
Ensuite, il faudra s’échapper d’ici. Il ne faut plus que tu sois ici, Jiliane.
Je vais aller chez toi. On nous a peu vus ensemble. Ce devrait être suffisant comme cachette jusqu’après-demain. Qu’en penses-tu ?
Jed ne répondit pas. Il s’empara d’un thermo-laser, qu’il régla à la puissance minimum, pour découper les cadavres. Les sections étaient nettes et propres, immédiatement cautérisées. Et bientôt, un amas de débris humains jonchait le sol de l’appartement. Jiliane assistait au macabre spectacle avec une horreur contenue. Son visage était pâle.

Va te reposer Jiliane, je vais terminer ça.
Je… Je vais composer les micro-messages.
Elle s’éloigna, tandis que Jed détruisait dans l’incinérateur toutes les traces du passage des agents des Brigades. Il répara la porte défoncée en espérant qu’aucun voisin n’avait entendu quoi que ce soit, ce qui était probable, car l’immeuble semblait vide lors des événements.


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Jiliane avait composé les messages et les avait dupliqués pour les distribuer le lendemain au spectacle. Ils se sentaient mieux maintenant.
Partons maintenant, dit Jed en glissant deux thermo-lasers dans sa tunique.
Jiliane sortit devant lui, et en la suivant, Jed remarqua pour la première fois la plante orgasmique qui trônait dans la pièce. Il ferma la porte sans rien dire.
Au-dehors, la nuit était fraîche. Jiliane se serra contre Jed et ils s’éloignèrent.


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Chapitre 7




Le spectacle d’Antodieff était un événement presque historique. Son œuvre était connue dans toutes les cités à travers toutes ses

publications en multi-relief, vidéo-relief et autres ambianceurs. Mais c’était comme le morcellement d’une entité. Il manquait un élément unificateur à cette œuvre qui semblait être un tout parfait dont on ne connaissait que quelques parcelles. D’après les quelques propos qu’Antodieff après parcimonieusement énoncés, ce spectacle devait être une fusion de tous les éléments disparates de son œuvre, un monument unique.
L’influence culturelle d’Antodieff dépassait largement la classe quatre pour laquelle il avait initialement composé. Hormis la classe deux, pour laquelle tout ce qui touchait à l’art n’était qu’un épiphénomène de peu d’intérêt, la classe trois était totalement conquise et les exégèses contradictoires et passionnées s’affrontaient en son sein, sans éteindre un tant soit peu l’intérêt porté à ce musicien. On disait aussi que nombre d’Unis étaient très sensibles aux œuvres d’Antodieff, et que les prêtres commençaient à s’inquiéter sérieusement de cet engouement irrationnel et général.

Antodieff serait-il dangereux politiquement ? » Pensa Jed en se présentant à l’entrée de l’audiforum.
Jed et Jiliane étaient arrivés très en avance, et ils avaient été surpris par le déploiement inhabituel des forces de police qui ceinturaient le lieu. Bien sûr, on attendait beaucoup de monde. C’était sans doute le rassemblement le plus grand jamais vu jusqu’ici. Mais cela justifiait-il une telle méfiance ? Les phénomènes culturels étaient prévus et contrôlés par la Logisphère du pouvoir.

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C’était même une des soupapes de sécurité qui asseyait encore plus le pouvoir des classes supérieures.
Il se passe quelque chose de bizarre » se dit Jed, « ils ne peuvent pas être au courant pour l’organisation. Toute cette police a été amenée indépendamment sur une déduction de la Logisphère que j’ai du mal à appréhender ici »
Il se pencha vers Jiliane.
- Il va falloir être très prudents, en plus de la police, il y a sûrement des indicateurs.
Jiliane acquiesça et ils se présentèrent au contrôle d’entrée qu’ils passèrent sans problème.
L’audiforum avait des proportions gigantesques. Il avait été installé sur un des lieux les plus étendus qui existent parmi les cités, et avait té aménagé entièrement en vue du concert. Sur des milliers de mètres carré, le sol se présentait comme une plaine miniature, avec des petites collines et des vallons artificiels, recouverts d’une sorte de mousse alvéolée où les spectateurs pouvaient s’asseoir, voire s’étendre, confortablement. Au centre trônait une scène aux dimensions colossales, couvert d’instruments complexes innombrables aux fonctions mystérieuses. Avec un manque de symétrie sans doute calculé, sur tout le terrain, des estrades secondaires étaient essaimées, elles aussi croulant sous un matériel sophistiqué et étonnant. À la périphérie du terrain se dressaient, par intervalles réguliers, divers écrans visuels et reproducteurs acoustiques.

La foule commençait à affluer. Quelques dizaines de milliers de spectateurs étaient déjà là. On en attendait près de deux millions.

L’idéal pour une émeute » songea Jed, « c’est sans doute de quoi les Unis ont peur, quoique ici la foule est bien vulnérable ».

Il s’adressa à Jiliane.
- Allons à la scène numéro cinq, c’est là que nous devons avoir nos contacts.
Ils se dirigèrent sans problème vers l’estrade correspondante. À peine arrivé, Jed reconnut une responsable de la cité II. Il eut une fausse expression de surprise, pas trop exagérée, et lui tendit la main en prononçant quelques paroles banales. Aussitôt, l’autre récupéra les


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centaines de micro-messages que Jed avait préparés dans sa paume. Dix minutes plus tard, il recommençait le même scénario avec le responsable de la cité III. Pour la cité IV, après avoir reconnu la personne, il se contenta de déposer les messages au pied de la scène, et l’autre les récupéra immédiatement avec discrétion.

Pendant ce temps, Jiliane, en tant que responsable de la cité I, distribuait des micro-messages à une dizaine d’émissaires qu’elle connaissait dans cette cité. La machine était maintenant en marche. Par ce système de ramifications, et comme tous étaient présents, à la fin de la journée, tout le monde serait prévenu.

L’organisation disposait de militants à des points névralgiques dans de nombreux quartiers. Demain, partout, à la même heure, dans les quatre cités, des organes vitaux allaient être détruits simultanément. Ce sabotage organisé, préparé minutieusement de longue date, allait causer une panique indescriptible. Même ne comptant sur la capacité formidable de d’adaptation et réparation de la Logisphère, le système global de contrôle serait paralysé pendant de nombreuses heures. Il était à prévoir que les classes quatre, soumis à des conditions inhabituelles, auraient des réactions imprévisibles, violentes. Des émeutes allaient éclater, faisant tache d’huile, aggravant encore les dégâts des sabotages, mais aussi entraînant la réponse immédiate guidée par la Logisphère. Et la violence répressive allait commencer…

Les Unis n’étaient par particulièrement tendres envers les contestataires. Les quelques tentatives de révolte qui avaient déjà eu lieu avaient été noyées dans le sang. Rien ne résistait à la tactique précise et meurtrière de la Logisphère, surtout pas des foules déchaînées, dans un état second et influencés par des phénomènes incontrôlables.
L’organisation le savait. Elle savait que la répression qui allait s’organiser immédiatement serait terrible et brutale. Mais l’événement avait quand même été programmé, même si elle était vouée à l’échec. Il s’agissait uniquement d’un leurre pour détourner de la véritable opération, celle d’amener un petit groupe à l’astroport des prêtres et envoyer un émissaire sur Éden auprès des Anciens.

Les réactions des Unis étaient, depuis des lustres, extrêmement


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dépendantes des réponses de la Logisphère. C’était leur moyen de décider, de gouverner. La Logisphère ne pouvait avoir qu’une approche rationnelle des phénomènes, tout aussi complexe que puisse être leur structure. Tout était analysé, disséqué, pesé, étudié dans une logique binaire implacable. Toutes les données recueillies étaient ingurgitées dans la mémoire colossale de la Logisphère, mémoire insatiable, nourrie par des générations de logiciens, et servaient d’éléments de comparaison qui dépassaient de très loin toutes les capacités humaines. Tout cela rendait son verdict irréfutable. Personne ne pouvait prendre de décision plus mûre et plus réfléchie. C’était cette philosophie que les Anciens avaient répandue, celle de la logique structurelle, organisant la pensée et le monde dans toute leur complexité. Désormais, le monde entier était imprégné de cet esprit.

Quelle que soit l’analyse de la situation, la réponse à l’explosion qui allait se produire était claire. La police et toutes les forces armées allaient quadriller les cités et maîtriser les troubles dans une violence rapide et efficace. À l’ampleur de la révolte répondrait immédiatement l’ampleur de la riposte. Bien sûr, la Logisphère prendrait en compte toutes les possibilités. Tous les circuits resteraient en alerte. Et chaque mouvement suspect serait immédiatement examiné et la réponse adéquate y serait apportée. Mais dans un désordre si important, que représentait le mouvement de quelques personnes ? Un danger minime, qui méritait un infime pourcentage du potentiel de répression déployé, potentiel que Jed et ses compagnons pensaient bien maîtriser. C’est ainsi qu’ils avaient décidé de déclencher le mouvement, afin de se rendre sur Éden pour contacter les Anciens. Le froid calcul du nombre de victimes sacrifiées permettait à juste titre de penser que les Unis et leur Intelligence Artificielle passerait à côté du vrai but de l’opération.

La stratégie des insurgés reposait sur deux éléments. Le premier était celui du « point de bascule », où les changements importants pouvaient être déclenchés par des modifications infimes, par un très petit nombre de personnes. Le second était le point faible de tout système totalitaire, à savoir l’impossibilité de concevoir que des êtres humains soient prêts à se sacrifier pour leur liberté.


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Une inconnue restait cependant dans l’analyse : dans quelle mesure les paramètres religieux rentraient-ils dans les calculs de la Logisphère ? A priori, la révolte qui était fomentée avait une coloration politique. Révolte des esclaves contre leur maître, des exploités contre leurs exploitants, du peuple contre les dominants. Depuis des temps immémoriaux, l’histoire semblait jalonnée de tels conflits, même dans les récits des Anciens. Quel pourcentage la Logisphère attribuerait-elle à cette interprétation ? L’organisation taxait sur un pourcentage important ?

Mais ce n’était qu’une supputation.
Les analyses d’ordre théologique étaient mal connues, car sûrement bien dissimulées par les prêtres. Le culte des Anciens était le ciment nécessaire de l’unité de la société, mais nul ne savait si la Logisphère intégrait ceci comme une donnée ou comme un instrument à but politique. La ferveur religieuse des classes quatre et des Unis n’étaient pas à mettre en doute. Par contre, dans les autres classes, on soupçonnait certaines franges opportunistes d’utiliser la religion à des fins plus ou moins avouables. Quant aux prêtres de la classe un, Jed et son organisation était persuadés qu’ils étaient entièrement corrompus, et que, pour conserver leur ascendance spirituelle, ils avaient détourné le message primitif et voilé le regard des Anciens sur le devenir de leur propre création.

C’est ce à quoi ils voulaient s’attaquer. Leur foi dans les Anciens était inébranlable. Ils savaient que ceux-ci, une fois la réalité de la situation rétablie à leurs yeux, refonderaient une société aux équilibres plus harmonieux.
Ce que pouvait comprendre la Logisphère sur le sujet était une grande inconnue. Pourra-t-elle analyser assez vite les motivations de Jed et ses compagnons pour y parer ? Saura-t-elle comprendre assez vite l’importance fondamentale de ces quelques personnes en route vers l’astroport ? C’était le grand risque qu’avait accepté de courir l’organisation. Dans une froide logique, dans une analyse rigoureusement politique et efficiente, les obstacles devraient être surmontés. Et le réveil des Anciens de la prophétie, désigné par les prêtres par le nom savant et ancestral de « parousie », ne pourra plus rester alors qu’une simple incantation pour maintenir la crédulité des


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peuples. Mais si les analyses religieuses de la Logisphère étaient sous-estimées, les obstacles pourraient devenir insurmontables et l’opération risquait un échec cuisant et coûteux.

Jed préféra ne pas y penser. Il récita une prière aux Anciens en guise d’exorcisme à cette pensée.
Depuis les événements de la veille, il était dans un état de tension nerveuse extrême. L’action de fourmi, menée depuis si longtemps par l’organisation, allait enfin aboutir et reposait en dernier ressort sur lui. Il se sentait investi d’une sorte de mission sacrée. Dans les paroles et les prières des prêtres sur la parousie, il était vaguement question d’une personne précédant le réveil des Anciens. D’une manière très floue, il semblait que le réveil des Anciens fût conditionné par une séquence d’actions inhabituelles, voire de bouleversements, causé par des humains. Jed s’identifiait quelque peu à cette notion, et d’une manière trouble, il pensait qu’il avait quelque chose à voir avec ces prophéties. Aussi était-il plein d’espoir et d’une ferveur quasi-mystique pour sa mission, même si la proximité de l’événement le paniquait un peu. Il pensa à Jiliane et tourna la tête vers elle. Elle n’avait jamais montré d’engouement, qu’il soit politique ou religieux. Mais jamais elle n’avait fait défaut, et Jed pensait que ses motivations étaient purement humanistes.

Comme si elle sentait le regard posé sur elle, elle se tourna vers Jed. Ses yeux brillaient d’un éclat inhabituel. Elle lui sourit.

- Ça va bientôt commencer, je pense, dit-elle
Jed, perdu dans ses pensées, avait presque oublié Antodieff, ce monstre sacré des classes quatre. Il regarda autour de lui. L’audiforum était plein. Des centaines de milliers de personnes s’étaient rassemblées là, comme pour une immense célébration. Assis ou étendus sur la mousse alvéolée, les gens attendaient en fumant des cigarettes d’herbe édénienne, ou en mâchant des feuilles d’aloème. Une impression de paix et calme émanait de la foule, comme si une communication muette s’était établie entre les gens.

Jed prit la cigarette que lui tendait Jiliane et l’alluma. Il se détendit et ferma les yeux un moment. Il commençait à se sentit bien. Un murmure parcourut l’assemblée, quand les éclairages s’estompèrent et que la nuit se fit graduellement dans l’audiforum. Jed s’étendit sur


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le sol, légèrement en pente.
La scène centrale s’éclaira et Antodieff apparut. Silhouette fantomatique, c’était un être incroyablement grand et maigre, aspect rehaussé par la longue cape noire qu’il portait. Son visage, dupliqué à l’infini sur les divers écrans relais, comme taillé à coups de hache, avait une beauté fascinante et diabolique. Il regardait le public avec une expression où se mélangeait la noblesse te l’amour. Une ovation folle et grandiose l’accueillit. Il sourit, salua en levant les bras. Les capteurs optiques reproduisaient sa silhouette sur tous les écrans, et cette ubiquité lui assurait comme une toute- puissance sur la foule qui se sentit un peu subjugué par cette présence multiple.

La lumière décrut sur la scène centrale tandis que simultanément les scènes auxiliaires s’éclairaient graduellement. Antodieff se retourna et se dirigea vers son pupitre de commande, grand comme celui d’un archaïque vaisseau interstellaire.

Quelle esbroufe ! » Pensa Jed, pourtant médusé par cette imposante démonstration.
Les écrans s’illuminèrent et des images conditionnantes commencèrent à défiler. Jed ne reconnut pas les images auxquelles il était habitué. Celles-ci avaient un pouvoir beaucoup plus grand, il s’en dégageait une force persuasive intense, quasi-hallucinante. Il ferma les yeux comme pour échapper à cette impression, et il s’aperçut que la musique avait déjà commencé ! Il n’en avait pas senti le début.
La musique venait de partout et de nulle part à la fois, très ténue, mais présente, fortement présente, comme s’il s’agissait d’une musique intérieure, propre à lui-même. Il rouvrit les yeux, les images sur les écrans avaient changé, mais sans qu’il puisse dire en quoi. Des différentes scènes s’élevèrent des particules lumineuses qui s’agglomérèrent et se mirent à voyager aléatoirement au-dessus du public, tels des courants de lumière solide, créant une fascination féerique presque enfantine. La musique était maintenant plus distincte, plus obsédante, et pourtant sans rythme ni ligne mélodique. Les vibrations agissaient physiquement, dans le corps même des auditeurs. Les particules lumineuses éclatèrent une à une, silencieuses, diffusant discrètement des rayonnements multicolores


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de toute beauté.
Une impression de bien-être envahit Jed, qui se laissa aller au gré de ce spectacle hypnotique. Chaque atome de son corps semblait vibrer à l’unisson de la musique. Son cerveau fonctionnait avec une clarté fabuleuse, et toutes les sensations lui parvenaient avec une acuité totalement inhabituelle. Tout en libérant ainsi son esprit, il pouvait penser parallèlement à tout ce qu’il désirait. Il analysait avec clairvoyance ses sensations, comme si sa pensée était détachée de son corps. Il ressentait à la tâche qui l’attendait bientôt, et il ne ressentait plus aucune angoisse, plus aucune peur. Il se sentait pleinement confiant en lui- même, en ceux qui l’entouraient. Une sorte de fusion inspirée dans une unité.

Il restait pourtant lucide. La musique vibrait en lui, les images et les jeux de lumière le fascinaient, mais il semblait rester maître de lui-même. Tout cela lui rappelait fortement les cérémonies du culte, avec ses déploiements d’artifices et de spectacles, mais il se sentait bien.
Il huma dans l’air le parfum qu’il reconnut comme un mélange de plantes édéniennes, légèrement hallucinogènes. Il respira fortement et s’apaisa. Une sorte d’assoupissement conscient le prit. Il n’écoutait plus la musique, il était la musique ! Il ne voyait plus les lumières, il était les lumières ! Communion mystique créée par le génie d’Antodieff, que tout le monde partageait à cet instant. Une parcelle d’éternité donnée à tous, un moment de vie à l’état brut. Jed perdit toute notion du temps pour se fondre dans l’œuvre qui continuait de marteler sa musique et faire défiler ses images.

Quand graduellement tout se tut, il lui sembla que ça n’avait duré que quelques minutes. La foule resta longtemps comme prostrée dans un état extatique. La lumière se fit petit à petit. Antodieff avait disparu de la scène centrale. Il n’attendait sans doute aucun applaudissement ou ovation. Il n’y en eut pas. Le long silence qui suivit la fin du concert était sans doute le meilleur remerciement. Les gens sortaient comme engourdis d’un rêve. Jed s’étira comme s’il avait dormi très longtemps, la tête remplie de choses indescriptibles, d’images incohérentes mais sublimes. La réalité fondit sur lui à toute vitesse, et il retrouva la matérialité de son quotidien en un seul bloc.


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Cependant, il ne se sentait plus pareil. Il n’avait pas perdu ses angoisses, ses indécisions. Mais celles-ci ne lui faisaient plus peur. Il se dit que cette impression allait bientôt cesser, quand s’estomperaient les effets de ce spectacle hypnotique.
Il se leva lentement. Déjà, la foule gagnait en silence les sorties. À ses côtés, Jiliane se leva aussi. Il la regardait. Elle semblait transformée. Ses yeux pétillaient, son visage avait pris une énergie nouvelle. Elle s’étira aussi langoureusement. Ils échangèrent un long regard. Jed eut l’impression que pour la première fois, il se passait quelque chose. Ils restèrent silencieux.

Au-dehors, une réalité plus brutale les attendait, avec les forces de police qui canalisaient les sorties. Mais les policiers regardaient, quelque peu hébétés, les gens ressortir comme s’ils étaient différents de ceux qui étaient entrés. Ils n’avaient pas l’air de comprendre ce qui s’était passé, et semblaient même avoir un peu peur de cette expression sereine de force qu’ils voyaient devant eux.

Jed et Jiliane se retrouvèrent peu à peu seuls à déambuler dans les rues. Ils n’avaient toujours pas dit un mot, mais n’en ressentaient pas le besoin. Au bout d’un temps indéfini, ce fut Jed qui rompit le silence.
- Je n’ai pas compris ce qui s’est passé, mais je me suis…
Il s’arrêta de nouveau. Ils se regardèrent un instant puis éclatèrent de rire. Puis Jiliane prit la parole.
- Tu vois, Jed, c’est pour ça que je me bats.
C’est comme si elle répondait à une question que Jed avait voulue mille fois poser sans jamais le pouvoir.
Jed aspira une grande bouffée d’air frais. Il se sentait bien. Il ne voyait pas bien quel était le sens exact de la phrase de Jiliane, mais au fond de lui-même, il avait compris.












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Chapitre 8




Quand Prad pénétra dans la salle du conseil, il fut agacé de voir que Desmone l’avait précédé. Elle contemplait le lac devant elle avec une sorte de recueillement religieux et ne l’avait pas entendu rentrer. Quelque peu gêné, il toussota bruyamment. Elle se retourna et lui sourit.
Oh bonjour Prad. Vous voyez, je vous ai volé votre instant de solitude habituel dans ce lieu. Mais moi aussi j’en vais besoin, surtout aujourd’hui.
Prad se sentit encore plus agacé de savoir qu’elle avait compris son désir irrationnel de s’isoler avant chaque séance du conseil. Il feignit d’ignorer le début de sa phrase, et appuya, comme en compensation, sur les derniers mots quelque peu sibyllins.

Surtout aujourd’hui ?… Questionna-t-il
Desmone ne répondit pas. Elle laissa un long silence, tout en regardant le lac, irisé par la lumière du jour. Elle sembla sauter du coq à l’âne :
Avez-vous entendu parler du spectacle d’Antodieff hier ? Prad eut un geste d’énervement.
Mais qu’est-ce que vous avez tous ? Ça fait je ne sais combien de fois que l’on m’en parle aujourd’hui !
J’y étais, vous savez !
Prad en eut le souffle coupé.
Quoi ! Vous, une Uni, au spectacle des classes quatre !
Rassurez-vous, j’y étais déguisée, incognito.
Mais vous vous rendez compte du risque que vous avez pris ! C’est tout à fait inconvenant !

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Ça s’est très bien passé, et je ne regrette pas le moins du monde.

Vous êtes irresponsable Desmone ! Soit vous abusez de l’aloème, soit vous êtes dans une mauvaise période. Il vous faudrait un consultant-psy. Vous vous perdez dans des schémas irrationnels et vous oubliez votre condition d’Uni. Vous êtes sur une mauvaise pente, méfiez-vous. C’est en toute amitié que je vous donne ce conseil.
Vous ne m’impressionnez pas. Il s’est réellement passé quelque chose hier. Je le sens. C’est plus fort que moi. C’est au-delà de ce que je peux expliquer.
Prad sentit l’énervement monter en lui.
Ah oui ? Il s’est passé quelque chose ? Eh bien, vous ne croyez pas si bien dire. Mais c’est sûrement autre chose que toutes vos billevesées. Attendez un peu mon rapport dans quelques minutes. Ce n’est pas pour rien que j’ai convoqué ce conseil extraordinaire. Vous avez peut-être eu des émotions hier, vous allez en avoir aujourd’hui. Et ce ne sont pas des sensations éthérées et artistiques du style de votre Antodieff ! C’est quand même incroyable. Qu’on endorme les classes quatre, passe encore, mais que ça arrive aux Unis !

Desmone avait blêmi. Ses lèvres tremblaient, et elle n’arrivait pas

articuler une seule parole. La colère de Prad l’avait paralysée. Voyant cela, Prad se calma.
Excusez-moi, je n’aurais pas dû me laisser emporter comme ça. Nous ne sommes que des humains, et depuis hier, je suis sous tension. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, et il a l’air de se passer des choses graves.
On dirait, en effet !
Dans quelques minutes, vous aurez l’explication.
Il alla directement s’asseoir à son siège, sans un regard au magnifique paysage dévoilé par la baie vitrée. Déjà, la salle commençait à se remplir. Une effervescence inhabituelle agitait l’assemblée pour cette réunion extraordinaire. Quand tout le monde fut à sa place, Prad prit la parole.
Je vous ai convoqués ici exceptionnellement, car des choses importantes sont sur le point de se produire. Il semblerait qu’une insurrection organisée soit prête à éclater parmi les classes quatre.


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Un murmure parcourut la salle. Chacun se mit à parler avec ses voisins, voire à s’invectiver. Prad leva les bras pour les clamer. Un des Unis intervint.
Qu’est-ce qui a donc changé fondamentalement depuis notre réunion ?
Le dire exactement est du ressort de la Logisphère ; je vous joins ici son analyse. Cependant, on peut la deviner. Tout part d’une arrestation du dénommé Vidor dont nous avons parlé la dernière fois. En l’état des faits à ce moment-là, l’analyse situait le phénomène comme un incident isolé, peu susceptible d’être intégré dans un ensemble cohérent organisé. Or, depuis il s’est produit quelques événements qui ont étayé la thèse contraire.

Il fit une pause. L’audience attendait avec impatience.
Cette nuit, la police, grâce à nos espions, a arrêté le porteur d’un micro-message, ce qui laisse déjà deviner une forme d’organisation structurée.
Que disait ce message ?
L’homme l’a détruit dès son arrestation et il a mis aussitôt fin à ses jours. Nous n’avons pu en savoir plus.
Et alors, comment avez-vous pu faire le lien avec l’arrestation de Vidor ?
Ce n’est pas moi, c’est la Logisphère.
Vous devez pourtant savoir d’où vient sa déduction ?
Prad reconnut celui qui avait posé la question. C’était le jeune Uni qui l’avait déjà apostrophé plusieurs fois. Cette fois-ci, il avait encore visé juste. Mais Prad ne fut pas gêné pour lui répondre.

Écoutez, nous pouvons maintenant parler franchement. L’événement est de taille et il est inutile de nous voiler la face. Vidor avait lâché quelques noms, très vaguement, sans cohérence. Une action officielle n’était pas possible. Les Brigades du Destin s’en sont chargées.
Un souffle silencieux passa dans la salle. Effectivement, personne n’ignorait les liens que la police entretenait avec les Brigades. Il était seulement malséant, voire interdit, d’en parler officiellement. Le fait que le Président évoquait lui-même ce fait conférait donc une grande importance à l’événement.


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Il s’est passé deux choses cette nuit, continua Prad. D’abord, l’homme arrêté était aussi sur la liste des Brigades fournie par Vidor, et de plus, une autre équipe des Brigades a disparu alors qu’elle était supposée interroger une des personnes de la liste. Je pense que tout cela a conduit la Logisphère à la conclusion suivante : forte probabilité d’une organisation structurée et active importante des classes quatre.

Vous avez parlé d’insurrection, s’enquit un des membres du conseil.
Exact. C’est là la première conclusion de la Logisphère, sur l’organisation des classes quatre. L’autre parle d’insurrection imminente. La démarche logique peut, ici aussi, se comprendre. D’abord, il y a le micro-message. Il a été distribué au concert d’Antodieff. Il y en sûrement d’autres, car toutes les cités étaient réunies, c’était un moment idéal. On peut aisément deviner que si les contacts ont eu lieu à une si large échelle, c’est qu’il se trame quelque chose d’envergure. D’autres données ont été sûrement été retenues aussi par la Logisphère.

Dans la salle, un des logiciens de service se pencha vers un Uni et discuta longuement avec lui. Ce dernier intervint ensuite.

Il y a aussi quelque chose qui peut nous aider à comprendre. Rappelons-nous cette loi qui veut qu’à un nœud « historique », dirons-nous, les paramètres interfèrent et se mêlent avec de plus en plus de rapidité, ce qui aboutit à des changements brusques. Ceci expliquerait le revirement d’analyse de la Logisphère.

Prad s’en voulut de n’avoir pas pensé à cela. Il balaya l’intervention d’un geste.
C’est juste. Quoi qu’il en soit, la conclusion est tombée ce matin. Elle justifie un état d’alerte, c’est pour cela que vous êtes là maintenant.
Ce fut Desmone qui prit la parole à la suite.
Mais que signifie une insurrection des classes quatre ? C’est de la folie de leur part. Toute tentative est vouée à l’échec, et ils doivent le savoir.
Historiquement, vous avez raison. Mais il y a des sursauts régulièrement. La dernière révolte est très loin, peut-être oubliée des


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classes quatre. De plus, ils peuvent penser qu’avec une organisation suffisante, ils peuvent réussir.
C’est mal connaître la puissance de réponse de la Logisphère.

Je suis bien d’accord avec vous.
Le jeune Uni intervint encore une fois.
Mais quel est leur but en se faisant massacrer comme ça ?

J’ai bien mon idée là-dessus. Mais interrogeons donc la Logisphère.
Sur le champ, le terminal de la salle fut entouré des logiciens, qui obtinrent rapidement une réponse. L’un deux la présenta au conseil.

La Logisphère propose plusieurs interprétations, et pour une fois, ne se prononce pas en faveur de l’une ou l’autre, en donnant à peu près une probabilité égale.
La première est une solution dirais-je « politico-révolutionnaire ». Les classes quatre sont suffisamment ignorants des mécanismes du pouvoir pour vouloir s’en emparer. Bien sûr, il ne s’agit pas pour eux de remplacer les Universels, d’après la Logisphère. Ils attribuent aux Unis, dans tous les cas, une compétence certaine et irremplaçable. Il s’agirait pour eux de renverser l’appareil policier militaire ou répressif, et de donner une démonstration suffisante de puissance pour que le conseil soit obligé de gouverner dans leur sens. Ils ont à leur avantage, dans cette solution, leur nombre, bien sûr, et la fait, qu’en cas de réussite, même partielle, une majorité des classes deux et trois leur serait favorable.

Prad haussa les épaules.
Cela sous-entendrait aussi une victoire « militaire » de leur part. Et ceci est évidemment hors de question. Ils n’ont aucun moyen de contrecarrer nos dispositifs de riposte.
Cela, ils ne le savent sans doute pas ou peu, du moins pas encore.
Prad ne releva pas le cynisme de la réponse.
Continuons, dit-il.
La seconde interprétation est de type « réformiste ». Par une démonstration de force suffisante, fut-ce au prix de grands sacrifices, les classes quatre chercheraient à attirer l’attention sur eux et leur rôle important. Ils pourraient ainsi espérer avoir un poids politique


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plus avantageux, et une amélioration de leur condition. Là encore, ils peuvent compter sur l’appui des classes deux et trois, ainsi que sur le fait qu’ils sont capables de désorganiser l’appareil productif de notre système, du moins pour quelque temps.

C’est effectivement plausible, admit Prad ? Ce pourrait être un moyen de résoudre la crise, en négociant ça avec eux. Mais on ne sait encore pas quelle tournure les événements vont prendre.

Puis il ajouta, comme s’il avait oublié quelque chose.
Sitôt après le conseil, chacun rejoindra sa zone de contrôle qui sera mise en état d’alerte. Toute tentative devra être immédiatement étouffée. Il faut limiter les bavures au maximum, éviter le plus possible la destruction de l’appareil productif. Vous avez carte blanche.
Il s’arrêta brusquement, et se tourna vers le logicien pour le prier de continuer. Celui-ci reprit.
La dernière interprétation est d’ordre théologique. Les classes quatre sont très imprégnés du culte des Anciens, et attendent leur retour comme une délivrance, ce que les prêtres eux-mêmes appellent la « parousie ». Cette attente crée chez eux un sentiment de frustration et il en résulte une certaine agressivité envers la classe des prêtres. Ils pourraient lors d’une révolte contester le pouvoir des prêtres et s’en prendre à eux.

« Voilà quelque chose qui me satisfait plus » pense Prad en son for intérieur. « Voir les prêtres contestés ne me déplairait pas trop, et nous pourrions nous servir de cet événement pour réduire leur influence ».
Il ne dit bien sûr pas un mot sur ces pensées, que d’autres Unis partageaient d’ailleurs certainement. Il se contenta d’ordonner.

Il faut renforcer les dispositifs de sécurité autour des institutions du culte et autour des prêtres.
La Logisphère y a déjà pensé.
La réponse avait une connotation méprisante. Prad voulut rabrouer le logicien, quand la lumière rouge du standard se mit à clignoter. Il appuya sur la touche correspondante, un informateur apparut sur l’écran de sa table, qui se mit aussitôt à parler.

- Monsieur le Président, la police m’a chargé de vous


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communiquer ceci, car cela pourrait se révéler urgent : « En remontant la filière des Brigades du Destin, la police vient d’arrêter le chef de la confrérie des marchands, nommé Boursault. Il semblerait avoir à faire avec l’organisation des classes quatre, à travers une classe quatre même, du nom de Jiliane. Cette dernière a disparu. Elle devait être interrogée par les Brigades…

Ça va, je connais la suite. Où est Boursault ?
Il est actuellement en garde à vue. La police ne l’a pas encore interrogé.
Passez-le-nous sur le grand écran, nous allons lui poser quelques questions.
Il mit brièvement l’assemblée au courant. Puis la salle s’assombrit et l’immense baie vitrée s’opacifia pour se transformer en écran géant fluorescent. Quelques secondes après, le visage de Boursault apparut, démesurément agrandi en un gros plan à la limite du grotesque. Beaucoup d’Unis connaissaient Boursault, ses fonctions, et aussi ses actions plus ou moins licites, sur lesquelles tout le monde fermait les yeux. Il n’était pas très aimé dans le conseil.

Bonjour, Boursault.
La voix de Prad résonna lugubrement dans la salle où se trouvait l’interpellé. Ce dernier regarda autour de lui, avec une expression de surprise apeurée.
Inutile de nous chercher, tu ne peux pas nous voir, mais nous, nous t’entendons et te voyons. Tu es actuellement en présence du conseil des Unis, et nous avons quelques questions à te poser.

Une expression de panique passa sur le visage de Boursault. Il essaya de se maîtriser, mais pas un mouvement, pas une expression ne pouvait échapper aux spectateurs de l’immense grossissement de son portrait.
Nous irons droit au but. Tu connais bien une certaine Jiliane ? Boursault avala péniblement sa salive. Il essaya d’affermir sa

voix.
Oui, nous nous connaissons depuis très longtemps. Nous nous voyons d’ailleurs souvent. Pas plus tard qu’avant-hier, elle…

Nous la soupçonnons de faire partie d’une organisation subversive.


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Boursault, qui récupérait à une vitesse phénoménale, feignit une expression de surprise. Mais l’image transmise révéla immédiatement la supercherie.
Ne nous dis pas que tu n’en savais rien. Boursault s’adapta très vite.
C’est-à-dire que nos rapports étaient… sont plutôt du genre affectif. C’est une fille passionnée. Elle m’a parfois parlé d’une organisation dont elle faisait partie dans les classes quatre.

Quels rapports as-tu avec cette organisation ?
Moi ? Aucun ! Son idéologie ne m’intéresse pas.
On le sentait visiblement mal à l’aise, de petites gouttes de sueur commençaient à perler sur son front.
Ne nous mens pas. La Logisphère parle d’une alliance entre la confrérie et cette organisation.
Mais c’est faux ! Tout au plus…
Il lui fallait jouer serré. Le conseil des Unis savait certaines choses, il ne fallait pas essayer d’obvier là-dessus. Cependant, il fallait montrer qu’il ne s’était impliqué que par faiblesse, d’une manière infime, sans conséquence. Il ne fallait rien dévoiler d’important. Sur ce point, il avait eu raison de se tenir à l’écart des projets, et de refuser d’en savoir trop. Encore une fois, son flair allait peut-être le tirer d’un mauvais pas. Il reprit.

D’après ce que m’a dit Jiliane, j’ai compris qu’il s’agissait d’une secte religieuse, voulant purifier le culte des Anciens.
Pourquoi n’en as-tu jamais fait mention à la police ?
Pour moi, il ne s’agit que d’une bande d’illuminés. Je leur ai juste prêté mon concours ponctuellement. Je ne savais pas…

Comment, tu ne savais pas ? Tu es l’homme le plus informé de toutes les classes réunies !
Vous me surestimez. C’est parfois vrai. Dans le cas de Jiliane, ce n’est pas le cas.
Cela tournait à la joute oratoire. Boursault semblait déjà plus à l’aise. Prad coupa court à ce jeu.
Comment les as-tu aidés ?
J’ai mis parfois mis les structures de la confrérie à leur disposition pour passer des messages, je leur ai donné quelques


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informations.
- De quels types ?
On arrivait sur le terrain dangereux.
Ce n’est pas très précis. C’était au cours de nos conversations. Jiliane me posait des questions. C’était surtout sur la disposition des cités, des usines.
Que sais-tu de leurs intentions ?
Pas grand-chose. Leur but me semblait vaguement politico-religieux. Jiliane parlait des Anciens, de leur création détournée. Ils veulent remettre les choses dans le droit chemin. Tout ça dans un pathos qui me semblait des élucubrations de classes quatre parfaitement inoffensives.
Prad regardait le visage agrandi sur l’écran. Boursault était un homme remarquable, mais il n’arrivait pas très bien à dissimuler sa gêne. Il cachait certaines choses qu’il allait être difficile de lui faire dire. Il s’apprêtait à la questionner encore, quand un voyant clignota avec insistance sur son écran. Il brancha d’office la communication sur le système audio de la salle. Une voix précipitée se fit entendre.

Monsieur le Président, des nouvelles arrivent de partout. Une véritable insurrection est en train d’éclater de toutes parts. Dans toutes les cités, des points névralgiques sont touchés. Il semblerait qu’un sabotage des points critiques ait été programmé partout à la même heure. Il va y avoir des réactions, il faut…

Prad coupa net. Puis essayant de garder son calme, il s’adressa à Boursault, qui, ayant tout entendu affichait une expression d’incrédulité, cette fois-ci non feinte.
Alors Boursault, tu disais inoffensif !


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Chapitre 9




Jed plaça la charge explosive juste en dessous du système d’air conditionné de l’atelier. Il amorça la bombe. Il n’avait plus maintenant que deux minutes avant l’explosion.
Il se rua à perdre haleine dans les couloirs. Les quelques personnes qu’il croisa le regardaient ahuris. Un garde essaya de s’interposer, mais Jed le bouscula violemment, sans interrompre sa course.
L’explosion lui sembla gigantesque. Pourtant, le bruit fut très étouffé et le souffle ne le renversa même pas. Dans quelques minutes, l’air serait irrespirable dans l’usine, et les gens commenceraient à s’affoler. Il regagna son poste, qu’il avait délaissé à peine quelques instants.
Déjà, l’effervescence régnait. La maîtrise tenait des conciliabules sous le regard interloqué des classes quatre. Puis la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, la climatisation avait sauté, et il fallait évacuer immédiatement.
Un mouvement de panique commença à se créer. La maîtrise essaya en vain de clamer les classes quatre qui s’énervaient. Il y eut des bousculades, des invectives et même quelques coups. Les gardes voulurent intervenir, mais le mouvement était lancé et ils furent à leur tour bousculé, débordés par le nombre. Ils ne voulurent pas faire usage de leur arme, et tirèrent en l’air pour toute sommation. Ils furent à leur tour débordés par le nombre. L’affolement devint endémique. Jed essaya d’organiser ce mouvement spontané avec peu de succès. La chaleur commença à être étouffante, la panique était à son comble. Les gens commencèrent à se révolter violemment.

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Sous la supervision de la Logisphère, la riposte s’enclencha sans tarder. Des cloisons indestructibles commencèrent à s’abaisser en divers endroits, isolant tous les groupes de révoltés, les enfermant dans l’attente des renforts. Les mutins, se voyant ainsi prisonniers, réduits à l’impuissance, furent pris d’une rage folle. Dans un instinct destructeur incontrôlé, ils se mirent à tout saccager, mettant en pièce tout ce qui leur tombait sous la main.

Jed avait suivi l’avant-garde des révoltés, et avait ainsi évité l’isolement. Ils arrivaient maintenant à la sortie de l’usine. Ses compagnons hésitèrent, ne sachant que faire après leur première colère.
- Allons à la cité, leur cria Jed, d’autres nous y attendent.
Un tir laser passa juste au-dessus de sa tête. Il se jeta au sol et répliqua au jugé avec le thermo-laser dont il s’était occupé, visant la sortie. Puis il jugea prudent de se mettre à l’abri, il avait encore un long chemin à parcourir. Il rampa vers une encoignure proche de la sortie. Au poste d’entrée, un homme essaya de fermer le sas, mais il fut aussitôt neutralisé par les insurgés. La résistance était maintenant quasiment nulle, et le petit groupe se rua au-dehors, rejetant les derniers opposants dans l’herbe édénienne qui bordait la piste. Les luttes sporadiques avaient déjà réduit leur groupe. Ils se mirent à courir sur la piste. Plusieurs fois, à des intersections, ils rencontrèrent d’autres fuyards, et durent aussi livrer quelques combats contre des gardes désemparés, qui s’enfuyaient souvent plutôt que de les affronter. Le plan d’insurrection semblait avoir bien fonctionné. Maintenant, l’alerte générale avait été déclenchée, et les renforts n’allaient pas tarder à arriver.

Jed se mit à hurler.
Vite, allons à la cité avant l’arrivée de l’armée, nous y serons plus en sécurité que sur ces pistes !
Ils coururent tous comme des dératés. Arrivés aux portes de la cité, des soldats les accueillirent par quelques rafales menaçantes, qui les obligèrent à se détourner et à chercher une autre entrée. Mais l’armée s’était très peu déployée aux alentours de la cité, et beaucoup de portes n’étaient pas gardées. Comme l’avait prévu Jed, le système de riposte concocté par la Logisphère s’était mis en route, et avait


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désactivé les identificateurs biologiques pour permettre le passage rapide des troupes des Unis. Ce furent les classes quatre qui en profitèrent. Arrivé à l’intérieur, Jed leur cria :
Dispersons-nous, nous serons moins vulnérables ! Puis il pensa :
« Adieu camarades, et merci. Je ne sais plus maintenant ce que

vous allez faire, mais moi, j’ai une tâche à accomplir. »
Un tir meurtrier le frôla. Il eut la présence d’esprit de se plaquer contre un mur. Les renforts arrivaient en nombre, avec un équipement et des armes sophistiquées. Les mutins n’avaient guère de chances contre eux, mais Jed pouvait utiliser le chaos ainsi créé. Pour la Logisphère, il n’était qu’un fuyard comme les autres, une armée entière ne se mobiliserait pas contre lui seul pour l’instant.

Il s’engouffra dans une petite ruelle, en priant les Anciens que les soldats ne le poursuivent pas. Il parcourut tout un dédale de rues dans les quartiers qu’il connaissait bien, évitant les grandes artères où il entendait une effervescence qui sentait la mort. Il était seul. Les gens s’étaient barricadés chez eux.

C’était un mauvais signe pour Jed. L’armée allait utiliser ses détecteurs et détruirait tout ce qui était vivant dans les rues. Il se fit plus prudent. Bien lui en prit, car, au détour d’une rue, il aperçut une patrouille. Il s’engonça immédiatement dans un pas de porte assez profond pour se dissimuler. La patrouille ne semblait pas être pourvue de détecteurs, et passa sans l’apercevoir. Jed reprit sa route, il avait un rendez-vous précis avec Jiliane qui devait l’accompagner vers l’astroport. Il lui fallait faire vite.

Il avançait pourtant avec une précaution infinie. Il entendait de partout jaillir des ordres et des vociférations de soldats ou policiers, et parfois des bruits de combats sporadiques, et il avait fort à faire pour trouver des rues désertes.
une intersection, il aperçut un homme seul poursuivi par deux policiers. Jed le reconnut, c’était un des responsables de l’organisation pour la cité. Il semblait en mauvaise posture et n’avait pas d’arme. Un des policiers le mit en joue, mais Jed agit immédiatement, et l’abattit sur le champ avec son thermo-laser. L’autre policier prit peur, craignant d’affronter tout un groupe


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d’insurgés, et il battit en retraite. Les deux compagnons se rejoignirent en se congratulant dans un grand éclat de rire, qui ressemblait plutôt à un jet de vapeur s’échappant d’une soupape sous pression.
Jed ! Par les Anciens, quelle chance. J’ai bien cru que j’allais y rester !
Heureux de te voir. Je me sentais bien seul. Nous allons pouvoir faire un tour ensemble. Quelles sont les nouvelles dans ton secteur ?
Une véritable insurrection ! On dirait que la vanne s’est ouverte tout d’un coup. Tout a explosé d’une manière incontrôlée.

Chez nous aussi, mais la répression s’est vite mise en place.

Les gens commencent à rentrer chez eux. La plupart vont y échapper.
Je ne sais pas, nous verrons. Je dois repartir tout de suite. Il faut que je rencontre quelqu’un, il me reste peu de temps.
Je viens avec toi.
Alors, dépêchons-nous.
Ils repartirent dans le dédale des rues. Le point de rendez-vous avec Jiliane n’était maintenant plus très loin. Pourtant, ils mirent longtemps à y arriver. L’effervescence était à son comble. La police et l’armée étaient omniprésentes. Chaque ruelle, chaque intersection était autant de guet-apens qu’il fallait éviter. Et ce fut assez difficilement qu’ils arrivèrent sans accrochage.

Jiliane était là, elle les attendait patiemment, comme si les bruits et la fureur autour d’elle n’existaient pas. Elle eut un petit sourire en apercevant ses compagnons.
Bonjour, ça s’est bien passé pour vous ?
Tout juste ! Mais on s’en est tiré. Ça devient de plus en plus difficile de circuler. Les classes supérieures contrôlent presque entièrement la situation.
Ça ne présage rien de bon pour la suite.
La suite ? Interrogea leur nouveau compagnon.
Jed le regarda. Bien sûr, peu de personnes étaient au courant.

Oui, nous allons à l’astroport.
L’astroport !
Jed apostropha son camarade, qui les regardait bouche-bée.


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Oui, à l’astroport. Nous en avons assez de prier et de rêver au réveil des Anciens. Tu sais bien que les prêtres forment un écran entre nous et nos fondateurs. Nous allons crever cet écran, il est temps maintenant.
L’autre avala péniblement sa salive.
mais l’astroport est loin, ça va être difficile.
C’est bien ce qui nous préoccupe.
Je viens avec vous.
Non merci, mon ami. Tu as déjà beaucoup fait. Va te mettre à l’abri. Essaie de sauver ta peau. On aura encore besoin de toi, quoi qu’il arrive.
Dépêchons-nous, dit Jiliane, chaque minute compte.
Ils saluèrent leur camarade et se mirent en route.
Aussitôt, les difficultés commencèrent. Il fallait ressortir de la ville, qui était quadrillée par les forces de l’ordre. Quelques batailles de rue faisaient encore rage, mais on sentait la fin du soulèvement.

Jed et Jiliane couraient dans les ruelles, se faufilaient dans les passages, s’enfonçaient dans des caves pour échapper aux patrouilles. Le temps jouait contre eux, la confusion s’estompait.

Arrivés à la hauteur de la sortie qu’ils visaient, ils eurent une amère déception. Si les identificateurs biologiques avaient été certainement désactivés, une dizaine de soldats étaient là en faction, vigilants, interdisant tout mouvement de ce côté.
On ne pourra pas passer, soupira Jiliane.
On ne peut pas abandonner maintenant, il faut se débarrasser d’eux.
Tien voilà pour toi.
D’une petite sacoche, Jiliane sortit deux grenades à rayonnement.

Avec ça, on a une chance si on les prend des deux côtés à la fois. Je vais à gauche.
Jed prit les grenades des mains de Jiliane, qu’il garda un instant dans les siennes. Ils échangèrent un regard. Ils tremblaient de peur tous les deux.
On y va !
Ils se séparèrent. Jed s’approcha le plus possible avant de se trouver à découvert. Les autres étaient à peine à quelques dizaines de


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mètres, ne se doutant de rien. L’effet de surprise allait jouer. Jed prit une grenade d’une main et son thermo-laser de l’autre. Il aspira une grande bouffée d’air, et se rua vers la sortie pour se trouver à portée des soldats.
Un soldat l’aperçut, et il tira d’un geste réflexe. Mais son tir était mal ajusté, et n’atteignit pas Jed qui riposta aussitôt. L’autre s’écroula avant d’avoir pu tirer de nouveau. Déjà, les autres tiraient au jugé. Jed lança sa grenade. Une formidable explosion retentit, et il sentit une brûlure lui labourer l’épaule, qui le plaqua au sol.

Presqu’au même moment, une autre explosion retentit plus en aval, tout aussi meurtrière. Jiliane passait à l’action. À travers la fumée qui retombait, Jed se mit à tirer comme un forcené sur les soldats rescapés qui arrosaient les alentours d’un tir nourri, mais au hasard, cherchant à masquer leur panique. Ce faisant, il se rapprocha de la sortie. Il lança sa seconde grenade, avant que les autres se mettent à couvert. En face Jiliane arrivait avec la même rage. Leurs tirs croisés prenaient leurs adversaires au dépourvu. L’avantage était de leur côté.

Puis soudain, tout bascula. Une grenade explosa près de Jiliane, assez loin pour ne pas l’atteindre, mais elle fut projetée conte un mur et resta à demi-assommée, incapable du moindre mouvement. Des soldats arrivèrent de l’extérieur, alertés par la bataille. Ils tiraient à l’aveuglette, croyant avoir à faire à un groupe organisé. Leur feu n’atteignit ni Jed ni Jiliane, mais pour eux, maintenant, toute progression était impossible. Jed vit Jiliane s’écrouler, et se précipita vers elle. Un tir faillit le cueillir au vol. Il s’étala de tout son long et roula sur lui-même, en tirant sans discontinuer pour se couvrir. Son arme lui brûlait les mains. Il rejoignit Jiliane, près du mur, où ils étaient un peu à l’abri. La jeune femme, à demi-hébétée, avait du mal à reprendre ses esprits. Il l’empoigna sans ménagement.

- Replions-nous, c’est foutu !
Quelques secondes après, le lieu où ils étaient était chauffé à blanc par les thermo-lasers ennemis. Jed courait en tirant Jiliane qui haletait derrière lui. Les tirs se précisaient, et toujours pas d’abri en vue. Jiliane hurla, une déchirure apparut en haut de sa cuisse. La blessure, cautérisée immédiatement, ne saigna pas. Elle trébucha, Jed


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la prit par la taille.
- Vite, tirons d’ici, vite relève-toi !
Il aperçut un porche à dix mètres. Ils s’y engouffrèrent tous les deux momentanément à l’abri. Le cerveau de Jed fonctionnait à une rapidité incroyable. Il avisa une ruelle proche. Jiliane avait encore une grenade. Il s’en saisit, l’assura dans sa main. En une fraction de seconde, il plongea et la lança vers les soldats qui accouraient. Sas même attendre l’explosion, il se rua vers la ruelle entrevue, suivi péniblement par Jiliane. Le souffle faillit les renverser alors qu’ils obliquaient à l’intersection. Ils se mirent à courir pour mettre le plus de distance possible entre eux et leurs poursuivants. Dès qu’ils seraient éloignés, ils arriveraient à les semer dans ce labyrinthe qu’ils connaissaient comme leur poche.

Puis soudain, d’autres soldats apparurent en face d’eux. On aurait dit qu’il en arrivait de partout. Ils eurent tôt fait de reconnaître les fuyards et de déclencher un tir nourri vers eux. Jed et Jiliane eurent juste le temps de s’écraser contre un pas de porte pour éviter les premières rafales. Mais déjà de l’autre côté, il en arrivait encore.

C’est foutu ! » Pensa Jed, en échangeant un regard désespéré ave Jiliane. Il ne restait plus qu’à vendre chèrement leur peau !

Tout à coup, l’énorme porte contre laquelle ils se collaient bascula. Ils faillirent trébucher. Deux paires de bras les tirèrent à l’intérieur, puis la porte se referma, laissant retomber une obscurité totale. Ils entendirent une voix leur dire :
- Venez avec nous, laissez vous guider.
Les bras les emmenèrent fermement le long d’un couloir tortueux qui leur parut interminable. Au loin, on entendait le bruit des poursuivants qui s’acharnaient à défoncer la porte. Une porte s’ouvrit sur le plein jour, qui leur fit cligner des yeux. Ils se retrouvèrent dans une ruelle déserte. Ils n’eurent même pas le temps de regarder leurs guides qu’on les engouffra de nouveau dans un couloir très sombre. Puis une nouvelle ruelle, et un autre couloir, légèrement éclairé, celui-là. Il y eut encore de nombreuses portes, qui débouchaient sur des escaliers, qui débouchaient sur d’autres couloirs. Au bout d’un temps indéfini, ils s’arrêtèrent enfin.

- Voilà, on peut souffler un peu maintenant, on est hors de danger


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maintenant.
Jed et Jiliane regardèrent leurs sauveurs, deux hommes replets et barbus qui les regardaient d’un air jovial.
Vous l’avez échappé belle, dit l’un d’entre eux.
Qui êtes-vous ? Demanda Jiliane
Vous ne savez pas qui nous sommes, mais nous savons qui vous êtes, Jiliane !
Comment savez-vous…
Rassurez-vous. Je vous ai vue l’autre jour au côté de Boursault au culte des Anciens. Lui-même nous a parlé de vous.

Vous êtes des marchands ?
Exactement.
Mais Boursault…
Boursault n’est qu’un arriviste. Il a su entraîner la confrérie derrière lui, mais pas tous les marchands. Son pouvoir lui est monté à la tête, il devenait trop dangereux, et déjà des factions dissidentes complotaient contre lui. Il vous a sous-estimés, méprisés. Son revirement de position à votre égard a déplu à certains. Maintenant, ses jours sont comptés. Il a été arrêté par la police des Unis, il ne pourra plus jamais revenir à notre tête. Nous sommes quelques-uns qui avons décidé de vous proposer notre aide. Advienne que pourra…
Jiliane sourit légèrement, elle voulut murmurer un remerciement, mais elle faillit s’évanouir. Jed voulut la soutenir, mais à son tour, il poussa un cri de douleur. Il s’aperçut que son épaule gauche saignait et lui faisait horriblement mal.

Venez, dit l’un des deux marchands, nous allons vous soigner. Après quelques dizaines de mètres de couloirs, ils pénétrèrent

dans une petite pièce avec une table et des chaises. Un des guides sortit une petite mallette et en extirpa tout le matériel nécessaire pour les soigner. Il arrêta immédiatement le saignement de Jed, dû à un éclat de métal qui lui avait déchiré l’épaule, sans gravité. La blessure de Jiliane était plus profonde, mais sans danger. Il lui appliqua un pansement régénérateur et leur fit à tous les deux une piqûre tonifiante.
Jed se redressa.


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Quelles sont les nouvelles ?
Eh bien, votre insurrection est joliment réussie, mais la répression aussi. Les forces des classes supérieures se déploient sur toutes les cités. La riposte est violente. Dans une demi-journée, il ne restera plus un seul foyer de rébellion.
Alors, il faut faire vite, il nous faut aller à l’astroport.
C’est bien ce que vous comptiez faire, n’est-ce pas ? En surface, vous n’aviez aucune chance, vous êtes bien courageux d’avoir quand même essayé. Venez, nous allons vous guider. Nous passerons par les arrière-boutiques.
Nous ne risquons rien ?
Très peu de soldats s’y aventurent. Nous avons rencontré quelques membres des Brigades qui rôdent. L’insurrection les rend fous, mais ils ne sont pas difficiles à réduire. Vous vous êtes tirés de bien plus mauvais pas. Partons !
Harassés, se remettant à peine de leur peur, Jed et Jiliane se laissèrent entraîner, plus qu’ils ne les suivirent, par leurs deux guides.
Ce fut une longue marche incompréhensible à travers des couloirs, souvent encombrés de marchandises, des arrière-salles obscures, des ruelles traversées. Un véritable dédale sans indication aucune, qui aurait égaré un non-initié à très brève échéance. La progression se déroulait sans problème. Parfois, ils rencontraient quelques personnes armées qui veillaient là, pour la protection des marchandises durant l’insurrection. Mais les deux guides étaient partout reconnus et passaient sans anicroche.

Il leur fallut moins de deux heures pour arriver au bout de leur voyage. Le long d’un dernier couloir, un des marchands ouvrit une porte et Jed et Jiliane purent voir l’imposante entrée de l’astroport devant eux, à quelques centaines de mètres.
Voilà, dit leur aide, nous voici arrivés. Ils ont installé des cordons de sécurité autour de l’astroport, mais nous les avons contournés. De toute façon, il ne se passe pas grand-chose dans ce secteur, et la Logisphère l’a plutôt dégarni militairement. Devant vous, il y a le dernier poste de garde. Après, c’est le domaine exclusivement réservé aux prêtres. Je ne sais pas comment vous allez vous débrouiller, mais maintenant notre rôle est termine. Alors au


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revoir, et bonne chance.
Ils leur remirent des armes neuves, et échangèrent des poignées de mains chaleureuses. Jed et Jiliane sortirent et la porte se referma sur eux.
- Il faut neutraliser ce poste de garde.
Ce fut la seule phrase qu’ils échangèrent. Ils se séparèrent et progressèrent vers l’entrée. Quelques bâtiments la bordaient, et ils purent s’y dissimuler. Il restait une centaine de mètres à découvert, sur une allée bordée d’herbe édénienne mortelle. Dans le poste de garde, deux personnes vaquaient, relativement insouciante.

Jed et Jiliane se firent un petit signe et se ruèrent vers la porte comme des diables, dans un sprint effréné.
L’effet de surprise joua à plein. Les gardes furent éliminés dans la salle de contrôle sans avoir eu le temps de réagir.
Que faire maintenant ? Ils ont laissé les détecteurs biologiques branchés. On ne peut rentrer sans être détruits. Et nous n’avons pas de code pour les désactiver.
Ils n’eurent pas le temps d’y réfléchir. Un prêtre s’approchait de l’autre côté du porche. Jed et Jiliane s’accroupirent pour ne pas être vus de la cabine. Tout près de leurs oreilles, une sonnerie retentit. Le prêtre devait appeler les gardes. Après quelques essais infructueux, le prêtre décida de passer seul. Il voulut se rendre compte de ce qui se passait dans le poste de garde, mais ce fut pour se retrouver nez à nez avec le thermo-laser de Jed.

Son visage se déforma en une expression de totale panique. Il resta cloué sur place.
Ne me tuez pas ! Arriva-t-il à balbutier, en jetant un regard de terreur aux deux cadavres sur le sol.
Nous n’en avons pas l’intention, dit Jed, si tu nous fais rentrer.

Co… Comment, mais c’est impossible !
Visiblement, le spectacle de la mort le terrifiait, et plus encore la menace qui pesait sur lui.
Comment ça, impossible ? Tu connais le code de désactivation, sinon tu ne pourrais pas rentrer toi-même.
Mais je…
Il s’étouffa. Des larmes lui montaient aux yeux. Jed le méprisa


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pour sa couardise. Il lui plaça le canon de son arme sur la tempe.

Ça suffit maintenant. Tu vas nous faire rentrer, sinon dans une seconde, je te brûle la cervelle.
L’autre n’hésita pas. Il fit quelques manipulations, inscrivit un code.
Voilà, vous pouvez passer, dit-il.
Tu viens avec nous.
Jed le tira devant le porche d’entrée.
Je passe devant, si tu t’es trompé, ma compagne s’occupera de

toi.
Mais le prêtre semblait avoir bien trop peur pour avoir tenté une feinte. Ils passèrent la porte tous les trois sans encombre. Pourtant, ils eurent à peine le temps de faire quelques mètres qu’une sirène se déclencha. En proie à un brusque accès de colère, Jed et Jiliane se tournèrent vers le prêtre. Celui-ci les regarda avec un regard paniqué. Il essaya d’articuler.
Non, ce… Ce n’est pas moi, je vous jure, je n’y suis pour…
Il n’eut pas plus loin, deux jets fulgurants le transpercèrent. Jed et Jiliane prirent leurs jambes à leur cou et se dirigèrent vers le grand bâtiment en face d’eux, qu’ils supposaient être l’endroit d’envol.

Envol était une appellation impropre, mais qui était restée dans le langage. Les voyages sur Éden se faisaient par dématérialisation, un ancien système qu’on n’avait pas eu à améliorer, vu l’utilisation restreinte qui en était faite.
Selon les renseignements que possédait l’organisation, le voyage était d’une simplicité enfantine puisqu’il se faisait toujours entre les deux mêmes points. À peine plus compliqué que dans un ascenseur ! Jed n’attendait aucune difficulté de ce côté.

La sirène d’alarme sonnait de son cri strident quand ils pénétrèrent dans le bâtiment. Ils se retrouvèrent sur un balcon qui entourait un immense hall circulaire. Au-dessous d’eux, les capsules destinées aux voyages semblèrent ridiculement petites. On y accédait par un escalier qui était tout près d’eux. Ils l’empruntèrent, et se retrouvèrent rapidement devant une capsule. Ils virent un prêtre s’approcher d’eux en gesticulant, visiblement désorienté par cette visite inattendue. La menace des armes le fit battre en retraite


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promptement.
Jed et Jiliane se regardèrent longuement. Ce fut Jiliane qui ouvrit la porte de la capsule.
- Voilà, en route pour le voyage, dit-elle.
L’intérieur était juste occupé par deux sièges et un tableau de commande réduit au minimum.
Ils s’installèrent sur les sièges. Jiliane posa la main sur la manette de départ.
- À tout à l’heure, sur Éden !
Elle abaissa le levier, et ils attendirent l’évanouissement inévitable qui allait se produire pendant la dématérialisation.
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Chapitre 10




Le jour finissant baignait la salle du conseil d’une lumière douce. Un calme résolu, bizarre, régnait parmi les Unis. Ils siégeaient depuis le début de la journée, suivant, minute après minute, rapport après rapport, l’évolution de la révolte. Les traits tirés, soumis à une pression nerveuse intense, ils attendaient.

La Logisphère avait bien fait son travail. Irrémédiablement, tous les foyers de rébellion s’éteignaient. La riposte était froide, calculée et terriblement efficace. Chaque instant apportait la preuve de l’effroyable pouvoir des machines léguées par les Anciens. Rien n’était laissé au hasard, et toute action s’harmonisait à un plan d’ensemble implacable parfaitement conçu.

En cette fin de journée, tout semblait terminé.
C’est fini, dit Prad après avoir lu le dernier rapport, l’explosion de violence est terminée.
Peut-on évaluer les conséquences ?
Au niveau matériel, ce sont des dégâts assez importants, si j’en crois la liste que j’ai sous les yeux. Mais rien d’irrémédiable. Quelques mois de travail pour les réparations, mais il n’y paraîtra plus rien dans un futur proche.
Et au niveau humain ?
Il y eut un silence.
Le plan de riposte de la Logisphère a été efficace et implacable. L’émeute a été matée rapidement, mais avec un coup très fort pour les mutins. Il y a eu beaucoup d’insurgés éliminés.

Au moins, l’organisation qui a fomenté ce complot doit être décimée. Beaucoup de ses membres ont dû périr.

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Un silence lourd s’installa de nouveau. La mort, sous tous ses aspects inspirait une crainte fondamentale. Elle se faisait pour ainsi dire « rare » dans la société. Maladies, accidents, avaient disparus. Les personnes en fin de vie s’isolaient avant de partir. Le spectacle de la mort était inhabituel. Il ne restait presque plus que la mort qu’on donnait volontairement, par condamnation ou exécution.

l’échelle de ce qui venait de se produire, personne n’avait déjà connu ça. Les précédents remontaient trop loin pour avoir laissé une trace rémanente. Ce jour avait été à la fois un colossal malaise et un immense malentendu. Les Unis avaient donné des ordres suivant les directives concoctées par la Logisphère, sans vraiment y réfléchir, sans penser nécessairement que sur le terrain, c’était la mort de centaines de personnes qu’ils décidaient. Ils commençaient seulement à comprendre à quelle débauche macabre ils s’étaient adonnés. Leur destin d’Unis maintenant leur pesait lourdement. L’un d’entre eux essaya de briser la torpeur.

- On pourrait essayer maintenant de comprendre. - Comprendre quoi ?
- Le pourquoi de la révolte.
- Vous avez bien entendu l’analyse de la Logisphère.
- Maintenant que c’est fini, elle doit analyser plus finement.
Prad poussa un soupir, et il fit un geste en direction des logiciens. Le même geste qu’il avait fait toute la journée et qui désormais se passait de toute parole. Les logiciens, exténués, qui avaient travaillé d’arrache-pied sans discontinuer jusque-là, se remirent à la tâche.

Après le vrombissement et les palabres habituels, les logiciens se retrouvèrent tout à coup dans un grand silence. L’un d’entre eux s’avança, il semblait mal à l’aise.
- C’est assez incroyable, commença-t-il en balbutiant presque, la Logisphère fournit une réponse assez bizarre. Son analyse est très différente des précédentes. On dirait qu’elle a fait…

Il s’arrêta, au comble de la gêne. Prad intervint. - Mais allez-y donc, qu’y a-t-il ?
- On dirait qu’elle a fait… Qu’elle a fait… Une sorte d’erreur ! Un tollé s’éleva aussitôt de la salle. Stupéfaction et colère
éclatèrent. C’était bien la chose la plus insensée – et quelque peu


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blasphématoire – qu’on ait entendue depuis longtemps. L’autre chercha à apaiser son auditoire.
Ce n’est pas vraiment ce que j’ai voulu dire. C’est un mot malencontreux, mais qui m’est venu pour essayer d’expliquer le revirement d’analyse de la Logisphère.
Eh bien, expliquez-vous, que diable ! Plutôt que d’employer des circonlocutions stupides !
Voilà. Il s’est produit un épiphénomène lors de ce soulèvement qui maintenant prend une importance capitale pour la Logisphère. Deux classes quatre ont réussi à pénétrer dans l’astroport et à se rendre sur Éden.
Un murmure parcourut l’assemblée.
Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi farfelu, prononça un des Unis.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Interrogea le Président.
D’abord, selon la Logisphère, cela signifie que l’hypothèse théologique était la bonne. Le soulèvement des classes quatre était d’inspiration religieuse, ou du moins en grande partie. Le réveil des Anciens en est la base. C’est leur mot d’ordre et leur motivation. Ces deux personnes parties sur Éden en sont la preuve.

Mais ce n’est qu’une action isolée. Sans doute des fanatiques qui ont profité de la pagaille pour aller chercher là-bas je ne sais quoi ?
Eh bien il semble que non ! Et c’est là le plus étonnant. Toujours d’après la Logisphère, cette révolte n’aurait été fomentée que dans un seul but : faire parvenir ces gens sur Éden !

Un silence de mort accueillit ces paroles. Tout le monde se regarda, consterné.
Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Demanda Desmone d’une voix blanche.
La Logisphère ne répond pas vraiment là-dessus. Ce dont elle est maintenant certaine, c’est que l’organisation qui a déclenché l’opération n’avait qu’un seul but : envoyer des émissaires sur Éden. La démesure de la révolte par rapport à ce point pouvait permettre la réussite de ce plan. La Logisphère a envisagé une riposte proportionnée à chaque mouvement, ce qui est, je dirais, « logique ». Tous ces gens ont été délibérément sacrifiés. La Logisphère ne


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pouvait concentrer tous ses efforts sur ces escarmouches à l’astroport. Il ne lui était pas possible de le prévoir, personne n’aurait pu le faire. Elle ne s’en est rendu compte qu’a posteriori. Elle l’a fait d’ailleurs remarquablement et rapidement.

Personne ne releva le ridicule de cette dernière remarque.
Ils se sont donc joué de nous. J’avoue que c’est fort de leur part, murmura Prad.
L’assistance s’anima.
Mais la question reste entière : que cherchent-ils ?
Pour moi, ce sont des fanatiques religieux. Cette action est celle de gens qui n’ont pas toute leur raison. Faire massacrer ses frères pour parvenir sur Éden, quelle ineptie !
Mais que veulent-ils faire sur Éden ?
Eh bien, on parle toujours du réveil des Anciens. Ils sont partis voir si ceux-ci dorment encore pour longtemps !
Un murmure réprobateur accompagna cette remarque. La plaisanterie était plutôt mal placée.
Ils veulent parler aux Anciens, c’est pour cela qu’ils sont partis.

Mais pourquoi aux Anciens ? Pourquoi pas à nous ?
Pensez-vous que nous les aurions écoutés, que nous les aurions même reçus ?
Qu’espèrent-ils des Anciens ? Peuvent-ils seulement les contacter là-bas ?
Vous voyez, ils sont comme nous. Ils n’en savent rien. Personne, hormis les prêtres, ne sait ce qui se passe sur Éden. Eux, ils ont décidé d’y aller.
Voilà qui ne va pas faire plaisir aux prêtres !
C’était Prad qui avait lancé cette dernière phrase avec un brin d’ironie dans la voix. Désormais, les dés étaient jetés. Les classes quatre étaient sur Éden et personne ne savait ce qu’ils allaient pouvoir faire là-bas.
Jusqu’ici, les prêtres étaient les seuls intermédiaires entre les Anciens et les humains d’ici. Prad s’amusait à voir leur rôle d’interlocuteurs privilégiés bafoués. Il avait un sentiment étrange quant à cette aventure. En fait, que les classes inférieures puissent s’introduire sur Éden et puissent contacter les Anciens ne lui


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paraissaient pas dangereux. Sa ferveur religieuse le convainquait que les Anciens seraient assez sages, et que, quelle que soit leur forme actuelle d’existence, ils ne bouleverseraient pas fondamentalement l’ordre des choses. Mais cela, il n’y avait aucun moyen de le vérifier. De toute façon, la vérité des Anciens était souveraine. Ce qui lui semblait bizarre aussi, c’était que les Anciens devenaient, tout d’un coup, étrangement présents. Le culte, la religion, en avaient fait des êtres qui parlaient à l’imaginaire, des êtres loin du réel. Toutes les prières, tous les discours alambiqués sur leur existence, sur leur retour, n’avaient en fait qu’un résultat : celui de les renvoyer dans les limbes, dans un monde éthéré, à mi-chemin entre rêve et réalité. Et il fallait que des classes quatre se décident à aller à leur rencontre pour que l’on s’aperçoive qu’ils sont en fait réellement là, tout proche, et qu’ils régissent – du moins le pensait-on – d’une manière concrète l’existence du monde.

C’était ce sentiment qui créait un malaise dans l’assemblée. Personne, au plus profond de sa croyance religieuse, n’avait réalisé que les Anciens étaient des êtres réels, leurs ancêtres, et qu’ils pouvaient être possible de rentrer en contact avec eux. Leur déification en avait fait des êtres impondérables, et il avait fallu le fanatisme d’une poignée de classes quatre pour rappeler cette réalité.

Prad chercha immédiatement à contacter le grand-prêtre ordonnateur, l’interlocuteur des Unis, qui supervisait toutes les affaires religieuses. Il le trouva dans son lieu de culte, et projeta aussitôt son image sur l’écran de la salle de conseil.
Grand-prêtre, nous vous saluons, et désirons vous entretenir d’un sujet épineux.
L’autre s’installa dans un fauteuil, et dit d’un air condescendant :

Je vous écoute.
Vous n’ignorez pas les graves troubles qui viennent de se produire.
Hélas, un hiatus terrible que les Anciens n’ont pu prévoir ni éviter. Mais je crois savoir que maintenant, tout est rentré dans l’ordre.
Effectivement, la révolte est matée. Cependant, il s’est passé quelque chose de bizarre durant cette période.


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Et quoi donc ?
Deux classes quatre se sont introduits dans l’astroport, et sont partis sur Éden.
Le visage du grand-prêtre se décomposa à vue d’œil. L’image agrandie montra qu’un désarroi incontrôlé s’emparait de lui, bien au-delà de tout ce que les autres avaient pu ressentir à l’annonce de cette nouvelle.
Comment, vous ne saviez pas ?
Non, balbutia l’autre, vous me l’apprenez !
Avec un sentiment qui ressemblait à de la jubilation, Prad enfonça le clou.
Ce qui est d’autant plus bizarre, c’est que d’après la Logisphère, les troubles que nous venons de vivre avaient pour unique but de détourner notre attention pour permettre la réussite de cette entreprise.
Le grand-prêtre était maintenant blanc comme un linge. Il essaya de se reprendre.
Mais… C’est absurde.
Attention, vous insultez la Logisphère !
Excusez-moi, ça m’a échappé. Je voulais dire que c’est une opération démentielle !
Mais qu’en pensez-vous ? Comment l’interprétez-vous ?
Le grand-prêtre sembla comme plongé dans une méditation soudaine profonde. Il murmura :
La parousie…
Que dites-vous ?
La parousie, ils veulent précipiter la parousie…
Expliquez-vous.
Le réveil des Anciens. S’ils sont partis sur Éden, c’est pour essayer de faire revenir les Anciens, conformément à la prophétie. Mais ils veulent être acteurs dans ce retour !
Ils veulent précipiter le retour des Anciens ?
Je ne vois pas d’autres explications.
Mais pourquoi ?
C’est leur idéologie, sans doute. Ils doivent estimer que la création des Anciens tels que ceux-ci l’avaient envisagée a été


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détournée et n’est plus conforme à leur dessein initial. Ils veulent qu’ils reviennent pour remettre de l’ordre. C’est assez classique dans la pensée religieuse, mais jamais je n’aurais pensé que cela puisse amener à ce type d’action !
Pourtant, les questions religieuses sont votre domaine. C’est vous qui entretenez les croyances religieuses des classes quatre… Et des autres aussi !
- Mais jamais nous n’avons fait quoi que ce soit qui puisse pousser à de tels sacrilèges.
Prad lui lança un commentaire acerbe. - Vous en êtes sûr ?
- Ah, ne blasphémez pas ! Les Anciens sont nos créateurs. Nous leur devons des remerciements infinis et un respect sans faille. Nous n’avons jamais cessé de prêcher pour cela. La profanation à laquelle nous assistons ne peut être que l’œuvre de fanatiques qui n’ont plus leur raison.
Le grand-prêtre retrouvait maintenant tous ses esprits. Et sa détresse du début laissait maintenant place à la colère. Prad questionna de nouveau.
- Pensez-vous que les conséquences de cet acte puissent être importantes ?
Le grand-prêtre se mit à vociférer.
- Importantes… Mais vous ne vous rendez pas compte ! Des profanateurs dans les plus hauts lieux sacrés, c’est le plus grand scandale qui soit ! C’est tout notre culte insulté, tous nos prêtres bafoués.
Prad se sentit agacé, il reprit sèchement. - Ce n’est pas ce que je vous demande…
L’autre s’arrêta, interloqué. Il sembla prendre la mouche.
- Vous croyez que ce n’est rien ! Nous sommes les dépositaires du culte des Anciens. Nous sommes reconnus comme tels par le peuple tout entier. Négliger nos prérogatives, c’est bafouer une des lois fondamentales de notre société. Rien que cela devrait vous faire mesurer l’ampleur de la faute de ces misérables.

Prad éclata.
- Écoutez, jamais nous n’avons mis en doute votre fonction. Il est


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vrai que votre rôle est fondamental, nous ne le nions pas. Nous n’avons jamais transgressé vos enseignements, nous avons été fidèles au culte que vous nous enseignez, sans vous demander aucun compte. Mais maintenant, nous nous apercevons que nous ne savons pas comment vous communiquez avec les Anciens, nous ne savons pas ce qui se passe sur Éden, nous ne savons pas ce que peuvent faire des intrus sur cette planète. Alors, s’il vous plait, répondez-nous !

Le ton montait entre les deux hommes. Le grand-prêtre commençait à tiquer sous l’influence de la colère, et son portrait agrandi sur l’écran avait quelque chose de grotesque. Il ouvrit la bouche pour répliquer.
Vous vous mettez inutilement en colère. Cette journée vous a sans doute épuisé. Nous sommes les relais entre les Anciens et cette terre. Nous appliquons leur volonté avec un dévouement sans bornes, depuis des générations et des générations. Nous sommes aptes à les comprendre et compétents pour leur parler. Nous en rendons compte constamment à la société. D’autres intermédiaires non préparés ou avec des motivations idéologiques ne pourraient avoir que des conséquences néfastes.

Lesquelles, par exemple ?
Le fait de contacter les Anciens peut les auréoler d’un prestige incontrôlable. Ils peuvent dénaturer, voire dénigrer, la parole qui leur est donnée. Ils peuvent devenir de faux prophètes, avec tout ce que cela a de nuisible.
Mais nous pouvons les arrêter à leur retour et les mettre hors d’état de nuire, et ils doivent bien le savoir.
Il faudra absolument le faire, il ne faut pas qu’ils puissent tromper le monde et détruire tout notre enseignement.
« Nous y voilà », pensa Prad, et il attaqua de nouveau.
Avez-vous peur de leur blasphème éventuel ?
Peur ! Nous sommes les héritiers de la parole des Anciens. Notre légitimité repose sur notre foi, notre fidélité et celle que nous témoigne notre peuple tout entier. Qui peut nous mettre en doute ? Nous n’avons pas à avoir peur. Mais la calomnie peut jouer un rôle néfaste sur les esprits faibles, et c’est à nous d’y parer.

« Bien joué, constata Prad, je ne peux plus rien dire maintenant ».


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Il changea de terrain.
Sur Éden, les mutins pourront-ils contacter les Anciens ?
Si c’est la volonté des Anciens, ils le pourront.
Que pourront-ils leur dire ?
Je l’ignore, mais j’ai confiance. Nos maîtres sauront faire au mieux.
Prad crut dénoter une nuance d’indécision, de gêne, dans les paroles du prêtre. Lui-même ressentait une impression bizarre, indéfinissable. Il lui posa la question qui lui brûlait les lèvres.

Et le réveil des Anciens, la parousie, comme vous dites ?
Quand les Anciens s’éveilleront, ce sera leur propre décision. Aucune intervention d’ici-bas n’y peut quelque chose.

Cette réponse dilatoire de le satisfit pas. Prad voulut répliquer vertement. Mais la lumière rouge se mit à clignoter sur son bureau. Il brancha machinalement la communication sur le système audio de la salle du conseil. Une voix quelque peu circonspecte se fit entendre.

Monsieur le Président, nous avons reçu un appel curieux vous concernant, nous avons pensé qu’il était important de vous faire savoir…
Il y eut une petite hésitation.
Eh bien parlez !
Voilà : il y a un homme qui sait que le conseil des Unis est réuni et qui demande audience.
Et alors ? Vous savez bien que ce n’est pas possible. Est-ce que c’est un Uni qui était absent jusqu’ici ?
Non, il s’agit d’un classe quatre et…
Il n’acheva pas sa phrase. Un tollé d’indignation s’éleva de toutes parts. Prad eut un instant de panique. La folie ambiante arriverait-elle jusqu’ici ? S’agissait-il d’un coup monté ?
Qu’est-ce que c’est que cette farce ? Que signifie votre intervention ?
Excusez-moi, mais il fallait que nous transmettions le message. Je crois que vous connaissez tous la personne.
Ah oui ?
Il s’agit d’Antodieff.




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Chapitre 11




Ce fut Jed qui émergea le premier de son inconscience.
Il se sentait cotonneux, comme au sortir d’un sommeil artificiel sous anesthésie. Il se tourna vers sa compagne, elle semblait dormir comme un enfant et commençait à bouger en s’éveillant. Il leur semblait avoir dormi quelques heures, mais en fait la capsule dématérialisée avait rejoint instantanément la planète Éden. Leur corps avait été suspendu biologiquement avant la dématérialisation.

Jed regarda Jiliane s’étirer langoureusement après son éveil. Cela lui rappela les félines des temps anciens qu’il avait vues maintes fois sur des documents filmés. Il lui adressa la parole.

Nous y sommes maintenant. Tu vas bien ?
En pleine forme, je me sens très reposée. Pourtant, il n’y pas eu de temps réel pour notre voyage.
Jiliane appuya sur la commande d’ouverture de la porte. Celle-ci s’ouvrit sans bruit, révélant un hall identique à celui qu’ils avaient quitté.
Pas très surprenant ce premier contact !
Regarde, quelqu’un vient vers nous.
Devant eux, un vieil homme, visiblement un prêtre, s’avançait calmement, sans se presser. Quand il fut près, Jed et Jiliane, méfiants, levèrent leurs armes.
L’autre, sans se défaire de son calme, leva les bras et les interpella.

Allons, allons. Vous ne risquez rien, n’ayez pas peur. Vous voyez bien que je ne suis pas armé.
L’attitude singulière de ce vieux monsieur déconcerta les deux classes quatre. Le prêtre reprit.

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Je vous attendais. Vous vous doutez bien qu’on m’a envoyé un message instantané pour me prévenir. J’ai eu juste le temps d’arriver.
On ne vous a pas donné d’instructions nous concernant ?
Ah, je comprends ! Vous savez, cela fait très longtemps que je vis ici sur Éden, la planète mère est loin pour moi, autant en distance que dans mon cœur. Les quelques classes un qui vivent ici en permanence n’ont plus vraiment de contact avec tout ce qui se passe là-bas. Nous avons maintenant autant de libre-arbitre que nous voulons par rapport à la planète mère, dans notre vie comme dans notre pensée.
Jiliane secoua la tête. Elle ne comprenait pas très bien. Son interlocuteur ajouta :
Ils l’ont très bien compris là-bas. Nous ne recevons de leur part aucun ordre d’action, juste des informations. Et nous sommes libres d’agir à notre guise.
Mais vous savez que nous sommes des classes quatre.
Bien sûr, si vous êtes là ! Nous savons aussi que c’est un sacrilège.
Jed s’énerva.
Allons, dans quel piège nous entraînes-tu, vieil homme ?
Ne vous mettez pas en colère. Sur la planète mère, vous avez commis un certain nombre de choses qui sont reconnues comme des crimes. Ici, il y a si peu de gens – et surtout des gens si différents – que la notion de crime n’existe pas. Notre code moral est réduit au minimum, nous n’en avons pas besoin. Notre vie est entièrement dévouée au culte des Anciens, et à l’accueil des émissaires qui viennent de la planète mère. Pour nous, vous êtes des émissaires.

Vous savez très bien comment nous sommes arrivés ici. Nous n’avons rien de commun avec les prêtres.
Sur la planète mère, il y avait des tas de raisons pour vous empêcher de venir sur Éden. Il y a eu aussi beaucoup d’obstacles. Vous êtes venus quand même, vous êtes là. Pour nous, c’est la seule chose qui compte. C’est la volonté des Anciens. Vous êtes des émissaires de la planète mère, nous vous accueillons comme tels. Quand vous retournerez, vous vous expliquerez avec vos congénères, cela ne nous regardera plus.


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Jed et Jiliane échangèrent un regard dubitatif. Ils se demandaient quand même si tout cela ne cachait pas un stratagème.

Nous voulons parler aux Anciens, dit Jiliane, un peu à court de réplique.
Je m’en doute, je m’en doute. Mais avant, venez donc reprendre quelques forces, vous êtes nos invités.
Le vieil homme les convia, d’un geste cordial, à les suivre. Les deux autres, éberlués, lui emboîtèrent le pas. Ils n’allèrent pas bien loin. Une fois sortis du hall, ils se dirigèrent vers une petite pièce où un repas les attendait. Ils s’assirent tous les trois. Les voyageurs, épuisés et affamés, se ruèrent sur la nourriture, accompagnés par leur hôte, qui toucha à peine aux plats, et sans doute encore par pure politesse.
Sans doute, dit-il, vous ne vous attendiez pas à être reçus ainsi ?

C’est le moins qu’on puisse dire !
Laissez-moi essayer de vous expliquer. Nous vivons depuis longtemps loin de la planète mère, et, en quelque sorte, loin du pouvoir temporel. Les choses ici, pour nous, ne nous apparaissent pas comme à vous. Les Anciens l’ont bien compris, qui se sont retirés ici. Tant que cet isolement persistera – et nous le désirons -, nous saurons éviter toute passion, tout emportement. Bien sûr, nous gardons constamment le contact avec les prêtres de la planète mère, qui viennent puiser ici régulièrement un renouvellement de leurs enseignements. C’est la volonté des Anciens. Nous travaillons en liaison avec votre monde, les échanges sont très étroits et influent des deux côtés. Mais nous sommes le réceptacle du savoir de nos ancêtres, ici, c’est la demeure des Anciens, la base et la justification de notre existence. Et en toute chose, il y a un recul nécessaire pour faire les choses sereinement.

Mais vous ne connaissez même pas notre but.
Peu importe. Il ne m’appartient pas de juger ou de condamner. Les conflits se nouent sur la planète mère. Ici, ne se déroule que la volonté pure des Anciens.
Pourquoi alors tant d’acharnement contre nous là-bas ? Les Anciens ne régissent-ils pas ce qui se passe là-bas ?
Ce n’est pas à moi à vous répondre.


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Mais qui alors ?
Vous vouliez parler aux Anciens, n’est-ce pas ?
Jed et Jiliane étaient en pleine confusion. La paix qui régnait ici leur paraissait trop artificielle, après toute la fureur qu’ils avaient rencontrée. Tout paraissait maintenant si simple, si facile. Ils se trouvaient à côté des Anciens, prêts à les voir, à leur parler. Un destin mythique qu’ils avaient osé espérer et dont l’aboutissement était proche.
Venez dit le vieil homme, je vais vous montrer où aller. Nous allons monter en haut de l’astroport.
Le spectacle qui s’offrit aux yeux des voyageurs, leur coupa le souffle. Devant eux s’étendait le paysage édénien dans toute sa splendeur sauvage. La lumière était diffuse, les rayons du soleil avaient de la peine à traverser une épaisse couche de nuages irisés, presque compacts, créant des ombres rougeoyantes, d’un sombre profond. Éden se montrait comme planète désertique, faite de sables et de roches aux formes bizarres, taillées par un vent qui soufflait sans cesse. Une féerie de jaune orangé, constellée des tâches noires des massifs caillouteux. La station construite par les humains s’étendait jusqu’à l’horizon, comme une monstrueuse toile d’araignée, avec une myriade de voies de communication, comme autant de tunnels, qui reliaient des points en forme de dômes de tailles différentes, abritées habilement derrière chaque masse rocheuse disponible.

Voici une de nos stations édéniennes, commenta le prêtre, la plus importante de la planète. Nous sommes une dizaine à y vivre en permanence, et malgré sa taille, la maintenance ne nous pose pas de problèmes. Quand les Anciens l’ont établie, leur technologie était suffisamment avancée pour que la plupart des contrôles soient automatiques, y compris l’autoréparation. Voyez, ici à droite, ce sont nos habitations. Là, ces immenses dômes transparents sont les serres où sont cultivés tous les végétaux édéniens que vous devez connaître. Elles ont été construites sur l’injonction des classes un, bien après l’installation des Anciens.

« Je m’en serais douté », pensa Jed. Pour éviter une polémique inutile, il posa une question banale.


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Est-il possible de sortir à l’extérieur, sur le sol édénien ?
Oui, bien sûr, mais cela n’est ni utile, ni agréable. La chaleur est terrible, l’atmosphère irrespirable, il faut des équipements spéciaux. De plus, c’est assez dangereux, il y a beaucoup de vents, et les sables bougent très vite.
Où est la demeure des Anciens ?
Là-bas, voyez, pas très loin d’ici, le bâtiment un peu différent des autres, qui ressemble plus à un palais qu’à un dôme, avec des reflets verts. Il vous suffira d’y aller par la voie d’accès que vous voyez d’ici et qui part juste sous nos pieds.
Co… Comment vont-ils nous recevoir ? Comment sont-ils ?

Je n’en sais rien, ce n’est pas à moi de vous répondre. Mais vous avez la foi, vous n’avez pas à avoir peur. Vous saurez communiquer avec eux. Venez, il nous faut partir maintenant.

Le vieil homme les mena devant un sas d’entrée qu’il ouvrit pour eux.
Allez-y, ils vous attendent !
Il leur fit un petit signe, puis s’éloigna. Jed et Jiliane se regardèrent longuement. Ils avaient la gorge serrée. Puis d’un geste commun, ils s’engouffrèrent dans le couloir.
travers les cloisons translucides, ils pouvaient voir encore le désert édénien, plus proche d’eux. Des tourbillons de sable rougeoyant venaient lécher les parois, emportés par un vent d’une force incroyable. Les masses noires des rochers surplombaient les dunes et écrasaient le paysage, rendu encore plus inhumain par la mer de nuages denses qui obscurcissait le ciel. Fascinés, les deux compagnons marchaient sans dire un mot. Ils arrivèrent devant une porte qui coulissa sans bruit devant eux. Sans hésiter, ils s’avancèrent. C’était encore un couloir, opaque celui-ci, avec une opalescence verte, aux reflets étranges. Il y eut une autre porte coulissante, qui s’ouvrit sur une immense salle circulaire, entièrement vide, baignée de la même fluorescence verte, mais bien plus sombre, cette fois-ci. Jed et Jiliane restèrent cloués à quelques mètres de l’entrée.

- Avancez donc, nous vous attendions.
La voix venait de partout et nulle part à la fois. Elle semblait


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résonner dans toute la pièce, mais elle n’était pas forte, plutôt douce et réconfortante. Les deux compagnons s’avancèrent jusqu’au milieu de la salle. La luminescence s’assombrit un peu.

N’ayez pas peur, reprit la voix, nous sommes les Anciens.
Un frisson parcourut l’échine de Jiliane, mais elle put articuler :

Mais où êtes-vous ?
Nous sommes là, avec vous.
Nous ne vous voyons pas !
Vous ne pouvez pas nous voir, c’est vrai. Mais nous sommes réellement là, présents à vos côtés. Quand nous sommes venus ici, nous étions des êtres humains, comme vous. Mais pour survivre et devenir - comment pourrions-nous dire ? -, pour devenir ce que vous appelleriez « immortels », il nous a fallu nous dépouiller de notre enveloppe charnelle et exister dans une forme de vie supérieure que vous auriez du mal à imaginer. Nous sommes ici partout et nulle part

la fois, mais nous pouvons communiquer avec vous et vous faire sentir notre présence.
Jed et Jiliane comprenaient. Ils se sentaient entourés d’une aura sensible. Ils étaient bien, en confiance. Toute appréhension avait disparu et ils avaient la possibilité d’un échange entier, en toute plénitude, avec l’entité qu’ils côtoyaient. Jed posa une question.

Vous êtes donc immortels ?
Nous sommes là depuis le début de la civilisation que vous connaissez, et que nous avons fondée, et nous en avons suivi toutes les étapes, seconde après seconde, année après année.

Ce n’était pas une réponse directe. Jed continua.
Combien êtes-vous ?
Cette question n’a pas de sens. Nous sommes myriade et nous sommes un. Après notre stade incarné, la notion d’individualité a disparu. Nous sommes une entité, une conscience collective.

Comment les prêtres de la planète mère vous parlent-ils ?
Ils nous parlent comme vous nous parlez maintenant. Ils viennent se ressourcer régulièrement à nos enseignements.
Vous parlent-ils de la planète mère, de ce que s’y passe ?
Bien sûr, mais leurs discours sont vains. Ils ne les prononcent que pour se rassurer eux-mêmes. Nous sommes constamment en


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contact avec ce que nous avons créé. Pas une seconde, nous n’abandonnons les peuples de la planète mère. Nous savons et nous voyons tout sans besoin d’intermédiaire. C’est assez difficile de vous expliquer. C’est comme si vous n’étiez chacun, en tant qu’individu, qu’une partie de nous-mêmes, sans en avoir conscience, ou si peu.

Donc, vous savez tout ce qui se passe ?
Nous savons tout ce qui s’est passé, ce qui se passe, et ce qui se passera. Mais pas dans le temps avec lequel vous avez l’habitude de raisonner. Le temps n’est qu’une illusion. Nous voyons dans un tout global, où le temps, et ce que vous appelez l’Histoire, n’est qu’un paramètre de peu d’importance. Notre compréhension est intégrale. Elle dépasse une conscience humaine, même celle d’une humanité.

Alors vous savez pourquoi nous sommes venus ?
Nous le savons. Votre quête n’est pas vaine, mais elle est sans but, dans le sens où elle ne peut pas nous impliquer.
Comment ça ?
Nous ne pouvons percevoir les choses comme vous. Nous ne pouvons pas analyser l’Histoire en termes de personnes, d’événements ou de conflits. Ces mots pour nous n’ont pas de sens. Il n’y a qu’un grand système qui suit une évolution uniquement interne, comme un organisme vivant isolé. Il n’y a pas de partie plus ou moins nécessaire, plus ou moins utile.

Mais la souffrance de notre peuple ?
L’Histoire n’est ni prédestinée, ni immanente. Ce que vous ressentez comme souffrance en tant qu’individus, nous le vivons comme une réaction interne. C’est un peu, pour prendre une comparaison imparfaite, comme si vous le viviez avec le recul du temps.
Mais alors, que pouvez-vous comprendre de nous ?
Au-delà de votre propre compréhension. Nous sommes vous, et bien d’autres choses encore. C’est la base que nous avons jetée, et que nous avons continuée jusqu’ici.
Vous ne pouvez donc agir ?
Notre action, c’est notre existence même. Il faut que vous compreniez ça avant de repartir. Nous sommes un peu comme des contemplatifs, mais nous contemplons notre propre développement


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qui ne peut se faire que parce que nous existons. Vous faites partie intégrante, chacun de vous, de cette existence. Mais vous n’en avez que très partiellement conscience.
Que signifie alors, dans ce contexte, le réveil des Anciens ?

Pour essayer de vous faire comprendre, ce serait, en quelque sorte, une fusion de chaque individualité qui se reconnaîtrait dans l’entité. Nous, les Anciens, qui avons initialisé ce processus, nous retrouverions alors notre entité première, juste après notre désincarnation, mais considérablement enrichie… Mais tout ceci n’est qu’une explication approximative.

Et ce jour est-il arrivé ? Est-il proche ?
C’est une question qui n’a pas de sens, mais il vous est difficile de l’admettre.
Que devient le gouvernement des Unis, la Logisphère, ce mode de pensée qu’on croyait enseignée par vous-mêmes ? Tout cela est contradictoire !
Non, pas du tout. L’esprit humain progresse par étapes nécessaires. Vous ne voyez qu’une marche, nous, nous connaissons l’escalier tout entier. Cela ne vous empêchera pas de le gravir.
Je ne comprends rien de tout ça ! J’ai l’impression que notre mission est un échec, qu’elle ne mène à rien !
Là encore, ça n’a pas de sens. Mais les paroles sont trompeuses. Nous avons parlé, et les idées passent mal par les mots. Nous avons d’autres moyens pour communiquer. Et quand vous sortirez d’ici, vous saurez que vous avez fait un pas décisif dans la compréhension de l’Histoire. Vous êtes à la veille de monter une nouvelle marche.

Que devons-nous faire maintenant ?
D’abord, l’un de vous doit rester ici.
Jed et Jiliane échangèrent immédiatement un regard étonné, voire effrayé. La voix reprit.
L’un de vous deviendra un Ancien dans votre sens. Nous avons besoin à chaque étape d’un élément nouveau dans notre conscience collective, jusqu’à l’étape finale – ce réveil des Anciens – où nous ne serons plus qu’une seule mémoire. Nous avons que l’un d’entre vous restera.
Et l’autre ?


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Il retournera sur la planète mère. De grands bouleversements l’attendent. Un jour nouveau se lève. Lui et d’autres, qu’il rencontrera et qui œuvrent dans le même sens que lui, ont un immense travail à accomplir.
Il y eut un silence qui sembla durer une éternité.
Et maintenant, Allez !
La lumière verte s’intensifia. Jed et Jiliane sentirent une présence disparaître, et se retrouvèrent comme au sortir d’un rêve. Ils échangèrent un regard. Ils n’avaient pas besoin de parler. Comme leur avaient dit les Anciens, ils avaient compris. Leur destinée, leur but, la raison de leur existence, de leur lutte, tout ça avait maintenant une cohésion, un sens global. Ce court épisode les avait fait accéder à un stade supérieur de conscience. Plus que l’échange verbal, il s’était effectivement établi une communication différente, une sorte de connaissance instantanée, de révélation, réalisée dans l’égrégore que leur avait fait partager l’entité que formaient les Anciens.

Ils rebroussèrent chemin, toujours en silence. Éden, au-dehors, leur paraissait moins inhospitalier que tout à l’heure. À l’extrémité du couloir, un prêtre les accueillit, qui n’était pas celui qui les avait accueillis. Il ne leur posa pas de question et se contenta uniquement de dire :
Nous vous avons réservé des appartements. Vous pourrez y vivre le temps qu’il vous plaira avant de repartir. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous y mener.
Comment saviez-vous que nous aimerions rester encore quelque temps ici ?
C’est l’usage, vous savez. La méditation est fondamentale après le contact avec les Anciens. Elle n’est bien sûr, pas obligatoire, mais tout le monde en ressent le besoin profond. Nous ne faisons qu’accéder à ce désir.
C’est juste, et nous vous en remercions.
Ils le suivirent jusqu’à un magnifique appartement. Une seule et immense pièce, avec une mezzanine, un lit en bas et un lit en haut, quelques meubles de goût et surtout une gigantesque baie vitrée qui s’ouvrait sur la paysage torturé d’Éden et ses furies chatoyantes.

Jed et Jiliane ne virent même pas le prêtre s’éloigner, tant ils


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étaient absorbés par la contemplation du désert sauvage qui était devant leurs yeux. Il sembla qu’une heure au moins fût écoulée quand ils détournèrent la tête l’un vers l’autre. Jed plongea son regard dans les yeux verts de Jiliane.
Alors, tu vas rester ici, dit-il
Tu le sais bien, répondit-elle dans un sourire.








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Chapitre 12




En émergeant de la dématérialisation, Jed retrouva cette sensation de réveil qu’il avait éprouvée à l’aller. Il mit quelques secondes à recouvrer ses esprits, et prit conscience qu’il se trouvait de nouveau dans l’astroport des prêtres sur la planète mère. Avec Jiliane, ils avaient quelque peu prolongé leur séjour sur Éden, pour mieux s’acclimater à leur nouvel état et à mieux se préparer à leurs tâches futures. Et puis il avait fallu se dire adieu, ce qui ne fut pas le plus facile !
Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis leur départ. Jed se sentait à la fois calme et surexcité. Une connaissance nouvelle, infuse, l’habitait. Il savait qu’il était précurseur de changements profonds, mais il ne savait pas encore dans quelle mesure le processus était enclenché. Il choisit de se référer à ce qu’il avait connu avant son départ, c’était la décision la plus raisonnable. Les puissances dirigeantes devaient le tenir pour un renégat, et chercheraient sans soute à l’éliminer, ou du moins à le réduire au silence pour éviter qu’il ne propage les résultats de ses agissements sacrilèges.
La porte de la capsule coulissa lentement. Jed serra son arme contre lui, prêt à toute éventualité. À sa grande surprise, il n’y avait aucun soldat, aucun policier pour l’attendre. Pourtant, on devait bien être au courant de son retour ! Il vit seulement un prêtre qui avançait avec diligence vers lui. Il leva son arme, menaçant. L’autre le regarda sans s’arrêter, puis quand il fut à sa hauteur, il éclata de rire.

Ha, mon pauvre ami, mais baissez donc votre arme, vous voyez bien que moi-même, je n’en ai pas. Je ne vous veux aucun mal.

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Jed ne savait quoi dire.
Mais… Que faites-vous ici ?
Ce que je fais ici ! Mais je vous attendais, voyons. Votre retour est attendu depuis longtemps.
Vous êtes seul ?
Et alors ! Vous attendiez-vous à une escorte, à une réception en votre honneur ?
Eh bien…
Allons, allons, sortez d’ici. Je vous emmène.
Je pensais qu’on allait m’arrêter.
L’autre repartit d’un rire franc et jovial.
Ah mon ami, vous ne pouvez pas savoir ce que les choses ont changé depuis un mois ! Les structures ne sont plus aussi rigides, elles ont pris du mou. Je suis responsable de cet astroport, je ne permettrais pas qu’on vienne y semer la zizanie.

Mais les Unis, la prêtrise…
Et alors, s’ils veulent vous arrêter, ils le feront en dehors d’ici, ça ne me regarde pas.
Jed comprenait de moins en moins.
Expliquez-moi, que se passe-t-il ?
Oh, laissez-moi tranquille, vous aurez tout le temps de comprendre. Tout ce que je vous demande, c’est de sortir d’ici. Venez !
Jed le suivit, éberlué. Ils sortirent du hall où se trouvaient les capsules de dématérialisation et pénétrèrent dans un large couloir. Une musique déroutante résonnait dans cet immense corridor. Jed reconnut le style d’Antodieff dans la composition, mais jamais il n’avait entendu une musique si nerveuse, si hachée. Il semblait se trouver dans un monde différent de celui qu’il avait connu il y a si peu de temps.
C’est une musique d’Antodieff ?
Bien sûr, merveilleux, n’est-ce pas ?
Son style a évolué très vite.
C’est vrai, mais maintenant, nous comprenons mieux ce qu’il essaie de nous dire.
La phrase parut quelque peu étrange à Jed, mais il ne posa pas de


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question. Ils arrivaient à une sortie. Ce n’était pas celle que Jiliane et lui avaient utilisée à l’aller. Le prêtre ouvrit la porte.
Vous pouvez partir par là. Faites attention tout de même.
Mais enfin, voulez-vous m’expliquer ce qui a changé depuis mon départ ?
Allons, ne vous fâchez pas. Je ne peux pas vous expliquer. Si je vous dis que le monde est devenu fou, ça ne serait pas la vérité. Mais les choses ont changé, c’est vrai. D’autres idées passent dans les têtes maintenant, et elles passent vite, croyez-moi. Le doute est né chez certains, et s’est propagé comme un courant électrique.

Le doute ? Pour qui, pour quoi… Les Anciens ?
Oh non, surtout pas !
Les Unis, la Logisphère, alors ?
Non, non, pas vraiment. Rien de très précis comme ça. Mais vous savez, c’est difficile de rationaliser ce sentiment.
Jed le regarda, abasourdi.
Et c’est vous, un prêtre, qui dites ça !
Son interlocuteur se mit à rire à gorge déployée. Il eut du mal à s’interrompre.
Vous voyez, vous commencez à comprendre ! Et il referma la porte.
Jed se retrouva dehors avec l’impression d’être dans un monde

étranger. Que s’était-il passé pendant leur absence ? Les Anciens avaient parlé de bouleversement, mais dans quel sens ?

Jed regarda autour de lui. Il se trouvait dans un quartier de la cité qu’il ne connaissait pas, mais, encore une fois, aucun soldat, aucun policier ne l’attendait. Il trouvait ça bizarre. Peut-être le prêtre l’avait-il fait sortir par un endroit qu’il savait sûr. Un prêtre en dissidence, pourquoi pas ? Il haussa les épaules et emprunta la première rue en face de lui. Tout semblait normal, peut-être régnait-il une effervescence inhabituelle, mais cela tenait peut-être au quartier. Il hésitait sur la direction à prendre.

- Vous êtes perdu ? Puis-je vous aider ?
Il se retourna. Un marchand de la classe deux s’adressait à lui de son échoppe. Jed le regarda avec une expression de surprise. C’était la première fois qu’il voyait un classe deux s’adresser sans


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préambule à un classe quatre. Sous le coup de l’étonnement, il essaya d’improviser une réponse.
Je… Je cherche le quartier des plaisirs.
Oh, ce n’est pas difficile. Vous suivez la première grande avenue que vous trouverez sur votre gauche, et c’est à environ un kilomètre.
Je vous remercie, mais… Dites-moi…
Oui, monsieur ?
Comment avez-vous su que j’étais perdu ?
Il m’a suffi de vous observer quelques instants, monsieur. Votre attitude n’était pas trompeuse, quelques recoupements ont suffi. N’oubliez pas que nous sommes très forts dans les déductions logiques, nous avons tous été élevés là-dedans.
Je vous remercie. Au revoir.
Jed repartit dans la direction indiquée. Un malaise prenait forme en lui. Un changement était en train de s’opérer chez les gens. Un changement rapide, mais il n’arrivait pas à comprendre pourquoi ni comment. À part l’épisode ahurissant du prêtre, tout semblait fonctionner comme il avait toujours connu. Mais sa nouvelle sensibilité lui révélait quelque chose d’indéfinissable. Un sentiment nouveau qui flottait dans l’air, qu’il ressentait en regardant les visages des gens dans la rue, en analysant leur comportement. Les Anciens l’avaient prévenu.

Il avait marché machinalement et se trouvait maintenant dans le quartier des plaisirs. Les bruits et les lumières commençaient à l’assaillir de partout. La foule se fit plus dense, il vit même un attroupement sur une place. Il s’y dirigea par curiosité. Sur une estrade de fortune, un homme haranguait les spectateurs. Il s’agissait visiblement d’un classe trois.

« Tiens, les classes trois sortent de leur tanière ! » Songea Jed.

Il est vrai que l’on voyait rarement des classes trois rechercher directement le contact avec la classe inférieure, ou même supérieure. Eux, dont la principale fonction était d’élaborer la pensée contemporaine, consignaient leurs réflexions dans les enregistrements qu’on pouvait stocker ou diffuser par la suite, sous les formes les plus diverses. Mais ils se risquaient rarement à venir s’expliquer en public, surtout devant les autres classes, à l’exception


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des artistes dont le langage était purement symbolique, qu’il soit musical, littéraire, graphique, plastique, etc. Jed se souvenait de quelques interventions de classes trois qu’il avait entendues quand il était enfant et auxquelles il n’avait rien compris ! La foule s’amassait autour de l’orateur, Jed perçut quelques bribes de phrases.

La vie ne peut être que notre seul guide… Il est des choses malaisées à comprendre… Il n’y a pas de force régnant sur l’univers qui puisse nous prédestiner… »
Tout cela semblait fort décousu pour Jed, qui, intrigué, s’avança pour mieux écouter.
- Vous pouvez le comprendre, car vous pouvez le ressentir, continuait l’autre. Dans votre vie quotidienne, savez-vous toujours ce que vous faites ? Pensez-vous qu’il y a d’autres personnes qui le savent ? Demandez-vous si les choses sont vraiment ce qu’elles paraissent être. Si une pierre tombe lorsque vous la lâchez, est-ce uniquement à cause de l’attraction terrestre ? Il faut savoir réfléchir, et ça, vous le savez, nous le savons tous, et nous l’avons compris. C’est l’enseignement des Anciens. Mais les Anciens ne nous parlent pas dans le raisonnement. Nous n’avons appris le raisonnement que par le raisonnement. Il y a des choses impossibles. Le feu peut-il se brûler lui-même ?

Jed ne comprenait rien à tout ce pathos analogique. Il avait tendance à s’en désintéresser, par ennui. Il regarda autour de lui. Les gens écoutaient avec une attention soutenue, les yeux rivés sur l’orateur, quelque peu fascinés. La foule se faisait de plus en plus compacte autour du classe trois qui se mit à parler plus fort, à gesticuler, à la limite du ridicule. Jed s’éloigna un peu, pour ne pas se faire prendre dans la presse. Il interpella son voisin.

- Mais que dit-il ? Qui est ce personnage ?
- Il est déjà venu hier, mais il n’a pas pu finir. - Ce sont les gens qui l’ont chassé ?

- La police des Unis est intervenue.
- Tiens, c’est bizarre. D’habitude, ils laissent faire. Ce type doit débloquer, ils n’ont pas su de quel côté prendre la chose.
Son interlocuteur le regarda, légèrement surpris. - Vous trouvez que ce classe trois délire ?


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Je ne comprends rien à ce qu’il raconte. Et vous ?
C’est vrai, mais on dirait qu’il y a un certain fond de vérité.
Mais quoi ? Ça n’a aucun sens !
Au fond, peut-être pas. Ne pensez-vous pas ?
Euh… Oui, vous avez peut-être raison !
Jed était plutôt décontenancé. Mais son voisin avait très bien répondu à son interrogation. Ce qui semblait passionner les auditeurs,

travers cette logorrhée, c’était une sorte de fil conducteur caché, apparaissant seulement en filigrane à travers les mots. Une manière bien bizarre de dire ce que l’on avait à dire, en tout cas, aux yeux de Jed, d’une inefficacité flagrante.
La foule commença à s’agiter autour de lui. Il se retourna et vit une escouade de la police des Unis qui arrivait. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Il ne fallait pas qu’il soit pris dans la rafle ! Il essaya d’abord de s’enfuir par l’arrière, mais les gens s’agitaient de plus en plus, empêchant toute progression à contre-courant, et les policiers s’approchaient vite. Il ne pourrait bientôt plus s’échapper devant eux sans être repéré. Il fit demi-tour et plongea dans la masse humaine devant lui. Mais celle-ci commençait à s’énerver et les gens se pressaient les uns contre les autres, en chuchotant d’abord, puis en criant.

L’orateur s’enfuit devant ces difficultés, ce qui fut le point de départ de la panique. Chacun se heurtait à son voisin en voulant partir dans une direction différente, et la centaine de personnes qui se trouvait là eut toutes les peines du monde à se disperser. La police chargea et se mit à frapper avec une violence et un illogisme inhabituels.
Jed ne comprenait pas cette sauvagerie devant des gens inoffensifs. Mais quand il reçut le premier coup, il se mit à courir avec les autres. Des policiers arrivèrent de partout, les encerclant presque. Jed avisa une petite auberge, il s’y engouffra. Les quelques badauds qui assistaient à l’échauffourée le laissèrent passer sans difficulté. Un des clients lui indiqua même une autre porte.

Vous pouvez ressortir par là, si vous voulez. De l’autre côté, il n’y pas personne.
Jed ne se le fit pas dire deux fois. Effectivement, dans l’autre rue,


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il ne se passait rien. Les passants semblaient calmes. Il se décontracta, et reprit un air nonchalant. Soudain, un homme derrière lui se mit à crier.
- C’est lui, attrapez-le !
Il se retourna et vit un homme qui pointait un doigt accusateur vers lui. Il était accompagné de plusieurs policiers. Jed eut à peine le temps de réaliser qu’il se mit à courir comme un dératé, bousculant les gens et les étalages sur son passage. Les autres se mirent aussitôt à sa poursuite.
Il s’engagea dans la grande avenue, grouillante de monde. Dans sa course, il heurtait les passants, sa progression était difficile. Mais elle l’était aussi pour ses poursuivants. Ces derniers s’étaient mis à hurler, mais ça ne ressemblait pas à des sommations ou des ordres. On aurait dit des bêtes sauvages.

Quelque chose siffla à quelques centimètres de la joue de Jed. Il reconnut la chaleur d’un thermo-laser.
Mais ils sont devenus fous, pensa-t-il avec effroi. Tirer au thermo-laser dans la foule, c’est de la démence. Jamais les Unis ne laisseront passer ça !
Pourtant, les tirs se multiplièrent. La foule paniqua, se jeta à terre ou s’enfuit en hurlant. Jed s’abrita derrière une petite baraque. Il sortit son arme qu’il avait dissimulée jusque là.
Puis que c’est ainsi, dit-il.
Il jaillit de sa cachette comme un éclair. Ses poursuivants eurent à peine le temps de l’apercevoir que déjà d’eux d’entre gisaient à terre. Jed s’enfuit ventre à terre, et, avant que les autres aient répliqué, il obliqua sur la droite. La rue était longue, et les autres arrivèrent avant qu’il ait pu trouver une autre échappée. Les thermo-lasers recommencèrent, mais leurs tirs étaient éloignés et mal ajustés. Un passant fut touché sans que cela ralentisse le feu nourri qui arrosait la rue. Jed entrevit des escaliers sur sa droite, il s’y rua, grimpant les marches quatre à quatre. Il arriva sur une petite hauteur, qui surplombait les toits. Il se lança sur un des toits, se rattrapa de justesse, et refit le chemin à contre-courant. Les policiers ne l’avaient pas vu, et couraient dans la rue, juste en dessous de lui. Il les laissa passer et voulut regagner les escaliers, mais une fenêtre s’ouvrit


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brusquement. Il brandit son arme, prêt à toute éventualité. Une jeune femme apparut, elle semblait un peu effrayée.
- Venez, par ici ! Dit-elle.
Méfiant, Jed s’approcha. Derrière elle, la pièce semblait vide. Il sauta. Effectivement, il n’y avait personne d’autre. Il détailla plus avant celle qui lui portait secours. Elle avait sans douté été prise au dépourvu, car elle était très légèrement vêtue. Elle avait visiblement peur. Mais c’est sur un ton coléreux qu’elle montra la porte à Jed.

Allez-vous en, sortez par ici, vous n’avez plus rien à craindre.

Pourquoi faites-vous ça ? demanda Jed
Je n’en sais rien, je n’ai pas réfléchi. Mais je vous en prie, partez. J’ai été folle de faire ça. Si jamais ça se sait !
Bon, eh bien merci quand même !
Il sortit. Au-dehors, la foule s’était massée et commentait l’événement avec véhémence. Jed s’y glissa, en essayant de se dissimuler. Mais personne ne semblait l’avoir reconnu. Il passa incognito dans la rue, et se dirigea sans trop savoir pourquoi vers le quartier des plaisirs, encore une fois. Quelle violence inutile ! Quelle mouche les avait donc piqués pour qu’ils s’acharnent sur lui ainsi ? Les ordres et les méthodes avaient-ils changés depuis la dernière révolte, ou bien les hommes s’étaient-ils laissé emporter à commettre ces bavures ? Il échafauda un plan dans sa tête.

Il devait essayer de contacter les membres restants de l’organisation, et faire le point de la situation. La révolte du mois dernier, si elle avait été un échec de fait, comme attendu, avait dû perturber les esprits, autant des classes quatre que des dirigeants. On pouvait sans doute élaborer une nouvelle stratégie à partir de là, et amener ainsi les grands changements dont avaient parlé les Anciens. Maintenant Jed savait, au plus profond de son être, que ces changements allient avoir lieu. Il avait pleinement intériorisé cette idée.
Tout s’expliquait maintenant. Depuis la révolte, les esprits avaient fait leur chemin. Le vent de la fronde soufflait. On avait enfin compris à quelle absurdité la logique de prêtres et des Unis avaient mené. Les Anciens n’avaient pas décidé, ils étaient au-dessus de tout ça. Ils étaient les spectateurs des conflits, pas les initiateurs. Les


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prêtres s’étaient arrogé un pouvoir fictif en interprétant les discours des Anciens. Ils étaient tombés dans l’hypocrisie la plus complète.

Il fallait rénover la pensée encroûtée des gens.
- Eh bien Jed, on a fini par vous retrouver !
Jed se retourna brusquement. Quatre policiers étaient derrière lui. L’un d’eux pointa vers lui un tube rayonnant. Il eut juste le temps de reconnaître un haut dignitaire des prêtres qui le regardait en ricanant. Le rayon anesthésiant le frappa de plein fouet, et il sombra dans l’inconscience.



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Chapitre 13




La première chose qui frappa Jed à son réveil fut une impression écrasante d’uniformité. La salle où il se trouvait était entièrement recouverte d’un mauve sombre, baignée dans un éclairage indirect qui gommait toutes les aspérités. Il se trouvait assis au centre d’un demi-cercle formé par une table où siégeaient une dizaine de personnes, revêtues d’une longue soutane d’étoffe mauve.

Cette mise en scène surannée n’eut pas l’air de l’impressionner. Il se savait prisonnier des prêtres, et s’apprêtait à les affronter sans faiblir. Il essaya de marquer le premier point en prenant la parole dès son réveil.
Comment m’avez-vous retrouvé ?
C’est nous qui posons les questions maintenant !
Cela commençait mal. Sur sa chaise, Jed n’était pas entravé, mais sur la table, il avait déjà remarqué plusieurs tubes rayonnants. Il savait bien que les prêtres ici présents n’hésiteraient pas une seconde

s’en servir au moindre geste suspect.
Que voulez-vous de moi ?
Nous sommes ici pour vous juger. Vous avez commis les pires crimes contre notre monde. Vous avez été l’instigateur d’une révolte destructrice. Vous avez défié le pouvoir des Unis. Vous avez bafoué les privilèges des prêtres. Vous avez commis le plus grand des sacrilèges !
Sacrilège ?… Interrogea ironiquement Jed, ce qui eut pour effet de décupler la rage de son interlocuteur.
Oui, un sacrilège ! Vous vous êtes rendu sur Éden en volant une de nos capsules de dématérialisation. Vous vous êtes arrogé le droit

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de visite aux Anciens. Vous avez ouvertement violé nos lois. Vous vous êtes placés en dehors de nos règles. Vous voulez détruire notre société, et c’est pour cela que nous vous jugerons !

Jed haussa les épaules. Ce n’était évidemment pas pour ça qu’il était ici. Les classes supérieures n’avaient pas besoin de procès pour le condamner ou se débarrasser de lui.
Un procès ? Persifla-t-il, je ne vois ici que des prêtres. Où sont les Unis, où sont les autres classes ? Êtes-vous à rendre la justice ici ?
L’autre s’empourpra, mais un de ses compagnons le calma, et, soucieux de ne pas se laisser emporter sur un terrain glissant, il répliqua.
Nous instruisons en ce moment. Ce n’est pas à vous de nous faire la morale. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir perdre un peu de votre morgue, car sinon la suite va devenir très pénible pour nous, et surtout pour vous !
Jed sentit l’obstacle. Cela commençait à tourner à son désavantage.
Je n’ai rien à vous dire, lança-t-il.
Oh que si ! Il y a beaucoup de choses que nous aimerions vous entendre dire.
Quoi par exemple ?
-Eh bien, par exemple, comment avez-vous su pour vous rendre sur Éden ?
La question était bien innocente. Ce n’était sans doute qu’un appât.
Votre question est stupide, un enfant de six ans saurait faire fonctionner les capsules de dématérialisation.
Alors, posons notre question autrement. Que représentait Éden pour vous ?
Les choses se précisaient. Jed hésita.
Allons répondez. Nous vous demandons de vous expliquer. Nous désirons connaître vos motivations.
« Ça m’étonnerait, pensa Jed, ils connaissent nos buts depuis longtemps. Ils les ont toujours combattus. »
Vous savez très bien pourquoi nous combattons.
Nous aimerions vous l’entendre dire en tout cas. Vous


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comprendriez mieux ainsi combien vaine a été votre mission.
Elle n’a pas été vaine !
Ah bon ? Mais alors, faites-nous le comprendre.
Il s’était fait piéger. Les joutes oratoires n’étaient pas son fort, il réagissait trop vite. Que fallait-il dire maintenant ? Il décida que, de toute façon, il n’avait rien à perdre.
Vos jours sont comptés. Votre règne tire à sa fin.
Voilà des paroles qui sont bien intéressantes dans la bouche d’un révolté exalté. Mais continuez donc, ça nous intéresse.

Le ton obséquieux de ses adversaires l’énervait. Il se mit à parler très vite.
Vous n’avez pas le rôle que vous prétendez avoir ici. Vous n’êtes qu’un incident dans l’histoire. Une nécessité malheureuse. Vous ne guidez pas notre peuple. Vous n’êtes que l’expression d’un courant qui va disparaître. Vous incarnez un passé révolu, dont la fixité est sa propre condamnation. Vous êtes incapables de comprendre ce qui se passe maintenant, et la vagua va vous dépasser, vous noyer.

Ce sont les Anciens qui vous ont dit ça ?
Non, mais ils…
Il s’interrompit aussitôt. Il s’était trop avancé, les prêtres l’avaient amené là où ils le désiraient. La question fut posée à nouveau.

Ce sont les Anciens qui vous ont dit ça ?
Les Anciens savent, c’est tout.
Que vous ont-ils dit ?
Le cerveau de Jed fonctionnait à toute vitesse. Les Anciens ne lui avaient pas dit tout ça, bien évidemment, mais il sentait, qu’au fond de lui-même qu’il commençait à comprendre de plus en plus de choses. Les prêtres, par contre, semblaient un peu désemparés. Il essaya de pousser cette constatation à son avantage.

Nous sommes à la fois des acteurs et des spectateurs de notre évolution. Nous sommes à la fois passifs et actifs. Si bien que nous ne comprenons que partiellement. Et nos actions, nos buts, sont entachés de cette ambiguïté essentielle.

Cela ne veut rien dire, on ne peut pas vous avoir dit ça.
Bien sûr, c’est évident. Mais vous savez très bien comment les Anciens communiquent leur…


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Il s’arrêta net. Une pensée fulgurante traversa son esprit. Il commençait à comprendre. D’un air une peu sardonique, il questionna.
- Quand avez-vous parlé aux anciens pour la dernière fois ?
Le coup avait porté. Il sentit un flottement dans l’assistance. O, lui fit une réponse dilatoire.
Nous avons déjà dit que c’est nous qui posons les questions !

Je découvre des choses. Je comprends ! Murmura Jed, plus pour lui que pour ses interlocuteurs.
Vous n’avez rien à comprendre. Vous vous êtes adressé aux Anciens sans notre consentement, dans des formes qui ne sont pas rituelles, au mépris de tout l’enseignement que nous avons reçu depuis des temps immémoriaux. Vous avez reçu des informations pour lesquelles vous n’étiez pas préparé, que vous vous proposez de répandre sans les avoir comprises. Les Anciens…

Les Anciens ! Les Anciens !… Se mit à hurler Jed. Vous ne les connaissez plus, vous ne les comprenez plus vous-mêmes. Pour vous, ils n’ont qu’un rôle obscurantiste. Allez, dites-le moi donc, depuis combien de temps ils ne sont plus rentrés en contact avec vous ? Vous vous gardez bien de le dire. Eh bien moi, je vais vous expliquer. Il y a des choses qui vous dépassent. Vous ne comprenez pas qu’un vulgaire classe quatre puisse se rendre sur Éden, et surtout que les Anciens lui parlent, alors qu’ils ne vous parlent plus depuis longtemps. Vous ne comprenez pas les changements qui s’opèrent depuis des années, et qui vont en s’accélérant chaque jour. Vous ne comprenez pas que votre rôle est terminé, et que vous accrochez à votre pouvoir décadent. Vous ne comprenez pas que ce soit un classe quatre que les Anciens ont choisi pour…

Il sentit qu’il était allé trop loin. Sa colère l’emportait, et le poussait à révéler des faits que, de toute façon, les prêtres étaient incapables d’assimiler – il le savait maintenant.
Que voulez-vous dire par là ?
Rien, cet interrogatoire que vous me faites subir est un aveu. Vous n’êtes dépositaire d’aucune volonté, surtout pas celle des Anciens.
Arrêter de blasphémer ! Vous vous croyez émissaire des Anciens,


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vous vous trompez cruellement.
Non, je ne suis pas leur émissaire. Ceci prouve que vous n’avez rien compris. Nuls autres que nous-mêmes ne dirigent notre destin. Les Anciens sont nos pères, ils ne sont pas notre conscience.
Vous divaguez et vous voulez nous entraîner sur de fausses pistes. Répondez à cette question : pourquoi votre compagne n’est pas revenue avec vous ?
C’est inutile de vous expliquer, cela ne servirait à rien.
Nous pouvons vous faire parler, vous le savez. Nous en avons les moyens.
Vous pouvez aussi me faire disparaître, cela ne change rien.

Votre attitude est inconstante.
Mais vous ne comprendrez donc jamais rien. Tout va devenir inconstant. Même la Logisphère n’y pourra plus rien.
Arrêtez vos insanités, et répondez à notre question : pourquoi votre compagne n’est-elle pas revenue avec vous ?
Jed se calma. Il dévisagea ses interlocuteurs un par un. Ils ne semblaient pas paniqués du tout, mais au contraire, beaucoup plus calmes que lui. Aucun vent de folie ne les avait touchés. Et ils gardant leur froide détermination, conscients de leur bon droit et de leur pouvoir. Pourtant, Jed savait que tout cela allait s’écrouler bientôt.
Vous n’obtiendrez rien de plus de moi, dit-il d’un ton ferme.
Oh que si ! Détrompez-vous.
Sur un geste des inquisiteurs, une porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent. Ils portaient un appareillage que Jed reconnut immédiatement. Les hallucinateurs ! Ils allaient utiliser les hallucinateurs ! Jed se mit à vociférer.
Mais vous êtes fous. Ça ne sert à rien. Même avec vos machines, vous ne tirerez de moi que des renseignements que vous serez obligés d’ignorer.
Dites-nous ce que vous ont appris les Anciens.
je vais vous le dire encore une fois. Les Anciens nous regardent, ils ne nous dirigent pas. Nous n’agissons pas selon leur volonté. Nous avons notre libre-arbitre. Nous…
Ça suffit, vous l’aurez voulu. Mettez-lui les hallucinateurs.


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Jed se débattit comme un lion. Il renversa les hommes qui s’approchaient de lui. Un des prêtres fut obligé d’employer un rayon anesthésiant pour en venir à bout. Pendant son inconscience, on l’attacha sur sa chaise, et on lui mit le casque sur les oreilles. Quand il revint à lui, il était à la merci des prêtres.

La première décharge lui sembla terrifiante. La salle devant lui se transforma en véritable enfer, empli d’un feu dévorant dont il sentait les flammes lui brûler la peau. Les tortionnaires se transformaient en des monstres hurlants, aux faciès grimaçants, aux mains griffues et aux dents acérées qui cherchaient à lui dévorer les entrailles. Il sentait leurs ongles lacérer ses chairs, et chaque blessure était comme un jet brûlant qui lui déchirait le corps et le faisait hurler de douleur.

La vision s’arrêta net, le laissant inondé de sueur, pantelant. Il lui sembla entendre dans le lointain une voix caverneuse qui lui parlait.

- Ce n’est qu’un début, mais vous l’aurez voulu !
Il se retrouva dans le noir le plus complet. Il avait l’impression de naviguer dans un néant sans fin, comme s’il tombait, tombait sans cesse dans un puits sans fond. Puis la terreur afflua de nouveau comme un ouragan dans sa tête. Toutes ses terreurs, depuis sa plus tendre enfance jusqu’à maintenant arrivaient d’un seul bloc, décuplées. Des monstres horribles, côtoyant des impressions atroces, informelles, s’entrechoquaient dans son cerveau. L’épouvante à l’état pur, pire que la mort, l’habitait. Il aurait voulu mille fois mourir, mais c’était impossible. On l’obligeait à regarder l’irrecevable, à écouter l’inaudible comme une torture sans fin. Contre ce déchaînement des forces obscures, on ne pouvait rien faire d’autre que hurler et hurler encore, jusqu’à ce que le sang afflue dans la bouche.

Il s’était évanoui. Quand il revint à lui, ses tortionnaires n’avaient pas bougé et le regardaient, impassibles. Jed avait un goût de sang dans la bouche. La transpiration avait trempé ses vêtements. Il grelottait de froid et de peur. Il était dans un état d’hébétude profond. Un des prêtres s’adressa à lui.
Maintenant, vous allez tout nous raconter, du début jusqu’à la

fin.
Jed essaya de se redresser sur son siège. Il balbutia.
Je vais… Les Anciens… Vous ne savez pas… Vous ne pouvez


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plus… Il faut arrêter.
- Je crois qu’il faut reprendre un peu le traitement !
Les yeux écarquillés de terreur, Jed vit un des hommes s’apprêter

remettre les hallucinateurs en marche. Quand il eut le casque sur les oreilles, son corps se tendit à craquer dans l’attente des images qui n’allaient pas tarder à le rendre fou.
C’est alors qu’il commença à entendre un sifflement suraigu. Il crut d’abord que l’hallucinateur commençait son travail, mais il ne ressentit pas cette impression de descente aux enfers comme auparavant. Il se dit que ses tortionnaires le faisaient attendre avec un plaisir sadique.
Le sifflement augmenta graduellement. Jed ouvrit les yeux. Autour de lui, les prêtres semblaient perplexes. Ils tournaient la tête dans tous les sens, interloqués. Visiblement, ce bruit leur était inconnu, et ils cherchaient à en déterminer l’origine. L’un d’entre eux vérifia même les hallucinateurs pour voir si une interférence ou un disfonctionnement quelconque n’engendrait pas cette fréquence suraiguë. Le bruit s’amplifia très rapidement. Et quand les prêtres comprirent, il était trop tard. Ils se levèrent, les mains collées aux oreilles, se ruant vers la porte. Mais le bruit était devenu trop puissant. Leurs tympans éclatèrent, leurs cerveaux vibrèrent à se rompre. Jed ressentait un mal de tête intolérable, il crut que sa boite crânienne allait éclater. Il aurait voulu crier de douleur, mais le bruit l’enveloppait, et il s’évanouit avant de comprendre ce qui se passait.

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Chapitre 14




En reprenant conscience, Jed vit d’abord les corps des prêtres, gisant pêle-mêle dans la salle. Ils montraient des visages grimaçant de douleur et de terreur, un filet de sang coulait de leur nez et de leur bouche. Jed essaya de bouger la tête. Une douleur fulgurante lui traversa le crâne. Il eut un rictus de souffrance. Il sentait qu’on lui enlevait le casque des hallucinateurs. Il entendit une voix lui souffler :
- Restez tranquille, on s’occupe de vous.
Puis la même voix reprit, en s’adressant à quelqu’un d’autre. - Le casque l’a bien protégé, mais il est quand même sonné !

Jed vit une main qui tendait une pilule devant ses lèvres. Sans réfléchir, il l’avala. Aussitôt, il se sentit beaucoup mieux. La douleur n’irradiait que faiblement dans sa tête. Il regarda celui qui l’avait aidé. L’homme sourit doucement.
Ça va mieux ?
Qui êtes-vous ?
Tout à l’heure, tout à l’heure. Pour l’instant, il faut vous remettre un peu.
Une femme s’approcha, et ajouta :
Oui, mais il vaut peut-être mieux ne pas traîner ici. D’autres vont sans doute arriver.
Jed se leva. La tête lui tourna un peu, mais il put se mettre sur ses pieds. Il esquissa quelques mouvements pour se remettre en train.
Ça va, dit-il, je peux partir.
Bon, dans ce cas, allons-y. Suivez-nous Jed. Et tenez, ça peut servir, on ne sait jamais.

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Jed prit le thermo-laser qu’on lui tendait et suivit ses deux compagnons. Sur le pas de la porte, deux gardes étaient étendus, touchés mortellement par les thermo-lasers.
Ils n’eurent qu’un long couloir désert à traverser pour se retrouver devant une porte qui, visiblement, donnait sur l’extérieur. Au-dehors, un troisième homme attendait. Jed regarda ses deux acolytes, la femme lui fit un signe du menton.

Vous pouvez sortir sans crainte. Comme vous pouvez le constater, les prêtres n’avaient pas vraiment prévu de transformer leur repaire en prison ou en salle de tortures.
Pourquoi les combattez-vous ?
Nous n’aimons pas beaucoup ces gens-là !
La réponse était plutôt édulcorée, mais Jed n’eut pas le temps d’approfondir, car le troisième homme le tira par le bras.
Venez, il ne faut pas rester trop longtemps à découvert. Maintenant, des gens de toute sorte rôdent partout, et vous êtes plutôt repéré.
Ils longèrent quelques petites ruelles obscures et désertes. Puis ils rentrèrent dans une boutique où, visiblement, on les attendait.

Vous êtes des marchands ! S’exclama Jed
Décidément, vous êtes bien curieux. Qu’est-ce qui vous étonne ?

Boursault s’était refusé à toute participation.
Boursault a été assassiné. Les diverses factions de l’union ont éclaté. Plus rien n’est comme avant. Mais venez donc dans l’arrière-salle.
Il les suivit. La pièce était accueillante. De lourdes tentures étaient accrochées aux murs et donnaient une impression d’intimité feutrée. De larges fauteuils bas entouraient une petite table sur laquelle se trouvaient une bouteille et quelques verres.

Asseyez-vous donc un instant.
Il s’installa dans un des fauteuils. Deux hommes s’assirent avec lui. Ils n’étaient pas de ceux qui l’avaient accompagné jusqu’ici. L’un d’eux déboucha la bouteille, et emplit trois verres. Il en tendit un à Jed. Celui-ci but une gorgée, les larmes lui vinrent aux yeux. L’alcool était fort, mais réconfortant. Il se détendit.

- Nous allons ressortir, dit un de ses interlocuteurs, nous allons


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vous mener en lieu sûr. Mais ça ne sera pas facile. Le voyage risque de ne pas être de tout repos. Même le réseau des arrière-boutiques n’est plus très sûr. Les prêtres semblent avoir misé sur vous. Et ils vont mettre tout en œuvre pour vous retrouver. A priori, ils ne connaissent rien au réseau. Mais les Brigades du Destin y rôdent de plus en plus, et elles semblent être leur allié maintenant.

Comment ! Ne put s’empêcher de s’exclamer Jed.
Eh oui ! Il se passe des choses de plus en plus bizarres. Tout évolue très vite, maintenant. On ne comprend plus grand-chose. On tente seulement de rester informé. De toute façon, le rôle des Brigades du destin a toujours été trouble. Ce sont des éléments incontrôlables. Leurs buts, leurs alliances peuvent se renverser d’un jour à l’autre. En fait, ça ne me plairait pas de m’acoquiner avec eux maintenant.
Vous êtes organisés ?
Pas vraiment. Mais on prête un coup de main quand on nous le demande. Nous sommes des marchands. On a rencontré beaucoup de gens, et participé à de nombreuses entreprises, plus ou moins régulières. J’ai même travaillé avec des personnes de votre organisation.
Qu’est-elle devenue, cette organisation ?
Ça alors, mon ami ! Quand on a déclenché un feu d’artifice comme vous en avez déclenché il y a un mois, il ne faut pas s’attendre à en ressortir frais et dispos.
Mais qui vous a demandé de me sortir de là ?
Vous allez bientôt le savoir. Mais assez parlé maintenant, il faut y aller.
Il souleva une tenture, dévoilant une porte.
Le réseau des arrière-boutiques. Je crois que vous connaissez

déjà.
Je vois que les informations circulent bien !
Votre coup d’éclat a fait beaucoup de bruit. Ça ne m’étonnerait pas que dans quelques années vous deveniez comme qui dirait, une légende vivante. Mais qu’est-ce vous êtes allé faire sur Éden ?

Cette fois-ci, c’est vous qui semblez bien curieux.
Bah, tant pis. De toute façon, nous autres marchands, tous ces


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problèmes théologiques nous intéressent peu. Mais ils ressemblent à quoi les Anciens ? Vous les avez vus ?
Je croyais que ça ne vous intéressait pas ?
Bon, j’ai compris ! Allez, on y va.
Il s’engagea, suivit de son compagnon, puis de Jed. Le dédale commença. Couloirs obscurs, entrepôts encombrés de marchandise, ruelles désertes se succédèrent, égarant Jed très rapidement. Il avait l’impression de tourner en rond, mais ses guides allaient d’un pas ferme et décidé. Il leur emboîtait le pas avec confiance. Cependant, il était un peu mal à l’aise. Tous ces événements l’avaient bouleversé, et il ne savait plus trop où il en était.

Ils débouchèrent dans un vaste entrepôt encombré de caisses métalliques. L’homme de tête s’arrêta et s’adressa à son compagnon.

Ils devraient être là. Il n’y a personne !
Allons voir à l’atelier.
L’un d’eux se dirigea vers une petite cabane, adossée à un des murs. Il ouvrit la porte. Deux cadavres étaient à terre, recroquevillés par le feu des thermo-lasers. Il referma la porte et se mit à crier.

- Attention, c’est un piège…
Il n’eut pas le temps de terminer, un rayon brûlant le cueillit au vol, et il s’écroula.
D’un seul et même mouvement, Jed et son compagnon s’étaient jetés à terre et avaient roulé vers une gerbe de caisses. Un feu nourri se déclencha, ils sentirent le souffle brûlant passer près d’eux, puis les rayons s’attaquèrent aux caisses qui leur servaient d’abri.

- Les Brigades ! Hurla l’autre. Elles nous ont trouvés !
L’air fut vite surchauffé, l’odeur de métal en fusion devenait insupportable.
Il faut faire quelque chose, dans quelques secondes, on va être grillés.
Reculons !
Ils se ruèrent vers un autre amas de caisse derrière eux, disposée en quinconce. Ils évitèrent de justesse une salve de feu. Leur situation était toujours précaire. Ils ripostaient au jugé, forçant les hommes des Brigades à s’abriter, les empêchant d’avancer. Mais les autres étaient visiblement nombreux et se déployaient. Dans un délai


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très court, ils allaient les déborder.
Il faut rebrousser chemin. Dans les couloirs, on pourra peut-être les semer.
Mais on ne peut pas bouger. Ils sont trop nombreux, on va être pris sous leurs feux.
Tant pis, il faut tenter le coup.
Jed renversa d’un coup d’épaule la pile de caisses derrière laquelle ils s’étaient abrités. Elles étaient très lourdes, mais elles s’éparpillèrent devant eux. Interloqués, les autres arrêtèrent leurs tirs un bref instant. C’était plus qu’il n’en fallait aux deux hommes qui s’élancèrent vers l’arrière.
Ils évitèrent in extremis un tir meurtrier, renversèrent une autre pile et repartirent, quelque peu abrités par l’obstacle mis ainsi en place. Ils parcoururent tout l’entrepôt de cette façon, comme des boules dans un jeu de quilles, renversant toutes les gerbes qu’ils rencontraient. Cela coupait tous les tirs qui leur étaient destinés et ralentissait la progression de leurs poursuivants.

Ils arrivèrent bientôt dans le couloir qui les avait amenés ici, avec une avance suffisante. Ils s’y engouffrèrent comme des diables et se mirent à courir de toutes leurs forces. Les autres se mirent à les poursuivre en hurlant comme des forcenés. Jed suivait son compagnon qui virait brusquement à droite, puis à gauche, puis encore à droite. Ils commençaient à semer leurs attaquants. À bout de souffle, l’autre s’arrêta devant une porte métallique à code. Visiblement, il connaissait la procédure d’ouverture qu’il se hâta de composer. La porte s’ouvrit, alors qu’au loin, on entendait les poursuivants à leur recherche. Quand la porte se ferma sur eux, un silence bienfaisant s’établit. L’obscurité était totale.

Ouf, on s’en est sorti. Ils ne nous trouveront pas ici.
Où sommes-nous ?
Dans un conduit qui mène aux égouts.
Aux égouts ?
Oui, un ancien système d’évacuation des déchets. Une sorte de réseau souterrain qui sillonne la ville. Il n’est plus utilisé que par les grosses industries pour qui les incinérateurs sont insuffisants. Ce n’est ni très sain ni très agréable, mais on devrait pouvoir passer par


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là.
Et comment va-t-on s’en sortir ?
On verra bien. Il n’est pas question de ressortir. Les Brigades vont infester les arrière-boutiques dans toute cette partie. Ils ne seraient pas longs à nous retrouver.
Que s’est-il passé ?
Je n’en sais rien. Les deux amis qui devaient prendre notre relais ont été abattus. On nous a tendu une embuscade. Ces gens sont diablement efficaces. Ils doivent avoir des informateurs partout. Ils doivent être plus nombreux qu’on ne le croit.

Vous connaissez un moyen de vous diriger dans les égouts ?

Pas vraiment, mais on va essayer. J’ai convoyé une fois des armes par cette voie. C’était la seule solution à ce moment, des dissidences dans l’union des marchands nous interdisaient de les transporter par le réseau habituel, et on m’avait offert une très grosse somme pour ce travail. Il n’y a plus qu’à tenter de nouveau le coup. De toute façon, je devais vous amener dans un repaire souterrain, on finira bien par trouver la jonction.

On n’y voit rien du tout. Il n’y a pas moyen de faire de la lumière ?
Ça ne va pas durer. Il y a une sorte de puits près de nos pieds, il conduit au réseau des égouts, et ceux-ci sont éclairés de manière permanente par une matière fluorescente incorporée aux parois. Les égoutiers ont besoin de ça pour travailler. Attention, ne bougez pas, je vais essayer de localiser la bouche d’entrée du puits.

Jed l’entendit s’agenouiller et chercher à tâtons.
Ça y est, je l’ai. Avancez tout doucement en vous guidant sur ma voix. Mettez-vous à genoux, il ne faut pas tomber dans le trou !

Jed obtempéra. Il sentit bientôt sous ses mains le rebord d’un trou.

Il y a des échelons encastrés dans le mur, suivez-moi.
Il s’engouffra dans la bouche d’entrée. Jed accrocha les barreaux avec ses mains et commença prudemment la descente. Celle-ci ne dura pas bien longtemps. Ils arrivèrent sur une plate-forme. Il y avait un autre puits, horizontal celui-là, très court et dont on pouvait voir la sortie, éclairée par une leur diaphane. Les deux hommes s’y engagèrent et débouchèrent dans le réseau même des égouts. L’odeur


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était insupportable, et la fluorescence des parois baignait les conduits dans une lumière terne et lugubre.
C’est sinistre, prononça Jed avec un haut-le-corps.
On n’a pas le choix.
Ils sautèrent de la hauteur où ils se trouvaient. Ils arrivèrent dans une sorte de mélasse répugnante et visqueuse.
De mieux en mieux, grommela Jed.
Il vaut mieux s’y habituer, car on risque d’errer un bon bout de temps avant que je puisse me repérer.
Ils commencèrent à marcher. La puanteur était atroce, et le liquide dans lequel ils marchaient si gluant qu’ils glissèrent chacun plusieurs fois dans ce bouillon peu ragoûtant. Cette boue qui leur collait dessus et la lumière glauque leur donnait l’aspect de zombies. Ils en arrivèrent même à en rire.
Ils arrivèrent à un conduit plus vaste, où coulait un fluide plus liquide, mais tout aussi ignoble, qui charriait de nombreuses immondices. Les parois étaient lisses, sans promontoire ou rampe pour les longer. Ils durent marcher dans l’eau. Ils en avaient jusqu’aux genoux.
Quand j’ai fait les égouts, nous avions une petite embarcation spéciale qu’utilisent les égoutiers. C’était autrement plus confortable et plus rapide.
Et pour l’odeur ?
Alors là, pas moyen d’y échapper. À moins d’utiliser des masques très gênants. En fait, on utilise ces derniers que lorsqu’on est dans une zone à émanations nocives.
Eh bien, espérons que nous n’en rencontrerons pas.
Ni de déversoirs chimiques, sinon, nous allons attraper des boutons, ou nous dissoudre dans un bain d’acide !
C’est gai tout ça ! Et si nous…
Jed s’interrompit brusquement et poussa un cri de douleur.
J’ai dû marcher sur quelque chose qui m’a fait mal. Il se remit à crier.
Non, on dirait qu’une bestiole m’a mordu ! Aussitôt, son compagnon se mit à tirer dans l’eau.
C’est un charognard. Des sortes de serpents à pattes qui se


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nourrissent des ordures. Ils sont très utiles pour nettoyer les égouts. Pour les éloigner, il suffit de tirer dans l’eau, celle-ci s’échauffe et ça les tient à l’écart.
J’espère qu’on ne va pas tomber sur un troupeau !
D’après ce que je sais, ils sont peu nombreux mais très voraces. Leur présence est un bon signe en fait, ça prouve que nous sommes loin d’une zone nocive.
On ne pourrait pas remonter et tenter notre chance à l’extérieur ?

je crois qu’il vaut mieux rester ici. Ça n’est peut-être pas agréable, mais nous sommes plus en sécurité. De plus, il faut que je trouve une jonction avec les égouts pour vous mener là où je dois conduire, dans le réseau souterrain.
Comment comptez-vous vous y prendre ?
Le réseau est très simple, c’est une sorte de quadrillage et il est numéroté en coordonnées cartésiennes. Donc, en lisant les indications qui sont gravées à chaque intersection, on peut savoir exactement où on est. Je sais à peu près où se trouve le lieu que nous cherchons. Avec un peu de tâtonnements, on finira par trouver.

Qu’est-ce que ce réseau souterrain ?
C’est une très vieille histoire. Quand il y avait des gens importants à protéger, en cas de désastre politique ou naturel, et que la Logisphère n’avait pas les capacités de réponse qu’on lui connaît aujourd’hui, on a construit une sorte d’abri souterrain aménagé, qui a été oublié par la suite. Très peu de gens, actuellement, connaissent son existence. C’est un lieu bien pratique.

Mais qui y va maintenant ?
L’autre ne sembla pas avoir entendu. Il observait une inscription à une intersection, et décida de tourner. Le canal était encore plus grand que le précédent, l’eau qui y coulait était moins profonde, mais le courant était très fort et les deux hommes avaient du mal à grader leur équilibre. Une sorte de tronc à armature métallique, charrié par le courant, entrava les jambes de Jed qui bascula. Il fut emporté sur une centaine de mètres avant de pouvoir s’arrêter. L’eau avait pénétré dans sa gorge et il avait un goût de pourri dans la bouche. Il se retint de vomir, et fut pris d’une violente quinte de toux. Il se mit à pester, mais le sourire goguenard de son compère le rasséréna. Ils avaient


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traversé, il est vrai, des épreuves bien plus graves.
Au bout d’un temps qui parut interminable, ils arrivèrent devant une bouche d’entrée.
- Ce doit être par là, essayons donc.
Ils grimpèrent le long du puits, identique à celui qu’ils avaient emprunté pour descendre.
- Restez là. Je vais essayer d’ouvrir la porte.
Jed s’appuya contre la paroi en s’accrochant aux barreaux. Il entendit l’autre s’escrimer sur la commande de la porte puis se mettre

grogner. Il revint.
Rien à faire, je ne connais pas le code de cette porte. Pourtant, nous ne sommes pas loin. Mais peut-être n’aurons-nous pas besoin de remonter en surface. Redescendons.
Ils se retrouvèrent à leur point de départ, et se remirent à marcher. Ils changèrent de direction à la première intersection et avisèrent aussitôt une autre bouche d’entrée.
Bizarre ! C’est rare qu’elles soient aussi rapprochées.
Ils s’approchèrent et s’y hissèrent. Ils sentirent un petit courant d’air frais.
- Il doit y avoir quelque chose par là.
Ils empruntèrent le couloir horizontal. Juste en dessous du puits, il y avait une ouverture qui ressemblait à une bouche d’aération.

Un refouloir, dit l’autre, je crois que nous y sommes. Nous allons passer par là.
Il s’affaira, dans la faible lumière, à desceller la grille qui obstruait la bouche. Puis, avec beaucoup de précautions, il dévissa puis retira un petit appareil. Il tira d’un coup sec, et le fil d’alimentation se sectionna dans une gerbe d’étincelles. Un courant d’air frais afflua.

Ça va puer un peu de l’autre côté, mais tant pis ! Venez.
Ils s’allongèrent dans l’étroit tuyau et ce fut en rampant qu’ils avancèrent. Bientôt, comme des animaux sortant du ventre de leur mère, ils s’éjectèrent dans un couloir, fluorescent lui aussi, mais dont le sol était recouvert d’une grille métallique à quelques centimètres du sol.
- Nous y sommes. C’est bien là. Allez, on continue.
Jed regarda ce couloir cylindrique. Une main courante était scellée


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tout au long, et d’énormes câbles d’énergie étaient fixés au plafond. La lumière diffusée n’était guère plus forte que dans les égouts et provenait également des matériaux des parois. Ils se remirent en route. Le bruit de leurs pas résonnait sur la grille métallique.

Au bout de quelques centaines de mètres, la lumière devint plus intense et bientôt un éclairage au sodium prit le relais de la fluorescence. Le couloir s’agrandit, et devint presqu’aussi grand qu’un hall.
- On arrive, indiqua simplement l’homme.
Sur les bords du corridor, il y avait d’étranges machines, qui devenaient de plus en plus nombreuses. Jed les regarda avec étonnement.
Qu’est-ce que c’est ?
Des instruments de travail.
Incrédule, Jed contempla des enchevêtrements de fils qui reliaient ces machines, d’une électronique sophistiquée, ces terminaux multiples, ces cadrans multiples, ces claviers de commande. À quoi tout cela pouvait-il bien servir ? Qui avait besoin de tout ça ?

- Voilà. C’est cette porte.
Jed était tellement fasciné par ces richesses technologiques qu’il en avait oublié un moment le but de son voyage. Puis, avant que la porte ne s’ouvre, un éclair lui traversa l’esprit. Mais bien sûr ! Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Ces machines, ce son totalement maîtrisé qui lui avait sauvé la vie et tué les prêtres tortionnaires, comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Il ne pouvait s’agir que de…



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Chapitre 15




Antodieff était assis sur un immense fauteuil et regardait Jed avec une expression quelque peu moqueuse. Il déploya son immense silhouette en se levant. Débout, il paraissait géant, son maigre corps dominant Jed de deux bonnes têtes.
Bonjour, dit-il, bienvenue dans mon antre.
Antodieff ! C’était donc vous. J’aurais dû m’en douter. Qui aurait pu se servir du son comme arme ? C’est vous, bien sûr, l’orfèvre en la matière.
Vous ne croyez pas si bien dire. Je crois que nous devons avoir une longue conversation. Mais, si vous le permettez, je vous dirais que vous n’êtes pas très « présentable ». Vous avez traversé des endroits peu agréables, et ils ont laissé sur vous des traces, comment dirais-je, nauséabondes !
Excusez mon aspect, nous n’avons pas eu le choix.
Je m’en doute. Je suis impatient de vous parler, mais je pense qu’il vaut mieux attendre quelques instants. Je vais vous conduire à une salle de bains, dans un moment, vous vous sentirez plus à l’aise !
Affectivement, la salle de bains à rayonnement eut tôt fait de le débarrasser des toutes ses odeurs et impuretés, et de nettoyer ses vêtements. Il se représenta très vite devant Antodieff, qui lui offrit une boisson réconfortante.
C’est un cocktail de ma création. Vous voyez, je ne fais pas que de la musique.
J’aime beaucoup ce que vous faites, ça me touche énormément. Je suppose qu’on vous le dit souvent.
Peu importe. Vous savez, j’ai peu de contact avec les gens qui


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m’écoutent.
Que faites-vous ici ?
C’est mon lieu de travail. J’ai obtenu cet endroit grâce à une autorisation spéciale des Unis. J’y ai monté mon laboratoire. C’est ici, depuis plusieurs années, que je compose mes œuvres. C’est un endroit retiré, connu de très peu de gens. J’y suis au calme et à l’abri. C’est d’autant plus appréciable par les temps qui courent.

Que se passe-t-il donc ? Depuis mon retour d’Éden, tout a été très vite, mais j’ai ressenti de grands bouleversements. Comme si un vent de panique soufflait sur l’humanité. Je n’y comprends rien.

Vous avez en fait déclenché une réaction en chaîne qui grandit d’heure en heure. Je m’y attendais depuis longtemps. J’ignorais seulement où et comment ça se ferait. Le monde traverse à toute vitesse un changement radical et soudain.
Mais la Logisphère ne le contrôle-t-elle pas ?
La Logisphère est dépassée. Vous avez été un des premiers à trouver la faille.
Comment est-ce possible ?
Nous sommes en train de passer à une autre ère de notre évolution. Le règne de la Logisphère et de ses sujets est terminé.

Mais vous êtes fou ! C’est impossible !
Justement non. Ou alors, c’est la fin du monde.
Allons, allons ! Vous dites ça, mais ce n’est qu’un réflexe conditionné. Je suis sûr que vous ne croyez pas vos paroles.
Mais est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Vous êtes en train de m’expliquer que toute la civilisation que nous connaissons de puis des siècles est en train de s’écrouler en quelques semaines. C’est impensable !
Bien sûr, si vous avez cette vision apocalyptique. Mais en réalité, ce n’est pas aussi brutal que ça. Seuls quelques blocages psychologiques innés vous font réagir ainsi. Votre inconscient ; lui, a agi bien au-delà depuis déjà bien longtemps !

Que voulez-vous dire ?
D’après vous, que représente – ou que représentait – votre organisation ?
Mais ça n’a rien à voir !


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Bien sûr que si ! On ne conteste pas impunément le pouvoir des Unis et de la Logisphère. On ne bat pas en brèche innocemment la logique déterministe qui vous est inculquée depuis des siècles. Votre action a eu, et a toujours, une action déterminante dans le processus, et elle a une signification profonde. Le manque de recul vous empêche peut-être de l’appréhender, mais elle est bien là, que vous le vouliez ou non.

Nous voulions seulement restaurer la vérité des Anciens, combattre le contre-pouvoir obscurantiste des prêtres.
Ce sont vos raisons apparentes. Mais le contre-pouvoir dont vous parlez n’existe pas, ou plutôt, s’il existe, ce n’est pas le vrai problème. C’est une composante qui s’inscrit naturellement dans l’ordre des choses. N’est-ce pas ce que vous ont dit les Anciens ?

Jed se tut un moment. Un sentiment confus l’habitait.
C’est vrai que les Anciens ne m’ont pas fait comprendre que ma démarche était fondamentale. Cependant, j’ai eu l’impression que ma venue était nécessaire. Mais alors…
Il s’interrompit. Il commençait à comprendre. Il s’adressa de nouveau à Antodieff.
Vous savez que les prêtres ne parlent plus aux Anciens depuis longtemps ?
Ah non ! Ce sont les Anciens qui vous l’ont dit ?
Non. Mais je l’ai bien compris pendant mon arrestation. C’est pour cela que les prêtres voulaient me capturer et m’interroger.

Je ne savais pas ça, mais ça ne m’étonne pas outre-mesure. Les prêtres ont juste un peu dépassé leur rôle historique. Ils sont complètement perdus maintenant.
Ça serait donc ça l’évolution dont vous parlez ?
En partie. Mais c’est beaucoup plus global que ça.
Je persiste à mal comprendre !
En fait, vous comprenez très bien. C’est au niveau du langage que ça ne passe pas. Vous savez, rien n’est définitif. Le système déterministe, la logique binaire, nous ont été montrés comme des panacées, comme une référence universelle. Rien ne peut se faire en dehors, rien ne peut aller contre. Une sorte de vérité absolue, en quelque sorte. Mais en fait, l’absolu n’existe pas. Ce n’est pas une


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notion humaine, et encore moins divine. L’homme est tout à fait capable de renier les principes qu’il a idolâtrés la veille. Ce n’est pas de l’inconstance, ce n’est pas de la faiblesse, c’est une évolution naturelle.
Ce qui veut dire que nous sommes en train de renier nos principes les plus fondamentaux, comme l’infaillibilité de la Logisphère, la logique déterministe, etc.
C’est ce qui se passe en effet actuellement.
Alors, ça ne m’étonne pas que ça aille si vite. Vous rendez-vous compte ? C’est l’écroulement à court terme, le retour à je ne sais quelle barbarie !
Non, pas du tout. C’est le retour à une autre forme de pensée, une autre société.
Jed se leva brusquement, énervé. Il ressentait confusément qu’Antodieff avait raison, mais ça le mettait en colère. Il arpenta la pièce en gesticulant et en parlant fort.
Mais tout va s’effondrer. On ne croira plus à rien, c’est la porte ouverte à toutes les inepties, à toutes les folies. Le monde va sombrer dans le chaos !
Il le pourrait, mais ça ne se passera pas comme ça. Il y a un certain nombre de moteurs de cette transformation qui sauront éviter le chaos. Vous êtes un de ces moteurs, j’en suis persuadé.

Vous êtes fou, vous dites n’importe quoi ! Ce n’était pas du tout mon but. Et d’abord, qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Quel rôle jouez-vous dans cette histoire ? C’est la première question que j’aurais dû vous poser.
C’est exact. La réponse est simple : je suis aussi un de ces moteurs dont je vous parle.
Jed se pétrifia sur place. Il regarda Antodieff fixement. L’autre soutint son regard, avec un petit sourire narquois qui éclairait son visage en lame de couteau.
Eh oui ! Voyez-vous, je ne suis pas qu’un simple artiste. Mais rasseyez-vous et reprenez un verre.
Jed obtempéra. Il y eut un petit moment de silence tandis qu’il sirotait sa boisson. Bien sûr ! D’une manière évidente, Antodieff n’était pas neutre dans le cours des événements. Maintenant qu’ils


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étaient réunis, les choses allaient se clarifier. Antodieff reprit.
Voyez-vous, l’esprit humain ne supporte pas qu’on lui impose des modèles tout faits. Il trouve toujours le moyen de le détourner, de contrer ce à quoi on l’oblige. Prenez votre propre exemple. Vous vous êtes engouffré dans une faille importante, mais dont la Logisphère avait bien compris la nécessité. Le sentiment religieux a un grand nombre de ramifications irrationnelles, qui font appel à un grand nombre de schémas qui ne peuvent se réduire à une logique déterministe. Irrémédiablement, il contient les germes de contestation du système, et cela devait arriver tôt ou tard. Vous en avez été le catalyseur.

Et votre rôle à vous, quel est-il ?
Moi, j’ai exploité une autre faille également, un mal nécessaire que la Logisphère ne pouvait pas étouffer. L’apport artistique est tout sauf une somme de raisonnements. L’art, et notamment la musique, s’insère dans des structures extrêmement complexes, et crée des connexions neuronales chez l’être humain qui n’ont rien à voir avec celles des ordinateurs. Analogie, action-réaction, spontanéité, etc., en sont les ingrédients, qui sont totalement irrationnels. Là encore, il contient en lui-même des défenses et des réactions indestructibles contre toute tentative de rationalisation absolue. Je n’ai fait que jouer sur ce facteur. Je n’en étais pas vraiment conscient, jusqu’à il y a peu de temps, mais je l’ai fait. En fait, chacune de mes œuvres insérait chez les gens des schémas directeurs différents de leur éducation. Leur inconscient se marquait à chaque fois d’une tâche indélébile qui allait fatalement les amener à se remettre en question. C’est une pierre que j’ai apportée à l’édifice, qui en comporte bien sûr beaucoup d’autres. Mais, sans faire preuve de beaucoup d’orgueil, je me sens en partie responsable des résultats qui apparaissent maintenant.

Vous avez hypnotisé les gens avec votre musique.
Le terme n’est pas vraiment exact. Dites aussi alors que leur ai bourré le crâne, que je leur ai imposé malgré eux des pensées dont ils n’avaient cure. Je crois, et c’est ce que j’ai voulu, que j’ai révélé aux gens un de leur côté ignoré. Tout comme vous d’ailleurs.

Je commence à comprendre. Ce sentiment indéfini mais très fort


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qui nous habite en vous écoutant… Il fallait tout votre talent pour arriver à ça !
Je n’ai fait que traduire ce que je ressentais, peut-être avec plus de sensibilité que d’autres, c’est tout. Ce n’est qu’après que j’ai eu conscience du rôle que je jouais, et ma musique a évolué dans ce sens. J’ai alors beaucoup réfléchi à notre devenir, en essayant de m’affranchir du style de réflexion de la Logisphère. J’ai pu ainsi comprendre le sens commun de notre démarche, et je vous ai fait venir.
Qu’attendez-vous de moi ?
Vous avez parlé de chaos. Je crois que nous pouvons l’éviter. Nous sommes bien placés pour avoir une responsabilité dans la suite des événements. Ma musique devient un symbole, vous devenez une légende. Les gens vous connaissent, ils savent ce que vous avez tenté, et cela éveille en eux des sentiments enfouis. Vous pouvez encore intervenir, les gens vous suivront.

Jed se tut. Les choses étaient maintenant claires. Il comprenait parfaitement le sens des paroles des Anciens, quel était son rôle, et ce qu’il devait faire.
Vous savez ce que m’ont dit les Anciens ?
Non, bien sûr. Mais moi aussi, c’est la première question que j’aurais dû vous poser.
Je vois mieux maintenant. Je crois que les Anciens ont compris depuis longtemps ce que vous dites. Et ils ont laissé les événements évoluer dans ce sens, sans intervenir. Ils ont la mémoire des siècles, ce ne sont pas des dieux. Ils ne sont pas une référence mythique, comme nous l’avons tous cru. Ils sont simplement un repère fixe dans le temps, qu’il ne nous faut pas oublier, sous peine justement de sombrer dans le chaos. C’est sans doute pour cela qu’ils m’ont parlé. Ils ont reconnu que nous annoncions le virage définitif. Ils sont, ils seront les seuls à assumer la continuité parfaite.

Il y eut un petit temps de pause. Puis Jed s’adressa à Antodieff.

Qu’allez-vous faire maintenant ?
Nous représentons chacun un courant. Il faut nous unir. Je pense que nous avons maintenant un rôle politique à jouer. Il nous faut expliquer et expliquer encore vers quoi nous allons, pour que naisse


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une nouvelle conscience.
Mais alors, vous voulez vous emparer du pouvoir ?
Le pouvoir en tant que tel ne m’intéresse pas. C’est la potentialité qu’il représente qui m’intéresse.
Mais il faudra lutter contre les Unis.
Pas nécessairement. Je suis déjà allé les voir.
Comment ! Mais c’est de la folie ! Ils vous ont laissé parler ?

J’ai pu expliquer un certain nombre de choses, mais je n’ai réussi qu’à les diviser. Un grand nombre d’Unis ne veut pas savoir.

Et les autres ?…
Je m’en suis fait des alliés, parmi les plus jeunes. Ceux-ci ont compris que leur règne touchait à sa fin, ils ne veulent pas être entraînés dans la chute.
Qu’allons-nous faire ?
Votre arrivée intéresse les Unis. Mes alliés ont obtenu qu’ils vous reçoivent.
Comment, aller chez ces tyrans ! Je n’ai rien à leur dire.
C’est le seul moyen de pénétrer chez eux.
Et après ?
Après, eh bien, je tenterai de nouveau l’expérience sonore que vous connaissez bien maintenant.
Vous êtes fou. Ça ne marchera jamais.
On fait le pari ?…
Jed haussa les épaules.
Après tout…
Prenez donc ces billes pour protéger vos tympans. Elles annuleront les effets de ce vibrateur.
Il exhiba de sa poche une petite boite.
Voilà ce qui va bientôt nous délivrer d’un joug immémorial ! Allons, venez, on y va.
Déjà ?
Oui, le conseil des Unis nous attend.
Et comme il voyait que Jed hésitait, il ajouta.
Allez, venez. Avant d’arriver, vous aurez le temps de vous faire à cette idée.



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Chapitre 16




Jed était fasciné par la beauté de la salle du conseil. Il n’arrivait pas à détacher son regard du spectacle qui s’offrait à lui. Aussi loin qu’il puisait dans sa mémoire, il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Un sentiment d’admiration très fort naquit en lui pour les humains qui avaient créé cela.
Il détourna les yeux vers le conseil des Unis. Il sentait sur lui des regards hostiles. Les traits des conseillers étaient tirés, ils avaient visiblement été éprouvés par une longue fatigue. Jed avait reconnu les alliés d’Antodieff par les quelques signes discrets de connivences qu’ils avaient échangés. C’étaient en effet les plus jeunes, ceux avec lesquels il allait falloir négocier bientôt.

- Ainsi vous voilà, Jed.
L’homme qui l’avait interpellé était un vieillard à la stature altière qui le regardait avec un soupçon de dédain.
Pour la première fois dans la longue histoire de notre humanité, un homme a pu prendre de court la Logisphère, et c’est vous.

Je n’étais pas le seul. Nombreux sont ceux qui m’ont aidé, et qui ont payé parfois de leur vie.
C’est vrai. Mais ne parlons plus de cela. Vous nous avez révélé une grande faiblesse et désormais plus rien ne peut être comme avant.
Il baissa le ton, et en hochant la tête, il murmura.
D’ailleurs, rien n’est plus comme avant.
Que voulez-vous dire ? S’enquit Antodieff.
Peu de temps avant votre venue, nous nous sommes réunis et nous avons essayé d’y voir clair. Nous nous sommes concertés avec

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nos vieux schémas de réflexion, mais rien ne collait plus. Nous avons interrogé la Logisphère et…
Il s’interrompit, comme s’il avait du mal à parler.
Et cela n’a servi à rien.
Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Prad regarda Jed droit dans les yeux.
Ça veut dire que la Logisphère devient comme folle ! Son analyse n’a plus rien de cohérent. Elle comprend toujours aussi bien les événements élémentaires, mais elle n’arrive plus à les synchroniser. Quant à déterminer des lignes d’action, même quantifiées en termes de probabilités, un enfant verrait qu’elle ne profère plus que des absurdités ! L’humanité a changé, elle n’est plus

la portée de la Logisphère. Le sens de l’histoire a pris une autre direction !
Disons qu’il s’est inversé !
Ne ricanez pas, Antodieff. Nous sommes tous dans la même épreuve, et il faut en sortir tous ensemble.
Prad se tourna vers Jed.
Qu’avez-vous dit aux Anciens pour que les choses tournent ainsi. Jed éclata de rire.
Mais je n’ai rien dit. Vous ne comprenez pas. Ceci n’est pas l’apocalypse, mais vote apocalypse. Les Anciens n’y sont pour rien, pour eux, ce n’est qu’une ère de transition. C’est à nous de l’assumer seul. Les Anciens ne s’éveilleront pas pour ça ! Ils ne reviendront pas ici. La prophétie ne s’accomplira pas cette fois-ci.

Je vous trouve bien insolent. N’oubliez pas que vous parlez à des Unis et que vous n’êtes qu’un classe quatre.
Le ton s’envenimait. Jed lança un regard à Antodieff et celui-ci plongea la main dans sa poche. La douleur saisit Jed qui eut juste le temps d’ajuster les billes protectrices dans ses oreilles. Il vit quelques Unis et Antodieff faire le même geste prompt. Les autres Unis les regardèrent une fraction de seconde, puis la douleur les saisit, atroce et soudaine. Ils se prirent la tête à deux mains, essayant de s’enfuir, mais ils furent terrassés en quelques secondes. Une minute après, des dizaines de cadavres aux têtes sanguinolentes jonchaient la grande salle.


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Les survivants retirèrent alors leurs billes protectrices. Antodieff murmura.
- Une page est tournée maintenant.
Un sifflement strident retentit, tandis qu’une lumière rouge clignotait sur le bureau du Président. Un des Unis se précipita et appuya sur un bouton. Un petit écran s’alluma devant lui, révélant le visage d’un officier, visiblement paniqué. Ce dernier se mit à parler d’un ton précipité.
- Monsieur le Président, que se passe-t-il ?…
Il s’interrompit en voyant que son interlocuteur n’était pas Prad.

Son interlocuteur l’interpella.
Ici Garel. Il n’y a plus de Président. Le conseil des Unis est dissous, et j’assure les fonctions de direction jusqu’à nouvel ordre.

L’autre devint livide.
Mais…
Il n’y a pas de mais. Considérez-vous désormais comme sous mes ordres.
Ce n’est pas ce que… Enfin, je ne sais pas. Je ne comprends pas. Je voulais dire qu’il se passe des choses terribles et je voulais en avertir le conseil.
Vous pouvez tout nous dire.
Eh bien…
Parlez que diable !
les prêtres… Ils se sont emparés de l’astroport. Ils ont tué tous les gardes avec l’aide des Brigades du Destin. Maintenant, ils sont retranchés dans l’astroport.
Le sursaut du condamné, murmura Antodieff.
Que veulent-ils ?
Nous n’en savons rien, ils ne veulent parler qu’à vous.
Branchez-les immédiatement sur mon circuit.
L’écran crépita. Des interférences voilèrent l’image quelques secondes qui parurent interminables. Puis le portrait du grand-prêtre apparut. Il n’était visiblement pas dans son état normal. Le visage rougi, déformé d’un rictus, il haletait. Quand il vit Garel sur son écran, il eut un sursaut de surprise.
- Où est le Président ?


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- Désormais, c’est moi qui représente les Universels.
Au mot « universels », le grand-prêtre trembla et se lança dans une diatribe effrénée.
Messieurs et mesdames les universels, vous avez trahi. Vous êtes les grands responsables du désordre qui augmente maintenant chaque jour. Vous n’avez pas pu contrôler la situation. Votre laxisme a été catastrophique et nous a menés au bord du gouffre. Vous avez dilapidé l’héritage que nous ont laissé les Anciens, vous avez méprisé leur enseignement. Vous les avez tout bonnement ignorés, et c’est cela la cause vraie du mal. Nous avons décidé de reprendre les choses en main avant qu’il ne soit trop tard.

Ce fut Antodieff qui prit la parole :
Vous ne voulez rien reprendre en main. Votre pouvoir vous échappe, et vous vous raccrochez désespérément. Vous êtes finis, et vous n’avez plus rien à espérer. Vous avez trop exploité la prophétie des Anciens pour votre compte personnel, pour votre petit pouvoir séculier. Vous avez trompé le peuple, maintenant, c’est fini. Quoique vous fassiez, vous êtes perdus !

En voyant Antodieff, le grand-prêtre manqua de défaillir. Il explosa.
Vous vous acoquinez avec des… avec des voyous, des incroyants ! Vous êtes en dessous de tout. Les Anciens vous jugeront, et sauront vous condamner.
Vous n’avez pas le droit de parler au nom des Anciens, répliqua Garel, vous n’en êtes plus les dépositaires. Vous ne pourrez plus désormais nous narguer ainsi.
Arrêtez de blasphémer. Je vais vous dire ce que vous allez faire. Vous allez abdiquer, vous et votre conseil. Vous avez vingt-quatre heures. Vous n’êtes plus légitimes et plus capables de diriger. Il faut vous soumettre. Nous formerons un conseil provisoire qui vous remplacera et remettra notre peuple dans le droit chemin.

_- Vous êtes complètement fou, vous avez perdu la raison.
Certainement pas ! Il faut vous rendre à l’évidence, vous allez nous remettre le commandement de l’armée et de la police. Vous allez obtempérer ou sinon…
Sinon ?…


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Nous couperons définitivement toute communication avec les Anciens, que vous ne reconnaissez plus. Nous vous empêcherons de leur nuire plus avant, nous nous devons de les protéger. Nous ferons sauter l’astroport et toutes ses installations après notre départ sur Éden. Il n’y aura plus jamais de retour des Anciens, la prophétie ne s’accomplira pas ici, la parousie n’adviendra jamais dans ce monde et vous en serez responsable. Nous ferons en sorte que la prophétie s’accomplisse autrement, nous réformerons le culte des Anciens et, en conformité avec eux, nous-mêmes, nous désintéresserons du sort de cette planète. Dépêchez-vous, ne tergiversez plus, vous avez vingt-quatre heures !

L’écran s’éteignit, plongeant l’assemblée et les trois hommes dans la sidération. Il y eut un intense moment de silence, où, abasourdis, ils n’osaient parler. Garel réagit le premier, il rappela l’officier de police.
Quelle est la situation à l’astroport ?
Ils se sont barricadés avec beaucoup d’armes et de munitions. Nous avons placé un très grand nombre d’hommes autour de l’astroport, mais nous ne pouvons donner l’assaut. C’est trop dangereux pour les installations.
Sont-ils vraiment nombreux ?
En fait, assez peu, d’après ce qu’on peut savoir. Durant les escarmouches, nos tireurs d’élite on pu en abattre un certain nombre. Mais maintenant, ils ne se montrent plus. Ils sont peut-être une cinquantaine, mais avec ce qu’ils détiennent en otage, ils sont plus dangereux qu’un bataillon. Ils peuvent tout détruire !

Merci. Tenez-vous prêts à toute éventualité.
Il coupa le contact, et se tourna vers Jed et Antodieff.
C’est la catastrophe. Ils sont fanatisés, et tout à fait capables de mettre leur menace à exécution. Et cela nous ne pouvons pas laisser faire. Nous ne pouvons pas risquer de nous couper des Anciens.
Le moment est trop important. Si jamais ils font ça, c’est la porte ouverte à l’anarchie la plus complète, et tous les beaux discours que nous venons de tenir ne serviront à rien.
Mais si j’obéis, c’est le désastre également. D’ailleurs, c’est complètement impensable ; On ne peut pas laisser le pouvoir à une


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poignée de fous fanatisés. Ils sont en train de se suicider, et veulent nous entraîner dans leur chute. Il faut en sortir.
Donner l’assaut est impossible. Ils feront tout sauter avant que le premier soldat soit arrivé.
Il faudrait consulter la Logisphère.
C’est inutile !
Jed avait prononcé ces paroles d’un ton tranchant, voire méprisant, qui avait coupé net le dialogue. Il continua.
La Logisphère, tout comme vous, ne saura pas prendre d’initiative. Il faut faire un pari, et ça, elle ne sait pas faire.
Mais alors…
Je vais y aller moi-même.
Mais qu’allez-vous faire ?
Je vais pénétrer seul dans l’astroport, et les réduire au silence. Une armée n’a aucune efficacité dans ce cas, et personne, parmi vos hommes, n’a de compétence pour une action isolée sur une situation comme celle-ci. Il a longtemps que votre Logisphère a éliminé ce genre de possibilité, et il lui faudrait bien du temps pour que ceci fasse partie à nouveau de ses paramètres de calcul. J’irai donc moi-même. J’ai déjà pénétré dans l’astroport, dans des conditions pas très faciles, j’y arriverai bien une seconde fois !





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Chapitre 17




Jed examina la porte. C’était bien celle par laquelle il était ressorti en revenant d’Éden. Peu de gens semblaient connaître son existence. On en avait retrouvé la trace dans les mémoires de la Logisphère, qui s’étaient révélées bien utiles pour l’occasion. Malheureusement, il n’y avait pas de moyens de l’ouvrir de l’extérieur.

Jed jeta un coup d’œil aux soldats qui formaient une véritable muraille humaine à quelques dizaines de mètres de lui. Il eut un petit haussement d’épaules. Il plaça les charges d’explosifs, régulièrement espacées le long de la porte. Il recula de quelques dizaines de pas et actionna la télécommande de mise à feu. Il n’y eut pas d’explosion, juste une formidable gerbe d’étincelles. Sous l’effet des charges électrostatiques, la porte fondit littéralement. Jed adressa un petit salut ironique aux soldats et s’engouffra dans l’ouverture fumante. Les vapeurs le prirent à la gorge, et il s’étouffa. Des larmes lui vinrent aux yeux, et un malaise le saisit au cœur. Il se retrouva sur les genoux. Heureusement, il n’y avait personne au-delà de la porte. Où étaient donc ces damnés prêtres ?

Serrant son arme, il se releva et s’avança. Le couloir où il se trouvait était désert et silencieux.
Invraisemblable ! », pensa-t-il, « Tout le monde est devenu fou, personne n’est plus capable d’agir logiquement. Les Unis paralysés par une action terroriste bénigne, les prêtres incapables d’organiser correctement leur riposte… »
Il arriva près des postes de contrôle de la sortie, et là, le spectacle qui s’offrit à lui le laissa pantois. Une dizaine d’hommes, armés jusqu’aux dents, faisaient le guet, les yeux fixés d’une manière

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étrange sur l’extérieur. Pas très loin d’eux, une autre vingtaine d’hommes, des prêtres, mélangés à des éléments des Brigades, priaient autour de vases où on brûlait un encens aux odeurs entêtantes. Les incantations régulières, scandées d’une voix profonde, semblaient comme une psalmodie diabolique qui conférait

la scène un côté démentiel. Jed s’enfonça encore plus dans son recoin.
« Des fous, voilà ce que nous avons fabriqués ! »
Il réfréna l’absurde envie qu’il avait de les abattre tous un par un. Il ne voyait pas le grand-prêtre. Tout le monde n’était visiblement pas ici à veiller sur l’entrée. Les autres devaient se trouver près des capsules, prêts à toute éventualité. Jed était certain qu’ils n’hésiteraient pas à tout faire sauter, à détruire cet unique lien qu’ils avaient avec Éden et les Anciens, et que personne ne serait capable de reconstruire.
Il lui était impossible de rejoindre le hall des capsules de dématérialisation sans passer devant les fanatiques qui se gorgeaient de prières devant lui. S’en débarrasser physiquement, en les attaquant directement, était impossible. Malgré leur hébétude religieuse, ils pouvaient réagir promptement, et alerter les autres, qui pourraient mettre leur menace de destruction à exécution. Il sortit son microémetteur, et chuchota à ceux de l’extérieur.

Je suis dans la place, près de l’entrée. Il y a une trentaine de personnes, considérablement armées, qui veillent près de la sortie. Dix autres sont aux aguets, les autres récitent des prières. Le grand-prêtre n’est pas là. Impossible d’aller dans la salle des capsules sans se faire repérer. Il faut pourtant que j’y aille. Interrogez la Logisphère, étudiez les plans qu’elle vous donnera. Il me faut un moyen pour passer, et vite !
Il coupa la communication avec une impatience qui le surprit. Les prières lancinantes des insurgés lui montaient à la tête, en même temps que les odeurs lourdes d’encens. Cela l’agaçait au plus haut point. Son microémetteur se mit à grésiller presqu’aussitôt. Il écouta le message.
D’après les plans de la Logisphère, il y aurait un passage entre la porte que vous avez empruntée et le point où vous vous trouvez. Il


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s’agit d’un ancien monte-charge désaffecté qui descend directement vers la salle des machines. La porte n’a pas été condamnée a priori. Vous devez l’apercevoir de l’endroit où vous êtes. Voyez-vous quelque chose ?
Jed écarquilla les yeux, essayant de pénétrer la demi-obscurité ambiante. Il eut pourtant du mal à apercevoir le découpage d’une immense porte qui se dissimulait dans le mur métallique non loin de lui. Il eut un petit sourire.
La Logisphère au soutien de notre mémoire défaillante. Elle pourra encore nous servir longtemps ! »
Il envoya sa réponse.
- J’ai localisé l’endroit. Je vais essayer de l’utiliser. Je vous recontacte ultérieurement.
Il coupa le contact et s’approcha de la porte. Le système d’ouverture avait été déconnecté, impossible de faire glisser la porte. Jed connaissait ce système, un peu archaïque. C’était une simple clenche qui s’emboîtait dans une serrure métallique. Habituellement, une simple clé à tube spéciale permettait de débloquer le système. Il n’en avait pas, bien sûr, il fallait agir autrement. Il sortit son thermo-laser et régla le faisceau au minimum. Utilisant le laser comme un système de découpe, il visa la porte juste au niveau de la clenche, priant pour que ni le bruit, ni la lumière n’attire l’attention des autres. L’action fut brève. Le métal fondit avec une rapidité surprenante, sans bruit. Seule une odeur âcre et forte laissait une trace repérable. La clenche avait fondu aussi, libérant la serrure. Jed fit glisser la porte lentement, et pénétra dans le monte-charge. Il referma soigneusement, et se retrouve dans une petite pièce de quelques mètres carrés, plongée dans l’obscurité. Il alluma une petite lampe, et examina les lieux. Bien sûr, il était impossible d’actionner l’appareil, les commandes étaient déconnectées depuis bien longtemps. Une trappe de sécurité était visible au plafond. Il décida d’emprunter ce chemin. Coinçant sa lampe entre ses dents, il se hissa u plafond en s’appuyant sur la rampe d’appui qui courait sur tout le périmètre. Ouvrir la trappe ne fut pas facile, car son mécanisme était enrayé par des lustres d’inactivité. Il y parvint après de nombreux essais, et c’est couvert de sueur qu’il se retrouva sur le toit du monte-charge, près


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des câbles de traction.
Sans hésiter, Jed se laissa lentement glisser le long des câbles. La descente ne fut pas longue, il atteignit le sol en quelques minutes. À la lueur de sa petite lampe, il examina la porte qui se trouvait devant lui. C’était le même modèle que celle d’au-dessus. Mais cette fois-ci, il pouvait atteindre aisément le système de fermeture. D’un coup, il débloqua la serrure et fit lentement glisser la porte. Une lumière violente le fit cligner des yeux. Il jeta un coup d’œil par la fente qu’il avait ouverte. Il était visiblement dans un coin reculé du hangar. Son horizon était limité par une rangée de caisses. Il ouvrit la porte complètement et sortit.

Il reconnut aussitôt l’immense hall qui abritait les capsules de dématérialisation. Un bruit étouffé de voix lui parvint d’un endroit qui lui semblait lointain. S’abritant derrière les caisses, il risqua un regard.
une centaine de mètres de lui, il y avait des prêtres, mêlés à quelques membres des Brigades du Destin, visiblement haut-placés (Jed les reconnut aux attributs ostensibles et ridicules dont ils aimaient s’affubler). Ils étaient disposés en rond autour du grand-prêtre qui, dans un calme étonnant, leur dispensait la bonne parole. Jed tendit l’oreille.
- … Le temps est maintenant venu. Nous sommes les seuls survivants du grand désastre. La barbarie va s’installer dans notre monde, qui bientôt ne sera plus notre monde. Nous sommes les détenteurs de la sagesse, et nous ne saurons nous laisser souiller. Notre rôle ici est maintenant terminé, nous ne pouvons plus rien faire pour cette humanité décadente. Il faut partir avec notre savoir, nos descendants reviendront dans des temps lointains, éventuellement, pour répandre la vérité. Maintenant, l’orage doit passer, et ne doit pas nous atteindre. Nous allons partir sans laisser à quiconque la possibilité de nous nuire. Notre départ sera sans retour avant longtemps…

Le sang de Jed ne fit qu’un tour. Ainsi, ils avaient déjà prévu de rejoindre Éden et de détruire la base ! Il arrivait juste à temps. Il évalua la situation. Ils étaient une dizaine autour du grand-prêtre, des femmes et des hommes armés des Brigades, et d’autres prêtres armés


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aussi, mais sans doute moins expérimentés. Il chuchota dans son microémetteur.
J’y suis. Il y a une dizaine de personnes prêtes à rejoindre Éden, et faire sauter la base ensuite. C’est une véritable émigration, et je suppose qu’une première vague est déjà là-bas. Je suppose aussi que les gens du dessus ne sont pas prévenus, et qu’ils vont être sacrifiés. Je m’occupe de ceux-ci, et vous attaquez en force les autres. Il ne faut pas qu’un seul en réchappe. Allons-y et souhaitez-moi bonne chance !
Il se débarrassa de tout ce qui pouvait l’encombrer et prit quelque temps pour jauger la situation, puis il passa à l’action. Il se précipita sur le groupe en tirant comme un forcené. Grâce à l’effet de surprise, il abattit ceux qu’ils avaient repérés prioritairement. Mais les réactions des prêtres furent plus promptes qu’il ne l’avait escompté. Il fut assailli de tirs croisés et désordonnés en retour, par les autres qui se mettaient à l’abri en débandade. Jed ajusta ses tirs, et faucha quelques cibles. Il s’approcha, s’abritant derrière un atelier, tandis qu’un tir nourri le visait avec de plus en plus de précision. Il eut quelques secondes pour amorcer une grenade et la lancer dans le hall. L’explosion lui parut formidable, et il vit des corps s’effondrer. Puis le silence retomba, dans un nuage de fumée noircie. Jed était aux aguets. Il se déplaça lentement. Bien lui en prit, car un tir atteignit l’endroit qu’il venait juste de quitter. Il s’abattit à terre d’un geste réflexe. Jed ressentit soudain une douleur aigüe au bras gauche. Une immense brûlure le fit hurler. Il bascula, roula sur lui-même en tirant au jugé pour se couvrir. Dans une brume opaque, comme dans un rêve, il vit une silhouette mauve traverser le hall à toute vitesse. Sa réaction fut trop lente, et il n’arriva pas à l’atteindre. Il se releva en serrant les dents. Il entendit un sifflement suraigu.

Le grand-prêtre, il s’est enfui dans une capsule !
ce moment, un bruit furieux de bataille lui parvint. L’assaut avait été donné à l’extérieur, qui allait nettoyer l’astroport de tout ce qui pourrait le mettre en danger.
Jed réfléchit quelques secondes. Sa blessure n’était pas très profonde. Apparemment, il avait réussi à neutraliser tous les insurgés ici, mis à part le fuyard. La suite était évidente pour lui. Il traversa à


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son tour le hall et rentra dans une capsule intacte. Quand il appuya sur le bouton de départ, il accueillit l’évanouissement presque comme un soulagement.












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Chapitre 18




Quand il s’éveilla, Jed était déjà en alerte, comme s’il n’avait cessé de l’être durant toute son inconscience. Son bras gauche lui faisait mal, mais la douleur était supportable et ne l’handicapait pas outre mesure. Lentement, il fit coulisser la porte de la capsule.

Sous ses yeux effarés, un spectacle horrible se découvrit. Sur le sol, jonchaient des femmes, des enfants, des hommes, déchiquetés, comme fauchés soudainement par une mort inattendue, les visages crispés dans une ultime expression mélangeant la surprise et l’horreur.
Jed fit un pas en avant, comme s’il avait l’enfer à ses pieds. Une odeur de sang et de chairs calcinées le prit à la gorge. Le massacre venait juste d’avoir lieu. Les brumes d’une explosion, la chaleur de tirs thermo-lasers s’estompaient à peine.

Les migrants, » pensa Jed, « ceux que les prêtres avaient amenés sur Éden. Mais pourquoi cette boucherie atroce ? »
Il eut un haut-le-cœur et resta quelques minutes prostré, s’appuyant sur la capsule qu’il venait de quitter, la tête baissée, les yeux fermés, comme s’il avait voulu rayer de sa conscience la vision odieuse qu’il avait devant lui. Il restait choqué par cette violence inouïe, gratuite, ces corps mutilés offerts en sacrifice à un improbable démon sanguinaire. Qui avait pu faire ça ? Et pourquoi ?

Il se redressa, et osa regarder à nouveau les cadavres entassés devant lui. Parmi les hommes, il n’y avait que des prêtres en habit d’apparat et des membres des Brigades. Ces derniers étaient fortement armés, certains avaient les mains crispées sur leurs armes, mais n’avaient visiblement pas eux le temps de les utiliser. Certains

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portaient des traces de tirs mortels, mais beaucoup avaient été déchiquetés par l’explosion d’une bombe très puissante qui avait aussi endommagé tous les appareils environnants. Cela avait dû se faire d’une manière très rapide.
Jed, enjambant les corps, se fraya un chemin. Après quelques pas, il vit une victime qui bougeait légèrement, émettant un râle à peine audible. Jed s’approcha et se pencha. L’homme portait une vilaine estafilade qui partait de l’oreille pour aboutir sur le milieu de la poitrine. Malgré la cautérisation, le sang coulait de l’énorme blessure. La victime était exsangue, son souffle s’affaiblissait à un rythme accéléré. Jed lui souleva lentement la tête. L’autre lui lança un regard où brillait une faible lueur.

Que s’est-il passé ? Demanda Jed
C’est le grand-prêtre ! Il est devenu complètement dément. Il est arrivé précipitamment. Nous étions tous heureux de le revoir. Il nous a rassemblés ici, et à commencer à nous parler. Son discours était grand et fort. Et puis soudain, sans nous avertir, il s’est mis à tirer sur nous sans discontinuer. Il riait, riait comme un diable et pour parachever son massacre, il a lancé une bombe sur les survivants avant de s’enfuir. Tout s’est passé très vite, nous avons été pris de court.
Ces quelques phrases avaient pris toute l’énergie qui restait au blessé. Son souffle était de plus en plus court, ses yeux s’exorbitaient. Il murmura encore, suppliant.
Est-ce qu’il y en a qui s’en sont sortis ?
Je ne sais pas. Attendez, restez tranquille, je vais vous amener à un bloc chirurgical automatique.
Ce n’est plus la peine. Rattrapez-le, détruisez-le, écrasez-le comme une vermine.
Taisez-vous, reposez-vous. J’en ai pour quelques minutes.
Jed se dirigea au jugé dans le hangar. D’habitude, chaque local de cette sorte avait un petit poste d’urgence. Il était reconnaissable par sa porte colorée, encastrée dans un mur. Jed n’eut pas de mal à le localiser. Il ouvrit la porte. C’était un petit placard qui contenait tout le matériel de secours d’urgence. Il y prit une petite civière à coussin d’air, ainsi qu’un plan lui indiquant les blocs opératoires


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automatiques les plus proches. Puis il retourna vers le blessé. Celui-ci était d’une pâleur extrême. Il balbutiait des mots incohérents.

Jed plaça la civière à plat tout prêt de lui, et fit glisser l’homme dessus. Elle se gonfla en épousant les formes du corps qui reposait, et se souleva lentement sur ses coussins d’air. Jed n’eut plus qu’à la pousser devant lui pour la faire avancer sans difficulté. En quelques minutes, il fut près d’un bloc automatique.

Les blocs automatiques étaient des caissons stériles où une myriade de robots-médecins, scanners et autres sondeurs-lasers pouvaient donner un diagnostic rapidement avec une justesse optimum, et pratiquer à la suite des interventions chirurgicales, parfois d’une grande complexité. Leur disponibilité permanente, le fait qu’ils étaient nombreux et dispersés, avaient sauvé un très grand nombre de vies.
Jed manipula le système d’ouverture. Le bloc était un caisson encastré dans le mur. Une grande porte latérale, tenant toute la longueur du caisson s’ouvrit.
On dirait un cercueil ! » Pensa Jed, en ahanant pour engouffrer le blessé à l’intérieur.
La porte se referma automatiquement et le dispositif complexe du caisson se mit en branle. Mais au bout d’une dizaine de minutes, un panneau rouge se mit à clignoter, affichant avec une froideur impersonnelle :
Sujet décédé, intervention impossible ».
Jed poussa un cri de dépit et d’impuissance. De rage, il se mit à donner des coups de poing sur le caisson, jusqu’à ce que sa blessure se ravive et le fasse hurler. Il glissa à terre et se mit la tête entre les genoux, essayant d’étouffer la fureur qui montait en lui. Sa respiration était saccadée, son visage moite de sueur. Il crispa les poings. Il fallait faire quelque chose, retrouver ce prêtre diabolique, l’empêcher de nuire. Il se releva d’un bond et retourna à son point de départ. Il essaya de ne pas voir les morts qui semblaient lui demander quelque chose. Il ramassa son arme, récupéra quelques grenades sur les corps. Sa chasse à l’homme commençait…

Il n’avait pas de traces à suivre, et il n’avait pas non plus envie d’errer dans les immenses ramifications de la cité édénienne.


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Qu’allait faire l’autre ? Savait-il seulement s’il était poursuivi ? Dans ce cas, chacun était chasseur et chacun était gibier !
Un léger bruit attira l’attention de Jed. Il était à découvert et n’avait aucun abri à proximité. Il fut pris de panique quelques secondes. Il était sûr que quelqu’un était là. Peut-être l’épiait-on depuis longtemps. Le grand-prêtre ? Qu’attendait-il alors ?
Il se laissa glisser à terre, se faisant un rempart bien précaire d’un des cadavres. Pendant une fraction de seconde, il aperçut une silhouette qui passait entre deux capsules. C’était plus qu’il ne lui fallait, avec ses réflexes prompts et aiguisés, il tira. Il entendit un hurlement. Il avait visé juste. Il se releva, seul un gémissement perçait le silence. Précautionneusement, il se dirigea vers sa victime, l’arme pointée, aux aguets.

Quand il vit sa méprise, il se mordit les lèvres jusqu’au sang pour ne pas hurler. Il avait tiré sur un vieillard ! Un vieillard qu’il connaissait, car c’était l’homme qui l’avait accueilli lors de son premier voyage. Il maudit son manque de sang-froid. De rage, il lança avec force son arme à terre, et se précipita vers le vieil homme, qui agonisait. Il se pencha vers lui, presque comme pour s’excuser.

Pourquoi vous ? Pourquoi ? Je cherchais le grand-prêtre. Pourquoi ?
L’autre le regarda d’un air plein de surprise et d’incompréhension. Il leva faiblement son bras, semblant pointer une direction. Il articula difficilement :
Là-bas… La salle de contrôle…
Je vais vous soigner.
Laissez-moi, allez-y, de toutes façons, c’est fini pour moi ! C’était presqu’un ordre, même dans un murmure. Jed hocha la

tête, et tout d’un coup une vague de dégoût s’empara de lui. Combien faudrait-il encore de morts absurdes avant que tout cela finisse ? Quelle était la justification ? Les Anciens lui avaient dit, mais…

Il restait prostré, essayant de faire le vide dans sa tête. Le vieil homme le regardait, attendant qu’il agisse. Il se remémora ce qu’il lui avait dit.
Une salle de contrôle ? Peut-être m’observe-t-il. Il faut que j’y aille ! »


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Il récupéra son arme et se redressa. Il se dirigea précautionneusement dans la direction indiquée. Devant lui, un escalier montait vers une sorte de pièce en demi-sphère dont la façade s’ornait d’un immense panneau vitré. Il avança, et monta les marches prudemment. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur. Il n’y avait personne. La salle était occupée par un immense dispositif de pupitres, d’écrans, de claviers. Jed entra et s’installa sur le fauteuil central. Il examina quelques instants les commandes à sa portée. Il identifia aisément la mise sous tension qu’il actionna. Les écrans s’allumèrent, mais demeurèrent vides d’image. Il trouva une commande « Recherches » qu’il utilisa. Un schéma s’afficha, d’un vert phosphorescent sur un fond noir. Jed reconnut le plan de la cité édénienne. Il put aisément le faire défiler devant ses yeux et en étudier la conformation. La cité s’étalait en toile d’araignée, avec quelques points centraux importants : l’astroport, le temple, demeure des Anciens, les serres. D’autres nœuds étaient reliés par d’innombrables couloirs et avaient de nombreuses fonctions. Jed pointa sur un point du plan et activa le pointeur. Un des écrans montra aussitôt un grand couloir vide.

On doit pouvoir visualiser toutes les parties de la cité. Ça va être long, avec tous ces couloirs et tous ces bâtiments. Il me faudra un peu de chance. »
Par curiosité, il commença par la demeure des Anciens, un immense temple aux dimensions et à l’aspect impressionnants. Mais il n’en vit que la porte, aucun système de vision ne semblait pénétrer
l’intérieur. Puis il scruta les serres. Elles étaient gigantesques. Les cultures s’étendaient à perte de vue, impression encore accentuée par les caméras de petite focale. Mais toutes les allées semblaient vides. Il décida d’explorer tout systématiquement, même si cela devait prendre du temps. C’était la seule manière de procéder.

Le premier être vivant qu’il vit fut un prêtre qui priait dans un temple annexe. Sans doute une des personnes qui assurait la maintenance de la cité. Pendant quelques instants, Jed se mit à imaginer la vie de celui qu’il voyait. Seul sur Éden, se dévouant corps et âme aux Anciens, coupé de la planète mère. Quel renoncement ! Il balaya ses pensées d’un trait et poursuivit son


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exploration. Les couloirs et les salles défilèrent longuement, parfois habités de prêtres affairés ou en prière.
Il localisa enfin le grand-prêtre. Il se trouvait relativement proche de lui, dans une petite salle à la dénomination sibylline de « Salle de mémoire ». Jed ne ressentit ni jubilation ni haine quand la caméra se posa sur le grand-prêtre. Ce dernier avait d’ailleurs l’air curieusement détendu. Il était assis devant un terminal relié à un immense écran au fond de la salle. Jed se mit à l’épier.

L’autre manipulait le clavier avec dextérité. Il savait visiblement ce qu’il cherchait. L’écran dans la salle se colora, et après avoir passé par toutes les couleurs du spectre, un texte curieux s’inscrivit, fait de signes incompréhensibles. Une sorte d’écriture à laquelle Jed ne comprenait rien, mais qui, visiblement, intéressait le prêtre au plus haut point. Plusieurs écrans s’affichèrent ainsi, que le prêtre lisait attentivement. Puis une carte apparut, avec de nombreux curseurs qui se déplaçaient dans tous les sens. Jed reconnut le plan des cités, les curseurs indiquaient divers parcours, pointaient sur un certain nombre de points. Quel était donc ce manège ?

sa grande surprise, Jed vit apparaître une série de portraits, accompagnée d’un grand texte. Il reconnut l’holophotographie de Prad, Antodieff, Boursault, Jiliane, lui-même et bien d’autres personnes dont certaines lui étaient connues. Par recoupement, il en déduisit que le grand-prêtre consultait une sorte d’historique de la dernière révolte. Mais pourquoi ? Pendant quelques minutes, Jed resta perplexe sur l’attitude à adopter. Il savait qu’il fallait se débarrasser de lui. Il chercha un moyen de le piéger, et une idée lui traversa l’esprit. Il rechercha quelques instants, par l’intermédiaire d’un des écrans, les consignes de sécurité. C’est bien ce qu’il pensait : il était possible par une commande directe de la salle de contrôle, de condamner n’importe quelle salle définitivement. Il apprit aussi qu’il pouvait communiquer avec son adversaire via un micro incorporé au système de vision.

Avec une joie sardonique, il actionna la sécurité de la Salle de mémoire. Aussitôt, les portes de cette dernière se refermèrent hermétiquement, tandis qu’une sirène se mit à retentir dans la salle de contrôle.


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Le prêtre fut un instant désorienté. Il regarda à droite, à gauche, se rua sur la porte comme s’il voulait l’ouvrir à mains nues. Il actionna en vain le dispositif d’ouverture. L’énervement le gagnait. Il se précipita de nouveau sur son terminal et pianota sur le clavier. Mais l’écran restait maintenant désespérément vide. Il se mit à courir aux quatre coins de la salle, en proie à un début de panique, essaya encore vainement d’actionner l’ouverture des portes. Décontenancé, il eut un moment de prostration. Une dernière tentative sur le terminal acheva de le décourager. C’est là que Jed décida d’intervenir. Il brancha l’intercom et dit :

C’est fini pour vous. Vous n’avez plus aucune possibilité de sortir. C’est là que se terminent vos exactions.
Une expression apeurée se dessina sur le visage du prêtre. Il essaya de localiser la voix.
Qui êtes-vous ?
Jed brancha la caméra intérieure et fit quelques manipulations.

Son image apparut sur l’écran de l’autre salle, devant le prêtre ébahi.

Vous ici ! Un classe quatre…
Eh oui, moi, un classe quatre ! Mais fier de l’être après avoir vu ce qu’un prêtre de la classe un est capable de faire !
Taisez-vous. Vous n’avez pas le droit… Ouvrez-moi, je vous l’ordonne.
Ordre reçu ! Malheureusement, ce n’est plus vous qui commandez.
L’autre essayait de reprendre ses esprits.
Je vous somme de m’ouvrir. Vous allez au-devant de graves ennuis si vous ne m’écoutez pas.
C’est sans doute ce que vous avez dit à ceux que vous avez massacrés ?
Le grand-prêtre pâlit.
Non, vous ne pouvez pas comprendre. Il fallait que je le fasse, aux yeux des Anciens. C’est la seule manière d’arrêter le processus de destruction que vous avez amorcé.
Voilà qui est intéressant ! Les Anciens, vous êtes venu les voir ici sans doute ? Pour voir s’ils existaient encore. Ça fait si longtemps !



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Les dernières paroles de Jed eurent le don de le mettre en fureur. Il se mit à arpenter la pièce, rouge de colère, en gesticulant comme un diable. Son calme antérieur avait brusquement disparu.

- Vous n’avez rien compris, hurla-t-il, mais de quoi vous mêlez-vous ? Pourquoi faut-il que des ignares se mettent en travers de notre route ?
Jed se mit à crier à son tour.
Ce sont vous les ignorants ! Les Anciens vous méprisent, et vous ne connaissez plus rien d’eux. Votre règne est terminé, et ce ne sont pas vos sursauts de moribond qui y changeront quelque chose.
Ridicule ! Vous êtes ridicule ! Vous ne savez rien, et vous vous permettez de juger. Mais vous aussi vous n’êtes qu’un pion sur l’échiquier, qu’un ridicule petit pion. Vous êtes manipulé, et vous ne vous en rendez pas compte. Pas la moindre parcelle d’intelligence, et vous voulez donner des leçons !

Il éclata d’un rire diabolique qui résonna bizarrement aux oreilles de Jed. Maintenant, Jed prit peur de la folie de cet homme.

Taisez-vous, dit-il. Taisez-vous ou sinon…
Sinon quoi ? Vous allez me tuer ? Mais ça ne changera rien. Vous finirez par vous apercevoir de vos bévues. Moi, je sais.

Et il pointa un doigt rageur mais déterminé vers le terminal qu’il avait utilisé. Il répéta en criant :
Moi, je sais !
Et il repartit de son rire infernal. Il continua à arpenter la salle, toujours en riant, et son rire résonnait dans le micro, comme si l’enfer se déchaînait tout à coup à travers lui.
Jed ne put plus le supporter, il coupa net le son et l’image. Le silence lui parut bizarre après cette intrusion tonitruante. Il ressentait comme un malaise. Le grand-prêtre l’avait troublé. Qu’avait voulu-t-il dire dans son délire ? Et surtout, que lui avaient révélé les archives qu’il venait de consulter ? Il chassa ces pensées d’un trait. Il ne voulait plus y réfléchir, il en avait assez de toutes ces épreuves. Il avait hâte d’en finir. Que faire du prêtre ? Le laisser mourir à petit feu dans cette prison improvisée ? Aller le chercher et l’exécuter ? Cette tâche d’exécuteur des hautes œuvres ne lui plaisait pas outre-mesure. Qui plus est, il n’avait pas envie d’y penser. La gêne qui


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s’était emparé de lui n’arrivait pas à se dissiper.
Un déclic attira son attention. L’image sur les écrans multiples venait de changer sans qu’il ait touché une seule commande. Ils affichaient tous une image unique, celle des serres. Interloqué, Jed trouva ça extrêmement bizarre. Puis une certitude se fit en lui : il s’agissait d’un appel. Cette certitude lui était venue soudainement, sans aucune réflexion préalable. Le phénomène était étrange, mais il n’arrivait pas à se défaire de cette idée. Une pulsion incontrôlée le poussait à aller là- bas. Il se leva d’un bond et se décida à y aller. Il repéra rapidement son chemin et se dirigea immédiatement vers les serres, comme si une force occulte le poussait. Il marcha sans même jeter un regard à travers les parois translucides sur le désert édénien, balayé par les vents de sable, dans un décor grandiose.

Dès que la porte des serres se referma sur lui, il se mit à suer à grosses gouttes. L’atmosphère était étouffante et lourde. Il eut du mal

adapter sa respiration. Il resta quelques instants sans bouger, suffoqué. Après quelques minutes, ça allait déjà mieux, son organisme s’adaptait très vite. Il se mit à déambuler dans les allées de cette plantation gigantesque. La curiosité le prit, et il examina les plantes qui s’étaient intégrées dans son quotidien sans qu’il se pose de questions sur leur origine. Il reconnut le gazon empoisonné qui s’étendait sur un immense tapis vert, fascinant et mortel. Par dérision, il se pencha et fit mine de le caresser, mais sa main resta prudemment à quelques centimètres de distance. Un peu plus loin, il reconnut l’herbe qu’il fumait de temps en temps, comme tous les classes quatre. C’étaient en fait de petites plantes aux feuilles et aux tiges très fines. Leur culture s’étendait sur une surface démesurée, à perte de vue. Jed n’en croyait pas ses yeux. Il marcha quelque temps, droit dans cette direction, sans en voir la fin, avant de décider d’obliquer. Il remarqua ce qu’il identifia comme les plantes d’aloème, sorte de grands arbustes dont les feuilles avaient des pouvoirs raffinés, réservés aux classes supérieures. En les approchant, Jed s’imprégnait de leur odeur forte et entêtante, il se sentit vaciller, légèrement cotonneux. La serre lui sembla soudain irréelle, comme s’il la regardait dans une holovision. Il décida de rebrousser chemin, mais l’impression ne se dissipa pas. L’air lui


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sembla encore plus étouffant. Il essaya de se presser, pour échapper à il ne savait quelle emprise. Il croisa, à un carrefour, une plantation de plantes orgasmiques, champ aux reflets moirés de velours, lascif et attirant. Il stoppa net. Son cœur se serra, et irrémédiablement, il se mit à penser à Jiliane.

- J’attendais que tu penses à moi.
Jed se retourna d’un bond. Il reconnut aussitôt la silhouette familière de Jiliane. Comment était-ce possible ? Il voulut s’approcher.
Non, n’avance pas ! Il s’arrêta, désarçonné.
Je ne suis pas Jiliane, tu vois. Ce que tu aperçois n’est qu’une représentation de moi. C’est pour mieux te parler. Mais je n’existe plus comme tu m’as connue avant.
Jiliane, toi ici. Pourquoi ?
Si tu me vois ainsi aujourd’hui, c’est parce que mon intégration à l’entité des Anciens n’est pas entièrement achevée. Bientôt, toute dissociation en sera impossible. Je suis venue te parler, je savais que tu viendrais et je t’ai amené ici.

Que veux-tu me dire ?
Te dire ? Plutôt te faire comprendre.
Me faire comprendre quoi ?
Jed, les choses ne sont pas comme tu crois, du moins pas tout à

fait.
Jed fut estomaqué.
Qu’est-ce que tu entends par là ? Nous serions-nous trompés ?

Pas vraiment. La cause pour laquelle nous avons combattu est juste et surtout nécessaire. Il nous fallait le faire mais…

Elle s’interrompit un instant.
Les Anciens ne nous ont pas tout dit.
Quoi !… Ils nous auraient menti ?
Mentir n’est pas le mot exact, ni même cacher la vérité. Tu sais, c’est difficile d’exprimer ce que je sais avec des mots. Pour moi maintenant, tout est tellement différent. Je voudrais t’expliquer en trahissant au minimum l’essence même des Anciens.

Je t’écoute.


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Bien avant la génération des Anciens, et bien avant encore des générations, les hommes croyaient que leur destinée était réglée par des dieux, qui jouaient entre eux comme une immense partie d’échecs dont l’échiquier était l’humanité elle-même. Il y avait des règles, et un respect absolu de l’être humain. Mais à part ça, le jeu – si jeu il y avait - était libre. Les dieux s’affrontaient à travers les humains, et c’est ce qui en créait la destinée.

Tu veux dire que les Anciens…
Les Anciens ne sont pas neutres, comme ils l’ont dit. Mais ils ne sont pas non plus les maîtres du jeu. Ils ne dirigent pas vraiment. C’est effectivement une sorte de jeu auquel ils s’adonnent, comme ces dieux jadis. Dans une osmose complète, chacun a ses pions, ses stratégies, à travers des règles implicites que tout le monde connaît, mais que personne n’exprime. Le tout qu’ils forment, et que je rejoins peu à peu, empêche tout hiatus et toute tricherie.

Un jeu ! Nous ne serions que les pions d’un jeu immense que joueraient les Anciens !
Ce n’est pas comme ça qu’il faut le dire. Imagine un joueur qui jouerait contre lui-même, mais avec deux stratégies qui s’ignoreraient mutuellement. C’est cette force qui nous fait avancer, et que j’ai peut-être comparée à tort à un jeu.
Pourquoi les Anciens ne nous ont-ils pas dit ça ?
Ils ne peuvent pas. C’est comme si ça faisait partie des règles.

Mais toi, tu m’en parles maintenant.
Je ne fais pas encore tout à fait partie du Tout.
Jed se prit la tête entre les mains. Il n’avait donc rien compris. Il s’était fait tromper sur toute la ligne. Il n’était qu’un simple pion dans un dispositif conçu depuis toujours par les Anciens !

Le grand-prêtre avait donc raison. Il avait raison !
Ne te laisse pas emporter, Jed. La colère est inutile. Il fallait que tu saches.
Mais pourquoi ?
C’est moi qui l’ai voulu. Les Anciens m’ont laissé faire.
Jed secoua la tête, comme pour sortir d’un mauvais rêve.
Nous sommes tous manipulés. Moi, Antodieff, tous… Nos belles théories sur la révolte, le réveil des Anciens, tout ça, c’est factice !


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Arrête, tu ne comprends pas.
Si, je comprends. Je comprends même trop bien. Elle est là, la décadence. Tout s’éclaire maintenant. Si les pistes se brouillent, ce n’est pas de notre fait. C’est parce que les Anciens sont fatigués, voilà tout.
C’est faux. Il n’y a pas de prédestination. Même malgré ce que j’ai dit, tout le monde garde son libre-arbitre.
Oui, mais sous l’œil bienveillant des Anciens. Et si ça ne leur convient pas, ils donnent un petit coup de pouce !
Jiliane, ou du moins son image, ne répondit pas.
Et moi, là-dedans, qu’est-ce que je viens faire ?
Tu as suivi ton chemin suivant ton destin, rien de plus.
Et les Anciens ? Ai-je répondu à leurs attentes ?
Il faut que je te dise, Jed – et c’est pour ça qu’ils m’ont permis de m’adresser à toi. Tu as été – nous avons été – un moteur important dans le processus qui s’est développé dernièrement. Mais tu as commis quelques erreurs…
Des erreurs ?
Si on veut. Les Anciens considèrent les humains un peu comme leur création, plus que leurs descendants spirituels. Tout ce qui s’est passé dernièrement a été - comment dire ? – une rude épreuve pour eux. Ils ne tirent pas les ficelles, et les massacres qui ont eu lieu les a, en quelque sorte, profondément chagrinés, ils savent que tu en es la cause.
Mais c’était le seul moyen !
Ils le savent. Mais comme je te l’ai dit, il y a des règles, une Loi Universelle.
Que j’ai enfreint ?
Tu as, d’après eux, employé les moyens nécessaires. Mais, contradictoirement, ils ne sont pas acceptables.
Que va-t-il se passer alors ?
Je ne sais pas Jed. Tout ce que je sais, c’est qu’ils m’ont permis de te dire tout ça avant mon intégration.
Si je comprends bien, je me suis trompé dans mes croyances : l’injustice du monde, la prophétie des Anciens, leur réveil… ?

Il ne faut pas dire ça. Pour nous, ça n’a pas de sens. Les choses


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ne sont pas telles que nous l’avons cru, tout simplement. Les Anciens ne sont pas acteurs, mais spectateurs de leur création.

Et que vais-je faire maintenant ?
Je ne sais pas, Jed. C’est à toi à continuer ton chemin.
Ne sois pas cynique, Jiliane. S’ils t’ont permis de me révéler tout ça, c’est qu’ils savent que je n’aurai pas la possibilité de retourner contrecarrer le culte que leur rendent les humains en attendant leur retour, qui n’est en fait qu’une prophétie fondatrice. La parousie est ce qui maintient l’humanité en cohésion, mais cette croyance ne vaut que parce que c’est une croyance.

Le retour des Anciens est une prophétie qu’ils ont faite, car ça fait partie de la Loi Universelle. La Loi Universelle est à l’origine de toutes les croyances. La croyance ne compte pas, elle est accessoire. Ce qui compte, c’est la Loi. Les prophéties ne sont là que pour rappeler son existence, elles sont multiples et s’adressent à des peuples très différents. La prophétie marque le début d’un chemin. Elle est opportuniste, et non universelle…

Sa phrase fut interrompue par le bruit d’une explosion, lointaine mais puissante.
Que se passe-t-il ? Demanda Jed
Attends un peu.
L’image de Jiliane parut se dissoudre dans l’air. Elle réapparut presqu’aussitôt.
C’est le grand-prêtre que tu avais enfermé dans la Salle de mémoire. Il avait des explosifs et s’en est servi pour faire sauter la porte et s’enfuir. Il se dirige vers le temple des Anciens.

Jed serra les poings.
Maintenant, je sais ce que j’ai à faire.
L’image de Jiliane se mit à briller fortement. Elle lui adressa un petit signe de la main, avec un sourire ineffable.
- Adieu Jed !
Elle disparut, et Jed se retrouva définitivement seul.








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Chapitre 19




Jed était assommé par ce qu’il venait d’entendre. La suffocation due aux serres le reprit, comme s’il en avait été protégé quelques instants. Tout était brouillé dans son esprit. Mais une idée s’imposa à lui de manière évidente : retrouver le prêtre. Il se rua en dehors des serres. L’air frais conditionné lui fit du bien. Il remplit ses poumons, ce qui le revigora. Il avait en tête le plan de cette partie de la cité, il savait où se diriger. Avec une précipitation quelque peu douteuse, il se hâta vers la demeure des Anciens. Il ne voulait plus y penser. Son rôle dans ce processus ne lui importait plus. Avait-il été maître de son destin ou avait-il été un simple pion ? Cela ne l’intéressait plus. Toute son énergie se cristallisait sur sa dernière épreuve, retrouver le grand-prêtre et lui faire payer pour tout : les massacres, les Anciens, Jiliane…

Une douleur aigüe l’atteignit au flanc gauche. Dans sa rage, il avait oublié de s’assurer une sécurité minimum. Cet oubli faillit lui coûter la vie. Mais ses réflexes n’étaient pas usés pour autant. À peine le tir de thermo-laser l’avait-il atteint qu’il effectua un roulé-boulé rapide pour se mettre à l’abri, ce qui lui valut d’éviter les autres tirs qui le visaient. Dans le même mouvement, il sortit son arme qui ne l’avait jamais quitté et se mit à tirer au jugé. La seule efficacité fut de confiner son adversaire dans un recoin. Décidément, l’affrontement commençait rapidement. On était relativement loin de la demeure des Anciens. Jed comprit que le grand-prêtre recherchait la même chose que lui. Comme si toute la haine, tout le ressentiment de chacun d’eux s’incarnait dans ce duel qui, de toute façon, serait final. Une sortie en panache pour célébrer on ne savait quel fiasco de

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l’un ou l’autre.
Des tirs rageurs s’écrasèrent sans discontinuer contre l’angle du mur qui dissimulait Jed. Le prêtre déployait une sorte de folie destructrice complètement inutile. C’était un point à l’avantage de Jed, qui conservait encore son sang-froid. Il ne répliqua pas et essaya d’évaluer la situation. Avancer dans le couloir était impossible, l’autre était posté à l’angle voisin et le tirerait comme un lapin. Il y avait possibilité de se replier et d’engager, dans l’immense toile d’araignée des corridors, une chasse où chacun essaierait de prendre l’autre à revers. Le jeu était dangereux, mais équitable. Jed sourit malgré lui. Penser à tout ça comme à un jeu ! Pourtant, il semblait bien que c’était le seul aspect qui restait, le jeu de la mort, conclusion définitive de tout acte. Cédant à son tour à la rage, il lança une salve de tirs continus qui n’eurent aucun effet, sinon de le calmer un peu. La situation allait-elle s’éterniser ainsi ?

Il entendit des bruits de course. Son adversaire s’enfuyait, le jeu du chat et de la souris débutait. Jed s’élança de toutes ses forces. Il aperçut la silhouette du prêtre. Impossible de tirer dans sa course. Il continua à courir à perdre haleine, essayant de ne pas se faire semer dans le dédale des couloirs. L’autre semblait savoir où aller. Jed ne comprenait pas très bien, il ne voyait que cet alignement de corridors qui passait à toute vitesse devant lui, tandis, qu’au-dehors, à travers les parois translucides, le paysage édénien défilait, grandiose et grotesque à la fois, tourmenté par les vents incessants qui faisaient virevolter les sables en spirales infinies. Jed fatiguait, son corps se ressentait de ses blessures. Les douleurs lancinantes n’arrêtaient pas. Sa haine était plus forte que sa douleur, mais il devait redoubler ses efforts. À une intersection, il vit le prêtre arrêté qui le visait, juste avant qu’il ne tire. Cette fraction de seconde le sauva. Les tirs se croisèrent, inutiles. Mais quel jeu jouait-il ?

Jed ne tarda pas à le savoir. Il eut à peine le temps de voir le prêtre disparaître dans une porte-sas qu’une bombe éclata dans le couloir. Jed fut secoué, le souffle le renversa, mais l’explosion avait eu lieu trop loin de lui pour l’atteindre. Il comprit alors. La grenade avait déchiré la paroi translucide, une brèche béante s’ouvrait directement sur Éden. Aussitôt, l’atmosphère commença à s’échapper, la chaleur


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édénienne à rentrer. Les dispositifs de sécurité se mirent aussitôt en route. Jed vit deux panneaux commencer à coulisser devant et derrière lui, pour isoler la partie détériorée. Dans quelques secondes, Jed serait pris dans la nasse du compartiment étanche, et périrait dans l’atmosphère surchauffée d’Éden. En une fraction de seconde, tandis que la brèche s’agrandissait sous les assauts furieux du vent édénien, et que le sable commençait à tourbillonner à l’intérieur du corridor, Jed avisa d’un coup d’œil le système de commande du panneau coulissant. Il lui envoya un tir fatal. Le panneau s’arrêta net, tandis qu’un autre commença immédiatement à se refermer cinquante mètres plus loin. Suffocant à cause du vent de sable brûlant qui s’engouffrait, il essaya de se diriger vers la porte où avait disparu le prêtre. C’était un sas qu’il n’eut pas de mal à ouvrir. Cette portion de couloir était maintenant définitivement isolée. Il n’y avait plus que cette sortie possible.

La porte ouvrait sur une sorte de garage où étaient stationnées de petites voitures à chenille destinées à l’exploration directe sur Éden. Pour Jed, c’était encore un piège. Le prêtre était monté dans un véhicule et avait actionné le mécanisme d’ouverture du sas extérieur. Jed n’avait pas le choix et se décida sans hésiter. Il grimpa à son tour dans un véhicule et referma le cockpit étanche. Il brancha la mise en condition de la cabine. L’air arriva, conditionné et filtré. Il l’avait échappé belle. Il était pour l’instant à l’abri. Mais la poursuite allait se faire maintenant sur le sol édénien même.

Déjà, le grand-prêtre avait compris ça, et il s’enfuyait vers l’extérieur. Jed se mit en marche à sa suite. L’image d’Éden lui sauta au visage. Paysage écartelé, aux jaunes et rouges flamboyants. Des vents incessants, d’une force peu commune, faisaient rage, comme s’ils voulaient matérialiser la hargne et l’impuissance à la fois des deux hommes qui s’affrontaient. À travers les nuages de sable, Jed avait du mal à distinguer le véhicule de son adversaire qui s’éloignait de plus en plus.
La progression n’était pas facile, bien que les véhicules fussent étudiés spécialement pour ça. Les chenilles multiprises avaient du mal à accrocher sur les sables plus ou moins mouvants, et le seul moyen de prendre un peu de vitesse était de donner des petits coups à


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droite et à gauche, ce qui donnait l’impression ridicule d’une marche désordonnée en zigzag. Il était de plus en plus difficile de s’orienter, car la visibilité était réduite du fait de la tempête.
Jed essaya de ne pas perdre de vue son adversaire. Mais il ne voyait pas comment il pourrait le rattraper, les finesses de conduite étaient très réduites dans ce cas, et l’optimum était vite trouvé sans qu’on puisse l’améliorer sensiblement.
Une poursuite ridicule » pensa-t-il « même pas moyen de tirer, il n’y a pas d’arme dans le véhicule. Tout ça en ferait rire plus d’un ! »
Il laissa échapper un éclat de rire nerveux. Maintenant, ils escaladaient une dune. Au sommet, les vents redoublaient. La cité édénienne apparaissait encore, comme une masse sombre, indistincte. Soudain, il sembla à Jed que son véhicule accrochait mieux au sol et prenait de la vitesse. De la roche ! Ils étaient sur de la roche ! La dune s’était créée en contrefort de ce rocher, et la pierre affleurait au sommet. Jed eut l’impression de mieux maîtriser la situation, mais il s’aperçut que l’autre avait disparu de son champ de vision. Il avança tout droit. Le paysage avait changé. Des amas de roche étaient éparpillés çà et là, découpés comme de la dentelle par les vents de sable. Ils atteignaient des hauteurs impressionnantes. Le prêtre avait dû se dissimuler derrière l’un d’eux.

Jed avança prudemment, scrutant chaque recoin. Son ennemi avait disparu. Tout à coup, il ressentit un choc violent à l’arrière. L’autre l’avait pris à revers ! Les véhicules étaient très solides, et le choc n’endommagea pratiquement pas celui de Jed. Mais après la collision, Jed se sentit poussé par l’autre véhicule, il dérapa et perdit le contrôle de sa direction. Le prêtre le traînait comme un vulgaire tas de ferraille dans la direction qu’il voulait.

Jed jeta un coup d’œil en avant et son sang se glaça dans ses veines. Á quelques dizaines de mètres, un immense précipice s’ouvrait devant lui, gigantesque bouche béante qui s’apprêtait à l’engloutir. Et l’autre le poussait vers le ravin. Il réagit immédiatement. Il poussa le moteur à fond en obliquant vers la gauche. Les chenilles dérapèrent, son véhicule fit une embardée et se mit en travers. Mais avant qu’il ait pu bouger, l’autre le percuta de nouveau sur le flanc, en continuant à le pousser. Jed put voir à travers


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l’habitacle le visage congestionné du prêtre, marqué par une expression de haine farouche. Il semblait hurler en poussant Jed vers sa mort.
quelques mètres du précipice, Jed parvint à se dégager. Il entendit un craquement sinistre en effectuant un tête-à-queue qui lui fit tourner le dos au ravin. Un essieu avait dû s’arracher dans la manœuvre, mais la chenillette roulait encore. Un curieux ballet en rond s’effectua aux abords du gouffre, chaque véhicule essayant d’accrocher l’autre pour l’y précipiter. Tout à coup, la chenillette de Jed refusa de répondre à ses commandes, et se mit à effectuer des tours sur elle-même. Une chenille venait de lâcher. Jed n’avait plus le contrôle.

Voyant cela, le prêtre s’approcha de très près et se mettant côte à côte avec lui, l’accrocha latéralement par sa chenille. Il y eut un bruit horrible de métal déchiré, de fers qui s’entrecroisaient. Les deux véhicules s’arrêtèrent net. Pendant une seconde, il ne se passa plus rien. Jed regarda le prêtre, juste à côté de lui dans l’habitacle translucide. Ce dernier souriait d’un rictus diabolique, ses yeux brillaient. Il n’avait visiblement plus sa raison. Puis soudain, il éclata de rire. Un rire que Jed n’entendait pas, mais qu’il devinait, et qui semblait résonner dans sa tête.

Puis, avec une froide détermination, le prêtre poussa son moteur. Les deux véhicules, collés l’un à l’autre, dérapèrent lentement vers le précipice.
« Il est fou ! Il va nous tuer tous les deux, c’est ça qu’il veut ! » Jed tenta désespérément de contrôler la manœuvre, mais il était

accroché à son ennemi, et il ne pouvait s’en dépêtrer. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres du gouffre.
Avec l’énergie du désespoir, Jed donna de violents coups de direction, à droite, à gauche, tandis qu’ils glissaient doucement vers la mort. Il actionna la marche arrière et crut entendre le moteur rugir

se rompre. À la dernière seconde, son véhicule se détacha et stoppa net. Jed eut juste le temps de voir le prêtre rire à gorge déployée avec une expression démente sur le visage, avant qu’il ne sombre dans le précipice.
Jed s’affaissa sur le siège de son véhicule. Il tremblait de tous ses


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membres. Des larmes arrivèrent convulsivement, sans lui apporter le réconfort voulu. Comme désespéré, il se mit à maudire les Anciens, les êtres humains et tout l’univers. L’inanité de tout ce qu’il avait fait semblait lui éclater au visage. Il n’était rien qu’un rouage sans importance dans un mécanisme complexe et global qui lui échappait. Comment avait-il pu croire modifier le sens de l’histoire ? Il s’étouffa de rage et de chagrin. Après avoir frôlé la mort dans une lutte sans merci, il se retrouvait les mains vides, face à un destin qu’il savait désormais ne plus contrôler.

Il essaya de redémarrer son véhicule, mais celui-ci refusa d’avancer. Les chenilles avaient éclaté. Tout allait-il s’arrêter ici ? La cité n’était pas loin, mais il était impossible de sortir de l’habitacle sans se faire brûler et étouffer par le climat édénien. Il repensa aux dernières paroles de Jiliane.
Les Anciens savaient. Ils savaient que j’aller leur demander de réaliser leur prophétie et de revenir mettre de l’ordre dans leur création. Ils savaient aussi que cette demande ne pouvait être acceptée. Que la prophétie allait au-delà, qu’elle n’était pas encore à la portée des humains, et qu’elle ne pouvait pas s’accomplir dans la vision que ces derniers en avaient. Elle se situait dans une autre logique, celle de la Loi Universelle, qui dépasse l’entendement humain. La parousie est une réalisation autre que le simple réveil des Anciens ! »

Jed se sentait maintenant rasséréné. Son combat n’avait pas été vain, seulement décalé. Il comprenait maintenant qu’il était devenu inutile, qu’on n’avait plus besoin de lui. Là-bas, sur la planète mère, le changement était en route et la prophétie serait réinterprétée bientôt, un nouveau culte apparaîtrait pour permettre aux humains de réfléchir et de conduire leur destinée. Il faisait désormais partie de l’ancien monde, celui des prophètes oubliés, des épopées héroïques du passé. L’amertume l’envahit. Il lutta contre la torpeur qui s’emparait peu à peu de lui.

Messieurs les Anciens, je n’ai pas dit mon dernier mot ! »
Il regarda autour de lui dans l’habitacle. Il repéra une combinaison de survie.
« Tout n’est pas encore fini ! »


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Malgré l’exiguïté du lieu, il enfila prestement la combinaison. Elle était munie d’un filtre d’atmosphère, d’un revêtement anti-rayonnement, et d’un système de réfrigération. Son autonomie était inconnue de Jed.
Il souleva le cockpit et sortit du véhicule. Le vent faillit le renverser, et malgré l’air frais interne, une bouffée de chaleur l’envahit. Il commença à marcher, et comprit que la tâche ne serait pas aisée. Les vents tourbillonnaient sans cesse, et il était presque renversé à chaque pas. S’aidant des abris occasionnels formés par les rochers, il parvint jusqu’à la limite de la dune.

Éden était maintenant à ses pieds, en proie à une perpétuelle tempête. La cité lui paraissait étrangement loin et il comprit pourquoi dès qu’il se mit à avancer. Les sables étaient meubles et il s’enfonçait jusqu’aux cuisses, parfois jusqu’à la taille dès qu’il marchait dedans. Il essaya de les contourner en marchant le plus possible sur la roche, mais il se rendit bien compte qu’il lui faudrait traverser toute cette immensité de sable pour atteindre la cité.

C’était de l’ordre de l’impossible. Il se mit à hurler à l’intérieur de son casque. Tout ça pour en arriver là, bloqué par la mer de sable édénienne ! C’était ridicule !
Il sauta, plus qu’il n’avança, dans le sable. Au premier pas, il se retrouva enfoncé jusqu’à la taille. Il s’extirpa péniblement et essaya de rouler sur lui-même. Mais il n’y avait rien à faire, le sable semblait vouloir l’engloutir définitivement. Il comprit qu’il n’y arriverait pas, et que tout s’achevait maintenant ici.
Des larmes se remirent à couler sur son visage. Des larmes de dégoût. Il pleurait sur la folie, sa folie. Celle qui l’avait poussé à croire qu’il pouvait comprendre le destin des choses, qu’il pouvait le maîtriser. Il se sentait trompé dans ses croyances et sa pensée. Mais cela n’avait plus d’importance. Il n’y avait plus qu’un jeu, rien qu’un jeu. Peut-être même les Anciens en étaient-ils les proies, mais ça, personne ne pourrait le savoir, même eux. Oui, les Anciens s’éveilleront un jour, mais ceux qui assisteront à leur réveil auront sans doute d’énormes surprises ! Et ce ne sera pas le réveil auquel il avait pensé !

Il pensa que ni Antodieff, ni Garel ou un quelconque Uni, ni


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personne, ne pourront avoir une compréhension pertinente de la prophétie des Anciens…
Ce fut sa dernière pensée cohérente avant que le sable ne le recouvre complètement.






FIN



source : Atramenta.net






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